Notes
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L’analogie du potlatch et de la cérémonie des dons trobriandaise devient évidente dès que l’on considère qu’il faut se séparer de ce qui a été donné. L’homothétie apparaît dans la séparation, en même temps qu’elle rend plus manifeste le rôle de lien social du sacrifice.
1On sait comment Freud a tiré parti des recherches anthropologiques de son temps. D’autres travaux, notamment ceux de Mauss et de Malinowski, ont mis en valeur des faits qui, plus ou moins explicitement, ont obligé la psychanalyse à s’approfondir, et à faire, par exemple, du complexe d’Œdipe de la famille patriarcale occidentale un cas particulier d’une structure plus générale. Cet article sert à évaluer ces apports sous le jour de cette structure. Dans notre lecture faite à partir de nos concepts, nous avons isolé certains faits, d’ailleurs connus depuis longtemps. Nous cherchons à leur donner ainsi une lisibilité « freudienne ».
Quelques caractéristiques sexuelles des échanges symboliques
2Des objets symboliques circulent dans certaines sociétés comme s’il s’agissait de monnaies, bien qu’ils n’aient aucune valeur marchande. Leur don scelle des alliances et est l’occasion de contre-dons. Les échanges marchands proprement dits forment un flux qui est parallèle à cette circulation. Mais n’a-t-il pas fallu d’abord tisser des alliances grâce aux dons et aux contre-dons avant que le commerce proprement dit n’apparaisse ? De plus, dans certaines cultures, ces symboles sont sexués – mâles ou femelles –, ce qui ne sera plus le cas pour les monnaies proprement dites. Dans les tribus polynésiennes de Samoa, George Turner [1884, p. 52] a par exemple étudié des cérémonies au cours desquelles s’échangent des cadeaux dont les uns sont masculins, les autres féminins. Certains de ces ornements prestigieux avaient d’abord été destinés aux femmes.
3Mais c’est surtout dans les cérémonies du kula aux îles Trobriand que B. Malinowski [1922/1989] a remarqué des échanges-donations de monnaies (vaygu’a) de deux types : des colliers (sulava) uniquement destinés aux femmes et des bracelets portés par les deux sexes (mwali) [1989, p. 144]. « [Le kula] consiste uniquement en un échange, sans cesse répété, de deux articles destinés à la parure, mais qui, en fait, ne sont même plus employés à cet effet. Pourtant cet acte si simple – ce passage de main en main de deux objets sans signification et sans utilité – est devenu la base d’une vaste institution intertribale, du fait qu’il est lié à un nombre incalculable d’autres activités » [ibid.]. Certes, ce sont des hommes qui président à ces cérémonies (« le kula […] est une activité essentiellement réservée à l’homme » – p. 343). Et l’on se demande alors pourquoi les symboles qu’ils échangent ne sont pas purement et simplement ceux de la virilité, ou même dépourvus de référence sexuelle. Non, ces cérémonies spéciales purement masculines mettent en jeu des symboles des deux genres et « on tient pour inférieur en valeur l’élément féminin » [p. 149]. Le sens sexuel de cette circulation d’offrandes est indéniable : « Lorsqu’un collier et des brassards se rencontrent dans le kula et sont échangés, on dit qu’ils se marient. Le premier est considéré comme l’élément mâle, les seconds comme l’élément femelle » [p. 157]. La circulation commence à partir d’un premier don, vaga (présent d’entrée en matière – ibid.), opening gift qui engage celui qui reçoit à faire à son tour un autre don, kudu, traduit par Malinowski par « le don qui verrouille », mais dont la polysémie est plus large : « la dent qui mord, qui coupe, tranche et libère » [p. 418]. Ces pratiques du kula s’inscrivent dans de larges circuits d’échanges, de dons et de marchés obligatoires qui s’étendent à toute la vie économique et morale des îles Trobriand.
