Notes
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L’association n’est pas fortuite. L’idéologie du « Nouvel Age », qui conçoit pour les confondre le monde et l’esprit en fonction des « énergies », « puissances » et « influences », projette une attitude d’opérativité technique dans le domaine de la « spiritualité » et de la « réalisation de soi », et ceci jusqu’à penser pouvoir vaincre la mort elle-même de façon technique. Car la parapsychologie se rattache essentiellement à une compréhension technique de l’« âme » ou de l’esprit (comme jadis la magie : voir Weber).
1Les universités, avant d’être des organisations, sont (car je me refuse encore à dire « étaient ») des institutions. L’effacement de cette distinction est en fait au cœur du problème qui est traité ici. En un mot, l’institution se définit par la nature de sa finalité, qui est posée, définie et rapportée au plan global ou universel de la société, et elle participe elle-même du développement « expressif » des valeurs à prétention elle aussi universelle qui sont propres à la fin qu’elle sert ; cela implique pour elle l’exigence d’une reconnaissance collective ou publique de légitimité (culturelle, idéologique, politique) et, à l’intérieur de celle-ci, la disposition d’une marge essentielle d’autonomie. Comme toutes les institutions (la famille, l’État, les formes de propriété, l’entreprise, etc.), l’université est en partie « autogénérée », sous la condition d’une reconnaissance et d’une réglementation extérieures (problème de la délimitation de son domaine d’autonomie). L’organisation se définit par contre de manière instrumentale : elle appartient à l’ordre de l’adaptation des moyens en vue de l’atteinte d’un but ou d’un objectif particulier. L’aspect institutionnel renvoie à la priorité des fins, l’aspect organisationnel à la priorité des moyens. Dans un cas, l’attachement aux fins, aux valeurs qui les soutiennent, aux traditions dans lesquelles elles ont été incorporées, et leur prise en charge, sont primordiaux ; dans l’autre, c’est le savoirfaire instrumental et la réussite pratique qui comptent avant tout (la gestion, la planification, l’efficacité, le succès, etc.). Cette distinction tend à disparaître dans la mesure où, dans les sociétés contemporaines, la réussite (ou l’efficience) organisationnelle devient en elle-même et pour elle-même, immédiatement, la finalité déterminante et une valeur justificative autosuffisante. Il est évident qu’une telle distinction perd sa raison d’être et son sens lorsque l’idée de légitimité renvoie immédiatement à celle d’utilité et que cette dernière à son tour finit par se réduire à celles de l’efficacité et de l’effectivité opérationnelles.
2Les universités naissent dans la société corporatiste du Moyen Âge sous le manteau – mais aussi en marge – du magistère autoritaire de l’Église ainsi que sous la tutelle – mais aussi à l’abri – des autorités politiques, et en incorporant des traditions d’autonomie intellectuelle (la philosophie, les mathématiques, la philologie humaniste) et professionnelle (la médecine, le droit) qui viennent de l’Antiquité. En elles, la théologie retrouve également et développe à nouveau, dans la scolastique, l’esprit d’argumentation dialectique qui avait caractérisé la patristique sous l’influence de la philosophie grecque et dans le contexte de la séparation (hostile ou tolérante) de la religion chrétienne et du pouvoir impérial romain. En tant qu’institution, l’université médiévale bénéficie d’une marge reconnue d’autonomie, fixée dans ses chartes, ses privilèges, ses immunités, tout en restant sous la dépendance globale des pouvoirs ecclésiastiques et politiques (et elle apprend déjà, comme les communes bourgeoises qui souvent l’abritent, à jouer les uns contre les autres, dans le cadre de ses franchises et à l’intérieur de la légitimité qui est la sienne).
