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Article de revue

Le noyau dur de la théorie sociale de Marx : du fétichisme et de ses conséquences

Pages 209 à 229

Notes

  • [1]
    Au sujet du développement des théories utilitaristes cf., bien sûr, Laval [2007].
  • [2]
    Signalons également la publication d’un autre texte classique : Roubine [2009].
  • [3]
    Au sujet de la notion de travail chez Marx, cf. Spurk 2003.
  • [4]
    Cf. par exemple, Althusser 1973.
  • [5]
    Cf. également Spurk [2003].
  • [6]
    Cf. surtout le § 73.
  • [7]
    Notons qu’en allemand aliéner signifie entäussern et entfremden.
  • [8]
    MEW 1, p. 93-123.
  • [9]
    MEW 1, p. 347-377.
  • [10]
    « Die Individuen sind immer von sich ausgegangen, gehen immer von sich aus. Ihre Verhältnisse sind Verhältnisse ihres wirklichen Lebensprozesses. Woher kommt es, dass ihre Verhältnisse sich gegen sie verselbstandigen ? dass die Mächte ihres eigenen Lebens übermächtig gegen sie werden ?” (MEW 3, p. 540).
  • [11]
    Nous nous référons aux notices de Marx de 1845 (MEW 3, p. 5-7) et non pas à la version retravaillée par Engels (1888, MEW 3, p. 533-535).
  • [12]
    Cf. également 5e thèse, MEW 3, p. 6.
  • [13]
    Il reprend presque mot à mot une position hégélienne. Hegel critique ainsi les « philosophies réflexives de la subjectivité » (Hegel).
  • [14]
    Cf. à ce sujet Vincent [1987] et Spurk [2003].
  • [15]
    Cf. lettre à A. Ruge du 20/3/1842.
  • [16]
    MEW 1, p. 378-391.
  • [17]
    « Die Gleichheit der menschlichen Arbeiten erhält die sachliche Form der gleichen Wertgegenständlichkeit der Arbeitsprodukte… » (MEW 23, p. 86).
  • [18]
    « Nachdenken über die Formen des menschlichen Lebens… beginnt post festum und daher mit den fertigen Resultaten des Entwicklungsprozesses » (MEW 23, p. 89).
  • [19]
    « Es sind gesellschaftliche gütige, also objektive Gedankenformen für die Produktionsverhältnisse dieser historisch bestimmten gesellschaftlichen Produktionsweise, der Warenproduktion » (MEW 23, p. 90).
  • [20]
    «… sich zu ihren Produkten als Waren, als Werten, zu verhalten und in dieser sachlichen Form ihre Privatarbeit auf einander beziehen als gleiche menschliche Arbeit » (MEW 23, p. 93).
  • [21]
    Cf. MEW 23, p. 649 et MEW Ergb.1, p. 373, 517-518, 548.
  • [22]
    L’École de Francfort a particulièrement bien développé cette argumentation ; cf. également Spurk [2003], p. 33-98.
  • [23]
    « Das Denken in Warenform hat diese alt übernommene Ohnmacht besonders gesteigert ; denn das kapitalistische Zur-Ware-Werden aller Menschen und Dinge gibt ihnen nicht nur Entfremdung, sondern es erhellt : die Denkform Ware ist selber die gesteigerte Denkform Gewordenheit, Faktum » (Bloch 1976, p. 329).
  • [24]
    Cf. MEW 23, p. 88.
  • [25]
    Cf. surtout « sens unique « et « Paris, capitale du xixe siècle ».
  • [26]
    Cf. Spurk [2003], p. 38-55.

1J’aimerais reprendre dans cet article le fil d’une argumentation qui traverse l’œuvre de Marx, une argumentation centrale pour la théorie de Marx et sa compréhension tout comme pour la compréhension de la société d’aujourd’hui : le fétichisme de la marchandise et ses conséquences. Cette argumentation débute avec les critiques marxiennes de Hegel et de Feuerbach dans les années 1840. En passant par ses travaux sur l’aliénation, elle mène jusqu’au Capital. J’évoquerai également les Grundrisse où sont élaborées les notions de l’échange marchand, de la forme marchande et du fétichisme de la marchandise. Ces notions ont trouvé une prolongation dans les notions de caractère social et d’industrie culturelle, fécondes pour l’analyse de notre société actuelle.

2Il s’agit, en outre, de montrer la complémentarité de cette argumentation et de la théorie du don, du donner-recevoir-rendre. Leur complémentarité consiste d’abord en leur ambition de comprendre la société et en leur contribution à la compréhension de la société fondée sur l’échange ; elles sont des quêtes de sens de la société. Ensuite, elles partagent leur fondation anti-utilitariste, bien que l’anti-utilitarisme soit argumenté très différemment dans les deux cas.

3C’est l’autre anti-utilitarisme, celui de Marx, qui est au centre de cet article. Chez Marx, la critique de l’utilitarisme intrinsèque au capitalisme couvre un champ extrêmement large qui va de la réalité objectivée, aux visions du monde et aux raisons d’agir des sujets ainsi qu’aux théories et à la culture. Bref, son anti-utilitarisme est une critique globale de la fantasmagorie du capitalisme : sa croyance en lui-même et les objectivations de cette croyance.

4Pour rester le plus fidèle possible aux arguments développés par Marx et les autres auteurs dont il sera question dans cet article, j’ai choisi de les reconstruire « dans le texte » et je plaide l’indulgence des lecteurs pour l’écriture nécessairement lourde, car elle s’appuie souvent sur des citations que j’ai traduites de l’allemand.

L’autre anti-utilitarisme ?

5L’analyse marxienne veut comprendre la spécificité du capitalisme en tant que lien social pour expliquer sa reconstitution grâce à l’agir des individus, grâce à leur intégration dans la création du capitalisme dû à la généralisation de la logique marchande et de la forme de l’échange marchand. Cette intégration englobe les agir tout comme les formes de pensée.