4La clé du système réside dans l’opening gift, parure de valeur d’abord esthétique et, encore une fois, surtout sexuée [Mauss, 1950, p. 188]. Lorsqu’elles cessent de circuler, les offrandes témoignent de l’autorité et de la grandeur de leurs dépositaires. Elles deviennent des « biens de prestige » : l’importance d’un trésor signifie que la parole de son dépositaire a été engagée avec succès de nombreuses fois et pourra l’être encore.
5La circulation de ces richesses ne doit pas s’interrompre, et il ne convient pas de les thésauriser trop longtemps [Malinowski, 1989, p. 152]. Seuls des partenaires privilégiés peuvent en bénéficier, à condition qu’ils habitent sur la route des colliers ou des bracelets [p. 149-152]. Leur possession est à la fois une propriété provisoire, un gage, une location, une offrande fidéicommis : « La possession de ceux-ci [les vaygu’a] serait à la fois temporaire, intermittente et cumulative » [p. 186]. Impérativement, ces dons doivent être transmis à un tiers, un partenaire lointain (muri muri). C’est parce que chaque propriétaire doit se séparer du bien précieux que cette pratique équivaut à un potlatch [1]. Ces échanges montrent dans le même sens une caractéristique que ne possède pas la monnaie, c’est l’intense personnalisation des symboles : chaque objet possède un nom propre, une histoire ou même un roman [p. 147]. Bien plus, certaines personnes empruntent leur nom, et elles considèrent quoi qu’il en soit leur compagnie comme un réconfort, un soulagement, une guérison. Mais hélas ! ces symboles vivants aspirent à rencontrer leur prochain propriétaire, et il faut s’en séparer, sans jamais cesser de donner et de recevoir. Un mouvement circulaire entre les îles anime ces parures. Les mwali (bisexués) naviguent d’ouest en est, et les sulava (féminins) d’est en ouest. Leur « sexe » décide de leur direction. Tout se passe comme si le sens contraire de leur navigation indiquait une hétérogénéité liée à la sexualité, bien que la circulation des uns conditionne celle des autres.
Extension de cette sexuation de l’échange
6Une découverte aussi importante que celle de Malinowski est souvent critiquée, mais sa mise en cause finit souvent par la renforcer. C’est en étudiant la place des femmes que ces critiques ont été formulées. L’obligation de donner, telle qu’elle résulte d’un enjeu sexuel, est apparue sous d’autres formes – féminines – dans plusieurs coutumes trobriandaises étudiées postérieurement aux observations de Malinowski. Ces faits concernent d’abord la distribution des vivres. Un homme ne récolte pas l’igname pour sa propre famille. Il doit offrir sa récolte à la famille de sa sœur (les enfants appartiennent au clan de la mère et sont placés sous l’autorité de leur oncle maternel). Lorsqu’une femme se marie, sa famille s’engage à nourrir le couple, et un frère (réel ou classificatoire, un cousin par exemple) lui offre sa récolte. Quant au marié, il procède de même avec sa sœur, etc. L’obligation des dons procède elle-même d’un lien sexuel. Leur circulation par le biais des femmes se différencie d’un échange marchand (au sens d’un échange paritaire). Elle a pour base le mariage, lequel concerne la jouissance sexuelle avant même la procréation.
7Un rôle encore plus actif des femmes apparaît dans l’étude d’Annette Weiner, La Richesse des femmes ou comment l’esprit vient aux hommes [1983]. A. Weiner a pensé que la découverte d’une sorte de pendant féminin du kula mettait en cause les déductions de Malinowski. « […] La contestation la plus retentissante [des thèses de Malinowski] a été amenée par la découverte aux Trobriand d’objets précieux réservés aux femmes » [Weiner, 1976, cité par Panoff, 1989, p. VII ]. Les mêmes épouses qui nourrissent leur propre famille grâce aux récoltes de leurs frères se doivent d’organiser, lorsqu’un homme décède, les rites mortuaires qui l’accompagnent vers sa dernière demeure. À cette occasion, elles doivent distribuer des monnaies coutumières : des jupes ou des feuilles de bananier, symboles de fertilité des plus précieux quoique sans valeur marchande. Ces biens cérémoniels féminins sont exhibés et offerts lors des temps forts de la vie sociale, en supplément des rites mortuaires. L’ensemble des prestations et des actes protocolaires qui s’y rattachent feraient ainsi pendant au système du kula chez les hommes.
