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Article de revue

Générosité, réciprocité, pouvoir et violenceEsquisse d'une grammaire des relations humaines en clé de don

Pages 97 à 123

Notes

  • [1]
    Cet article synthétise pour ce numéro des éléments de l’introduction et surtout de la postface de l’ouvrage que nous avons dirigé, La Société vue du don [Chanial, 2008a].
  • [2]
    Voir Jacques Godbout [1992, p. 115-116 ; 2000, p. 167].
  • [3]
    La Revue du MAUSS a traduit, en 1989, deux extraits de cet ouvrage, sous le titre « Pour une sociologie réflexive » (n° 4,2e trimestre) pour le premier et « La classe moyenne et l’utilitarisme » (n° 5,3e trimestre) pour le second.
  • [4]
    Deux autres articles du recueil For Sociology précisent cette critique : « Some observations on systematic theory » (1955) et « Reciprocity and autonomy in functional theory » (1959).
  • [5]
    A. Gouldner l’érige même au rang d’universel anthropologique et sociologique, comparable en cela à la prohibition de l’inceste [1975b, p. 242].
  • [6]
    D’autant plus que cette dette peut être monétaire ou morale, cet intérêt matériel ou spirituel, cette obligation statutaire ou contractuelle, formelle ou informelle – qu’il s’agisse d’obligations professionnelles, de celles propres aux rôles de père, de mari, de mère ou d’épouse, etc.
  • [7]
    D’où le classique « toi d’abord ! » ou la fameuse stratégie du free rider dégagée par Mancur Olson dans son étude des paradoxes de l’action collective, et à travers elle toute la littérature sur le fameux dilemme du prisonnier.
  • [8]
    La réciprocité permet ainsi de convertir l’égoïsme en altruisme, du moins un altruisme intéressé. Tel est d’ailleurs, comme l’auteur le rappelle, le modèle benthamien de l’harmonisation artificielle des intérêts.
  • [9]
    L’auteur en conclut que les fondements du maintien des systèmes sociaux doivent non seulement être recherchés dans les mécanismes qui contraignent ou motivent les hommes à respecter leurs devoirs et à payer leurs dettes, mais aussi dans ceux qui les conduisent à rester mutuellement endettés ainsi que dans ceux qui empêchent le règlement intégral de ces dettes. De ce point de vue, la norme de réciprocité ne suppose pas toujours l’équivalence. Sa force de lien repose davantage sur les différentes formes d’endettement mutuel qu’elle contribue à engendrer.
  • [10]
    La notion romaine de « clémence », la charité des chrétiens ou la magnanimité du « noblesse oblige » en sont autant de manifestations historiques classiques.
  • [11]
    Et on peut regretter que le néomarxiste Gouldner n’ait pas cherché dans ses enquêtes à savoir si l’entreprise capitaliste ne tient pas aussi parce que les salariés eux-mêmes donnent à leur employeur davantage que ce que leur contrat et leur statut stipulent, sans exiger non plus de contrepartie. Lacune comblée par Sylvie Malsan [2008], qui explore la signification de la dette entre travailleurs et employeurs dans le contexte des licenciements collectifs. Mais, plus généralement, on pourrait également montrer que les entreprises ne tiennent que par ce que Jacques T. Goudbout nomme un « endettement mutuel positif » [2000,2007]. Plus généralement, sur la part du don dans le monde du travail, voir la première partie de La Société vue du don [Chanial, 2008], notamment les contributions de Norbert Alter et Jacques T. Godbout.
  • [12]
    Par exemple sur le modèle chrétien de la longanimité de Job ou du commandement du Christ de tendre l’autre joue. A. Gouldner rappelle que Lao-Tseu s’opposait dans les mêmes termes à l’éloge de la réciprocité de Confucius [1975a, p. 283].
  • [13]
    A. Gouldner évoque une autre forme intéressante d’articulation entre ces deux normes qui intègre, cette fois, la question de la temporalité de l’échange. Une prestation motivée par la bienfaisance – parce que le receveur se trouve dans l’incapacité de rendre – peut, lorsque cette incapacité a disparu et que le donateur éprouve le besoin d’être aidé à son tour, donner lieu à une demande de sa part. Ainsi une même action peut-elle être interprétée, à deux moments différents, alternativement selon l’une ou l’autre de ces deux normes.
  • [14]
    Pour une démonstration analytique, voir V. Descombes [1996] et J. T. Godbout [2008, p. 122-125,219-224].
  • [15]
    En ce sens, le régime du don est celui de l’inconditionnalité conditionnelle. Il se distingue ainsi de celui de la bienfaisance – ou du « don sublime », unilatéral – qui relève davantage de l’inconditionnalité inconditionnelle. Et de celui de la réciprocité qui, régi par le do ut des, repose sur ce que l’on peut nommer une conditionnalité inconditionnelle. Pour une présentation et une application de ces notions de conditionnalité et d’inconditionnalité, voir A. Caillé [2000, chap. IV] et Ph. Chanial [2008b].
  • [16]
    Sur ce registre du « prendre », voir la modélisation suggérée par A. Caillé [2005a] dont la nôtre s’est en partie inspirée.
  • [17]
    Selon A. Gouldner, c’est bien par cet endettement mutuel que le don constitue un ciment essentiel du lien social. Et tel est bien pour lui le sens du paradoxe du don : aucun don ne rapporte autant que le don accompli sans considérations de réciprocité, « car ce qui est vraiment donné gratuitement touche les hommes et les rend particulièrement endettés vis-à-vis de leurs bienfaiteurs » [1975a, p. 277]. Pour autant, il ne dit pas grand-chose de la nature de cette dette propre au don. C’est la raison pour laquelle les travaux de Jacques T. Godbout vont nous être si précieux.
  • [18]
    J. T. Godbout précise néanmoins que, dans ce régime, on donne « sans pour autant être purement altruiste, car chacun sait bien que les choses circulent et vont revenir si nécessaire parce que chacun a confiance ». La réciprocité est donc moins absente que seconde ou secondarisée. Bref, dans cet état d’endettement positif, « la différence entre rendre et donner s’estompe et n’est plus significative » [Godbout, 2000, p. 48].
  • [19]
    « La dette de reconnaissance est la conséquence et comme l’expression d’une dette d’affection, dont personne ne doit désirer être quitte » [cité par Godbout, 2000, p. 57]. Sur les liens entre don et reconnaissance, voir les deux ouvrages collectifs publiés sous la direction d’Alain Caillé [2007] et d’Alain Caillé et Christian Lazzeri [2008], ainsi que les travaux de Marcel Hénaff [2002].
  • [20]
    C’est notamment le régime privilégié par les approches fonctionnalistes et, sous une tout autre forme, par l’interactionnisme.
  • [21]
    Voire le détourner, notamment afin de personnaliser ces jeux de rôles dans l’ensemble anonyme et impersonnel, ou du moins convenu. J. T. Godbout rappelle ainsi une vieille expression québécoise utilisée à l’adresse des invités au moment de leur départ : « Ne comptez pas les tours, on n’aime pas sortir. » Elle exprime certes qu’il y a une loi de l’hospitalité qui n’est autre que la norme de réciprocité (on s’invite tour à tour), mais qu’elle ne s’applique pas, les invités étant libres de rendre et donc de nouer une relation plus personnalisée [2000, p. 55].
  • [22]
    La règle d’or ne formule-t-elle pas parfaitement la norme de réciprocité et cette exigence de réversibilité ? La loi du talion aussi, j’y reviendrai.
  • [23]
    A. Testart [2007, p. 52-56]. Et cela tout autant dans la parenté que dans les relations typiques du servage ou de l’esclavage.
  • [24]
    Ce régime, longtemps délaissé, a fait récemment irruption sur la scène des sciences sociales autour des théories et des recherches empiriques consacrées au care et à l’éthique de la sollicitude – ou du soin. Pour une synthèse, voir les textes de Joan Tronto, Alice Le Goff et Patricia Paperman publiés dans le présent numéro, ainsi que S. Laugier et P. Paperman [2005]. Dans une tout autre perspective, Luc Boltanski s’y est également attaché dans son étude de l’agapè [1990] et de la compassion [1993]. Voir également ici même les contributions de Jean-Philippe Heurtin et de Catherine Dessinges.
  • [25]
    Cette configuration relationnelle est le point de focalisation, au risque de la résorption de toutes les relations sociales dans cet unique régime, de l’ensemble des sociologies critiques, notamment d’inspiration marxiste. On songe évidemment, en France, à P. Bourdieu et à sa théorie de la violence symbolique.
  • [26]
    Dans le même esprit, Frédéric Cauvet [2008], dans son texte consacré à la structure de l’échange dans le RMI, souligne combien cette violence de la dette opère dans les dispositifs contemporains d’aide ou d’assistance sociales.
  • [27]
    Comme le suggérait Mauss [1989] au sujet des notions d’intérêt, de générosité, de liberté et d’obligation, il serait également « bon de remettre au creuset » celles de pouvoir, de domination et d’autorité, notamment telles que Weber les a définies. Hannah Arendt [1972] y a consacré des remarques pénétrantes et David Alves [2007] en a proposé, en clé de don, une synthèse très suggestive.
  • [28]
    Chacun connaît l’étymologie latine : auctoritas/auctor, « celui qui accroît, qui augmente » (augere). En ce sens, l’autorité n’est pas sans lien avec le registre de la donation et participe donc à « faire grandir », à élever ceux sur qui elle s’exerce. Et « agrandis » de la sorte, ces derniers – partisans, disciples, etc. – pourront donner à leur tour.
  • [29]
    D’où la primauté presque exclusive de ce régime dans toutes les formes de sociologie utilitariste : théorie du choix rationnel, individualisme méthodologique et, pour une part, les théories de l’échange social et du capital social.
  • [30]
    Voir, dans le présent numéro, la note critique de Jacques Godbout consacrée à l’ouvrage d’Alain Testart.
  • [31]
    L’échange relève en ce sens du régime de la conditionnalité inconditionnelle, do ut des : lorsque j’échange, je ne donne qu’à condition qu’il y ait contrepartie. À l’opposé, la bienfaisance relève davantage du registre de l’inconditionnalité inconditionnelle.
  • [32]
    D’où cette définition générale que proposent J. T. Godbout et A. Caillé : « Qualifions de don toute prestation de biens et de services effectuée sans garantie de retour en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes » [1992, p. 32].
  • [33]
    Au point que, lorsque l’échange est immédiat, chacune de ces dettes est annulée sur le champ. « Si vite, écrit Alain Testart, qu’on ne la voit pas », même si « elle n’en a pas moins existé » [2007, p. 29]. Les échanges différés rendent quant à eux cette dette davantage visible. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle est valorisée, comme sous le régime propre au don.
  • [34]
    Durkheim le soulignait déjà avec force dans De la division du travail social : « Là où l’intérêt règne seul, comme rien ne vient refréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l’autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée. L’intérêt est ce qu’il y a de moins constant au monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi. Une telle cause ne peut donc donner naissance qu’à des rapprochements passagers et à des associations d’un jour » [1991, p. 180-181].
  • [35]
    Sur fond d’un état de violence et de rivalité, d’un état de nature hobbesien mais qui reste contenu. Voir Chanial [2006b].
  • [36]
    Il en va de même de toutes les relations contractuelles, qui ne sont que des « échanges nommés », formalisés. Pour une interprétation du contrat en clé de don, voir A. Caillé [2005b, chap. VI] et Chanial [2003].
  • [37]
    Pour mieux le transformer en « travailleur libre », dira ironiquement Marx.
  • [38]
    C’est en ces termes que pourraient être analysés les processus contemporains de contractualisation, voire de marchandisation, des relations sociales qui n’épargnent pas même la sphère de la sociabilité primaire.
  • [39]
    Voire de compassion, comme le montre Hervé Marchal [2008]. À un moindre degré, par routinisation et personnalisation de l’échange, la logique du contrat peut, à rebours du processus historique évoqué, se nourrir d’une logique davantage statutaire où l’exigence comptable et immédiate du donnant-donnant a moins de prise.
  • [40]
    Au sens, suggère A. Caillé, où le « prendre-refuser-retenir » se substitue au « donner-recevoir-rendre » [2005a].
  • [41]
    À la suite de Raymond Verdier [1980-1986], Marcel Hénaff pointe clairement la singularité du régime de la guerre : « La guerre signifie donc l’absence de réciprocité ; le refus ou l’impossibilité de la maintenir. Des groupes en guerre se disent en fait : entre nous, pas de don/contre-don, pas de vengeance réglée, c’est-à-dire pas de justice ; mais l’affrontement d’étrangers à étrangers ; où l’on peut tout prendre à l’ennemi sans autre condition que celle de vaincre » [2002, p. 287].
  • [42]
    Keynes, dans sa Théorie générale, l’avait clairement perçu : « La possibilité de gagner de l’argent et de se constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relativement inoffensifs […]. Il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens » [cité par Hirschman, 1980, p. 120].

