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Article de revue

Louée soit l'Illusion ! (Maya n'existe pas)

Pages 353 à 366

I

1La nuit est venue. Mon regard s’arrête sur une petite image que j’ai placée contre des livres, dans la bibliothèque, à hauteur d’yeux. Je la contemple rêveusement. Soudain me vient la pensée que derrière les livres et le mur, immédiatement, il y a la nuit. L’espace interstellaire. Il ne peut pas être plus près ; il baigne la maison. Je m’avise que seule une pierre, sagement posée sur d’autres pierres, me sépare de l’Infini. L’Infini, dehors, touche cette pierre. Palpe, si je puis dire, la maison.

2La pièce où je suis : cabine, nacelle, en sustentation, donc, dans l’espace sans borne. Toutefois, ce n’est pas dans l’inerte qu’elle se trouve plongée. La substance de mes livres, ainsi que de tout ce qu’ici mes yeux rencontrent, est construite, en cet instant même, par les particules et l’énergie nomade. Cet ici : aboutissement. L’un parmi l’infinité des ici, lesquels sont autant de synthèses particulières, de concrétions locales, produites par des événements microscopiques ou gigantesques appartenant eux-mêmes à une histoire unique, fourmillante, illimitée.

3Chaque ici est à voir comme le terme qu’il est. Une conclusion toute provisoire du voyage dont le départ eut lieu au commencement du temps. Accompli, passé, ce trajet, pourtant, est comme s’il se faisait au présent : l’ici ne cesse point d’être relié à l’Origine. L’Énigme vient m’interroger ici.

4Porté, le mur tapissé de livres : à bout d’histoire. Le contemplant, je cueille un fruit de l’espace-temps : il me le tend à l’extrémité d’une de ses branches. Laquelle ? – Entre les ramifications innombrables, celle qui, pour m’avoir trouvé sur son parcours, de ce fait à moi se rend présente.

II

5Le sensible, c’est l’invisible physique manifesté.

6Le concret ? – Sa face pour nous.

7Le non-sensible cosmique, hic et nunc, précipite à ma rencontre, éclôt dans la perception. Tel le flocon issu de la nuit, visiteur soudain. La vitre nous sépare. Soit, mais c’est là que la parcelle de neige se déploie dans ma vue – s’expose.

8Pourquoi opposer ce que nous livrent nos sens et ce que la science nous dit au sujet des particules subatomiques et du cosmos ? Quel obstacle ferait que les deux approches, par la vue (ou le toucher) et par l’intellect, seraient incompatibles, sinon antagonistes ; leur interdirait de converger et s’unir dans la représentation ?

9Rien ne les condamne, ces deux savoirs, à demeurer étrangers l’un à l’autre, comme celui du profane et celui du savant ; ou bien celui du chercheur en son laboratoire et du même, cette fois dans la vie. Tenons au contraire que notre expérience de toujours est apte à faire sienne la connaissance abstraite, à se l’ajouter, s’en enrichir.

10À qui les conjoint sans éprouver de difficulté, en revanche il faudra plaider tour à tour en faveur de chacune : c’est ainsi que de l’universelle étoffe de l’énergie qu’explore la microphysique mathématique, tout comme des immensités où nous entraînent les astronomes, il se fera le défenseur, chaque fois que la pensée s’en détourne, par indifférence, timidité, frilosité, ou même allergie ; à l’inverse, il s’élèvera contre les procès intentés au sensible, combattra son discrédit.

11L’antique intuition selon laquelle le visible était fait de corpuscules dissimulés par nos sens, se voyait enfin élevée au XXe siècle, par exemple dans des manuels d’enseignement encore utilisés à la fin des années quarante, à la dignité d’« hypothèse atomique ». Cette prudence de langage n’avait plus lieu d’être pourtant. L’usage guerrier de l’énergie cachée dans la matière avait eu pour effet de déclencher la diffusion progressive dans le public d’une théorie dont une application spectaculaire, la réalisation de l’arme monstrueuse, établissait aux yeux de tous la validité. Contrepartie de la banalisation, l’atome garda longtemps, dans la représentation commune, la forme simpliste d’un système solaire en miniature. Tout un chacun le pouvait donc imaginer. Cet atome-là s’est volatilisé. Divisé et subdivisé, il s’est, bien plus gravement, dématérialisé ! Les particules ne sont plus guère que les figures variables que prend l’énergie lorsqu’elle se condense.

