Notes
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Cet appel publié au début du mois de mars 2009 sur le site interactif du MAUSS, La Revue du MAUSS permanente ((www. journaldumauss. net)a rapidement réuni près de mille signatures d’universitaires et de chercheurs. On verra la liste des signataires sur le site en question : http :// www. journaldumauss. net/ spip. php ? article468
1 [1] Le monde de l’Université et de la recherche est en proie depuis quelque temps déjà à un processus de dégradation sans précédent en Occident et à de lourdes menaces non pas contre la liberté de pensée, apparemment portée au pinacle, au contraire, mais contre la pensée elle-même. Plus spécifiquement, ce que ces assauts menacent de faire disparaître, définitivement peut-être, c’est le rapport humaniste à la culture qui était au fondement de l’Université, ce mélange d’obligation et de plaisir pris à la connaissance désintéressée des œuvres d’art et de pensée, littéraire, philosophique ou scientifique.
2Dissipons d’entrée de jeu les soupçons que ne manqueront pas de faire naître ces affirmations liminaires :
- Notre objectif n’est pas de vitupérer l’époque, de déplorer la perte du bon vieux temps et de dénoncer l’inflation informatique ou la vulgarité télévisuelle. Chacun en pensera ce qu’il veut.
- Nous ne méconnaissons nullement que la définition de ce qui fait ou doit faire partie de la culture – la culture des femmes ou des hommes dits cultivés – est largement contingente et éminemment variable. Pourquoi l’histoire du rock ou de la dynastie Ming ne serait-elle pas aussi importante que celle de la poésie anglaise médiévale ou des guerres de Louis XI ?
- Il n’est pas davantage dans nos intentions de défendre par principe et contre toute réforme les institutions universitaires ou de recherche existantes. Leur incapacité à réagir contre les coups inouïs qui leur sont portés atteste assez, justement, de leur abandon, déjà ancien, des idéaux de la connaissance humaniste universitaire, qu’elles ne font même plus semblant d’honorer.
- – Enfin, en parlant d’idéal de connaissance humaniste nous ne songeons pas particulièrement, on l’aura compris, à l’enseignement du grec, du latin ou des Belles-lettres. Il y a un rapport cultivé et humaniste à tout savoir, qu’il s’agisse de physique, de mathématiques, de philosophie, de sciences humaines ou sociales, de science économique, de gestion, etc.
3Aussi bien, ce qui nous importe ici n’est pas d’énoncer ce qui doit faire partie des savoirs généraux légitimes mais d’affirmer l’absolue nécessité à la fois qu’il existe des savoirs généraux partagés, et de préserver et de faire revivre un certain type de rapport au savoir, à sa production et à sa transmission. L’Université, l’Universitas, s’est définie en tant que telle par cette aspiration à une certaine universalité du savoir. N’hésitons pas à qualifier ce type de rapport au savoir, indispensable à la pensée et au fonctionnement d’une Université digne de ce nom, de « désintéressé ». Ce qui ne signifie évidemment pas : « sans intérêt ». Au contraire, les savoirs désintéressés sont ceux auxquels on désire accéder ou transmettre parce qu’ils sont source intrinsèque de plaisir, d’étonnement, de passion, d’excitation ou d’émerveillement. Les plus intéressants, donc. Ou bien ceux que l’on doit acquérir pour devenir pleinement citoyen de son époque, et acteur social à part entière.
4Dissipons une autre équivoque possible. Défendre un idéal du savoir désintéressé ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas à se soucier des débouchés professionnels des études universitaires ou des usages sociaux et appliqués de la Recherche, et ne signifie pas non plus qu’il ne doive pas être fait une place, même très importante, même la plus importante quantitativement pour des savoirs immédiatement utiles. En revanche, il convient de résister par tous les moyens à la résorption des savoirs désintéressés ou, plutôt, de la modalité et du moment désintéressé du savoir dans la formation professionnelle – ou pseudo professionnelle, – et dans les connaissances appliquées, ou pseudo pragmatiques.