1Comment se faire des amis pour réussir dans la vie ? C’est sous ce titre qu’a été publié en 1936 le célèbre best-seller, vendu à plus de 5 millions d’exemplaires, d’un self-made man typiquement américain, Dale Carnegie (1888-1955). Ce manuel de savoir-vivre à l’usage des plus ou moins jeunes générations avides de succès dans leur vie personnelle et professionnelle pourrait légitimement être lu comme une version moderne, deux siècles plus tard, du fameux texte de Benjamin Franklin, Des nécessités qui s’imposent à ceux qui veulent devenir riches (1736), que Max Weber [2003, p. 21] considérait comme l’expression, dans sa « pureté presque classique », de l’esprit du capitalisme. En effet, à cette question, formulée en clé d’intérêt, Carnegie apportait une réponse a priori résolument utilitariste : si vous voulez réussir dans la vie – en fait principalement en affaires –, intéressez-vous aux autres.

2Mais n’est-ce pas davantage en clé de don que l’injonction de Carnegie mérite d’être comprise [2] ? Dressant la liste des « six moyens de gagner les sympathies des gens », il précisait à ses lecteurs : « Vous vous ferez plus d’amis en deux mois en vous intéressant sincèrement aux autres » [1959, p. 59], « faites toujours sentir son importance à votre interlocuteur et faites-le sincèrement » [ibid., p. 110]. Ne suggérait-il pas en fait, plus subtilement, que le plus sûr moyen de se faire des amis, c’est tout simplement de les aimer ? Bref, d’aimer les autres.

3Tel est le « paradoxe de Carnegie » relevé par Jacques Godbout [2000] et Alain Caillé [2006] : la condition pour développer des relations sociales susceptibles de se révéler utiles est de les valoriser d’abord pour elles-mêmes. Or ce paradoxe n’est autre que le paradoxe du don. Il peut s’énoncer ainsi : pour que le don soit « payant » à terme, il ne faut pas qu’il soit fait dans ce but. Ou encore, dans le don, « on gagne à condition de ne pas être intéressé à gagner, de ne pas adopter le schéma de l’intérêt individuel, de ne pas calculer » [Godbout, 2000, p. 167]. Il est donc pleinement légitime d’affirmer que le don, même s’il ne repose sur aucun calcul, est réaliste et efficace. En ce sens, Mauss avait raison : il n’y a pas de don gratuit, sans retour. Néanmoins, si le don est réaliste parce qu’il y a retour, le don existe parce que, pour qu’il y ait retour, il ne doit pas être fait dans ce but. C’est à cette condition que le don – en manifestant de la générosité – enclenche la spirale du don. Que le don appelle le don. C’est à cette condition qu’il fabrique du rapport social et, conjointement, qu’il est « payant ».

4Ce paradoxe, le sociologue américain Alvin Gouldner l’avait déjà dégagé dans un article peu connu et pourtant essentiel, « The importance of something for nothing » [1975a] que nous publions dans ce numéro. Je voudrais tout d’abord replacer ce texte dans le cadre de la réflexion plus générale menée par le sociologue américain sur la question de la réciprocité [Gouldner, 1975b]. Je tenterai ensuite, à son invitation en quelque sorte, de montrer en quoi la subtile articulation entre réciprocité et bienfaisance qu’il propose dans ce texte peut permettre d’esquisser une formalisation en clé de don des différentes grammaires des relations humaines.

Réciprocité et bienfaisance : la synthèse d’Alvin Gouldner

5L’article traduit ici constitue, de l’aveu même de son auteur, le prolongement d’un texte précédent, « The norm of reciprocity », publié en 1960 dans l’American Sociological Review. A. Gouldner ne décidera de le publier que quinze plus tard dans un recueil intitulé – clin d’œil à Louis Althusser – For Sociology. Ces deux textes anticipent cette critique radicale de la sociologie contemporaine que constitue son maître livre, The Coming Crisis of Western Sociology [1970 [3] ] et en participent. Cette critique était notamment adressée, à l’instar de celle de son autre collègue radical, C. Wright Mills [1971], à la sociologie fonctionnaliste des systèmes sociaux, notamment à sa cécité face à la question du pouvoir, de l’exploitation, ou plus généralement des formes d’échange inégal [4]. Elle n’est pas sans rapport également avec sa dénonciation de la « culture utilitaire » – contre laquelle la sociologie a vocation de lutter – et sa constante préoccupation éthique, invitant notamment à voir dans tous les êtres humains des « frères en sociologie ».