3Il n’est pas ici hors de propos de rappeler l’importance structurellehistorique de la fonction qu’a assumée l’institution universitaire dans le procès de développement de la modernité. Dès son origine médiévale, l’université s’affirme comme une institution centrale de la société moderne, qui s’enracine dans l’espace social, culturel et idéologique intermédiaire qui s’ouvre au cœur de la société et qui traverse (ou déchire progressivement) toutes les pratiques sociales au fur et à mesure que s’impose l’exigence d’une séparation « horizontale » de l’Église et de l’État et que s’opèrent verticalement la séparation substantielle et l’articulation formelle de l’univers « individualiste » de la société civile « libérale » et de celui de la normativité politique collective de l’État. C’est dans cet espace, qui se créait d’abord comme un « vide » au sein de la culture normative « pleine » des sociétés traditionnelles, que l’autorité de la raison critique est venue se substituer à l’autorité de la tradition : et c’est en premier lieu à l’université qu’est alors échue institutionnellement la tâche d’assurer la synthèse nécessairement dynamique des formes d’exercice et des résultats cognitifs, normatifs et esthétiques de cette nouvelle raison justificatrice, et ceci sous la protection des immunités qui lui étaient à cette fin garanties. L’université a ainsi été le lieu institutionnel privilégié d’élaboration d’une culture commune intégrant en elle le débat et la réflexion, et sans laquelle l’idée même d’un espace public politique serait restée vaine. Cela n’exclut bien sûr pas que les intérêts corporatifs, professionnels, etc., aient pu tirer profit de ce nouveau cadre institutionnel : mais leurs finalités propres ne pouvaient néanmoins s’appuyer, à long terme, que sur la fonction idéologique centrale qu’assumait l’institution universitaire dans le procès de développement de la société moderne et qui impliquait qu’à l’autorité immédiate de la tradition soient substituées une « libre recherche de la vérité » (la « connaissance scientifique » comprise au sens philosophique du terme) et une forme autonome de transmission du savoir et de formation des nouvelles « élites », responsables devant la société au nom de l’objectivité universelle de ce savoir, et non en fonction de l’autorité patrimoniale ou ecclésiastique, ni d’ailleurs non plus sur la base des seuls intérêts individuels.
4Dans l’ensemble de l’Europe, les universités ont évolué en participant à la transformation générale du régime social et politique que nous avons associée au développement de la modernité (passage du système patrimonial et corporatiste au système d’État universaliste), même si leur intégration directe dans l’appareil d’État a été beaucoup plus accentuée dans les « pays de droit romain » continentaux que dans les pays anglo-saxons de « common law » (où, comme en Angleterre, leur rapport à la société et à ses autorités politiques et religieuses a continué à être régi selon la forme traditionnelle de l’octroi d’une charte). Dans tous les cas cependant, et même sous des régimes politiques autoritaires, les universités ont cherché à obtenir et sont généralement parvenues à conserver un degré relativement élevé d’autonomie, auquel restait associée la détention de divers privilèges et immunités, que synthétise jusqu’à aujourd’hui le concept des « libertés académiques ». Même Hegel n’était pas à Berlin un « simple » fonctionnaire de l’État prussien. Partout, plus ou moins, les universités sont restées des états dans l’État, ou des républiques dans la République. Parallèlement, les universités ont su construire et conserver, à l’intérieur de ce champ d’autonomie institutionnelle et relativement aux différents systèmes d’États nationaux ou impériaux, une vocation civilisationnelle (culturelle, idéologique et scientifique) globale, à caractère supranational, dans laquelle se prolongeait et se développait le cosmopolitisme de la civilisation médiévale.
5Au cœur des finalités que l’université a assumées et développées dans la civilisation occidentale se trouve ainsi l’idée d’une prise en charge réflexive d’un idéal civilisationnel à orientation universaliste, lequel implique en même temps la transmission critique des acquis essentiels du passé et la synthèse systématique des nouvelles connaissances, des nouvelles valeurs, des nouvelles formes d’appréhension expressive. Si cette idée n’est pas exclusivement occidentale, puisqu’elle eut cours également dans les universités arabes du Moyen Âge, et qu’on la retrouve dans quelques écoles et institutions, en Inde et en Chine, qui ont pu bénéficier ici et là de la protection d’un prince éclairé ou intéressé, son développement en tant qu’institution publique (à la différence, par exemple, des grandes écoles de philosophie de l’Antiquité, comme l’Académie), demeure, lui, spécifique à l’université occidentale. Dans ce sens, la vocation de l’université est inséparable de l’idée d’une certaine transcendance du monde de l’esprit, de la science et de la culture, et de l’exigence d’unité réfléchie qui lui est propre. C’est pourquoi l’université classique s’est développée sous l’égide d’une discipline-maîtresse, la philosophie, dans laquelle cette synthèse devait être réalisée de manière toujours renouvelée, et c’est pourquoi également toutes les disciplines proprement cognitives, spéculatives, théoriques plutôt que pratiques, sont restées longtemps au moins idéologiquement rattachées à elle, comme si elles n’avaient pu naître que de son sein par essaimage : et c’est encore ce rattachement et l’idée de l’unité originelle et virtuelle de tous les savoirs théoriques, c’est-à-dire des savoirs de vérité, qui s’expriment au moins nominalement dans le nom même que porte le diplôme universitaire-type dans le système académique américain, le PhD.