5Mais la menace principale qui pèse désormais sur la pensée ne réside pas au premier chef dans cette course effrénée à la professionnalisation de l’enseignement universitaire. Elle tient, bien plus profondément, à une spécialisation-professionnalisation désormais délétère non pas tant de la transmission que de la production du savoir lui-même. Le monde de l’Université et de la Recherche est désormais entré résolument, inexorablement peut-il sembler, dans la troisième et peut-être ultime étape d’un processus de déculturation du savoir amorcé il y a une trentaine d’années et que l’on peut décrire sommairement comme suit :
- La séparation des savoirs. Dans un premier temps, il est devenu peu à peu possible, puis plus ou moins recommandé, d’entrer dans les divers champs disciplinaires en laissant au vestiaire la culture générale de base, littéraire, historique ou philosophique, en se contentant d’une maîtrise parfois approximative du français (ou de la langue maternelle de tel ou tel pays), et en ignorant superbement l’existence des autres disciplines. Ce fut le début de l’explosion des formalismes et des jargons disciplinaires.
- La fragmentation des savoirs. La deuxième période, toujours d’actualité, est celle de l’intensification des clivages disciplinaires. Ce ne sont plus désormais les disciplines qui se séparent en se déniant les unes aux autres tout substrat commun, mais les sous-dis-ciplines ou les sous-sous disciplines (ainsi existe-t-il, par exemple, plusieurs écoles de mathématiques financières, inaccessibles à la quasi-totalité des économistes, avec les résultats que l’on sait).
- La parcellisation des savoirs. La troisième vague, amorcée
depuis assez longtemps déjà dans les pays de langue anglaise mais
qui touche maintenant la France de plein fouet est celle de la réduction des sous-savoirs à des parcelles de connaissance elles-mêmes
réduites à leur dimension quantitative. La concurrence qui fait rage
à l’échelle mondiale entre universités ou entre instituts de recherche
les amène tous à se lancer dans une campagne d’affichage de leur
valeur, mesurée par le nombre d’articles publiés – presque exclusivement en anglais –, dans des revues soigneusement hiérarchisées,
également à l’échelle mondiale, et qui, presque mécaniquement,
du seul fait qu’elles sont étalonnées par des experts qui jugent des
experts qui jugent des experts, etc. (et indépendamment de la forte
opacité qui préside à leur hiérarchisation) tendent à ne valoriser
que les formulations les plus spécialisées et les plus en accord avec
le sous-jargon sous-disciplinaire en vigueur. Cette rationalisation,
qui doit permettre d’automatiser l’évaluation des professeurs et des
chercheurs par les financeurs privés ou publics est en train d’aboutir
à ce quadruple résultat saisissant :
- Il est préférable d’avoir écrit quelques lignes, même insipides, dans une revue bien cotée que plusieurs articles passionnants et novateurs dans des revues qui le sont moins bien. Quant à écrire des livres, c’est la preuve désormais d’une inaptitude avérée à la recherche, qui ne retire pas encore des points, mais presque, et en tout cas n’en ajoute guère.
- Dans les commissions de recrutement ou de promotion, plus personne n’a besoin de lire la production des collègues puisque leur valeur a déjà été déterminée « objectivement ».
- Cette évolution est étroitement liée à une dynamique de privatisation généralisée du savoir qui conduit, dans les sciences de la nature, à déposer des brevets sur toute parcelle de connaissance identifiable et, dans les sciences humaines et sociales à imposer aux bibliothèques, au détriment du livre, l’achat des revues les mieux classées dont les abonnements atteignent des tarifs tout à fait prohibitifs.
- Cette dérive, déjà fort problématique dans les pays de langue et de culture anglaise, l’est encore bien davantage dans tous ceux, et c’est particulièrement vrai en France, où la richesse de la pensée et de l’imagination théorique était fortement liée – à des degrés bien sûr variables selon les disciplines –, à la densité d’une tradition culturelle et à la maîtrise des finesses de la langue. L’obligation d’écrire en anglais se présente alors comme une injonction à l’abandon de tout esprit de finesse.