La réciprocité ou l’empire du rien sans rien

6Comme le sociologue américain le montre dans le premier article, la « norme de réciprocité » constitue une norme fondamentale des relations sociales [5], ou, pour l’exprimer dans un langage fonctionnaliste, l’une des conditions du maintien et de la stabilité des systèmes sociaux. Néanmoins, il s’agit bien pour A. Gouldner d’une norme, c’est-à-dire d’une règle normative, propre à motiver l’action, et non d’un principe formel – sur le modèle notamment de C. Lévi-Strauss – construit par l’analyste et qui résiderait en quelque sorte derrière les pratiques sociales. De plus, cette norme engage une pluralité de motivations possibles, souvent mêlées. En effet, un échange régi par la réciprocité peut s’accomplir autant en raison d’un endettement passé, de l’éventualité de bénéfices futurs que d’un sentiment présent d’obligation. Qu’il s’agisse d’une dette à régler, d’un intérêt à satisfaire ou d’une obligation à respecter, le champ de la réciprocité couvre ainsi une riche gamme de pratiques sociales [6].

7A. Gouldner souligne néanmoins que l’Homo reciprocus n’est pas sans air de famille avec l’Homo œconomicus. En effet, peu de sociétés autres que la nôtre manifestent une telle dévotion, presque exclusive, pour cette norme. Le marché n’est-il pas l’une des institutions les plus rationnelles que l’homme ait développées pour combiner les prestations réciproques de chacun, en abandonnant à un mécanisme impersonnel le soin de déterminer la part qui lui est due au regard de ses contributions personnelles [1975a, p. 265] ? Plus généralement, Homo reciprocus n’est pas étranger à l’univers utilitariste et instrumental moderne tant il se définit par ce qu’il a fait, fait ou fera, par son utilité et sa fonction, et non par ce qu’il est. Pour autant, si l’intérêt préside en grande partie à la réciprocité, sa force socialisante repose sur sa capacité à dompter en quelque sorte la force désocialisante de l’intérêt [1975b, p. 246]. En effet, aucune relation sociale, aucun échange ne pourrait, selon A. Gouldner, prendre naissance si l’on n’avait pas l’assurance que le premier pas fait en direction d’autrui sera payé de retour [7]. Or, dès lors que cette norme est intériorisée et avec elle les obligations qu’elle impose, une certaine confiance peut s’instaurer entre ceux qui, selon le modèle hobbesien, se défiaient mutuellement, et une relation s’initier par une prestation unilatérale qui enclenche ainsi un cycle, éventuellement durable, de réciprocité [8]. Par ailleurs, si la norme de réciprocité peut ainsi constituer un starting mechanism, sa vertu réside avant tout dans sa capacité à assurer le maintien des relations sociales. D’une tout autre façon que Pierre Bourdieu [1972,1980] dans son analyse critique du don et de ses illusions, A. Gouldner souligne l’importance du temps qui s’écoule entre la première prestation et son retour. Durant cette période, la norme de la réciprocité structure les relations sociales sous le registre de la dette. Obligeant ainsi moralement les hommes à marquer leur gratitude, ou au moins à faire la paix, avec leurs bienfaiteurs, elle en assure la permanence et la viabilité [9].

Au-delà de la réciprocité : « Something for nothing »

8Néanmoins, cette norme de réciprocité n’est pas pour autant exclusive et suffisante pour initier ou perpétuer des relations sociales. C’est la raison pour laquelle A. Gouldner suggère que toutes les sociétés humaines pallient ses limites par une seconde norme, qu’il nomme la norme de bienfaisance (beneficence). À la différence de la première, celle-ci ne repose pas sur le donnantdonnant ou le « rien sans rien » (tit for tat), mais au contraire sur le « quelque chose contre rien » (something for nothing). Alors que la réciprocité, toujours conditionnelle, met l’accent sur l’obligation de rendre, la bienfaisance, elle, se caractérise par son inconditionnalité, qui se traduit par son obligation propre : l’obligation de donner [10]. Si elle s’applique d’abord à ceux qui sont incapables d’entrer dans une relation de réciprocité – comme dans le cas typique des relations parents-enfants –, elle se manifeste également dans bien d’autres systèmes sociaux. Ainsi du monde de l’entreprise. Pour A. Gouldner, le capitalisme moderne ne saurait en effet assurer sa stabilité en s’appuyant exclusivement sur la norme de réciprocité – le donnant-donnant – qui préside à la relation salariale. Il la doit au contraire en grande partie au fait que les entreprises modernes allouent à leurs salariés des biens, bénéfices et avantages qu’elles ne leur doivent formellement pourtant pas et qui ne rémunèrent ou ne récompensent aucune prestation définie. Bref, si ce système social que constitue l’entreprise capitaliste tient, c’est parce qu’elle permet aux travailleurs de recevoir davantage que ce qui leur est contractuellement et statutairement dû. Something for nothing[11].

9Plus généralement, comme la norme de la réciprocité mais tout autrement qu’elle, la norme de bienfaisance constitue une machine à créer des obligations et donc à fabriquer du lien social. En valorisant diverses formes d’engagement ou de prestations à l’égard d’autrui – même en l’absence de contribution passée ou de perspective de bénéfices futurs –, elle opère comme une sorte de « mécanisme de “crédit” qui élargit le stock des obligations en cours au sein d’un système social et assure une assistance même à ceux qui sont considérés comme incapables de s’inscrire dans une relation de réciprocité » [Gouldner, 1975a, p. 274]. De même, cette norme permet de mettre fin aux « cercles vicieux des interactions sociales ». En valorisant, lorsque le bénéficiaire se refuse à donner en retour, une attitude compréhensive et indulgente, elle incite le bienfaiteur à juger ce resquilleur avec mansuétude [12] plutôt que de lui appliquer l’implacable réciprocité de la loi du talion – au risque de basculer dans le cycle de la violence ou de la vengeance. Enfin, cette norme constitue un mécanisme propre à initier, et pas seulement à maintenir ou à pacifier, les relations sociales. Cette dernière fonction, A. Gouldner la présente sous la forme d’une métaphore automobile : la norme de bienfaisance est la clé qui, en allumant le dispositif de démarrage – la norme de réciprocité –, met en route le moteur – le cycle des échanges mutuels. Cette métaphore permet de dépasser une trop forte opposition entre réciprocité et bienfaisance. Et nous dirige vers le don et son paradoxe constitutif.

Réciprocité, bienfaisance et paradoxe du don

10En effet, c’est parce que ces deux normes sont imbriquées l’une dans l’autre que la seconde peut accomplir cette fonction d’initiation de relations durables. Ainsi, un individu peut accomplir une action motivée par la norme de bienfaisance – sans considération aucune pour les prestations déjà reçues ou pour celles qu’il serait en droit d’attendre – et cette action bénigne produire des conséquences qui se déploieront bien au-delà de ce que prescrit cette norme. En effet, son bénéficiaire peut légitimement l’interpréter en clé de réciprocité et se sentir par conséquent obligé d’effectuer une prestation en retour. Dès lors, si ce dernier acquitte ce qu’il ressent comme une dette, le donateur bienveillant, qui ne demandait rien, éprouvera de la gratitude pour ce geste et pourra, en remerciement, poursuivre l’échange, dans le cadre d’une relation désormais réciprocitaire [13].

11Le point essentiel ici – et il est implicitement polémique – est que ce n’est pas parce que telle action a eu pour conséquence de donner naissance à une relation de ce type – un échange réciproque – qu’elle a été motivée par la norme de réciprocité. L’effet n’indique pas a posteriori l’intention. On ne saurait déduire du fait du retour une intention de retour. Ce serait confondre la norme de réciprocité, régie par l’obligation de rendre, avec la norme de bienfaisance, régie par l’obligation de donner. Ou plutôt décrire un fait intentionnel – la première prestation en tant qu’elle est dotée d’une certaine signification pour celui qui l’accomplit – en le rapportant au fait brut de la réciprocité – « ça circule », « ça échange ». Comme si ce qui circule, une prestation suivie d’une contre-prestation, donnait le sens de ce qui circule pour les partenaires [14]. Mais, à l’inverse, l’intention n’indique pas l’effet produit, et le type de relation qu’elle contribue à nouer ne s’en déduit pas mécaniquement. Si cette distinction entre l’intention de l’action (sa motivation) et ses effets (ou conséquences) est essentielle pour l’analyse de tous les types de pratique ou de relation sociales, elle l’est tout particulièrement pour l’étude du don.

