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Article de revue

Depuis une cellule de détention pour professeurs désintéressés

(ou en voie de désertion )

Pages 417 à 422

Notes

  • [1]
    Une première réaction, venue du Japon, à l’Appel à créer un cercle des professeurs disparus.

1Oui, cher Alain Caillé, je peux dire que vous avez raison car, pour l’essentiel, je me sens très proche de votre pensée et de vos arguments. Je me rends compte que le Japon d’aujourd’hui connaît une situation comparable à celle que vous décrivez. Dans ce pays pourtant ce n’est pas en conséquence de la perte des savoirs désintéressés que les recherches et les enseignements sont devenus des affaires plus ou moins intéressantes. Même si le monde universitaire offrait un abri pour des savoirs désintéressés, les visées des universités japonaises ont toujours été soumises à une inspiration très pragmatique, voire très utilitariste. Autrefois, certes, il y a eu un peu de marges dans les universités japonaises, pour consacrer du temps à des savoirs peu rémunérateurs, tels que les sciences humaines ou les théories philosophiques. Mais aujourd’hui, elles sont déjà expurgées, presque définitivement. Au Japon, les activités désintéressées des chercheurs sont considérées comme un gaspillage des trésors publics. Il est donc très logique, dans le monde universitaire japonais, que les savoirs soient séparés, fragmentés, parcellisés et privatisés.

2À l’origine de leur création, on ne trouve pas, pour les universités japonaises, un rapport humaniste à la culture qui aurait été leur fondement. D’ailleurs il n’y a pas de tradition de culture humaniste au Japon. Toutes les cultures et les civilisations modernes, tout autant que le système éducatif mis en place, n’ont été que des articles importés au même titre que l’usage des chaussures. Les universités ont donc été établies comme des importateurs de savoirs occidentaux qui étaient alors considérés comme très précieux. Au début, la plupart des professeurs étaient européens. Les étudiants japonais de cette époque avaient été entourés de professeurs étrangers, formés aux cultures étrangères et instruits de langues étrangères, pour apprendre des connaissances qui leur étaient entièrement étrangères. Des mots tels que démocratie, humanité et droits de l’homme ne formaient avec d’autres qu’un ensemble de jargons disciplinaires accaparés par les monarchistes dominants et dont certains usages ne concernaient qu’une minorité déjà favorisée. La restauration Meiji qui amena ces mots au Japon ne s’est pas faite par le bas.

3En 1868, le régime féodal au Japon a certes pris fin avec la restauration Meiji. Puisque ce pays n’avait fait l’expérience ni d’une monarchie absolue centralisée, ni d’une colonisation étrangère, la nation japonaise était loin d’être unifiée comme l’Allemagne le devenait à la même époque. Le nouveau gouvernement japonais était par conséquent placé en face de deux défis inconciliables : modernisation et unification. Pour se moderniser en introduisant les modèles occidentaux dans le gouvernement, l’armée, l’éducation et l’économie, les Japonais étaient obligés d’abandonner toutes les traditions locales comme autant de vestiges du passé. Le but était le rattrapage. En revanche, pour unifier la nation entière, on devait trouver une motivation légitime qui pouvait se situer dans ce qui était commun et familier aux Japonais de l’époque. C’est alors en recourant à des vestiges du passé que les dirigeants modernistes ont identifié une motivation acceptable pour l’unification nationale. Quel paradoxe ! Le Japon s’est mis à se moderniser en se rappelant de vieux souvenirs oubliés. En tout cas, la Restauration a été menée par des samouraïs éclairés, afin d’anéantir l’ancien régime féodal et, en même temps, dans le but de rattraper les pays occidentaux modernes où le pouvoir monarchique était de moins en moins influent.

4Les politiques du gouvernement japonais d’alors étaient à la fois très progressistes et très rétrogrades. D’un côté, il était difficile aux Japonais soumis à une monarchie nationaliste de penser assimiler des cultures ou des idées occidentales. D’un autre côté, il était impératif qu’ils les apprissent de manière urgente. Face à cette situation ambivalente très difficile, l’imitation a été la seule solution qu’ils ont pu trouver. C’était donner l’apparence superficielle de l’adoption des civilisations occidentales qui, en quelque sorte habillait un Japonais pour qu’il ressemble à un Occidental. Par exemple, les dominants de l’époque ont promulgué, à huis clos, une constitution codifiée, mais dans laquelle il n’y a pas même d’indications sur la procédure de nomination du Premier ministre. Même la Constitution n’était qu’un copié-collé partiel du modèle occidental.