8Cependant, loin de contredire les observations de Malinowski, ces coutumes montrent au contraire un retour à l’origine de la valeur (les parures des femmes aux moments cruciaux des rites mortuaires). En effet, la jouissance sexuelle féminine implique un rapport au totem (au nom, si l’on veut) en même temps qu’aux fétiches – aux dons – qui la symbolisent. Il y a donc un point de recoupement de deux coordonnées entre, d’une part, le kula « masculin » et l’échange de fétiches et, d’autre part, son pendant féminin – avant tout celui des rituels mortuaires. Dans l’espace endogame, le don est nécessaire pour la formation d’un couple eu égard à la filiation du père mort (les rituels mortuaires) et les femmes président à ces échanges. Et dans l’espace exogame, les symboles du don – le temps de leur fétichisation – vont établir des alliances entre clans et, dans la foulée, des rapports marchands entre les hommes. Entre le mariage, la circulation des nourritures dans la famille et le don d’une monnaie purement symbolique hors de la famille, les dons perdent leur sens sexuel premier.
9On note la différence importante entre le kula (masculin) et son pendant féminin. Ce dernier se limite à l’espace familial, ou tout au plus au clan endogame des filiations matrilinéaires. En revanche, le kula est franchement exogamique : ses procédures touchent de vastes espaces géographiques interclaniques, et ses rituels sont le préalable à de multiples activités. Tout se passe comme si le pendant féminin endogame, réglé sur les parures données aux femmes, ne retrouvait son sens sexuel premier qu’à l’heure des offrandes mortuaires. L’incommensurabilité de la jouissance d’origine a poussé à des échanges exogames, repris dans les rites du kula, cette fois-ci masculins. Entre l’espace endogame et l’espace exogame, l’attention est attirée par la nature sexuée de l’opening gift, qui sert en quelque sorte d’écluse (sa première porte) entre ces deux espaces. Il existe une gradation à partir de l’opening gift. La nature sexuée du cadeau d’introduction est déplacée sur une scène d’apparence non sexuée, celle du rapport des hommes entre eux. À quoi tient la magie de l’opening gift sinon à la puissance sexuelle de son aura féminine première ?
Une première hypothèse de lecture
10Il faut ici interroger le sens du cadeau fait à une femme, et cela en partant d’une remarque très générale. Une fois la jouissance sexuelle consommée, on pourrait croire que l’homme et la femme qui y ont pris également plaisir sont quittes. Mais pas du tout : la femme demande quelque chose de plus. Et cela, même si elle semble avoir obtenu ce qu’elle espérait, et alors que son plaisir est réputé plus important que celui de l’homme. Une disparité déséquilibre l’échange, un « plus de valeur », mis en évidence par une demande féminine surnuméraire, que ce soit la présence, le mariage, le nom, le cadeau, l’argent, l’enfant, une sortie, bref, quelque chose de plus, ou parfois même de manifestement impossible. Une femme exige un cadeau parce qu’elle se donne, donc se perd, et que d’ailleurs rien ne sera jamais assez précieux pour la dédommager. Entre la satisfaction sexuelle de l’homme et la jouissance de la femme, le rapport paraît inéquitable, disparité qui appelle une valeur supplémentaire. Ce caractère toujours excédentaire de l’orgasme fait de son don le seul don véritable (sans « contre-don » possible, sinon grâce à la foi accordée à son symbole). En ce sens, ce don ne mérite-t-il pas d’être considéré comme le « souverain bien » ? Aucune parité ne compense sa dette, quand bien même son paiement serait réclamé.