12Or, selon A. Gouldner, si Marcel Mauss a parfaitement saisi que la force du lien engendré par le don repose sur l’articulation entre ces deux normes de bienfaisance et de réciprocité, il n’a pas clairement distingué, d’un point de vue conceptuel, entre la motivation de l’action bienfaisante et ses conséquences non voulues. S’opposant, en mettant l’accent sur l’énigme de l’obligation de rendre, au modèle du « don pur » de Malinowski, il aurait en quelque sorte substitué une norme à l’autre, considérant que ce qui paraissait relever pour celui-ci de la norme de bienfaisance ne constituait qu’un cas de réciprocité. « Passant à côté du fait qu’une action initiée conformément à la norme de bienfaisance est susceptible de conduire à des interactions durables conformes à une tout autre norme, celle de la réciprocité » [1975a, p. 299], Mauss serait ainsi responsable, du moins en partie, de cette interprétation strictement réciprocitaire du don qui domine les sciences sociales.

13Peu importe ici de savoir si la critique adressée à Mauss est parfaitement justifiée. Elle manifeste en fait une interprétation maussienne de Mauss tant elle permet de souligner le caractère fondamentalement hybride du don. Et intrinsèquement paradoxal. Ce paradoxe, avec et contre Mauss, A. Gouldner l’a parfaitement perçu. Il note ainsi : « Le don qui a le plus de chance de frapper l’attention est celui qui n’a pas eu besoin d’être accompli en raison d’un endettement passé, d’une ambition future ou d’un sentiment présent d’obligation. Le paradoxe consiste en ceci : aucun don ne rapporte autant que le don gratuit, le don accompli sans condition » [ibid., p. 277]. Pas besoin ici d’illusio, au sens de P. Bourdieu, ou de calcul conscient ou inconscient pour résoudre cette apparente contradiction. On retrouve là tout simplement le paradoxe de Carnegie, c’est-à-dire le paradoxe du don lui-même.

14Il ne s’agit pas là d’un paradoxe particulièrement sophistiqué ou « gratuit », mais de la formulation d’un fait empirique maintes fois observé, que la sociologie, chaussant de mauvaises lunettes, manque pourtant à voir. Sans cette dimension de gratuité – something for nothing –, aucune institution et plus généralement aucune relation ne tiendrait. Aucune administration ne fonctionnerait sans un minimum de dévouement à l’esprit du service public, aucune association ne survivrait si ses militants n’étaient là que pour se servir, aucune vie de famille, aucune relation amoureuse ou amicale ne serait viable si chacun ne s’y engageait qu’au vu des bénéfices (matériels, sexuels, affectifs, etc.) qu’elles pourraient procurer. Mais, en même temps, comme le souligne Alain Caillé, « seule la gratuité déployée, l’inconditionnalité sont susceptibles de sceller l’alliance qui profitera à tous et donc au bout du compte à celui qui aura pris l’initiative du désintéressement [15] » [2000, p. 51].

15Le don, pour l’exprimer dans les termes de A. Gouldner, ne fait donc lien que parce que s’y mêlent bienfaisance (ou générosité) et réciprocité. Ou, plus précisément, parce que, dans le don, cette articulation se structure sous une forme spécifique : l’obligation de donner, propre à la norme de bienfaisance, est première par rapport à ce qu’exige la norme de réciprocité, l’obligation de rendre.

Le don comme étalon positif et normatif des relations humaines

16Il est tentant de généraliser cette perspective pour clarifier l’ambition d’une sociologie par le don. Si la force de lien caractéristique du don repose sur ce mode d’articulation entre ces deux normes, n’est-il pas possible d’analyser une large gamme des relations humaines en étudiant comment chacune d’entre elles se rapporte à une forme spécifique de configuration entre ces normes, ou, pour le dire dans le langage du don, comment elle fait sa part respectivement à l’obligation de donner et à l’obligation de rendre ? C’est un tel exercice que je voudrais ici tenter ou du moins esquisser en prolongeant l’analyse de A. Gouldner.

Les quatre points cardinaux de la relation

17Faisons l’hypothèse que cette grammaire idéaltypique des relations s’articule selon deux axes. Le premier axe, horizontal, est celui de la réciprocité. Le long de cet axe, les relations se distinguent au regard de l’importance qu’y revêt cette norme – et à travers elle l’obligation de rendre – dans leur structuration. À mesure que cette importance décline, ces relations se déplacent vers le pôle opposé, l’envers de la réciprocité. Nommons-le le pôle du pouvoir qui, en clé de don, renvoie à une autre obligation, l’obligation de recevoir. Premier axe, première polarité : réciprocité/pouvoir, rendre/recevoir.

18Le second axe, vertical, est celui de la générosité (plutôt que de la bienfaisance). Le long de celui-ci, les relations se distinguent cette fois au regard de l’importance de cette seconde norme, donc de l’obligation de donner. Le pôle opposé, l’envers de la générosité, nommons-le le pôle de la violence. Et associons-le au contraire du « donner » : au « prendre [16] ». Second axe, seconde polarité : générosité/violence, donner/prendre.

19Toute relation peut ainsi être classée selon ces quatre pôles conformément à la représentation suivante :

figure im1
Violence (Prendre) Pouvoir Réciprocité (Recevoir) (Rendre) Générosité (Donner)

20 Dans les catégories de Marcel Mauss et de sa triple obligation de donner-recevoir-rendre, le don occupera l’ensemble de la région inférieure. Dans celles de A. Gouldner, le don occupera une région plus limitée. Dans la mesure où il ne s’identifie ni à la seule bienfaisance ni à la seule réciprocité, mais à une combinaison de ces deux normes, il se situera dans la partie inférieure droite, donc entre le « donner » et le « rendre ». Plus précisément encore, dans la mesure où la structure du don hiérarchise ces deux normes, il occupera, sous sa forme idéaltypique, la région sud-sud-est. Retenons, à la suite de A. Gouldner, ce positionnement du don. Sans pour autant abandonner la perspective plus souple de Mauss.

21Comment alors spécifier les autres formes typiques de relation ? Encore une fois, partons du don. Et suggérons cette hypothèse : si le don, en appelant le don, fait lien, c’est avant tout parce qu’il fait dette [17]. La clarification du régime spécifique d’endettement du don peut ainsi nous aider à mieux définir, par contraste, l’ensemble des autres formes de dette. Et, avec ce détour par la dette, nous pourrons peut-être clarifier cette grammaire des relations humaines. C’est ainsi que le système du don pourrait bien, dans la perspective d’une théorie sociologique générale, constituer un étalon fécond, à la fois positif et normatif, de la relation humaine. Tentons, pas à pas, l’aventure.

L’endettement positif ou l’étrange dette du don

22Quelle est donc la nature de cette dette propre au don ? Une formule, apparemment irénique, empruntée à Alain Caillé [1994b], la résume : c’est lorsque tout le monde donne que tout le monde gagne. On en doit l’analyse minutieuse à Jacques T. Godbout [2007]. Dans ses enquêtes tant sur le don dans les réseaux familiaux que sur cette figure exemplaire du don aux étrangers qu’est le don d’organes, Godbout montre que, dans de nombreuses relations sociales, l’expérience du don n’est pas vécue, du point de vue des receveurs, sous le registre d’une dette dont il s’agirait de se libérer (d’une « dette négative » en somme), mais sous le régime d’un « endettement positif ». Dans le régime propre au don, les partenaires se perçoivent comme recevant plus qu’ils ne donnent : « elle m’a tant donné », « elle me donne tellement ». Ils se considèrent donc comme endettés, placés dans un état de dette qui ne pourra jamais disparaître. Mais cet endettement mutuel n’est vécu ni avec inquiétude – comme source de dépendance – ni avec culpabilité – comme manifestation d’ingratitude. Il n’est pas redouté ; au contraire, il est valorisé. Il symbolise un état de confiance et de reconnaissance mutuelle. S’il incite à rendre, c’est dans un tout autre registre que celui de la réciprocité.

23Il ne s’agit pas en effet de « rendre » pour être quitte, ou même pour assurer l’alternance des positions entre donateur et donataire, mais pour répondre aux besoins de l’autre. D’où sa dimension fondamentale de générosité [18]. Il s’agit moins de rendre que de donner à son tour. Et le plus possible, sur le modèle de l’acquittement impossible de ce que Thomas d’Aquin nommait la « dette de reconnaissance [19] ». Sous ce régime, comme le soulignait déjà A. Gouldner, « le donataire donne en raison de ce qu’est le donateur et non de ce qu’il fait ». Et tel est le sens de la gratitude : elle manifeste un désir de donner qui, chez chaque partenaire, s’adresse à ce qu’il est au lieu de se rapporter uniquement à ce qu’il a reçu de l’autre. Mais, plus largement, peu importe à qui l’on donne en retour. Parfois au donateur lui-même, comme dans le cas des réseaux de parenté. La dette positive est alors mutuelle. Parfois à un tiers, comme dans le cas du don d’organe [Godbout, 2000, p. 142]. L’important est que cet état d’endettement se traduit moins par une obligation de rendre que par le désir de donner. Le don ainsi défini est à la fois don de sociabilité – dans lequel la relation est valorisée pour elle-même – et don de reconnaissance – la relation se nouant justement par la considération marquée envers l’autre.