6C’est ceci qui donne à l’utilitarisme, aussi bien sur le plan théorique [1] que dans les visions du monde, sa force sociale car il est une « idée qui a pris possession des masses », pour paraphraser une formule chère à Marx. Les objectivations et l’idéologie dominante, mais aussi la structure de la subjectivité des sujets correspondent désormais aux exigences du capitalisme. Elles sont utiles pour la constitution de ce lien social tout comme pour la vie des sujets au sein de cette société. L’utilitarisme caractérise également l’apparence de la société, sa forme spécifique du « donner-recevoir-rendre », qui forge le vécu et les mondes vécus des sujets tout comme la fantasmagorie du capitalisme.

7Dans cette société spécifique, l’universalité de la forme du don gagne sa qualité sociale spécifique tout en ressemblant au don dans d’autres sociétés et dans d’autres époques. Ainsi, il semble relever de la nature humaine ou d’une donnée anthropologique. En effet, dans la conscience des sujets tout comme dans l’idéologie dominante, le « donner- recevoir-rendre » selon les critères de l’échange marchand apparaît comme naturel, éternel et inévitable, bref comme une seconde nature, pour reprendre cette notion de Lukacs et de l’École de Francfort.

Une tradition oubliée ?

8La notion de fétichisme est considérée dans quelques travaux classiques [Lukacs 1922/1978, Korsch 1967] comme noyau dur de la théorie marxienne ; dans d’autres (dans les travaux de l’École de Francfort, par exemple), la référence à cette notion est discrète mais structurante. On doit également rappeler les analyses de Sohn-Rethel [1973, 1992]. En France, ce sont surtout les travaux de J.M. Vincent [1987, 2001] et plus récemment les travaux d’Artous [2006] et Jappe [2003] ainsi que la publication en français du livre de Postone [2009] qui ont contribué à réactualiser le débat sur le fétichisme [2].

9Pourtant, le marxisme traditionnel a pris un autre chemin en choisissant comme point de départ une interprétation ontologique du travail chez Marx. Il a essayé de développer une critique du capitalisme « du point de vue du travail » [3]. La notion de fétichisme est dans ce courant considérée comme un reste hégélien dans la théorie de Marx, un reste métaphysique et nuisible. [4] Une autre interprétation, l’interprétation de Balibar [1977] par exemple, en fait une simple prolongation de la notion d’aliénation sur les rapports économiques, conjuguée avec une interprétation radicale de « l’essence » dans le sens de Feuerbach. Enfin, on a également réduit la notion de fétichisme à la critique de la fausse conscience des travailleurs qui attribue aux produits du travail des qualités qu’ils n’ont pas et qui rend les vrais rapports humains obscurs. Pourtant, les notions d’échange marchand et de fétichisme ouvrent une voie d’analyse de la société que ces marxismes ontologiques et économicistes évitent. Elles permettent la compréhension de l’échange comme forme concrète de la réciprocité, fondatrice des rapports sociaux. Or, l’argumentation de Marx est largement ensevelie sous les décombres des diverses interprétations et vulgates de sa théorie. C’est pour cette raison que j’ébaucherai la généalogie de ces notions qui fait apparaître le sens que Marx leur attribua.

De l’aliénation au fétichisme

10Les discussions sur la notion d’aliénation sont devenues très rares depuis les années 1970. Considérée comme une occupation favorite du freudo-marxisme, cette notion joue aujourd’hui un rôle très modeste dans les sciences sociales. Certes, Honneth [2005], par exemple, l’a rethématisée ; néanmoins elle semble être une notion dépassée et désormais bien rangée dans les manuels de philosophie ou dans les archives des débats d’une autre époque que la nôtre.

Aliénation

11La notion d’aliénation est bien plus qu’un héritage mal assumé de Hegel par le « jeune Marx » révolté et humaniste [5]. Elle ouvre son analyse du capital comme rapport social. La racine latine du mot aliénation, alienatio, ainsi que le mot allemand, Entfremdung, donnent des premières indications pour comprendre la notion marxienne. Si alienatio peut être traduit par « le devenu étranger », le mot Entfremdung indique le processus du devenir et le fait d’être étranger par rapport à quelque chose ou quelqu’un.

12Bien sûr, d’autres auteurs avaient développé bien avant Marx des notions d’aliénation. Marx ne se réfère pas seulement à Hegel mais également à Feuerbach et à Adam Smith. Chez Smith, l’aliénation revêt un sens juridique et économique, lors de la vente ou du déplacement d’une propriété, des pratiques qu’il lie systématiquement à l’échange marchand. Feuerbach insiste sur la reproduction durable de la non-raison qui produit et reproduit l’aliénation.

13Hegel, quant à lui, constate non seulement dans la tradition des Lumières et surtout de Kant que les réflexions sur la raison divergent, en effet, de plus en plus. Il y a pourtant l’espoir que les médiations des pratiques deviennent de plus en plus intelligibles et raisonnables. Hegel va beaucoup plus loin dans le développement de cette notion. Il insiste, par exemple dans sa Philosophie du Droit[6], sur l’importance de (s’) aliéner dans le sens du entäussern, du « mettre à l’extérieur de soi », non seulement de sa propriété mais aussi de sa volonté [7]. L’aliénation gagne une existence objective par rapport à moi et, comme Hegel l’écrit «… à ce point ma volonté comme aliénée (entäussert) est du même coup une autre ». Ensuite, Hegel constate qu’il existe et persiste un clivage, une scission, une brisure ou une rupture (Spaltung) entre moi et l’autre que je ne suis plus ; ce clivage fait que je me perds dans l’autre. Je me sens dessaisi de moi-même. La « conscience malheureuse » (Hegel) est la conscience de cette situation clivée.