11« Rien » ne calme cette réclamation qui se concrétise dans les bijoux, un vêtement, un objet esthétique, un fétiche, le nom, un enfant, etc. Cet investissement du « rien » apporte sa dimension symbolique aux objets donnés. Une chose (res) fait vêture de ce « rien » (de même étymologie). Les cadeaux sont ainsi des sortes de parure du néant, cœur de la préciosité qui les distingue d’autres objets de prix. Une fois offert, un bijou sort du domaine commercial : il scintille de la singularité du nom – une certaine personne a offert un joyau désormais unique. Cette facture unique distingue le don des objets utilitaires que l’on peut mettre en série.
12Dans son article « Le don et l’échange dans le vocabulaire indo-européen », Émile Benveniste remarque que la racine du verbe donner, do, se retrouve dans la plupart des langues indo européennes. Cinq termes distincts existent en grec ancien pour rendre ce que nous traduisons aujourd’hui par don ou cadeau. La plupart sont symétriques de contre-dons : ils entraînent des compensations et n’entrent donc pas dans le cadre du don gratuit. Mais dans certaines exceptions, la même racine signifie non seulement « donner », mais aussi son contraire : « prendre ». C’est aussi le cas pour d’autres verbes concernant l’échange, comme acheter et vendre dans les langues germaniques (kaufen) ou bien prêter et emprunter, qui eux aussi possèdent la même racine.
13Notons que la même particularité existe aux antipodes. Aux îles Fidji, des dents de cachalot représentent une monnaie, le tambua. Des pierres appelées « mères des dents » complètent chaque dent. L’ensemble forme une sorte de poupée en deux parties dont l’implication est double : les présenter, c’est implicitement faire une requête ; les accepter, c’est aussi s’engager [Mauss, 1950, p. 191], comme si leur duplicité comportait en elle-même un don et un contre-don. Et en effet, un donateur reçoit quelque chose quand il donne, même si rien ne lui est donné en retour. Lorsqu’il est utilisé dans les échanges commerciaux, le tambua continue de porter ce double sens : le même mot signifie l’achat et la vente, le prêt et l’emprunt (comme dans le double sens des mots primitifs).
14Or, la conjonction de « prendre » et de « donner » a un sens particulier dès qu’il s’agit de l’érotisme. Qui prend et qui donne le phallus ? Une femme donne le phallus à un homme lorsqu’elle est désirée par lui, puisque, aussi bien, c’est elle qui provoque son érection. Elle prend ce qu’elle donne, qui est son bien en quelque sorte. En dépit des apparences, la passivité a une conséquence active. Ce biface du don apparaît dans le génitif subjectif ou objectif du désir. Lorsqu’on emploie l’expression « le désir d’Untel », Untel est-il désiré ou bien désire-t-il ? Loin d’être une exception linguistique, cette forme de don, qui est aussi une manière de prendre, délimite l’enjeu sexuel.
15Or, on l’a rappelé, ce qui est donné relativement à l’orgasme correspond à une dette inextinguible, c’est-à-dire à un dommage lié à la jouissance de se donner. Ce dommage jouissif vient de loin ! Il s’origine dans le fantasme de séduction du jeune enfant, séduit par son père, mais ne pouvant y céder sans tomber sous le coup d’une mort par inceste. D’où procède un vœu parricide, proportionnel au désir du père (que le Totem commémore). Un dommage – comme celui du traumatisme sexuel de l’enfance – se reproduit au fur et à mesure qu’il se compense dans des symptômes, puis dans l’orgasme. En ce sens, la racine indo-européenne du don do a la même étymologie que « dommage » (que l’on retrouve dans le latin damnum). Le dommage du traumatisme sexuel est consubstantiel à la jouissance sexuelle, laquelle impose un don gratuit, puisque rien ne saurait la compenser paritairement. La disparité du traumatisme sexuel bat au cœur de l’érotisme et donne sa raison à une valeur vide, celle qui résulte de la contradiction entre un dommage et sa jouissance. Comment symboliser la jouissance ? L’or, les ornements offerts aux femmes, le nom, l’enfant y parviendront-ils ? Quelle que soit leur importance, la part de dommage que comporte cette même jouissance échappera du même coup. La création de valeurs fiduciaires reste toujours inégale à l’absolu de la valeur, d’abord réclamée par la femme en compensation d’une jouissance dont elle profite peut-être, mais qui la lèse aussi.