Réciprocité et réversibilité : les dettes des jeux de rôles et des relations statutaires

24Ce premier régime d’endettement permet d’en définir un second, celui qui est propre aux relations régies par les rôles et les statuts sociaux. Celles-ci se caractérisent par une certaine routinisation, au sens de Max Weber, des relations interpersonnelles. Ou par leur formalisation. Chacun s’en tient alors à ce que son rôle, son statut lui prescrivent. Chacun joue le jeu social, à sa place, à son tour et selon ses règles. Pour l’exprimer autrement, à mesure que la générosité décroît, l’exigence de réciprocité s’accroît, la seconde prenant le pas, en l’englobant, sur la première. Décrites en clé de don, ces relations se traduisent par l’alternance des positions de donateur et de donataire. La dette est alors acquittée par la réversibilité ou la « réciprocité positive ».

25C’est à l’évidence le modèle le plus courant, qui régit la plupart de nos rapports sociaux [20]. Il fonctionne en général sur un mode implicite, notamment dans les liens primaires, mais peut également s’appuyer sur des rôles et des statuts formels et plus fortement institutionnalisés, par exemple professionnels. Ce second régime permet tout autant de rendre compte de nos dettes envers les convenances – les règles de civilité ou de politesse –, de nos droits et devoirs en tant que parents et enfants, maris et épouses, mais aussi en tant que salariés et employeurs, médecins et patients, etc. Ce type de relation se situe au seuil du don – plutôt entre le registre du don et celui que nous nommerons « le registre de l’échange ». Dans notre perspective idéaltypique, la distinction doit être marquée, même si le don peut contribuer à l’engendrer et peut en partie l’animer [21]. Par contre, mobilisé comme étalon analytique, le don permet d’en saisir la singularité à la fois positivement et normativement. La générosité, même affaiblie, peut y être plus ou moins prégnante, plus fortement dans la socialité primaire que dans les relations plus impersonnelles et anonymes de la socialité secondaire. Les formes de réciprocité qui s’y nouent n’y sont pas dépourvues de dimensions morales [22], même si, comme le souligne A. Gouldner, elles peuvent s’abîmer dans le simple calcul utilitaire du quid pro quo [1975a, p. 289]. Par ailleurs, à la différence du don de sociabilité et de reconnaissance, ce régime est susceptible de façonner de multiples relations de servitude et de dépendance personnelle, dès lors qu’un état, un statut ou un rapport particuliers font naître un ensemble d’obligations permanentes [23]. La réversibilité positive qui définit cette forme de relation peut ainsi s’inverser en réversibilité négative, la dette, jamais éteinte, devenant signe et marque de domination (et d’exploitation)

Les régimes de la dette négative : bienfaisance, autorité et domination

26Si le système du don peut se routiniser, il peut aussi se « sublimer », sur le modèle non plus de la routinisation mais de ce que Max Weber nomme le charisme. Cette figure du don « sublime » ou sublimé renvoie au registre de la bienfaisance[24] telle que l’a analysée A. Gouldner, mais sous sa forme la plus épurée : soit à une forme de relation marquée par une générosité sans réciprocité. Cette configuration relationnelle repose sur un tout autre régime d’endettement, où l’obligation de donner prime sur l’obligation de rendre. Elle se distingue du régime de l’endettement positif du don de sociabilité et de reconnaissance ou de la réversibilité positive des rôles et des statuts dans la mesure où elle génère pour le receveur une dette négative. Négative au sens où non seulement elle ne peut être rendue, mais où elle ne doit surtout pas l’être. Dans ces formes de don unilatéral ou « gratuit » domine cette volonté du donateur de ne pas recevoir de don provenant du donataire [Douglas, 1999]. Pèse ainsi sur le bénéficiaire non pas une obligation de rendre, mais avant tout une obligation de recevoir. L’absence de réciprocité scelle donc ce type de relation : une relation structurellement asymétrique et, pour cette raison, fondamentalement ambiguë. Le lien charitable en constitue un bon exemple. L’aumône peut en effet apparaître comme un geste d’amour inconditionnel, un don total, au-delà de tout principe de réciprocité. Ainsi saint François donne tout et à tous, jusqu’à se dépouiller entièrement, en plein centre d’Assise, de ses vêtements. Mais l’acte caritatif n’est-il pas aussi le résultat d’un calcul comptable et intéressé, puisqu’il ouvre les portes du paradis, dont les pauvres seraient les portiers, et qu’il assure en même temps la justification du nanti, de son pouvoir et de ses richesses ? Cette ambiguïté et cette tension constitutives expliquent que le régime de la bienfaisance ne puisse se maintenir durablement qu’en empruntant aux autres registres de la dette et qu’il puisse facilement basculer tant dans celui du don que dans celui de l’échange [Chanial, 2008b].

27Mais il peut également basculer dans un autre registre de la dette négative, celui des relations de domination[25]. Dans ce régime, le bienfait n’est accompli que pour marquer une position de pouvoir, donc une relation radicalement asymétrique. La dette, qui ne doit pas être rendue, est le signe et l’instrument de la soumission. Domine celui qui donne, qui donne dans une large mesure, alors que le dominé est celui qui ne peut rendre à son tour, ou seulement dans une juste mesure. Bref celui qui, inexorablement, s’endette à mesure que s’accroissent les créances du premier. Ce régime de la domination est parfaitement étudié par Julien Rémy [2008] dans son travail sur la domination postcoloniale. Dans une veine clastrienne, il définit la domination comme « l’établissement par les dominants d’une dette dont les dominés ne peuvent s’acquitter ». Elle conduit les premiers à occuper la place de « créditeurs permanents » et assigne les seconds au rang de débiteurs permanents. Le cycle du don se voit de la sorte grippé, la dette ne pouvant ni circuler, ni être acquittée, ni être valorisée sous le registre de l’endettement positif [26]. Selon la formalisation que j’ai proposée, on passe ainsi, sur l’axe horizontal, du pôle de la réciprocité au pôle opposé, celui du pouvoir, et sur l’axe vertical, du pôle de la générosité à celui de la violence.

28Enfin, un régime intermédiaire entre celui de la bienfaisance et celui de la domination peut être dégagé. Appelons-le régime de l’autorité[27]. Il se distingue de la domination dans la mesure où, à l’instar de la bienfaisance, il repose sur le charisme du donateur et non sur le pur exercice de la force – moins de la force physique que de cette violence symbolique de la dette unilatérale. Telle est notamment l’autorité des grandes figures charismatiques, ces « puissances anti-économiques » étudiées par Max Weber [1995], qu’il s’agisse du « prince de guerre », du prophète, du chamane, du sage, etc. Même si cette configuration relationnelle peut aisément basculer dans le régime de la domination, marquant une rupture complète de la réciprocité, elle n’est pas étrangère à une certaine générosité, voire à une certaine exigence de réciprocité [28]. Ainsi de la relation pédagogique, du moins telle que John Dewey proposait de l’analyser [Chanial, 2006a]. L’autorité du maître sur l’élève et par conséquent la relation fondamentalement asymétrique qu’ils nouent reposent sur un double pari de générosité et de réciprocité. D’une part, le maître, parce qu’il n’est pas propriétaire du savoir qu’il détient, doit le transmettre à l’élève en faisant le pari – sauf à changer de métier – qu’il est capable de le recevoir, que tout individu peut être éduqué. D’autre part, la relation pédagogique repose sur une logique de réciprocité. Elle suppose cet autre pari selon lequel ce que l’élève reçoit du maître pourra être rendu à son tour, qu’il pourra, grâce aux dons qui lui ont été ainsi prodigués, apporter une contribution spécifique à la société.

Le régime de l’échange ou la dette contractuelle

29Comment aborder dans la perspective ici esquissée cet autre régime qui, dans les sciences sociales, occupe le devant de la scène : le régime de l’échange ? La question est d’autant plus redoutable que, faute d’être clairement défini, l’échange semble définir l’ensemble des relations humaines. N’échange-t-on pas tout autant des biens, des services, des sourires, des politesses, des coups, voire des femmes ? D’où la tentation, notamment en anthropo logie, de rabattre le don sur l’échange. Voire, comme y invitent les modèles économiques qui inspirent tant aujourd’hui les sciences sociales, de rabattre tout échange, donc toute relation humaine, sur le modèle de l’échange marchand [29]. Si l’échangisme anthropologique et l’échangisme économiciste méritent d’être distingués – et pas seulement dans les termes d’une opposition entre « échange symbolique » et « échange marchand » –, tous deux participent néanmoins d’une même généralisation de la norme de réciprocité. Qu’elle soit appliquée inconsciemment ou par calcul, c’est elle qui suffirait à faire société et livrerait l’énigme du lien social, sous la forme d’un donnant-donnant généralisé.