14Cette interprétation hégélienne de l’aliénation est la base la plus importante pour l’élaboration de la position de Marx. Ainsi, dans La question juive[8], par exemple, Marx caractérise l’homme comme étant étranger à lui-même. Il qualifie dans les Manuscrits de 1844[9] le travail comme action d’aliénation, comme Entäusserung. Dans une note sur Feuerbach de 1845, on lit que « les individus se sont toujours pris eux-mêmes comme point de départ, ils partent toujours d’eux-mêmes. Leurs rapports (Verhältnisse) sont des rapports de leur processus de vie réel. Pourquoi leurs rapports s’autonomisent-ils par rapport à eux ? Pourquoi les puissances de leur propre vie les dominent-elles ? » (MEW 3, p. 540) [10]. Certes, en 1845 sa notion de travail n’était encore que peu développée, mais pour notre sujet, ce qui est le plus important est le fait que Marx considère également la conscience de soi comme aliénée. C’est aux philosophes de prendre « la mesure du monde aliéné » (Marx).

15Ses Thèses sur Feuerbach[11] s’ouvrent avec une défense de la subjectivité et de « l’activité humaine sensuelle, la praxis » [1re thèse, MEW 3, p. 5] [12]. La vie sociale est essentiellement pratique, affirme-t-il. « Tous les mystères… trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette praxis » [8e thèse, MEW 3, p. 7]. Il n’y a pas d’essence de l’homme, dans le sens d’une qualité abstraite et éternelle, qui habite les individus, comme le prétend Feuerbach. Ce qu’on appelle l’essence de l’homme est « en réalité l’ensemble des rapports sociaux (gesellschaftliche Verhältnisse) » [6e thèse, MEW 3, p. 6]. On doit, par conséquent, situer la réalité historiquement car « l’essence ne peut être conçue… comme le général intérieur et muet, liant beaucoup d’individus naturellement » [6e thèse, MEW 3, p. 6]. Le mot « naturellement » signifie pour Marx « allant de soi ». Comme la soi-disant nature humaine, les phénomènes psychiques ou « l’âme religieuse » dont parle Feuerbach, par exemple, sont «… eux-mêmes un produit social et l’individu abstrait… appartient à une vie sociale concrète » [7e thèse, MEW 3, p. 7].
Comme s’il s’adressait à une grande partie des chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui, il critique le « matérialisme regardant » (Marx) de Feuerbach, qui ne peut pas dépasser «… l’opinion des différents individus et de la société bourgeoise (bürgerliche Gesellschaft) [9e thèse, MEW 3, p. 7] [13]. Il propose, en revanche, une analyse de la société du point de vue de «… la société humaine ou de l’humanité sociale » [10e thèse, MEW 3, p. 7] qui n’existe pas (encore), mais elle est possible et cet avenir possible est le cadre normatif de sa pensée. Enfin, dans une note sur Hegel et Feuerbach [MEW 3, p. 536)], il constate que le dépassement de l’aliénation n’est pas un acte purement intellectuel. Son dépassement demande également le dépassement de «… l’action sensuelle, de la praxis et de l’action réelle ». Pourtant, comment pourrait-on imaginer ce dépassement ? Malheureusement, cette note de Marx se termine par « doit encore être développé ». On peut donc retenir, entre autres, que Marx ne défend pas une conception anthropologique basée sur l’essence humaine. Au contraire, il conçoit les sujets comme des individus dans la société, dans laquelle ils sont inscrits et qui s’inscrit en eux. La notion d’aliénation reste cependant une ébauche bien que la problématique qui a poussé Marx à élaborer cette notion persiste.

Fétichisme

16Il est trop connu pour qu’il soit nécessaire de le développer ici que Marx ne se sert, après les années 1840, presque plus de la notion d’aliénation et que ses travaux oscillent désormais entre les analyses politiques, des prises de positions politiques et ses efforts pour développer une « critique de l’économie politique », comme l’indique le sous-titre programmatique de son opus magnum, Le Capital. On ne peut non plus ignorer que pendant cette entreprise, Marx est assez souvent tombé dans le piège de l’économisme [14]. C’est dans les Grundrisse et le premier volume du Capital [MEW 23] qu’il tente ou qu’il tente à nouveau une réponse à la question de savoir pourquoi les hommes agissent dans le sens de la production et de la reproduction du capital bien qu’ils dussent avoir l’intérêt inverse. C’est sa manière de critiquer l’utilitarisme. Les auteurs de l’économie politique n’ont jamais posé cette question, tout comme la plupart des travaux en sciences sociales aujourd’hui, par ailleurs. Ce fait est « pour leur conscience bourgeoise (bürgerlich) comme une nécessité naturelle allant de soi tout comme le travail productif » [MEW 23, p. 95-96]. C’est cette pseudo-nature, cette « seconde nature » qu’il veut comprendre et dévoiler.