6Parallèlement à cette exigence de synthèse critique des connaissances, qui est associée au développement d’une civilisation dans laquelle le savoir théorique, la libre recherche de la vérité et la référence à une autonomie transcendantale du monde de l’esprit et de la culture acquièrent une valeur fondatrice de légitimation, l’université a toujours également assumé des tâches plus particulières de formation de type fonctionnel et professionnel. À côté d’autres spécialités professionnelles et artisanales qui y furent accueillies localement et passagèrement, ce sont ici surtout les professions juridiques et médicales qui ont été traditionnellement intégrées dans l’institution universitaire en raison de leur portée proprement normative, en tant que disciplines « pratiques » plutôt que « techniques » (ces termes étant employés au sens de la distinction grecque de la praxis et de la technè – même si en Grèce la médecine était plutôt considérée comme une technè). Mais quoi qu’il en soit de ses raisons et de ses circonstances, le rattachement d’une formation professionnelle particulière à l’institution universitaire signifiait toujours en principe son intégration dans un corps de connaissances virtuellement intégré et cohérent, dont le développement devait en dernière instance pouvoir être soumis à un débat ouvert parmi l’ensemble des membres de la communauté universitaire et intellectuelle, dans la perspective de l’unité du savoir et de l’universalité au moins formelle de la démarche critico-dialectique qui devait présider à son développement et à sa diffusion pédagogique.
7Il convient également de relever qu’en Europe, la fonction institutionnelle des universités ne s’est trouvée rattachée qu’indirectement, et en quelque sorte de manière secondaire, aux formes de développement économique caractéristiques de la société civile moderne. Les universités ont été associées beaucoup plus à la formation des élites politiques et administratives de l’État, ainsi qu’à la constitution synthétique et à la transmission critique de la culture commune, « bourgeoise » et « humaniste », propre à la modernité, qu’à la formation spécialisée des nouvelles catégories socioprofessionnelles (entrepreneurs, comptables, ingénieurs, techniciens, « managers ») directement engagées dans le développement de l’économie capitaliste.
8Il est certain que le développement de la science moderne empiricoexpérimentale a très tôt créé, dans cet idéal universitaire de l’unité de la connaissance, une tension entre les sciences modernes de la nature et les autres disciplines théoriques et pratiques qui poursuivaient le modèle de développement dialectique des humanités classiques. Néanmoins, cette tension, pour deux raisons majeures, n’a pas, pendant longtemps (au moins jusqu’au XIXe siècle), conduit à un divorce formel. La première de ces raisons est que le débat autour de la légitimité et de la validité de la démarche empirico-expérimentale s’est maintenu dans le sein de la philosophie (épistémologie), et que les sciences naturelles nouvelles se considéraient elles-mêmes comme un renouvellement décisif de la philosophie de la nature ; l’autre raison, non moins déterminante, tient au fait, symptomatique, que les applications instrumentales des nouvelles sciences naturelles se sont d’emblée développées en dehors de l’institution universitaire, directement dans le cadre des métiers et des industries naissantes, puis dans des écoles d’ingénieurs (toute la gamme des écoles techniques et polytechniques). Ce développement, hors de l’enceinte universitaire, de la formation professionnelle de type moderne, à caractère technique et instrumental, s’est ensuite poursuivi dans la création de toutes sortes d’autres écoles spécialisées, comme les écoles de commerce, les Realschulen en Allemagne, etc., chaque pays développant d’ailleurs ici une pratique plus ou moins spécifique. C’est ainsi qu’on a assisté – au moins pour ce qui est des représentations idéologiques et culturelles – à la formation d’une nouvelle dichotomie opposant la connaissance « pure », synthétique et proprement théorique, à la connaissance appliquée, à caractère essentiellement pratique et instrumental : cette dichotomie, de son côté, a soutenu en Europe une séparation des institutions d’enseignement, séparation qui permettait à l’université de maintenir sa fonction traditionnelle (et sa « tour d’ivoire ») dans une société qui par ailleurs devait adapter son système de formation professionnelle aux nouvelles exigences fonctionnelles de l’économie de marché généralisée, du capitalisme industriel et du développement des fonctions administratives de l’État. Quant à la recherche proprement dite, entendue au sens moderne, son développement s’est principalement effectué à l’intérieur d’organismes extra-universitaires, privés ou publics (comme les Instituts, les Académies, les Sociétés royales, les Écoles polytechniques, etc.), et l’on a assisté, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, à la création, par l’État, de structures parallèles de la recherche, comme le CNRS en France. […]