16Un cadeau a été fait à une femme, en écho de la jouissance sans prix qu’elle donne. La spécificité du don d’un homme à une femme – par exemple un bijou sulava (don qui verrouille) – symbolise le don dépersonnalisant d’une femme à un homme (son orgasme). L’homme offre d’abord son cadeau, son fétiche, à titre d’envers de l’orgasme.
Métamorphose du sens de l’échange lorsqu’il concerne les hommes
17Ne peut-on considérer maintenant que le même enjeu existe lorsque ce sont des hommes qui se font de tels cadeaux ? Ils mettent ainsi leur féminité dans la balance, dans une cérémonie sacrificielle qui économise la guerre. La bisexualité des hommes est la sorte d’écluse (sa deuxième porte) qui fait communiquer l’échange privé du rapport sexuel homme-femme et les échanges généralisés entre les hommes. Ce don entre ensuite dans un circuit d’échange forcé parce que – entre hommes – il est toujours inégal à sa fonction. Le fétiche, qui fut un bijou offert à une femme, circule donc à la poursuite de sa propre valeur, navigation certes plus longue que celle d’une destruction. Navigation infinie.
18Le moment anéanti de l’orgasme est remplacé dans les alliances masculines non par une cérémonie aussi évidente que le potlatch, mais par l’obligation de se séparer de l’objet donné : la fonction de l’alliance est ainsi conjointe à celle d’une séparation plutôt que d’une destruction, séparation qui entraîne d’ailleurs une extension de proche en proche du lien social, en somme fondé grâce à la symbolisation d’un rapport sexuel et à la reconnaissance mutuelle que chaque cérémonie de donation implique. En résumant beaucoup, l’opening gift a la même valeur du côté des hommes qu’un rapport dont l’orgasme est mimé par la destruction et il fait jouer à la circulation d’un symbole qui porte encore l’odeur du féminin le même rôle qu’un potlatch (ou qu’une guerre) inévitable dès qu’il s’agit du rapport des hommes entre eux, dans la mesure où ils renient leur féminité pour être des hommes.
19Dans le rapport sexuel, le don de soi reste certes incommensurable à un don qui serait son écho. Dans le rapport entre hommes, en revanche, et plus encore lorsqu’ils luttent contre leur féminisation, le don appelle un contre-don, une équivalence qui annulerait cette féminisation potentielle, une neutralisation jamais si bien mise en œuvre que grâce à l’abstraction monétaire. Pourtant, si l’on veut bien considérer l’orgasme comme le souverain bien, il reste le modèle implicite de ces échanges (tout comme l’or reste l’étalon de la monnaie). Forte de la confiance établie par l’alliance, une monnaie d’échange asexuée prend le relais des premiers fétiches, ouvrant leurs brisées aux équivalents monétaires, tombant ainsi en quelque sorte d’une signification érotique déviée à des échanges désexualisés. Dans le commerce ordinaire, les dons s’annulent en contre-dons dans le mouvement des échanges, non sans une inflation constante, pâle reflet de l’incommensurabilité qui reste le moteur latent de leur navigation. L’opening gift méprise l’utilitarisme, mais en dépit de son dédain il continue d’ordonner les hiérarchies et pacifie les rivalités.