17La notion de « fétichisme » joue un rôle central dans cette entreprise. Elle est le véritable centre de la théorie sociale marxienne, qui dépasse ses réflexions sur l’aliénation. Une brève esquisse généalogique le montre bien. En 1842, Marx mène des études sur la religion et il projette des livres sur ce sujet [15]. Le livre de Charles de Brosses Du Culte des Dieux Fétiches [1670/1989] fait partie de ses lectures. De Brosses développe que le fétichisme n’est pas une fausse magie. Cet auteur appelle « fétichisme » la généralisation des phénomènes de culte et de religions les plus divers. Il opère une véritable abstraction du fétiche au fétichisme. Le fétichisme existe toujours, partout et dans toutes les religions. En effet, ce livre est depuis longtemps un des textes de référence des sciences de la religion. Kant se réfère également explicitement à de Brosses, tout comme Feuerbach dans sa recherche de « la nature générale de la religion ». Dans les Lumières, la notion de fétichisme gagne un sens encore plus général que chez de Brosses. Grâce au détour par la critique de ce qui est étrange et lointain, on veut comprendre l’étrangeté dans la société, chez soi et en soi-même. Se confronter au fétichisme de l’étranger implique, par conséquent, la confrontation avec des phénomènes au sein de sa propre société où le mythe existe (encore). Cette société n’est pas complètement sécularisée.
Marx reprend comme beaucoup d’autres ce fil. Certes, il n’a jamais écrit les livres annoncés dans la lettre de 1842, mais on retrouve dans certains articles des années 1840, c’est-à-dire dans les années dans lesquelles il développe son idée de l’aliénation, des ébauches de ses arguments sur le fétichisme. Dans un article sur Les débats sur la loi contre le vol de bois [Debatten über das Holzdiebstahlgesetz, MEW 1], par exemple, il analyse dans ce sens un débat politique sur le vol de bois dans sa région natale, précisément dans les montagnes de l’Eifel. Il montre que les arguments pseudo-religieux de ce débat cachent le caractère politique et social de ces vols. Dans l’introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel[16] de 1843, il entame un véritable tournant dans son argumentation qui le mène à l’élaboration de sa notion de fétichisme constatant (un peu trop vite à mon avis) qu’« en Allemagne la critique de la religion est pour l’essentiel terminée et la critique de la religion est la condition à toutes formes de critiques » [MEW 1, p. 378]. C’est donc sur la base de la critique de la religion qu’il s’attaque à la critique du capital et de la société bourgeoise. La tâche de la philosophie serait désormais «… de dévoiler les auto-aliénations dans leurs formes non saintes. La critique du ciel se transforme, par conséquent, en la critique de la terre, la critique de la religion en la critique du droit, la critique de la théologie en la critique de la politique » [MEW 1, p. 379]. Pourtant, le fétichisme ne disparaît pas de la société. Bien au contraire, le fétichisme occupe une place centrale au sein du capitalisme et il prend une nouvelle signification.

Le fétichisme

18Marx développe explicitement dans le Capital [MEW 23, p. 86-87] l’idée que les rapports sociaux entre les hommes deviennent dans le capitalisme des rapports sociaux entre des choses. Les choses apparaissent aux sujets comme si elles disposaient de qualités subjectives. Ce phénomène est comparable à la religion et au fétichisme religieux : le produit des hommes, le produit qu’ils ont créé, leur apparaît comme indépendant d’eux ; ils l’adorent et le produit les maîtrise. Bref, ces choses sont des fétiches. Pourtant, ce nouveau fétichisme n’est pas une nouvelle variante de la religion, mais il est le centre de la fantasmagorie de la société capitaliste. « … ce n’est que le rapport spécifique des hommes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre les choses. C’est pour cette raison que nous devons fuir dans la région brumeuse du monde religieux pour trouver une analogie. Ici, les produits de la tête humaine semblent doués d’une vie propre, comme des figures autonomes qui entretiennent des rapports avec les hommes, mais aussi entre elles. De la même manière les produits de la main humaine existent dans le monde des marchandises. C’est cela que j’appelle le fétichisme qui colle aux produits du travail dès qu’ils sont produits comme marchandises ; ainsi, le fétichisme est inséparable de la production de la marchandise » [MEW 23, p. 86-87].

19Ce sont cette pseudo-nature, cette « seconde nature » ainsi que la fantasmagorie du capitalisme que Marx veut comprendre et dévoiler. La notion de fétichisme joue un rôle central dans cette entreprise. En effet, les produits devenus marchandises disposent d’un caractère mystique qui ne résulte pas de leur valeur d’usage mais de leur forme marchande. L’analyse du travail gagne ainsi pour Marx toute son importance. Non seulement les travailleurs mobilisent leur subjectivité en travaillant pour créer des produits et la valeur des marchandises, mais la force de travail, c’est-à-dire le potentiel subjectif de créer la valeur en travaillant, est une marchandise qui s’échange sur un marché. On l’appelle le marché du travail, mais il est le marché de la force de travail. Cet échange marchand nécessite que les différents travaux soient compatibles et dans ce sens égaux. Pourtant, matériellement parlant, les différentes forces de travail, tout comme les autres marchandises, sont foncièrement inégales. De toute évidence, la force de travail d’un maçon n’est pas la même que la force de travail d’un sociologue, par exemple, tout comme une casserole n’est pas un légume. De même, les travaux concrets ne sont pas égaux et sont, dans leurs formes concrètes, incomparables. Le travail concret du sociologue qui rédige ce texte, par exemple, n’est pas égal au travail de l’ouvrier qui a monté son ordinateur. C’est leur valeur d’usage qui les rend différents et en grande partie incompatibles. En revanche, le fait que toutes ces marchandises incarnent une valeur d’échange les rend compatibles. « L’égalité des travaux humains reçoit une forme matérielle (sachlich) qui est de la même matérialité que la valeur des produits de travail » [MEW 23, p. 86] [17] devenus des marchandises.

20Ce qui est mystérieux dans la forme marchande est «… qu’elle reflète aux hommes le caractère social de leur travail sous la forme d’un caractère matériel des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales et naturelles de ces choses » [ibid.] Par conséquent, le rapport social entre les producteurs et le « travailleur général » apparaît comme un rapport entre des choses et comme un rapport extérieur aux individus. « C’est à cause de ce quiproquo que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sociales sensuelles-métasensuelles » [ibid.]. Pour les hommes, les rapports sociaux concrets prennent désormais des formes fantasmagoriques, comme s’il s’agissait de rapports entre des choses. Marx développe explicitement que les hommes adorent désormais les choses auxquelles ils attribuent des qualités humaines. Ces choses sont adulées comme de véritables fétiches ou des divinités. Les automobiles, les équipements électroniques ou les vêtements l’illustrent bien. Les hommes ont produit ces choses tout comme les rapports sociaux qui leur apparaissent comme des rapports entre des choses extérieures à eux. Ces rapports les dominent. Ils s’y soumettent, ils les acceptent comme « naturellement nécessaires » (Marx), comme une seconde nature.