9Il est évident qu’une société industrielle éprouve d’autres besoins de formation professionnelle et nécessite d’autres formes de développement des savoirs que ceux auxquels répondait l’université classique, et dans lesquels se concrétisait au mieux l’idéal des Lumières, avec toute l’ouverture qu’il comportait certes sur la promesse d’un Progrès indéfini, mais aussi avec toute la stabilité « architecturale » qu’il impliquait en exigeant qu’une même Raison universaliste restât maîtresse de l’œuvre et déterminât la perspective unitaire sous laquelle elle devait être vue, jugée et admirée, aussi complexe qu’elle puisse être dans ses détails. En un mot, l’idéal de synthèse qui est alors assigné au développement civilisationnel auquel se consacre l’université classique reste un idéal esthétique, projeté au-dessus de la société réelle, de ses besoins particuliers toujours changeants, et qui doit dès lors servir de norme transcendantale (quoiqu’évolutive) dans la recherche de perfection qui sous-tend le mouvement de la société vers son avenir. Il y a dans le projet civilisationnel, culturel, scientifique, pratique, même technique auquel se voue l’université classique une dimension essentielle de contrefactualité, d’idéalité ; ou, pour le dire encore en d’autres termes, ce que nous appelons maintenant un « choix de société » y précède de manière principielle tout le mouvement empirique de la réalité, de la même façon que la position fixe de l’étoile polaire précède et oriente le cours du navigateur, et préside même au libre choix de ses parcours lorsqu’il satisfait à ses fantaisies ou lutte avec les vents et les courants qui le détournent de son but. […]
La recherche d’une réalité en fuite
10[…] Et aujourd’hui l’université a-t-elle encore une mission, existe-t-elle encore vraiment par-delà toutes les tâches parcellaires qu’elle assume, tous les programmes (« ciblés ») qu’elle développe, toutes les recherches commanditées qu’elle accepte et auxquelles elle attelle son développement et son avenir ? La recherche est devenue notre mot éponge le plus absorbant, et ce Pampers universel est en train d’absorber la science elle-même. Nous devons tous faire de la recherche sous peine de n’être que des enseignants qui n’auraient rien à enseigner sinon les résultats de la recherche faite par d’autres, ou par cette autre moitié de nous-même, puisque notre vraie définition est celle de professeur-chercheur, et que le professeur tout court n’est qu’un amputé ; et l’enseignement lui-même n’est plus compris que comme une simple courroie de transmission entre la « recherche » et la « formation des chercheurs ». Tout le monde doit « chercher », non pas quelque chose, mais sur quelque chose, sauf peut-être les professeurs d’art qui ont conservé le privilège d’avoir à « créer » (mais là encore on dira, lorsqu’ils sont en attente de l’œuvre et de son « prix », qu’ils « sont en recherche », avec ou sans « bourse »). Qu’est-ce que la recherche alors, qui nous définit dans notre idéalité et qui nous assigne normativement à notre fonction ou à notre tâche ?
11Pour circonscrire le sens de la question et le champ de la réponse, demandons-nous d’abord : Aristote faisait-il de la recherche ? Galilée, Newton, et même Einstein faisaient-ils vraiment de la recherche ? Et Hume, Locke, Kant, Hegel, Nietzche également ? Marx était-il un chercheur, comme Ricardo, comme Pareto et comme Schumpeter ? Comme Durkheim, Weber et Parsons ?
12Pour tous les positivistes réfléchis ou spontanés, le problème, passé de manière irréversible de la théologie à la philosophie, puis de la philosophie à la science, a été résolu par Auguste Comte, dont la « loi des trois états » récapitulait, après Condorcet, la nature des Progrès de l’Esprit humain (et je ne trancherai pas la question de savoir si cette loi était dans l’esprit de Comte un résultat de sa recherche scientifique, une conclusion de sa spéculation philosophique, ou plus simplement encore la formulation dogmatique d’un des mythes fondateurs de la modernité). À moins d’être des attardés, nous serions donc tous entrés dans l’ère de la science positive dont la recherche est en même temps la doctrine et la méthode, le moyen et la fin. Et dans toute recherche, pourvu qu’elle soit méthodique, s’accompliraient l’essence même de la science et le développement cumulatif de la connaissance scientifique. Voilà l’idée la plus commune et la plus banale qui légitime la recherche. Mais c’est une idée fausse, parce qu’elle nous trompe sur tout ce que nous faisons réellement et sur tout ce qui nous est demandé de faire en son nom.