30Une attention portée à la grammaire plurielle des relations humaines résiste à la réduction de celles-ci à ce seul registre. Les trois derniers régimes évoqués, ceux de la bienfaisance, de l’autorité et de la domination, s’en distinguent. Quelles qu’en soient les motivations, quelle qu’en soit la force d’obligation, le « donner » prime sur le « rendre ». En ce sens, ces systèmes de relations, où l’un donne et l’autre reçoit, ne sont pas des échanges. La distinction avec le régime propre aux jeux de rôles et statuts est moins immédiate. En clé de don, elle peut être ainsi formulée : dans le premier régime, le donner et le rendre s’équilibrent, chacun accomplissant tour à tour son rôle social, donnant et recevant conformément à ses droits et devoirs statutaires. Dans le second, c’est le rendre qui prévaut. Si la norme de réciprocité dégagée par A. Gouldner s’applique dans les deux cas, l’échange ne repose pas sur cette réversibilité des places.

31En effet, échanger, c’est avant tout céder moyennant une contre-partie, céder quelque chose contre quelque chose (con-céder), céder à condition que l’autre en fasse autant. L’échange se cristallise ainsi sur la question de la contrepartie, de l’obligation de rendre. Rien sans rien. Prime ainsi la logique du donnant-donnant par lequel chaque partenaire ne s’engage que dans la perspective d’un retour – d’un bénéfice – à venir. Comme l’explique Alain Testart [30] [2007], dans l’échange, la contrepartie est non seulement nécessaire, mais obligatoire et exigible : si A est en droit d’exiger une prestation de B, B est dans l’obligation de la fournir à A. Plus encore, elle en est à la fois la condition[31], la fi n et le moyen : chacun des biens, dont l’obtention constitue la fin pour celui qui le reçoit, ne vaut pour celui qui le donne que comme moyen. Retenons cette définition : « L’échange, c’est donc l’ensemble de deux transferts inverses par lesquels deux parties s’obligent réciproquement, l’obligation de l’un étant l’obligation de l’autre » [ibid., p. 29]. En s’engageant dans un échange, deux individus – qui après tout n’y étaient pas obligés – s’obligent mutuellement, contractent l’un envers l’autre une dette. Par voie de réciprocité, chacun des deux transferts est le « contre-transfert » de l’autre et délivre ainsi la contrepartie au partenaire de l’échange. Deux transferts, deux obligations, deux dettes.

32La différence entre l’échange et le don peut ici apparaître clairement. Le statut de la contrepartie y est tout opposé. Elle n’est ni nécessaire ni obligatoire ou exigible : elle est une possibilité, elle peut même être attendue, mais elle ne saurait être exigée [32]. Elle n’en est ni la fin, ni le moyen, ni même la condition. On ne donne pas contre autre chose, on donne à quelqu’un. Le don est d’abord inconditionnel. Et tel est ce qui en fait non seulement toute la valeur et la saveur, mais aussi, parce qu’il invite sans garantie l’autre à donner à son tour, sa force singulière de lien. De ce point de vue, le régime d’endettement de l’échange s’oppose à celui du don. Ressentie non pas positivement mais négativement, comme une contrainte qui enchaîne et dont il s’agit de se libérer, la dette doit être acquittée. Au plus vite. Et l’acquittement de cette dette négative s’opère par l’échange lui-même [33]. En ce sens l’échange définit un régime d’endettement bien plus étrange que celui du don ou des autres configurations relationnelles que nous avons évoquées. Il repose sur cette possibilité d’une liquidation permanente et quasi immédiate de toute dette, donc de tout lien, le paiement permettant de clore toute relation.

33La nature du lien ainsi engendré par cette dette négative toujours en voie de liquidation, outre sa fragilité [34], réside avant tout dans le rapport instrumental ou utilitaire à autrui qu’elle instaure. Pour reprendre une nouvelle fois les catégories de A. Gouldner, l’échange se distingue en effet du don dans la mesure où la norme de réciprocité et, à travers elle, l’obligation de rendre prévalent sur la norme de générosité et son obligation constitutive, l’obligation de donner. Plus précisément, à la générosité se substitue ce que John Rawls nomme un état d’« indifférence mutuelle [35] » voire de méfiance réciproque. Le bien importe plus que le lien. À la réciprocité aléatoire du don se substitue la règle de calcul et la quête d’équivalence. L’intention du geste ne réside donc que dans le retour escompté – et l’intérêt qu’il viendra satisfaire – et non, comme dans les cas précédents, dans la volonté de marquer sa reconnaissance ou de nourrir la relation, de jouer son rôle social, d’améliorer le bien-être du receveur, de le dominer, de l’humilier [36], etc.

34Ce régime de l’échange définit une part essentielle et croissante des relations nouées au sein des sociétés modernes. Qu’est-ce d’ailleurs que la modernité, notamment pour la tradition socio-logique, sinon ce passage d’un monde des statuts à un monde des contrats (Sumner Maine), de la communauté à la société (Tönnies), de la solidarité mécanique, régie par un droit essentiellement répressif, à la solidarité organique, régulée par le droit contractuel (Durkheim), etc., voire de cette « vieille économie du don » (en fait « anti-économique » selon Mauss) à l’économie de marché, basée sur l’échange ? Cette valorisation moderne du contrat et de l’échange n’est pas sans rapport avec la liberté qu’elle assure, émancipant le serf de ses chaînes [37], permettant à chacun de vaquer à ses intérêts, en souscrivant librement des obligations ponctuelles pour mieux s’en libérer. Comme le rappelle J. T. Godbout, « la liberté moderne est essentiellement l’absence de dette » [2007, p. 35]. D’où l’attrait qu’exerce le marché qui, sur le mode de l’exit d’Albert Hirschman [1995], offre une telle facilité de sortir d’une relation. Et d’aller voir ailleurs. C’est la raison pour laquelle les autres régimes évoqués peuvent tous virtuellement basculer dans cette configuration relationnelle. Qu’il s’agisse de « liquider » les dettes négatives de la bienfaisance, de l’autorité ou de la domination, d’échapper aux contraintes des jeux de rôles et de la réciprocité statutaire, voire de s’émanciper des formes de servitude personnelle ainsi instituées, ou de rationaliser l’indétermination constitutive de la réciprocité des relations de don en l’inscrivant dans le cadre comptable d’un règlement de compte permanent [38].

35Pour autant, et quelles que soient la prégnance et la force d’attraction de ce régime, l’échange peut, en retour, être travaillé par chacun des autres registres, voire basculer dans l’un d’entre eux. Travaillé notamment par le don, lorsque la pression de la contre-partie se desserre et qu’à l’indifférence mutuelle se substituent des relations de confiance et de reconnaissance mutuelle [39]. Ou, à l’inverse, par le registre de la domination, jusqu’à y basculer lorsque l’indifférence mutuelle fait place à la défiance, voire à la violence, et lorsque l’exigence de contrepartie est différée, voire levée, afin d’endetter le partenaire de l’échange pour mieux le soumettre.

De la vengeance à la guerre : la violence vue du don

36Un dernier régime doit être enfin mentionné, celui de la violence. Le système du don permet également de l’approcher. Comme le montre Marcel Mauss, les hommes n’échangent – ou ne donnent – pas seulement des biens, ou même des femmes, des fêtes, des politesses, mais aussi des coups, des insultes, voire des morts et des meurtres. Si la norme de générosité s’efface ici au profit d’un registre de défiance généralisée, la norme de réciprocité n’est pas toujours absente. Loi du talion, guerres cérémonielles, vengeance, cycle de vendetta, ces formes de violence peuvent être interprétées comme autant de formes de don négatif, inversé [Caillé, 2005a, p. 169-170] ou de réciprocité négative [Anspach, 2002]. Dans la loi du talion, ou dans les guerres rituelles des sociétés traditionnelles, la réciprocité enjoint de répondre maux pour maux afin de restaurer une équivalence, un équilibre dans le mal qui permet d’acquitter la dette infligée. Dans les deux autres cas, cette dette semble ne jamais pouvoir être acquittée et l’équilibre jamais restauré. Comme le montre en effet Mark Anspach, « la vengeance du meurtre constitue le premier cercle vicieux auquel toute société humaine est confrontée, le cercle vicieux auquel il a fallu impérativement échapper ». Or la vengeance, « faute de pouvoir annuler le meurtre, cherche à restituer l’équilibre perturbé en annihilant le meurtrier ». Ainsi, son mot d’ordre – « tuer celui qui a tué » – ne saurait restaurer durablement l’équilibre perdu. Car la réciprocité négative de la vengeance exige d’appliquer ce mot d’ordre à l’opérateur même de la vengeance, chaque réparation devant ainsi être réparée à son tour, sans fin [ibid., p. 9-10].