21D’une manière générale, « la réflexion sur les formes de la vie humaine… commence post festum et – par conséquent – [elle commence avec] les résultats existants du processus de développement » [MEW 23, p. 89] [18]. Non seulement les visions du monde mais aussi les sciences qui traitent du capitalisme considèrent les formes de penser existantes comme allant de soi et comme des formes naturelles, comme Marx le souligne à l’exemple de l’économie politique. Pour eux, il va de soi et il est naturel que « les gens » pensent selon et avec les catégories établies des rapports sociaux (l’échange, l’efficacité, l’investissement, le profit, etc.). Bien sûr, on ne peut pas nier cette réalité ni l’importance de ces idées, mais on doit les considérer pour ce qu’elles sont. Elles sont «… des formes de pensée socialement établies, donc des formes objectives d’idées concernant les rapports de production de la marchandise, des formes objectives des idées de ce mode de production spécifique sur le plan historique et social » [MEW 23, p. 90] [19]. Marx appelle ces « formes objectives des idées » également des « abstractions réelles ». Elles «… forment ensemble un univers abstrait qui ne permet pas une dialectique ouverte de l’universel, du particulier et du singulier… le monde dans lequel les sujets vivent est fait de contraintes surprenantes et incomprises, de totalisations inabouties ou qui s’égarent » [Vincent 2004, p. 31-32].

22Marx critique également le « culte de l’homme abstrait » (Marx) qui, par ailleurs, n’est pas une spécificité du protestantisme, comme il le constate, et que l’on trouve au centre de la plupart des analyses sociologiques de nos jours. Ceci est le cas car les hommes «… se comportent par rapport à leurs produits comme à des marchandises, comme à des valeurs, et sous cette forme matérielle, ils mettent en rapport leur travail privé comme s’il s’agissait d’un travail humain équivalent » [MEW 23, p. 93] [20]. Cet argument nous importe car, selon Marx, la réciprocité entre les sujets se constitue de cette manière.

23Les rapports sociaux et les manières de penser, les visions du monde tout comme les théories (que l’École de Francfort a appelées plus tard « théories traditionnelles ») ressemblent de plus en plus à l’échange marchand [21]. Bien sûr, cela ne signifie pas que l’on puisse les réduire à des comportements à caractériser par la formule « tout se vend et tout s’achète », mais les rapports sociaux sont conçus comme s’il s’agissait de rapports marchands. Dans un acte d’échange, rien ne dépasse, car l’échange est équitable, la marchandise a un prix que je dois payer pour l’obtenir et la valeur marchande des marchandises les rend comparables. Dès que je l’achète, elle n’est plus marchandise et je peux désormais me rendre compte de sa valeur d’usage. Si j’ai échangé 5 euros contre un paquet de cigarettes, je peux le fumer ou partager les cigarettes avec d’autres ou les jeter. La marchandise est désormais ma propriété privée et dans le cadre des normes et des valeurs d’une société donnée, je peux en faire ce que je veux. L’acte d’échange se termine de cette façon par la consommation et il peut reprendre dans les mêmes conditions. De même, je peux échanger mes 5 euros contre un carnet pour prendre mes notes de lecture. Les valeurs d’usage des cigarettes et du carnet sont incomparables, mais l’abstraction de la valeur d’échange et la médiation grâce à l’argent, le nexus rerum et hominum (Marx), rend cet échange possible. Il est créateur de rapports sociaux.

24La subjectivité dans le capitalisme (bürgerliche Subjektivität) est en effet fondée sur une contradiction, la contradiction entre « l’indépendance personnelle [et] la dépendance vis-à-vis des choses (sachlich) » [Marx, MEW 42, p. 91]. Cette contradiction se maintient dans la mesure où les hommes sont soumis à leur besoins aliénés. C’est dans ce sens que l’homme est « un être déshumanisé, aussi bien en ce qui concerne son corps que son esprit… » [Marx, MEW, Ergb. 1, p. 524].
Les manières de penser et les formes de pensée ainsi que les visions du monde correspondent de plus en plus aux formes économiques car le capital qui est un rapport social s’exprime économiquement [22]. L’idée de « gérer son couple ou sa carrière », par exemple, fait aujourd’hui partie des visions du monde habituelles. Ce sont des « formes objectives des idées » (objektive Gedankenformen), des « abstractions réelles » (Realabstraktionen). « La pensée dans sa forme marchande a particulièrement augmenté la vieille impuissance transmise [par d’autres époques] ; car le devenir-marchandise capitaliste de tous les hommes et de toutes les choses leur donne non seulement [le caractère d’] une aliénation, mais il les éclaire : la forme de pensée marchandise est elle-même la forme de pensée accrue, elle est devenue, elle est un fait » [Bloch 1976, p. 329] [23].
Enfin la notion marxienne de « la soumission réelle de la force de travail au capital » (Marx) résume l’intégration et l’inscription des sujets dans le capital et, vice-versa, du capital dans la subjectivité des travailleurs. Dans une perspective chronologique et logique, Marx distingue la « soumission formelle » de la « soumission réelle ». La soumission formelle consiste à intégrer les travailleurs dans le processus de production par la violence extérieure et (surtout) sans que les travailleurs aient intériorisé leur statut, leur rôle et leur fonction au sein de la production. Ils « font leur job », forcés et contraints, pour (sur) vivre et parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, selon leurs visions du monde. Ils sont liés à la production qui les fait travailler par un lien de violence et, en même temps, d’extériorité. Le système technologique, organisationnel et social de la production reste grosso modo inchangé comparé à la production artisanale. Elle prend la forme organisationnelle de la manufacture qui n’est pas une entreprise capitaliste stricto sensu mais une forme transitoire entre l’atelier artisanal et l’entreprise capitaliste qui émerge avec « la grande industrie ».
La soumission réelle désigne, en revanche, une situation sociale dans laquelle l’entreprise est établie et « l’entreprise prend l’homme entier » [Goetz Briefs], pour se servir d’une expression de la sociologie de l’entreprise allemande des années 1930. Dans le processus de production et dans l’entreprise tout comme dans la société, le sujet fait désormais réellement partie de l’ensemble de ces liens sociaux hétéronomes et productifs que sont non seulement la production et l’entreprise, mais toute la société. C’est cela l’inscription de l’individu dans la société et de la société dans l’individu.