12Que le monde et nous-mêmes soyons faits de composants à jamais interdits à notre vue, trop grossière pour descendre jusqu’à ces objets ténus, parvenir jusqu’à leur lointaine exiguïté, nous en avions pris depuis longtemps notre parti. Mais, désormais, nous avons affaire à une réalité si subtile que seules des équations lui sont adéquates : aussi nous faut-il nous résoudre à ne plus tenter de former des images aptes à rendre compte en toute rigueur du constituant paradoxal.

13Il l’est au point qu’à l’heure actuelle nombre d’esprits contesteraient l’emploi du terme réalité, fût-il suivi de l’adjectif subtile. Rencontrent-ils des bouddhistes qu’ils s’accordent sur bien des points avec eux, souscrivant volontiers aux maîtres mots de ces derniers : impermanence, interdépendance, inconsistance. Extraordinaire convergence entre une doctrine contemplative millénaire et une science à la fois mathématisée et puissamment équipée, dotée d’installations sophistiquées ! Elles ne sont pas les seules, il s’en faut, à contribuer à la déréalisation de ce qui est. Vaste en effet, autant qu’inattendue, est l’alliance objective (pour employer une expression politique) où elles se sont trouvées rapprochées sans l’avoir voulu, car maintes écoles de pensée les y rejoignent à leur manière. De fait associées à cette alliance, malgré la diversité des travaux auxquels elles s’adonnent séparément.

14La dissolution généralisée de la réalité : c’est cela que produit la convergence immense.

15L’exténuation de l’objet étudié est bien ce qui ressort des énoncés des philosophies, sociologies, épistémologies contemporaines, considérées dans leur ensemble. Dans les traits de cet objet, elles se plaisent à reconnaître ce qui provient des cultures, des idiomes, des complexions individuelles, à quoi s’ajoute ce qui résulte du fonctionnement même de l’esprit : cet apport exogène qui seul les intéresse, elles le privilégient à un point tel que l’objet est vidé de sa substance aspirée hors de lui. Tel est l’effet de l’action dissolvante des constructivismes et relativismes : il n’a plus rien en propre. Qu’en reste-t-il ? Existe-t-il ? Questions d’un piètre intérêt pour les déréalistes.

16Ils ne manqueraient pas de récuser la métaphore du propre soutiré : si soustraction il y a, elle n’est que reprise, répondraient-ils, recouvrement. Nous ne dépossédons nullement ce que vous appelez l’objet ; nous ne faisons rien d’autre que discerner, identifier comme produit et apporté par l’intellect, l’affectivité, l’inconscient, la société, que désaliéner, donc, ce qui à tort se trouvait attribué audit objet par le jeu d’une illusion de pensée.

17Grande collectionneuse d’illusions en tout genre, cette époque-ci ! Les dissiper est son sport intellectuel favori. Peu lui importe que l’objet de l’étude s’évanouisse, que la pensée procède finalement sans autre. Aussi bien, le grand Autre, l’Univers, a disparu. L’acosmisme contemporain n’est pas pour rien dans la déréalisation généralisée.

18Objective (non délibérée, certes, mais efficace), la coalition des désillusionneurs n’a cessé, en effet, de grossir au cours des dernières décennies. En un temps qui a vu naître l’expression « la mort du sujet », beaucoup d’entre eux n’éprouveraient pas de difficultés bien grandes à entrer dans les vues du bouddhisme, n’étaient le détachement ascétique, le renoncement qu’il préconise. L’éveil ne consiste-t-il pas pour celui-ci en la ruine du visible à l’instant où conscience est prise qu’il n’était qu’apparence ? Loin de se limiter à un domaine particulier, la destitution opérée par cette philosophie asiatique a la portée la plus générale, si bien qu’elle se formule par des propos auxquels ressemblent fort ceux que la physique actuelle inspire à certains, à savoir que dans l’universelle mouvance on ne trouvera rien qui existe pour de bon, qui ait consistance véritable. Rien n’est vraiment réel.

19Cette désagrégation universelle, cette débâcle de tout le visible ne saurait déconcerter ou contrister ceux, si nombreux à l’heure qu’il est, pour qui le monde est absurde, la vie de même. Et le nihilisme diffus d’une civilisation fatiguée d’elle-même, dépressive, s’accommode on ne peut mieux d’une dissipation de la réalité à laquelle la science apporte des arguments. Une civilisation désenchantée ne pouvait pas ne pas prêter attention au bouddhisme, lequel, avant de montrer le chemin qui conduit à la sérénité, commence son enseignement en dressant un constat dont le pessimisme est total, en nous assurant de la déception – elle est fatale –, en prononçant, en conséquence, la faillite de notre condition.