13Ainsi, la théologie, la philosophie, la science, avant de différer par la conception qu’elles ont de la nature de la réalité et donc aussi dans les présupposés méthodiques de leurs démarches, ont en commun d’avoir pour fin la connaissance de la réalité, c’est-à-dire la vérité. Et si toutes les trois ont aussi revendiqué des utilités (le salut individuel ou collectif pour l’une, la jouissance de l’esprit et la sérénité de l’âme pour la seconde, le contrôle pratique de la nature, pour la troisième), celles-ci ne leur étaient pas essentielles. Or la recherche dont il est question maintenant ne se rapporte plus à la vérité d’aucune manière qui lui soit encore essentielle, voire même encore minimalement significative. La recherche que nous connaissons, celle dont le concept, si l’on ose dire, correspond aux pratiques dominantes dans l’université et dans la société, n’appartient plus à l’âge idéaliste de la Science et des Lumières, mais à un « nouvel âge [1] » (postmoderne ?), à caractère technologique et technocratique, où ce qui compte avant tout est l’efficacité, jugée non selon une fin posée a priori et ayant valeur en elle-même et pour elle-même, mais en fonction de la seule capacité des projets humains quelconques d’assurer leur emprise sur un espace objectif (social ou naturel), pour y inscrire, en tant qu’objectifs, leur propre objectivité, c’est-à-dire leur réalité. La recherche, en tant qu’elle est toujours définie par ses objectifs immédiats et particuliers, se présente ainsi comme l’élaboration méthodique et stratégique des procédés et des procédures qui permettent d’assurer et de contrôler l’objectivation (la réalisation) effective de n’importe quel objectif. Pour elle, la capacité de réalisation et les obstacles contingents qu’elle rencontre prennent l’une face aux autres valeurs figure de réel ultime, c’est-à-dire de vérité. Du même coup, la vérité s’identifie à la capacité d’effectuer, de rendre effectif, de créer (ce que la scolastique réservait à la liberté divine). […] La recherche n’est plus nulle part une recherche de savoir, de connaissance, de compréhension et de sagesse. Elle n’est plus associée à la patiente édification d’un idéal humain : elle procède seulement de l’illusion que nous pouvons aller n’importe où sans avoir besoin de savoir ni où ni pourquoi, que nous pouvons faire n’importe quoi, pourvu que nous sachions comment, parce que nous saurons toujours après coup trouver les correctifs ou bien les remèdes, ou bien des solutions de rechange à la vie elle-même. La recherche procède de cette illusion double de la toute-puissance et de la responsabilité universelle, mais à mesure que cette illusion s’empare de nous et que la recherche s’empare de nos vies en les décomposant et réagglomérant elles aussi en variables, c’est toute notre vie qui tombe dans l’illusion, puisque nous nous engageons vers un avenir où il n’y a plus de survie qu’en elle et par elle : il faut tout contrôler, il faut tout gérer, et pour tout gérer, il faut tout savoir et tout prévoir, tout « computer », et produire sans fin toutes les ressources qui devront entrer dans toutes ces « computations », et qui ne seront bien sûr jamais suffisantes.
14[…] Pour résumer en quelques mots – excessifs bien sûr, mais comment répondre autrement à l’excès de la réalité qui nous étouffe ? –, je dirai que dans l’immense majorité de toutes nos recherches, nous ne cherchons rien qui ait valeur de connaissance, car nous n’avons plus aucune idée de la signification générale que pourrait avoir ce que nous voudrions ou pourrions trouver. Nous résolvons des problèmes, nous réalisons des objectifs, nous faisons des choses, et l’enchevêtrement de toutes les choses que nous faisons ainsi forme notre réalité. Mais c’est la réalité d’un monde sans forme ni sens, sans stabilité ni nécessité, sans équilibre ni harmonie, et qui est voué à mourir dès que nous cesserons de nous en occuper, d’en entretenir le procès désordonné de reproduction continue. Mais il risque alors aussi d’emporter avec lui tout ce qu’il avait encore accueilli en lui de l’ancien monde, du monde tout court qui tenait tout seul, depuis si longtemps. Les Hollandais ont construit une partie de leur pays sous le niveau de la mer et doivent s’occuper des digues et des pompes sans relâche. Mais le sol asséché reste un sol solide, les digues n’en sont que l’enclos, ou les gardiennes. Le monde que nous construisons n’est pas construit sous la mer, il est produit de part en part dans le vide, comme un hologramme. Cherchons encore un peu, gérons bien tout, et nous n’aurons jamais fini d’avoir à chercher de plus en plus fort et de plus en plus vite, et à tout gérer de mieux en mieux, y compris nous-mêmes. Pompons, pompons, écopons toujours. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de nous arrêter jamais, jusqu’à la dernière génération de pompeurs, de chercheurs et de gestionnaires. […]
Pour une autre orientation universitaire de la recherche
15Je vais conclure en revenant brièvement sur terre, je veux dire
ici et maintenant, et en laissant donc s’estomper un peu à l’horizon
les grandes perspectives et projections historiques. Les quelques
propositions pratiques que je me permettrai de faire auront un
caractère beaucoup plus souple et conciliant (et en partie aussi
résigné !) que l’analyse qui précède. […]. Mes propositions vont
tourner autour de deux principes :
1) La seule recherche proprement universitaire est celle qui
participe formellement au développement de ces corps synthétiques de connaissances que sont les disciplines théoriques ou
pratiques, et qui s’insèrent donc dans la dynamique d’évolution
propre à ces disciplines, telle qu’elle est motivée théoriquement
et pratiquement. Mais comme on peut faire dire aux mots tout ce
qu’on veut, il faut insister ici sur l’idée qu’un corpus disciplinaire
n’est pas un ensemble de faits établis (méthodologiquement), mais
le ou les systèmes de leur interprétation en tant qu’ils tendent à en
réaliser la synthèse explicative (prédictive) et/ou compréhensive.