6En bref, le monde du savoir est en train de devenir un champ dans lequel il n’est plus écrit à destination de personne, où ce qui est écrit n’est plus lu par personne (sauf les anonymes Referees des revues bien en cour) et dans lequel le savoir n’est plus vu comme un bien commun de l’humanité mais exclusivement comme une source de profit individuel, privé et/ou institutionnel.
7C’est donc bien d’une attaque frontale contre la pensée qu’il s’agit ici, si par pensée on n’entend pas seulement l’activité computationnelle, la dérivation plus ou moins mécanique des implications des axiomes admis au sein d’un champ de savoir bien délimité, mais à la fois l’imagination créatrice, la mise à l’épreuve des certitudes disciplinaires par leur confrontation avec d’autres régimes de discours, et la capacité à rapporter les connaissances nouvelles aux intuitions de sens commun inhérentes à une culture donnée.
Que faire ?
8Précisons encore une fois : l’objectif de notre dénonciation de la situation actuelle du savoir n’est nullement de critiquer le principe de son organisation disciplinaire en tant que tel. Il n’est pas, non plus, d’en appeler à une improbable et introuvable transdisciplinarité. Mais, face au risque considérable d’affaissement de la pensée et de disparition de toute la tradition de la culture, berceau et vivier des valeurs démocratiques, le cercle des professeurs et chercheurs disparus (ou en voie de disparition) décide de s’organiser en un réseau de connivence humaniste international. Ses membres s’engagent à tout faire, là où ils le peuvent :
- pour favoriser, à qualité disciplinaire ou sous-disciplinaire équivalente, le recrutement de professeurs ou de chercheurs qui ne se bornent pas à maîtriser le cœur formel de leur discipline mais qui sont également conscients et soucieux de son articulation au savoir général et, pourquoi pas, de ses enjeux humains et sociaux ;
- pour inciter à ce que, dans chaque discipline, une part du recrutement soit institutionnellement et explicitement réservée à cette ouverture généraliste et/ou interdisciplinaire. Cette part pouvant varier selon les disciplines, par exemple d’un cinquième dans les sciences les plus dures à la moitié en sciences humaines et sociales.
- Tous les professeurs et chercheurs qui se reconnaissant dans ce propos sont invités à se rassembler dans le Cercle des professeurs et chercheurs disparus (ou en voie de disparition) dont la principale ambition sera d’abord d’exister, et de permettre ainsi à ses membres de se connaître et de se reconnaître, à l’échelle internationale, et à travers toutes les disciplines, comme partageant la même conception du savoir. Il leur suffira, pour commencer, de se faire connaître sur une liste électronique publique. L’important sera d’abord, en effet, de se compter, de faire masse pour mesurer sur quelles forces il est possible de tabler.
- Dans un second temps, et si cette initiative rencontre le succès escompté, il sera possible de mettre en place des procédures de légitimation et d’habilitation des professeurs et des chercheurs à la fois complémentaires et concurrentes des procédures officielles actuellement en vigueur.
Premiers signataires
9Olivier Beaud, Alain Caillé, Philippe Chanial, Jean-Pierre Dupuy, Olivier Favereau, Marcel Gauchet, Jacques Généreux, Jean-Claude Guillebaud, Philippe d’Iribarne, Bruno Karsenti, Étienne Klein, Dominique Méda, Edgar Morin, Pierre Musso, Gérard Pommier, Philippe Raynaud, Jacques Testart, Alain Touraine.
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Cet appel publié au début du mois de mars 2009 sur le site interactif du MAUSS, La Revue du MAUSS permanente ((www. journaldumauss. net)a rapidement réuni près de mille signatures d’universitaires et de chercheurs. On verra la liste des signataires sur le site en question : http :// www. journaldumauss. net/ spip. php ? article468