Du fétichisme à l’industrie culturelle

25Pour mieux comprendre l’importance de la notion de fétichisme pour la compréhension du social en général et de l’échange en particulier, on doit également rappeler que Marx ne développe ni une nouvelle philosophie ni une nouvelle économie politique. La présentation de l’objet philosophique ou économique, par exemple, lui permet le développement de sa critique. Dans la tradition hégélienne, il ne dénonce pas son objet, car critiquer signifie dégager dans la présentation de l’objet la négativité qui réside en lui. Cela signifie que le phénomène porte en lui le potentiel d’être autre chose que ce qu’il est actuellement. Par exemple, l’évocation de la liberté ou de l’égalité des chances entre les sexes ou entre des sujets d’origines sociales différentes ne démontre pas que la liberté ou l’égalité existent, mais signifie qu’elles pourraient exister. La non-liberté et l’inégalité portent en elles le potentiel d’une vie libre et de rapports sociaux entre égaux.

26C’est surtout la notion de fétiche qui donne accès à Marx aux particularités de son objet de recherche : le capital. Il est un ensemble « d’abstractions réelles » qui ont gagné une certaine autonomie par rapport aux sujets et qui se conjuguent pour créer la domination des rapports productifs établis sur les producteurs. C’est en décrivant ce rapport social concret que Marx envisage sa critique.

Fétichisme et fantasmagorie

27On reconnaît facilement dans la notion de fantasmagorie l’apport de l’idée de la « magie indirecte » [Hegel]. Hegel [1966] la caractérise comme un rapport instrumental et utilitariste vis-à-vis des choses. Pour atteindre un certain but, on attribue à une chose quelconque certaines qualités et des capacités imaginaires. Ces choses deviennent par la suite l’objet de l’adoration et du culte : un fétiche. On constate que chez Hegel, le fétiche est l’objet archaïque qui permet à l’individu d’obtenir quelque chose.

28Pour Marx, en revanche, le fétichisme n’est pas archaïque. Comme on l’a vu, il souligne son actualité qui fait que les travailleurs deviennent les « appendices vivants » de l’autovalorisation de la valeur. Il insiste également sur le fait que le fétichisme n’est pas à confondre avec un manque de savoir et de connaissances. Même si le fétichisme est compris, il reste actif [24]. C’est une « folie » [Marx, MEW 23, p. 90] qui domine la vie des individus et qui domine également ceux qui ont compris ce qu’est le fétichisme et qui en souffrent. Ni Marx ni les autres analystes de la société ne peuvent s’autonomiser par rapport à la société dans laquelle ils vivent et échapper à la domination du fétichisme.

29Évidemment, on ne peut pas transposer directement les analyses marxiennes dans notre société d’aujourd’hui sans prendre en compte les changements sociaux, culturels, psychiques et économiques intervenus depuis la fin du xixe siècle. On tomberait dans l’essentialisme. Toutefois, le fétichisme n’a pas disparu depuis les analyses de Marx. Il persiste dans notre société et s’est même considérablement renforcé. On pourrait (re) lire dans cette perspective, comme fantasmagories, par exemple, le livre de N. Alter [Alter, 2009] qui analyse subtilement la nécessité du don pour que l’entreprise existe, mais aussi l’effort que font les sujets pour établir le « donner-recevoir-rendre » dans l’entreprise. Il décrit brillamment la complexité de cette réciprocité ainsi que les efforts que demande l’établissement de la situation de don. En effet, cette situation ne s’établit pas naturellement ; il faut la vouloir, il faut donner, recevoir et rendre, et enfin : il faut prendre sur soi. Cependant, la volonté des uns ne suffit pas pour l’établir, il faut encore que les autres aussi la veuillent. Les travailleurs, par exemple, demandent cette situation sur la base de l’échange marchand ; les managers répondent selon la même logique, mais pas toujours avec les mêmes arguments et les mêmes critères. Ils peuvent également refuser la situation de don ou s’avérer incapables de donner-recevoir-rendre.

30On pourrait également se référer à des travaux plus classiques, par exemple ceux de Kracauer ou de Benjamin [25], qui se servent explicitement de la notion marxienne de « fantasmagorie ». On trouve dans ces textes d’autres « cas exemplaires » (Kracauer) de fantasmagories et des « chiffons et rebus » (Benjamin) traînant dans les rues de la vie quotidienne qui dévoilent des fantasmagories. Brecht, quant à lui, les a mis en scène, par exemple, dans son opéra « Grandeur et déclin de la ville de Mahagonny ».
Dans les situations les plus différentes de la vie quotidienne, le fétichisme de la marchandise s’exprime, il s’objective dans les comportements, les « ornements » [Kracauer 2008] et dans les visions du monde des sujets. Il forme un ensemble de « formes objectives des idées » et d’« abstractions réelles » ainsi que d’objectivations : le monde fantasmagorique du capitalisme. Les sujets adhèrent à ce monde fantasmagorique, ils veulent y vivre et ainsi ils s’efforcent d’y trouver leur place.