Les faits établis n’ont dans cette perspective qu’une valeur limitée
ou stratégique d’indices ou de preuves, ils ne représentent pas en
tant que tels le savoir. La recherche universitaire doit donc être
animée par cet effort de synthèse compréhensive qui correspond
à l’idée classique de la théorie aussi bien dans les sciences de la
nature que dans les sciences humaines. Il est évident alors aussi
que la poursuite de telles recherches est toujours précédée par la
justification de la portée théorique et épistémologique (en tant
que connaissance généralisable) des résultats positifs ou négatifs
qu’elle anticipe. Elle fait donc immédiatement partie de cet effort de
synthèse compréhensive qui représente aussi la finalité de l’enseignement. Cela signifie aussi que le développement des disciplines
universitaires, par cette double activité d’interprétation synthétique
et de recherche stratégique, doit être compris comme un procès
essentiellement « introverti » ou « centripète », dont le rapport à
la société est d’abord pédagogique, et non pas de la manière extravertie et centrifuge dans laquelle l’université s’est engagée sous la
pression de l’idéologie utilitariste dominante.
16Ceci dit, toutes les recherches immédiatement pragmatiques, utilitaires, visant en tout premier lieu (sinon exclusivement) à répondre à des besoins de connaissance ou d’information ponctuels, devraient être laissées à des instances extra-universitaires (ministères de la santé, du travail, de l’économie, entreprises, centres de recherche spécialisés travaillant à contrat avec ou sans subventions, etc.). Des étudiants, à tel ou tel moment de leur formation, pourraient toujours y faire des stages, où y être engagés comme chercheurs, mais la finalité de tels organismes de recherche n’est pas celle de l’université, et l’université se perd elle-même, elle se laisse lentement détruire à vouloir répondre à de tels « besoins » immédiatement traduisibles en « objectifs ».
172) L’université engage des enseignants qui maîtrisent, développent et savent transmettre pédagogiquement des connaissances disciplinaires (au sens précédent), et non des chercheurs travaillant à des programmes ponctuels. Cette proposition est le complément nécessaire de la précédente, et elle implique le même choix d’une orientation générale qui ne peut pas être appliquée de manière dogmatique mais qui s’oppose néanmoins d’une manière parfaitement claire aux pratiques contemporaines de définition des postes, de sélection et d’engagement des professeurs. Sémantiquement, il s’agit de passer du concept de « professeur-chercheur » à celui de professeur tout court. Car engager un professeur à faire de la recherche en vue du développement de sa discipline n’est pas du tout la même chose que d’embaucher un chercheur tout en lui demandant d’enseigner les méthodes et les résultats de ses recherches particulières – qu’il fait le plus souvent de manière purement circonstancielle, au hasard d’un contrat, d’une subvention, d’une demande ou d’un besoin, autant que possible « savant ». Le professeur et le chercheur ne portent pas alors la même blouse même s’ils sont – circonstanciellement – unis dans la même personne et à l’emploi de la même institution. On peut certes, dans de nombreux cas, exiger du professeur qu’il ait fait de la recherche durant sa formation, ou même qu’il continue d’en faire en relation avec certains des enseignements qu’il donne, dans la perspective d’une clarification des aspects problématiques des savoirs qu’il transmet et cherche à approfondir. Il reste que l’université se doit de recruter ses professeurs en fonction de la maîtrise qu’ils détiennent dans leur champ disciplinaire, de la vue d’ensemble qu’ils possèdent sur ce champ, de la capacité qu’ils ont d’articuler à la problématique d’ensemble du développement de la discipline les progrès cruciaux qui sont accomplis dans les divers domaines de connaissance et de recherche plus particuliers ou spécialisés.