5Le nouveau gouvernement Meiji s’est alors hâté d’établir quelques universités nationales très élitistes afin de former de hauts fonctionnaires et des ingénieurs. Dès leur origine, les universités japonaises sont sans lien avec l’idée de construire des savoirs qui seraient désintéressés. Tous les savoirs y étaient dispensés dans le but de trouver des réponses à des questions pratiques, utilitaires. Pour l’État japonais, les élites costumées à l’occidental étaient indispensables en vue de rattraper les pays européens. De la part des étudiants de cette époque, apprendre les savoirs, désintéressés peut-être pour ceux qui les avaient élaborés, était le seul moyen de gravir les échelons sociaux. Ils travaillaient donc très assidûment, motivés par le chauvinisme et l’égoïsme, jamais – à quelques exceptions près – par humanisme. En tout cas, les savoirs, qui pouvaient être désintéressés pour des étudiants français, étaient appris en raison principale de leurs intérêts particuliers par les élites japonaises. Toutefois, bon gré mal gré, les universités japonaises se sont mises en place à l’imitation de celles de pays européens avec, en apparence, les mêmes facultés et les mêmes disciplines. Par conséquent, elles ont offert un refuge, d’une façon inattendue, pour des recherches désintéressées, même si elles étaient assez minoritaires. Cette tradition y a survécu faiblement, grâce à quelques abris universitaires, jusqu’à la fin du vingtième siècle. Mais aujourd’hui, elle est près de disparaître totalement, au moins dans le monde universitaire.

6Dès après la Seconde Guerre mondiale, le Japon est devenu dépendant de fait des États-Unis. Il en a résulté que le modèle à imiter a changé. La langue anglaise est notamment devenue la langue transnationale de référence. Cependant les Japonais se sont montrés en général d’assez mauvais élèves pour apprendre l’anglais. Aussi, ceux qui ont su parler l’anglais s’attiraient l’envie de tout le monde au Japon. En 2008, le ministère de l’Éducation nationale a rendu l’apprentissage obligatoire, exclusif, de l’anglais comme langue étrangère dès la 5e, ceci en réponse aux attentes des parents des élèves. L’apprentissage de toute autre langue étrangère est exclu de l’enseignement public. De l’école primaire à l’université, presque tous les jeunes Japonais n’apprennent donc que l’anglais comme langue étrangère. À l’université, des étudiants peuvent apprendre d’autres langues en option – mais cela est peu demandé – car, dans le monde universitaire, l’obligation d’écrire en anglais est présentée et ressentie comme une injonction quasi exclusive, en raison des illusions de la mondialisation américaine.

7Nous ne pouvons pas dissimuler que, même au Japon, les forces de gauche se sont montrées assez puissantes pendant la période de la guerre froide, en réaction contre les politiques trop proaméricaines. Mais c’étaient plutôt des revendications atypiques contre le régime établi, sans compréhension profonde ni appui sur les connaissances des sciences sociales, et il ne s’agissait pas d’un mouvement social orienté par de solides convictions théoriques profondément ancrées. En tout cas, cette pseudo-gauche japonaise est en voie de disparition. Et le vaisseau Japon se dirige dans une autre direction. À droite toute.

8Actuellement au Japon, le modèle idéal pour l’enseignement supérieur, c’est la business school américaine. Il est peut-être beaucoup plus facile pour les Japonais de s’approprier un pragmatisme simpliste que de chercher à comprendre les savoirs désintéressés. En outre, il faut préciser que plus de 75 % des établissements universitaires japonais sont des établissements privés, y compris sous la forme de sociétés anonymes, et que tous les établissements publics, nationaux – dont le montant des frais d’inscription est un véritable coup de massue (817 800 yens soit, au taux de change du 1er janvier 2009, environ 6 500 euros par an pour la première année) – sont en voie de quasi-privatisation depuis quelques années. Ainsi, au Japon, « Université » est devenue synonyme de centre commercial de distribution de savoir-faire professionnels, et « étudiant » de client. Puisque la seule mission de l’Université japonaise est de débiter des savoir-faire au menu, et plus encore à la carte, il est naturel que les savoirs soient standardisés, professionnalisés, privatisés et commercialisés. L’état actuel du monde universitaire y est catastrophique, pire qu’en France. Et, le niveau moyen des connaissances des étudiants, dont le nombre s’est rapidement multiplié comme clients des diplômes vendus en solde, est aussi catastrophique.