Caractère social et industrie culturelle

31Dans la tradition de ces pensées marxiennes, deux conceptions de l’École de Francfort, la conception du caractère social et celle de l’industrie culturelle, complètent les éléments de réponse aux questions que Marx a posées. Pourquoi les sujets peuvent-ils et veulent-ils vivre dans la société existante ? Pourquoi ne pensent-ils qu’exceptionnellement au dépassement de cette société ? Pourquoi le « donner-recevoir-rendre » selon la logique marchande est-il considéré dans leurs visions du monde comme normal et naturel, sachant que dans leurs visions du monde, cette forme de la réciprocité correspond à l’échange marchand ?

32Le monde fantasmagorique basé sur le fétichisme forge également la subjectivité des individus. Il ne reste pas à l’extérieur d’eux comme une sorte de décor sociétal. Les sujets de notre époque disposent d’un caractère social spécifique, ancré dans notre époque, appelé dans la tradition de l’École de Francfort « caractère autoritaire » [Adorno et alii, 1952] ou « caractère sadomasochiste » [Fromm 1941/1963]. Le caractère social est leur « matrice psychique » [Fromm]. Le caractère est aussi peu naturel que les rapports sociaux, il est «… la forme spécifique dans laquelle l’énergie humaine est modelée par l’adaptation des besoins humains au mode d’existence particulier à une société. Le caractère, à son tour, détermine la pensée, le sentiment et la volonté des individus » [Fromm 1941/1963, p. 224]. Ainsi, on peut comprendre la structure du caractère non seulement comme relativement stable et durable ; elle est surtout un potentiel d’action en tant qu’«… agence de médiation entre les influences sociologiques et l’idéologie… une structure dans l’individu ; quelque chose qui est capable d’agir sur l’environnement social et de choisir dans la multitude des stimuli que cet environnement dégage » [Adorno et alii, 1952, p. 8]. Surtout, Fromm a montré dans une longue suite d’études comment ce caractère social s’est constitué [26]. On aimerait en retenir seulement un des résultats : « afin d’assurer le bon fonctionnement d’une société donnée, ses membres doivent acquérir un type de caractère qui les fasse vouloir agir exactement comme ils doivent agir en tant que membres de cette société ou d’une de ses classes. Il faut qu’ils désirent faire ce que, objectivement, il est nécessaire qu’ils fassent. La pression extérieure se trouve alors remplacée par la contrainte intérieure, et par cette énergie particulière qui est canalisée dans les traits du caractère » [Fromm 1944, p. 38]. Les sujets se situent individuellement par rapport aux exigences de la société au sein de laquelle ils vivent ; ils internalisent ces exigences pour les traduire en dispositions et potentiels d’action. Ils agissent comme s’ils étaient des acteurs du marché. Voilà, l’objectivation du fétichisme dans la subjectivité !

33La force de la notion d’industrie culturelle dans la tradition de l’École de Francfort consiste dans le fait qu’elle explique comment le fétichisme a profondément pénétré la sphère culturelle, qui était jadis la sphère d’expression de la liberté, de la quête de sens, de la vérité et du dépassement possible. La culture n’a pas disparu, elle s’est pervertie. Les mythes n’ont pas disparu non plus, ils sont devenus fonctionnels. La culture est « industrialisée » dans le sens marxien car, comme on l’a vu, Marx appelle « grande industrie » les entreprises capitalistes solidement établies. Les lieux de production de cette culture sont des entreprises ou des institutions qui obéissent à la même logique que les entreprises. Ensuite, la logique de la production de marchandise, de la valorisation et ainsi le fétichisme ont pénétré la culture. Enfin, cette culture n’est pas seulement le produit de la production standardisée, elle a également l’obligation de permettre aux individus de s’identifier avec le général. Elle est fétichisante. Elle développe ainsi une pseudo-individualité qui est seulement une variante du général : la fantasmagorie. « Chaque produit se donne comme un produit individuel ; l’individualité sert au renforcement de l’idéologie en donnant l’impression que tout ce qui est chosifié et médié serait un abri pour l’immédiateté et pour la vie » [Adorno, 1967, p. 339]. En son sein, tout ressemble à un commerce entre des biens échangeables « car la civilisation confère à tout un air de ressemblance » [Horkheimer/Adorno 1947/1967, p. 129] à l’image des marchandises. Bien sûr, l’industrie culturelle «… montre aux hommes le modèle de leur culture : la fausse identité du général et du particulier. La culture de masse… est identique et son squelette, le squelette de notions préfabriquées par le monopole [c’est-à-dire, la forme actuelle du capital], prend forme » [ibid., p. 144-145]. Comme les acteurs de l’échange marchand, les sujets sont adaptables et remplaçables. Ils n’ont d’intérêt qu’en tant qu’employés, consommateurs et clients. « Dans tous les cas, ils resteront des objets » [ibid., 1947, p. 156].