20La désacralisation du fétiche, c’est-à-dire le refoulement de son aura dans l’or, se poursuit ensuite dans l’univers marchand qui, à force d’échanges, renie ses origines corporelles. Grâce à ce traître, les objets échangés perdent le parfum de qui les créa. Réputé sans odeur, l’argent ne présente certes plus aucune caractéristique animiste. Pourtant, même si cela ne se voit pas, il véhicule une sorte d’esprit de la valeur, toujours de quelque façon personnalisé, puisque celui qui a produit un bien y met son âme, une part de lui-même qui personnalise les objets en effet, de manière plus ou moins visible, jusqu’à l’abstraction monétaire. Car tout objet, aussi loin que portent les sens, s’investit du mana de qui l’a fabriqué.
21Malinowski n’a trouvé aucune source dans le droit coutumier ou dans les romans qui illustrerait la vie des offrandes, et qui expliquerait la nécessité de la circulation des objets. Mais le mouvement obligatoire ne résulte-t-il pas tout simplement d’une nécessité interne à l’offrande ? Si elle symbolise une jouissance anéantissante (l’orgasme), elle doit circuler (ou être détruite). Dans la mesure où les hommes ne peuvent réaliser dans leurs échanges ce que l’objet était destiné à symboliser (le rapport sexuel), il va être donné à un autre, qui fera de même. La féminisation relative de tout homme, sa bisexualité (mwali), doit naviguer, tout en étant mesurée à l’aune du souverain bien.
22La parure destinée à une femme s’est fétichisée dans les alliances entre hommes. Le fétiche détourne une jouissance vers les circuits de l’échange : il se fiduciarise à contre-courant de son sens sexuel, de même que les offrandes « masculines » (ou plutôt bisexuelles) tournent à contresens des offrandes « féminines », autour des îles Trobriand. Un rapport masculin-féminin, une sorte d’engrenage contraire, fait tourner des échanges en quête de symbolisation. Données d’abord aux femmes, les parures, dont le fétichisme dénie la castration, forment la matrice de la valeur. Les hommes entrent en lutte contre leur féminisation mutuelle : c’est à qui ne sera pas « la femme ». Leur violence, qu’elle soit guerrière, sacrificielle ou commerciale, se proroge à proportion d’un impossible orgasme. Par angoisse, par tromperie, par trahison, les fils détournent un souverain bien de son sens sexuel, et de multiples biens naissent et prolifèrent de leur duplicité. Lorsqu’ils évitent la destruction, ils échangent les symboles de la jouissance qu’ils refoulent. Si les offrandes préliminaires à la reconnaissance d’une alliance, puis au commerce tirent leur valeur fiduciaire (de confiance) d’ornements, de fétiches ayant d’abord servi de parures aux femmes, c’est à partir de ces parures de la castration que cette confiance est accordée au prix des marchandises. Jusqu’à aujourd’hui, l’or, étalon entre tous inutile, rêve de sa filiation orgastique dans les coffres des banques centrales.
Passage de la sphère endogame à la sphère exogame
23Pourquoi le souverain bien, puis son symbole se dégraderaient-ils jusqu’aux circuits marchands ? En effet, le souverain bien du rapport sexuel semble strictement privé : pourquoi devrait-il servir d’étalon secret de la monnaie, chose publique ? On peut certes comprendre que le refoulement de l’homosexualité va faire du symbole de l’orgasme l’étalon déplacé de l’échange. Mais l’homosexualité n’est pas toujours refoulée, même si sa conséquence guerrière est un universel : dans une société d’hommes (même homosexuels), la violence décide de qui est du côté masculin et qui du côté féminin. On dira que la guerre, le don, ou le potlatch, symbolisent cet affrontement. Pourtant, cette hypothèse ne suffit pas pour expliquer la circulation forcée des symboles, qui ne se localise pas au moment d’une cérémonie sacrificielle : elle exerce une pression constante.