37À ces deux régimes de violence s’opposent toutes les formes qui ne sont pas régies par la réciprocité, même négative. Celles où, à l’image des guerres de conquête ou d’extermination, il s’agit moins de donner et de rendre des coups ou des morts que de prendre [Caillé, 2005a, p. 171]. Là où il s’agit de guerres absolues, à la limite sans règles. Ou bien, plus généralement encore, toutes les formes de violence anomique. Au regard du modèle du don, celles-ci peuvent être comprises non pas comme des inversions du don (don ou réciprocité de type négatif), mais comme le contraire du don [40]. En termes de régime d’endettement, aucune obligation réciproque n’est reconnue, aucune dette ne vise à être acquittée. Par la primauté du « prendre », c’est un droit de créance généralisée que chacun, individu ou groupe, s’attribue : droit de prendre les biens et/ou la vie d’autrui. En ce sens, à travers ce refus tant du don que de la dette, ce régime se différencie radicalement de tous les autres [41]. Comme le souligne A. Caillé, « on sort tendanciellement de la socialité, ou au moins de la sociabilité » [ibid., p. 170], pour basculer tendanciellement dans l’hubris de la violence pure.

38La singularité de ces différentes modalités du régime de la violence ne doit pas pour autant conduire à les isoler radicalement des autres configurations relationnelles que nous avons évoquées. C. Lévi-Strauss, à la suite de la thèse maussienne du don comme « moyen de s’opposer sans se massacrer », soulignait en effet : « Il y a un lien, une continuité entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » [1967, p. 78]. Cela signifie en premier lieu deux choses. Tout d’abord que l’on sort, à titre principal, du régime de la violence soit par le don – « il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes […] ou donner tout » [Mauss, 1989, p. 277] –, soit par l’échange et les douces vertus du commerce – « pour commercer, il fallut d’abord poser les lances » [ibid., p. 278]. Mais, à l’inverse, on peut sans cesse y basculer, notamment lorsque le don ou l’échange se révèlent incapables de dompter la violence et les inimitiés. Ce qui signifie qu’inimitié, violence et rivalité – la tentation du « prendre » – sont au cœur des différents régimes. Sans cela, ces basculements possibles dans le régime de la violence seraient incompréhensibles.

39Nous ne l’avons jusqu’ici évoqué que pour le régime de la domination. Or cette dimension rivalitaire des relations humaines, toujours présente, se modalise différemment dans les autres régimes. Ainsi est-elle soit contenue par les obligations statutaires et les contraintes des jeux de rôles, soit canalisée par la dimension concurrentielle de l’échange notamment marchand [42], soit sublimée par la quête de l’honneur ou par cette volonté que manifeste le don unilatéral de s’imposer comme le « héros de l’interaction » [Gouldner, 1975a, p. 275], soit transfigurée sous le registre de l’autorité légitime et bienveillante. Et enfin, pour le don tel que nous l’avons défini, cette dimension rivalitaire se manifeste dans la lutte de générosité qui caractérise sa dimension agonistique telle qu’elle se manifeste au sein du régime d’endettement positif par cette volonté de donner toujours plus que l’on n’a reçu.

40Le schéma peut donc être ainsi complété :

figure im2
Violence (Prendre) (  Guerre Vengeance Domination Échange Pouvoir Réciprocité (Recevoir) (Rendre) Autorité Jeuderôle Bienfaisance Don Générosité (Donner)

Pour conclure

41 Cette esquisse de formalisation d’une grammaire des relations humaines peut être lue comme une sorte de boussole pointant huit types idéaux, chacun étant associé à un régime d’endettement spécifique. Les quatre points cardinaux permettent ainsi de distinguer quatre registres relationnels plus généraux :

  • le registre de la générosité : don et bienfaisance,
  • le registre de la réciprocité : jeu de rôle/statut et échange,
  • le registre du pouvoir : domination et autorité,
  • le registre de la violence : vengeance et guerre.

42Bien évidemment, cette boussole n’a pas la prétention de dresser définitivement la carte de l’ensemble des relations humaines ! Si elle peut néanmoins fournir quelques repères, c’est d’abord pour mettre en valeur et formaliser ce que le don donne à voir dès lors qu’il est mobilisé comme paradigme en sciences sociales. À ce titre, cette esquisse de modélisation doit être lue avant tout comme une invitation. Invitation tant à la mise à l’épreuve du paradigme du don sur les terrains les plus variés qu’à un dialogue avec les paradigmes concurrents.

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Date de mise en ligne : 20/11/2008.