34L’industrie culturelle se donne ouvertement une forme marchande, comme si elle était le résultat de la rencontre de l’offre correspondant à la demande des consommateurs exprimant leurs besoins ; comme si elle correspondait aux besoins des consommateurs qu’elle a produits. « Immanquablement chaque manifestation de l’industrie culturelle reproduit les hommes tels que les a modelés cette industrie dans son ensemble » [id., p. 136]. La technique, si présente dans l’industrie culturelle, est intimement liée au pouvoir et à la domination qu’elle impose à ses consommateurs. « Le client n’est pas roi, comme l’industrie culturelle veut le faire croire, il n’est pas le sujet mais l’objet » [Adorno, 1967, p. 337]. Les biens culturels ressemblent de plus en plus aux autres marchandises (à la nourriture ou aux vêtements, aux voitures, etc.), comme on peut facilement le constater en comparant les discours politiques, par exemple. Ce sont l’interchangeabilité, « la liberté du toujours pareil » [Horkheimer/Adorno 1947, p. 195] et la médiocrité qui y règnent. « L’œuvre médiocre s’en est toujours tenue à sa similitude avec d’autres, à un succédané d’identité. Dans l’industrie culturelle, cette imitation devient finalement un absolu » [id., p. 139].
Rien d’étonnant au fait que désormais dominent les clichés, les stéréotypes, les effets et le clinquant ! Kracauer [1930/1971] ou la toute jeune École de Francfort dans son enquête sur les ouvriers et les petits employés en Allemagne l’avaient déjà constaté au début des années 1930. Cependant, on ne peut pas réduire l’industrie culturelle à une sorte d’immense show-biz, « mais l’affinité qui existait à l’origine entre les affaires et l’amusement apparaît dans les objectifs qui lui sont assignés ; faire l’apologie de la société. S’amuser signifie être d’accord, ne penser à rien, oublier la souffrance même là ou elle est montrée [c’est également]… une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun » [Horkheimer/Adorno, 1947/1967, p. 153].
Les argumentations, les réflexions, les critiques et les répliques raisonnables perdent dans cette situation leur raison d’être. Ce qui s’affiche comme « idée dominante » est creux. « La prétendue idée dominante est comme un classeur qui permet de mettre de l’ordre dans les papiers mais elle ne crée aucune relation cohérente entre eux. » [id., p. 150]. Pourtant, l’idéologie produite par l’industrie culturelle est puissante. Profondément positiviste et utilitariste, elle «… a pour objet le monde tel qu’il est. Elle utilise le culte du fait en se contentant – par une représentation aussi précise que possible – d’élever la réalité déplaisante au rang des mondes des faits… Ainsi se confirme le caractère immuable des circonstances » [id., p. 157].

Enfin…

35L’industrie culturelle est la culture de notre époque exprimant l’ensemble des fantasmagories du capitalisme. «… l’industrie culturelle dispose de son ontologie [qui est] un échafaudage de catégories de base inertes et conservatrices… [En outre,] ce qui apparaît dans l’industrie culturelle comme le progrès, l’éternelle nouveauté qu’elle offre, reste le déguisement du ‘toujours pareil’; partout, le changement cache un squelette qui change aussi peu le motif de profit depuis qu’il domine la culture » [Adorno 1967, p. 339]. C’est pour cette raison que nous pouvons nous référer aux notions marxiennes développées plus haut sans tomber pour autant dans l’essentialisme.

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Date de mise en ligne : 06/01/2010

https://doi.org/10.3917/rdm.034.0209

Notes

  • [1]
    Au sujet du développement des théories utilitaristes cf., bien sûr, Laval [2007].
  • [2]
    Signalons également la publication d’un autre texte classique : Roubine [2009].
  • [3]
    Au sujet de la notion de travail chez Marx, cf. Spurk 2003.
  • [4]
    Cf. par exemple, Althusser 1973.
  • [5]
    Cf. également Spurk [2003].
  • [6]
    Cf. surtout le § 73.
  • [7]
    Notons qu’en allemand aliéner signifie entäussern et entfremden.
  • [8]
    MEW 1, p. 93-123.
  • [9]
    MEW 1, p. 347-377.
  • [10]
    « Die Individuen sind immer von sich ausgegangen, gehen immer von sich aus. Ihre Verhältnisse sind Verhältnisse ihres wirklichen Lebensprozesses. Woher kommt es, dass ihre Verhältnisse sich gegen sie verselbstandigen ? dass die Mächte ihres eigenen Lebens übermächtig gegen sie werden ?” (MEW 3, p. 540).
  • [11]
    Nous nous référons aux notices de Marx de 1845 (MEW 3, p. 5-7) et non pas à la version retravaillée par Engels (1888, MEW 3, p. 533-535).
  • [12]
    Cf. également 5e thèse, MEW 3, p. 6.
  • [13]
    Il reprend presque mot à mot une position hégélienne. Hegel critique ainsi les « philosophies réflexives de la subjectivité » (Hegel).
  • [14]
    Cf. à ce sujet Vincent [1987] et Spurk [2003].
  • [15]
    Cf. lettre à A. Ruge du 20/3/1842.
  • [16]
    MEW 1, p. 378-391.
  • [17]
    « Die Gleichheit der menschlichen Arbeiten erhält die sachliche Form der gleichen Wertgegenständlichkeit der Arbeitsprodukte… » (MEW 23, p. 86).
  • [18]
    « Nachdenken über die Formen des menschlichen Lebens… beginnt post festum und daher mit den fertigen Resultaten des Entwicklungsprozesses » (MEW 23, p. 89).
  • [19]
    « Es sind gesellschaftliche gütige, also objektive Gedankenformen für die Produktionsverhältnisse dieser historisch bestimmten gesellschaftlichen Produktionsweise, der Warenproduktion » (MEW 23, p. 90).
  • [20]
    «… sich zu ihren Produkten als Waren, als Werten, zu verhalten und in dieser sachlichen Form ihre Privatarbeit auf einander beziehen als gleiche menschliche Arbeit » (MEW 23, p. 93).
  • [21]
    Cf. MEW 23, p. 649 et MEW Ergb.1, p. 373, 517-518, 548.
  • [22]
    L’École de Francfort a particulièrement bien développé cette argumentation ; cf. également Spurk [2003], p. 33-98.
  • [23]
    « Das Denken in Warenform hat diese alt übernommene Ohnmacht besonders gesteigert ; denn das kapitalistische Zur-Ware-Werden aller Menschen und Dinge gibt ihnen nicht nur Entfremdung, sondern es erhellt : die Denkform Ware ist selber die gesteigerte Denkform Gewordenheit, Faktum » (Bloch 1976, p. 329).
  • [24]
    Cf. MEW 23, p. 88.
  • [25]
    Cf. surtout « sens unique « et « Paris, capitale du xixe siècle ».
  • [26]
    Cf. Spurk [2003], p. 38-55.

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