24C’est que le symbole de la jouissance convoque la question du nom et de l’identité de chaque sujet, et elle l’interroge à chaque instant, comme condition de n’importe laquelle de ses pensées et de ses actions. Quiconque jouit se donne – même lorsqu’il se contente d’y penser : il risque de se perdre et il se raccroche comme il peut à son nom, aux actes et aux œuvres qu’il signe. S’agissant de jouissance, c’est son moment le plus extrême qui convoque le nom. Le moment orgastique, dépersonnalisant, en appelle au symbole du nom, ou du totem, qui repersonnalise. Les hommes prennent leur nom au cours du conflit œdipien et, plus tard, à l’adolescence, le rapport sexuel légitime cette appropriation. Une femme qui prononce leur nom pendant l’amour le leur donne une deuxième fois. Dans le rapport sexuel, le sujet prend à nouveau son nom, qui est celui de son père, du totem de la lignée.
25Le lien social est ainsi convoqué au cœur même du plus intime. En même temps, ce sujet qui prend son nom réalise un fantasme parricide, qui le met cette fois-ci dans un rapport de dette. Et avec quoi va-t-il payer cette culpabilité, sinon avec une monnaie légitimée au second degré par le souverain bien ? Le sujet qui a pris son nom tombe dans le monde de la culpabilité et de la dette, et il commence l’interminable poursuite de son paiement. Il s’instaure ainsi une hiérarchie forcée qui transfuse du souverain bien (l’orgasme privé) à la circulation des biens (dans le lien social, public).
26Le nom propre et la circulation du fétiche sont ainsi articulés : il est frappant que, dans la navigation des symboles trobriandais, certains cadeaux portent un nom propre, que leurs propriétaires momentanés peuvent emprunter. Fait notable, car si l’écriture du rapport sexuel est le nom propre, légitimé pendant l’amour, le cadeau qui symbolise le don orgastique porte lui aussi un nom. De même, quoique seulement à titre d’exception remarquable, Maurice Leenhardt [1980, p. 48] a pu observer « que souvent son nom [celui de la monnaie] est donné à la jeune fille comme nom propre, mais non nécessairement à la fille aînée ».
27Forts d’un nom légitimé par l’amour, les hommes n’en rejettent pas moins le féminin, c’est-à-dire leur propre castration. Et ils font de même lorsqu’ils disposent du bijou et en usent à contre-courant de sa valeur fétichisée pour un commerce qu’ils entretiennent entre eux. De sorte que, dans le déni de la castration (c’est-à-dire la perversion), ils détournent le fétiche de sa fonction érotique première. N’est-ce pas à ce titre qu’une valeur fétichisée – un fétichisme de la marchandise – domine les circuits de l’échange entre hommes ? Un certain bien ne peut s’échanger : celui qui peut s’obtenir aléatoirement dans la jouissance sexuelle. À corps défendant peut-être, ou même à corps perdu, c’est le seul don « gratuit », qui n’en cherche pas moins aussitôt sa contrepartie, son symbole toujours inégal au souverain bien d’origine.
BIBLIOGRAPHIE
- BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris.
- LEENHARDT Maurice, [1930] 1980, Notes d’ethnologie néo-calédonienne, Institut d’ethnologie, Paris.
- MALINOWSKI Bronislaw, [1922] 1989, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, Paris.
- MAUSS Marcel, 1950, « Essai sur le don », Sociologie et anthropologie, PUF, Paris.
- PANOFF Michel, 1989, « Introduction », in MALINOWSKI Bronislaw, Les Argonautes du Pacifi que occidental, Gallimard, Paris.
- TURNER George, 1884, Samoa, A Hundred Years Ago and Long Before.
- WEINER Annette, 1983, La Richesse des femmes ou comment l’esprit vient aux hommes, Le Seuil, Paris (traduction de « Women of value, men of renown », Austin, Texas, 1976).
Notes
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L’analogie du potlatch et de la cérémonie des dons trobriandaise devient évidente dès que l’on considère qu’il faut se séparer de ce qui a été donné. L’homothétie apparaît dans la séparation, en même temps qu’elle rend plus manifeste le rôle de lien social du sacrifice.