https://doi.org/10.3917/rdm.032.0097

Notes

  • [1]
    Cet article synthétise pour ce numéro des éléments de l’introduction et surtout de la postface de l’ouvrage que nous avons dirigé, La Société vue du don [Chanial, 2008a].
  • [2]
    Voir Jacques Godbout [1992, p. 115-116 ; 2000, p. 167].
  • [3]
    La Revue du MAUSS a traduit, en 1989, deux extraits de cet ouvrage, sous le titre « Pour une sociologie réflexive » (n° 4,2e trimestre) pour le premier et « La classe moyenne et l’utilitarisme » (n° 5,3e trimestre) pour le second.
  • [4]
    Deux autres articles du recueil For Sociology précisent cette critique : « Some observations on systematic theory » (1955) et « Reciprocity and autonomy in functional theory » (1959).
  • [5]
    A. Gouldner l’érige même au rang d’universel anthropologique et sociologique, comparable en cela à la prohibition de l’inceste [1975b, p. 242].
  • [6]
    D’autant plus que cette dette peut être monétaire ou morale, cet intérêt matériel ou spirituel, cette obligation statutaire ou contractuelle, formelle ou informelle – qu’il s’agisse d’obligations professionnelles, de celles propres aux rôles de père, de mari, de mère ou d’épouse, etc.
  • [7]
    D’où le classique « toi d’abord ! » ou la fameuse stratégie du free rider dégagée par Mancur Olson dans son étude des paradoxes de l’action collective, et à travers elle toute la littérature sur le fameux dilemme du prisonnier.
  • [8]
    La réciprocité permet ainsi de convertir l’égoïsme en altruisme, du moins un altruisme intéressé. Tel est d’ailleurs, comme l’auteur le rappelle, le modèle benthamien de l’harmonisation artificielle des intérêts.
  • [9]
    L’auteur en conclut que les fondements du maintien des systèmes sociaux doivent non seulement être recherchés dans les mécanismes qui contraignent ou motivent les hommes à respecter leurs devoirs et à payer leurs dettes, mais aussi dans ceux qui les conduisent à rester mutuellement endettés ainsi que dans ceux qui empêchent le règlement intégral de ces dettes. De ce point de vue, la norme de réciprocité ne suppose pas toujours l’équivalence. Sa force de lien repose davantage sur les différentes formes d’endettement mutuel qu’elle contribue à engendrer.
  • [10]
    La notion romaine de « clémence », la charité des chrétiens ou la magnanimité du « noblesse oblige » en sont autant de manifestations historiques classiques.
  • [11]
    Et on peut regretter que le néomarxiste Gouldner n’ait pas cherché dans ses enquêtes à savoir si l’entreprise capitaliste ne tient pas aussi parce que les salariés eux-mêmes donnent à leur employeur davantage que ce que leur contrat et leur statut stipulent, sans exiger non plus de contrepartie. Lacune comblée par Sylvie Malsan [2008], qui explore la signification de la dette entre travailleurs et employeurs dans le contexte des licenciements collectifs. Mais, plus généralement, on pourrait également montrer que les entreprises ne tiennent que par ce que Jacques T. Goudbout nomme un « endettement mutuel positif » [2000,2007]. Plus généralement, sur la part du don dans le monde du travail, voir la première partie de La Société vue du don [Chanial, 2008], notamment les contributions de Norbert Alter et Jacques T. Godbout.
  • [12]
    Par exemple sur le modèle chrétien de la longanimité de Job ou du commandement du Christ de tendre l’autre joue. A. Gouldner rappelle que Lao-Tseu s’opposait dans les mêmes termes à l’éloge de la réciprocité de Confucius [1975a, p. 283].
  • [13]
    A. Gouldner évoque une autre forme intéressante d’articulation entre ces deux normes qui intègre, cette fois, la question de la temporalité de l’échange. Une prestation motivée par la bienfaisance – parce que le receveur se trouve dans l’incapacité de rendre – peut, lorsque cette incapacité a disparu et que le donateur éprouve le besoin d’être aidé à son tour, donner lieu à une demande de sa part. Ainsi une même action peut-elle être interprétée, à deux moments différents, alternativement selon l’une ou l’autre de ces deux normes.
  • [14]
    Pour une démonstration analytique, voir V. Descombes [1996] et J. T. Godbout [2008, p. 122-125,219-224].
  • [15]
    En ce sens, le régime du don est celui de l’inconditionnalité conditionnelle. Il se distingue ainsi de celui de la bienfaisance – ou du « don sublime », unilatéral – qui relève davantage de l’inconditionnalité inconditionnelle. Et de celui de la réciprocité qui, régi par le do ut des, repose sur ce que l’on peut nommer une conditionnalité inconditionnelle. Pour une présentation et une application de ces notions de conditionnalité et d’inconditionnalité, voir A. Caillé [2000, chap. IV] et Ph. Chanial [2008b].
  • [16]
    Sur ce registre du « prendre », voir la modélisation suggérée par A. Caillé [2005a] dont la nôtre s’est en partie inspirée.
  • [17]
    Selon A. Gouldner, c’est bien par cet endettement mutuel que le don constitue un ciment essentiel du lien social. Et tel est bien pour lui le sens du paradoxe du don : aucun don ne rapporte autant que le don accompli sans considérations de réciprocité, « car ce qui est vraiment donné gratuitement touche les hommes et les rend particulièrement endettés vis-à-vis de leurs bienfaiteurs » [1975a, p. 277]. Pour autant, il ne dit pas grand-chose de la nature de cette dette propre au don. C’est la raison pour laquelle les travaux de Jacques T. Godbout vont nous être si précieux.
  • [18]
    J. T. Godbout précise néanmoins que, dans ce régime, on donne « sans pour autant être purement altruiste, car chacun sait bien que les choses circulent et vont revenir si nécessaire parce que chacun a confiance ». La réciprocité est donc moins absente que seconde ou secondarisée. Bref, dans cet état d’endettement positif, « la différence entre rendre et donner s’estompe et n’est plus significative » [Godbout, 2000, p. 48].
  • [19]
    « La dette de reconnaissance est la conséquence et comme l’expression d’une dette d’affection, dont personne ne doit désirer être quitte » [cité par Godbout, 2000, p. 57]. Sur les liens entre don et reconnaissance, voir les deux ouvrages collectifs publiés sous la direction d’Alain Caillé [2007] et d’Alain Caillé et Christian Lazzeri [2008], ainsi que les travaux de Marcel Hénaff [2002].
  • [20]
    C’est notamment le régime privilégié par les approches fonctionnalistes et, sous une tout autre forme, par l’interactionnisme.
  • [21]
    Voire le détourner, notamment afin de personnaliser ces jeux de rôles dans l’ensemble anonyme et impersonnel, ou du moins convenu. J. T. Godbout rappelle ainsi une vieille expression québécoise utilisée à l’adresse des invités au moment de leur départ : « Ne comptez pas les tours, on n’aime pas sortir. » Elle exprime certes qu’il y a une loi de l’hospitalité qui n’est autre que la norme de réciprocité (on s’invite tour à tour), mais qu’elle ne s’applique pas, les invités étant libres de rendre et donc de nouer une relation plus personnalisée [2000, p. 55].
  • [22]
    La règle d’or ne formule-t-elle pas parfaitement la norme de réciprocité et cette exigence de réversibilité ? La loi du talion aussi, j’y reviendrai.
  • [23]
    A. Testart [2007, p. 52-56]. Et cela tout autant dans la parenté que dans les relations typiques du servage ou de l’esclavage.
  • [24]
    Ce régime, longtemps délaissé, a fait récemment irruption sur la scène des sciences sociales autour des théories et des recherches empiriques consacrées au care et à l’éthique de la sollicitude – ou du soin. Pour une synthèse, voir les textes de Joan Tronto, Alice Le Goff et Patricia Paperman publiés dans le présent numéro, ainsi que S. Laugier et P. Paperman [2005]. Dans une tout autre perspective, Luc Boltanski s’y est également attaché dans son étude de l’agapè [1990] et de la compassion [1993]. Voir également ici même les contributions de Jean-Philippe Heurtin et de Catherine Dessinges.
  • [25]
    Cette configuration relationnelle est le point de focalisation, au risque de la résorption de toutes les relations sociales dans cet unique régime, de l’ensemble des sociologies critiques, notamment d’inspiration marxiste. On songe évidemment, en France, à P. Bourdieu et à sa théorie de la violence symbolique.
  • [26]
    Dans le même esprit, Frédéric Cauvet [2008], dans son texte consacré à la structure de l’échange dans le RMI, souligne combien cette violence de la dette opère dans les dispositifs contemporains d’aide ou d’assistance sociales.
  • [27]
    Comme le suggérait Mauss [1989] au sujet des notions d’intérêt, de générosité, de liberté et d’obligation, il serait également « bon de remettre au creuset » celles de pouvoir, de domination et d’autorité, notamment telles que Weber les a définies. Hannah Arendt [1972] y a consacré des remarques pénétrantes et David Alves [2007] en a proposé, en clé de don, une synthèse très suggestive.
  • [28]
    Chacun connaît l’étymologie latine : auctoritas/auctor, « celui qui accroît, qui augmente » (augere). En ce sens, l’autorité n’est pas sans lien avec le registre de la donation et participe donc à « faire grandir », à élever ceux sur qui elle s’exerce. Et « agrandis » de la sorte, ces derniers – partisans, disciples, etc. – pourront donner à leur tour.
  • [29]
    D’où la primauté presque exclusive de ce régime dans toutes les formes de sociologie utilitariste : théorie du choix rationnel, individualisme méthodologique et, pour une part, les théories de l’échange social et du capital social.
  • [30]
    Voir, dans le présent numéro, la note critique de Jacques Godbout consacrée à l’ouvrage d’Alain Testart.
  • [31]
    L’échange relève en ce sens du régime de la conditionnalité inconditionnelle, do ut des : lorsque j’échange, je ne donne qu’à condition qu’il y ait contrepartie. À l’opposé, la bienfaisance relève davantage du registre de l’inconditionnalité inconditionnelle.
  • [32]
    D’où cette définition générale que proposent J. T. Godbout et A. Caillé : « Qualifions de don toute prestation de biens et de services effectuée sans garantie de retour en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes » [1992, p. 32].
  • [33]
    Au point que, lorsque l’échange est immédiat, chacune de ces dettes est annulée sur le champ. « Si vite, écrit Alain Testart, qu’on ne la voit pas », même si « elle n’en a pas moins existé » [2007, p. 29]. Les échanges différés rendent quant à eux cette dette davantage visible. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle est valorisée, comme sous le régime propre au don.
  • [34]
    Durkheim le soulignait déjà avec force dans De la division du travail social : « Là où l’intérêt règne seul, comme rien ne vient refréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l’autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée. L’intérêt est ce qu’il y a de moins constant au monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi. Une telle cause ne peut donc donner naissance qu’à des rapprochements passagers et à des associations d’un jour » [1991, p. 180-181].
  • [35]
    Sur fond d’un état de violence et de rivalité, d’un état de nature hobbesien mais qui reste contenu. Voir Chanial [2006b].
  • [36]
    Il en va de même de toutes les relations contractuelles, qui ne sont que des « échanges nommés », formalisés. Pour une interprétation du contrat en clé de don, voir A. Caillé [2005b, chap. VI] et Chanial [2003].
  • [37]
    Pour mieux le transformer en « travailleur libre », dira ironiquement Marx.
  • [38]
    C’est en ces termes que pourraient être analysés les processus contemporains de contractualisation, voire de marchandisation, des relations sociales qui n’épargnent pas même la sphère de la sociabilité primaire.
  • [39]
    Voire de compassion, comme le montre Hervé Marchal [2008]. À un moindre degré, par routinisation et personnalisation de l’échange, la logique du contrat peut, à rebours du processus historique évoqué, se nourrir d’une logique davantage statutaire où l’exigence comptable et immédiate du donnant-donnant a moins de prise.
  • [40]
    Au sens, suggère A. Caillé, où le « prendre-refuser-retenir » se substitue au « donner-recevoir-rendre » [2005a].
  • [41]
    À la suite de Raymond Verdier [1980-1986], Marcel Hénaff pointe clairement la singularité du régime de la guerre : « La guerre signifie donc l’absence de réciprocité ; le refus ou l’impossibilité de la maintenir. Des groupes en guerre se disent en fait : entre nous, pas de don/contre-don, pas de vengeance réglée, c’est-à-dire pas de justice ; mais l’affrontement d’étrangers à étrangers ; où l’on peut tout prendre à l’ennemi sans autre condition que celle de vaincre » [2002, p. 287].
  • [42]
    Keynes, dans sa Théorie générale, l’avait clairement perçu : « La possibilité de gagner de l’argent et de se constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relativement inoffensifs […]. Il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens » [cité par Hirschman, 1980, p. 120].
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