18Ces deux principes découlent d’un même postulat touchant à la nature de l’université et à la fonction ou finalité qu’elle peut et doit assumer dans la société. Il lui appartient d’abord d’être un lieu d’orientation réfléchie du développement de la société (à l’encontre de l’abandon de ce développement aux mécanismes « aveugles » de l’économie et du déploiement technologique) ; un lieu qui soit ouvert en amont sur tous les autres lieux de réflexion normative de la société, et en aval, sur l’ensemble de ses systèmes de formation et d’éducation. La recherche universitaire, quelle qu’en soit la discipline, doit donc avant tout être arrimée et orientée par le souci du développement de connaissances à portée civilisationnelle, qui répondent elles-mêmes aux grands problèmes de nature civilisationnelle – et pas seulement technique – qui se posent à l’humanité d’aujourd’hui, problèmes qu’elle engendre elle-même et qui vont jusqu’à comprendre dans leur horizon la question de la perpétuation du monde.
19Sur cette base, la reprise en main par l’institution universitaire des finalités qui lui sont propres exige des changements de cap importants.
20a) Il est impératif de recréer des milieux académiques « forts » et « vivants », régis d’abord par une normativité interne autonome (idéal de la maîtrise disciplinaire, du scholarship), valorisant la connaissance synthétique et, dans une certaine mesure, toujours encyclopédique, et non pas l’« excellence » ponctuelle et compétitive, toujours extravertie. […]
21C’est d’ailleurs ici que l’on découvre un des effets les plus pernicieux de la primauté accordée à la recherche dans le recrutement des professeurs d’université, en même temps que la recherche, dans son dynamisme propre, s’oriente vers des objets de plus en plus spécialisés et fragmentés. Les études dites supérieures ont fini par se confondre avec la « formation à la recherche », avec la « production des chercheurs », avec la transmission de savoir-faire purement méthodologique, lorsqu’il n’est pas seulement pragmatique. Au plus haut niveau de la réalisation de la mission universitaire, on ne tend plus ainsi qu’à former des compétences spécialisées, fragmentaires, des savoir-faire opérationnels d’application automatique – idéalement informatisables et robotisables. Ce n’est pas à la base de l’éducation, mais c’est à son sommet que l’on produit maintenant du « savoir en miettes » et de la « pensée parcellaire » – et ceci est très important dans une société qui tend à remplacer de plus en plus, à la base même de son fonctionnement et de sa reproduction, le « travail productif » de l’ouvrier (que la logique du capitalisme industriel avait justement réduit en « travail en miettes », selon l’expression célèbre de Georges Friedman) par l’activité des technologues, des techniciens et des technocrates que produit justement l’université. Maintenant, c’est la tête elle-même qui dépérit et se décompose dans l’aliénation, et pas seulement le cœur ou les membres. Mais comme la tête ne peut pas survivre longtemps aux membres et au cœur, ni ceux-ci à la tête, cela revient d’ailleurs au même du point de vue de l’aliénation globale de la vie : seule l’illusion est encore plus grande, et donc plus pernicieuse. Autrement dit, l’aliénation principale s’est déplacée vers le système de formation et d’éducation, et c’est au sommet de ce système qu’elle atteint son point le plus fort. Cela nous concerne directement puisque nous y sommes, et que d’une certaine manière nous en sommes encore un peu les maîtres et les responsables : et lorsque nous ne le serons plus du tout, c’est que nous aurons volontairement abandonné la place, car je ne vois pas vraiment par quelle violence purement extérieure ou objective on nous l’aurait arrachée, ni au profit de qui. Nous sommes les premiers à recouvrir ce qui se passe sous le manteau des mots et des légitimités (science, savoir, connaissance) que nous avons hérités de l’humanisme classique, pour en masquer la portée.