9Le nombre des professeurs s’est aussi multiplié avec l’expansion de l’enseignement supérieur. De là vient que sont exploitées de nombreuses niches académiques, ce qui entraîne par ailleurs la fragmentation et la parcellisation des savoirs. Chaque chercheur doit se trouver sa propre niche pour se frayer un chemin et survivre. Les uns et les autres ont besoin de forger des jargons pour s’esbroufer les uns les autres, et ils ne peuvent se passer de constituer des petits cercles, des « chapelles » où se réunir pour survivre en troupeau. Les sélections d’articles dans les revues académiques, les soutenances de thèses et les recrutements de professeurs, sont des occasions d’éprouver la fidélité sectaire et moutonnière plutôt que d’évaluer l’état et le progrès des savoirs. En réalité, nombre de chercheurs japonais, surtout en science sociale ou humaine, ont fortement envie d’écrire des livres pour faire une brillante carrière d’intellectuel célèbre. Mais, bien sûr, le plus grand nombre d’entre eux n’en a pas la possibilité, sauf auprès de maisons d’édition confidentielles voire en publication à compte d’auteur.

10Cette situation s’inscrit dans un contexte spécifique, celui d’un peuple, le peuple japonais, qui ne connaît comme principe démocratique que le seul libéralisme anglo-saxon. Puisqu’ils n’apprennent que l’anglais comme langue étrangère, il leur est très difficile d’avoir un autre horizon ; ils sont loin d’avoir des antennes tous azimuts, culturellement, politiquement et académiquement. Il s’ensuit que le gouvernement japonais, mais aussi les citoyens japonais, revendiquent « démocratiquement », en se fondant sur les principes de ce libéralisme simpliste, que les établissements scolaires et universitaires puissent se confronter sur le marché éducatif. Mais non, il ne faut pas dire les « citoyens » japonais. Il n’y a pas de citoyens japonais.

11Ceux qui vivent au Japon, ce sont des individus japonais. Le Japon n’est pas une république (res publica), ni de par la loi, ni de par son fonctionnement. Plus exactement, les Japonais sont étrangers à la notion de république. Ils ne la comprennent point. Au Japon, il n’y a rien qui soit pour tous. En effet, « pour tous » n’est pas japonais. Pour eux, même la démocratie n’est que la règle de la majorité. Par suite, le savoir n’a jamais été perçu comme un bien commun de l’humanité. De ce fait, le savoir est considéré exclusivement comme une source de profit particulier, il n’y a pas d’autres manières de le concevoir. Est-ce qu’on peut défendre des valeurs communes sans que les citoyens aient le sentiment d’appartenance à une même république ?

12Que faire ? Il va sans dire qu’on n’a aucune possibilité d’améliorer la situation japonaise. En revanche, si, individuellement, je participais au Cercle des professeurs et des chercheurs disparus, je pourrais me trouver un abri ou une niche. Mais j’ai l’impression que ce n’est qu’une solution de type américain. Y a-t-il quelque différence entre un cercle des professeurs disparus et une ONG de type américain, c’est-à-dire un groupe particulier qui poursuit les idéaux ou les intérêts propres de ses membres ? Se rassembler dans tel ou tel cercle particulier, ce n’est rien d’autre qu’entrer dans un cercle vicieux. Autrement dit, ce ne pourrait être qu’un renforcement du communautarisme académique. Est-ce qu’un chercheur doit trouver un cercle d’appartenance pour pouvoir poursuivre ses recherches ? Tous les cercles des chercheurs sont-ils mis en concurrence pour se faire reconnaître ? Le cercle des professeurs et des chercheurs disparus doit-il vaincre les cercles aujourd’hui dominants ? Je ne le pense pas. Afin de protéger un bien commun, on a besoin d’une république pour tous, pas de cercles particuliers. Et, sans société démocratique il n’y a ni humus ni berceau ou vivier pour l’essor des valeurs démocratiques.

13Cher collègue, je décline donc, à contrecœur, votre invitation très aimable de rejoindre ce cercle. En revanche j’ai déjà pris la résolution, de me laisser expédier, de « bonne » grâce, dans le camp d’extermination des professeurs et des chercheurs disparus. Même si le camp est virtuel, j’en suis déjà un des détenus. Je vais continuer à écrire, dans mon cachot, des livres comme « Carnets de prison ». J’ai l’impression que les autres cachots ne sont pas tous pleins, mais n’y seriez-vous pas déjà à votre corps défendant et sans le savoir ? Sinon, ne voulez pas vous joindre à moi ?

Notes

  • [1]
    Une première réaction, venue du Japon, à l’Appel à créer un cercle des professeurs disparus.
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