22b) La situation d’urgence actuelle en appelle à un peu d’imagination institutionnelle. Entre le modèle de séparation institutionnelle de l’université et des organismes de recherche (comme en France, avec le CNRS), et celui d’instituts universitaires de recherche distincts des départements, avec ou sans tâches d’enseignement supérieur (comme en Allemagne), il y en a bien d’autres à inventer et à mettre au point, à condition que les deux finalités puissent rester distinctes non seulement « conceptuellement », mais statutairement et organisationnellement, institutionnellement. Cela implique qu’il faut également établir des distinctions dans la gestion d’ensemble : l’idéal serait une séparation organisationnelle (CNRS, instituts, etc., d’un côté, départements de l’autre). La tâche des départements n’est pas d’accueillir et de gérer la recherche, même si certains de leurs membres s’adonnent à la recherche. Il est erroné de penser que la formation est d’abord une formation à la recherche : elle est fondamentalement une formation à la maîtrise, à la compréhension d’une discipline. Or chaque discipline ne peut prétendre viser une connaissance authentique de son objet que dans la mesure où elle parvient à le rattacher à une réflexion générale, qu’elle partage avec toutes les sciences humaines, sur la portée, les conditions et les fins de l’agir humain dans le monde.
23c) On ne peut pas se contenter des fausses solutions verbeuses sur la formation générale dans la perspective de l’interdisciplinarité (du genre proposé par le rapport Maheu). Et dans la perspective d’un équilibre entre la formation générale et la formation spécialisée, une prise de position non élitiste contre la professionnalisation de l’université s’impose. Bien sûr, il n’y a pas de formations professionnelles ni d’activités de développement de la connaissance qui seraient en elles-mêmes de niveau ou de type universitaire, et d’autres qui ne le seraient pas. Le critère est simple : toute formation et toute recherche intellectuelle sont de niveau universitaire lorsqu’elles impliquent non seulement la maîtrise et l’application d’une technique, mais aussi l’acquisition d’une capacité de jugement qui sera elle-même socialement reconnue comme autonomie. Une telle formation, ou une telle recherche, vu l’autonomie qui lui est conférée ensuite dans la société, devrait être elle-même encadrée, orientée, limitée, animée et justifiée a priori par une structure de références normatives communes, ayant une portée civilisationnelle. Cela peut concerner n’importe quelle profession, n’importe quel développement de la connaissance, n’importe quelle recherche, en autant que la société en attende une contribution à la croissance et à la transmission de ce qui possède pour elle valeur d’« universel ». […]
24Dans tout cela, encore une fois, il ne s’agit pas de changer de bateau : il suffit de changer de cap. Et l’on pourra même alors aussi « baisser la vapeur », pour prendre le temps de voir où l’on va et de faire le point à mesure que l’on avance. L’important pour l’heure est d’infléchir le mouvement. Parce que plus le modèle de développement auquel participe l’université (et qu’elle a largement contribué à formuler et à promouvoir, même si elle en fait maintenant une pure donnée objective à laquelle elle serait tenue de s’adapter) étend son emprise loin de son origine (dans le temps historique et dans l’espace sociopolitique et civilisationnel), plus la rupture vers laquelle il va – parce qu’il en crée toutes les conditions – sera cassante : autre façon de dire que le rejet de la greffe que ce modèle veut imposer risque d’être total. Car nous ne sommes pas vraiment devenus, avec notre système de pouvoir faire et de laisser faire, de croître et de laisser croître, et même avec toutes nos capacités de prévision, de programmation et de contrôle, définitivement les maîtres du monde, les maîtres de l’avenir, les maîtres du destin. Le monde, l’avenir, le destin deviennent de plus en plus compliqués et de plus en plus incertains à mesure que nous les reconstruisons à la hauteur de vue (basse) et aux couleurs (grises) de nos prévisions.
25Ceci se voit déjà tout près de nous, chez nous, dans les rapports que nous avons avec nos élèves, avec nos technocrates et nos gestionnaires si souvent issus de nos rangs, avec nos propres variables économiques, avec nos propres indicateurs socioculturels, psychologiques, écologiques. À laisser aller comme on va, à laisser faire comme on fait, on ne va pas vers une « solution », on ne fait pas un monde meilleur, on va vers pire : et puis le pire, c’est que par-dessus ou par-delà toute conjoncture et toute stratégie, toute programmation et toute prévision, on va vers rien. Et nous ne sommes pas encore rien, ni nous-mêmes ni les autres, ni nos enfants ni les leurs, ni notre civilisation ni celles qui sont encore différentes de la nôtre. Ni nos désirs ni nos rêves… ni les promesses simples que nous avons reçues en naissant.
Notes
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[1]
L’association n’est pas fortuite. L’idéologie du « Nouvel Age », qui conçoit pour les confondre le monde et l’esprit en fonction des « énergies », « puissances » et « influences », projette une attitude d’opérativité technique dans le domaine de la « spiritualité » et de la « réalisation de soi », et ceci jusqu’à penser pouvoir vaincre la mort elle-même de façon technique. Car la parapsychologie se rattache essentiellement à une compréhension technique de l’« âme » ou de l’esprit (comme jadis la magie : voir Weber).