20Si la vanité des entreprises humaines a été dénoncée par bien d’autres doctrines que le bouddhisme, elle est d’autant plus évidente pour ce dernier qu’il la relie très étroitement au caractère illusoire de tout ce qui est ; de là le radicalisme, la sévérité terrible de l’acte d’accusation dont il accable le monde, exhaustivement.

21Sans doute est-ce parce que les hommes s’estiment victimes d’une intolérable condamnation à mort qu’en retour ils ont souvent porté un jugement dépourvu d’indulgence sur le monde sensible, à tout le moins l’ont déprécié. Dès lors qu’ils se refusent à prendre leur parti de leur condition d’êtres finis, ils sont enclins à insister sur la précarité de toutes choses.

22Si je suis poussière, qu’est-ce qui ne l’est pas, serait-ce montagne ou temple ?

23Si je n’ai plus aucune illusion quant aux amours, aux motivations, aux affaires humaines, pourquoi me choquerait l’affirmation selon laquelle le mot réalité ne désigne qu’un mirage ?

24La cathédrale de Strasbourg est faite de grès. La parole de désillusion revient à dire : gardez-vous d’oublier que cet édifice n’est que poudre agglomérée. Il fut sable ; tôt ou tard, il le redeviendra – l’incendie, le séisme, le vandalisme, l’explosion, l’érosion, au choix, sera l’agent de ce destin. Le sable est la vérité de cette forme périssable.

25Une telle condamnation de l’aspect apparent comme faux sous prétexte qu’il est défaisable, repose sur la prise en considération d’un unique critère pour la réalité et la vérité, soit la permanence. L’édifice est déchu de son statut d’existant pour la seule raison qu’il n’est pas éternel. N’étant que groupement de grains qui l’ont précédé, le constituent, et subsisteront après sa perte, il ne peut être pris au sérieux. Eux, les grains, si.

26Plus grave encore : des grains agglutinés et rassemblés en un tas volumineux ne font pas une cathédrale ; pour qu’advienne celle-ci, il a fallu que la foule minérale ait été organisée, élevée au rang d’œuvre. Cela, la parole destituante le nie ; elle est anticréatrice, antipoétique. Pour elle, il n’y a pas d’œuvre.

27L’art apporté à composer, déployer ce qui va s’offrir en sa fraîcheur, sa naïveté émouvante, d’entité nouvelle, cette attention, ce soin, leur générosité, sont tout simplement ignorés. La finitude est suffisant grief pour que la dignité de la qualité ne soit pas reconnue : le vrac l’emporte sur l’édifice dont l’arrogance masque la fragilité qui le menace à tout instant, faiblesse définitive, tort irrémissible ; c’est fallacieusement que ce qui est dit qualité séduit, étourdit ; elle ne compte pas en comparaison de la destructibilité qui a pour elle la permanence. Si vous ne possédez pas la qualité d’être éternels, êtres ou choses, eh bien, contrairement à ce que vous croyez, vous n’en avez aucune. En fait, vous n’existez pas.

28Il n’y a même plus de grains, nous dit aujourd’hui la physique. Ce que la vue nous présente est de fond en comble illusoire. Il n’y a pas de réalité ; il n’y a que des apparences.

29Ultime démenti infligé au monde familier.

30Un tel écroulement du visible a de quoi incommoder, voire perturber. On comprend que certains répugnent à y penser. Aussi, ce savoir qui leur semble inconciliable avec leur expérience d’êtres vivants, ont-ils décidé de le tenir à distance.

31Que dire pour dissiper le vertige ou la nausée sans pour autant faire semblant de ne pas entendre ce que nous explique la physique ? – Tenir, au lieu du langage de la chute et de la dispersion (le sol s’est dérobé et nous voici précipités dans le vide, évaporés, pire, effacés), celui de la gradation et de la construction : étape par étape, les particules ont élaboré, inventé la complexité, accru la teneur qualitative des entités (atomes, cellules) qu’elles ont formées, instituées, jusqu’à engendrer celles qui ont nom de vivants ; en ce qui concerne l’information qui est communiquée à ces dernières sur ce qui les entoure, il s’en faut qu’elle soit quelconque ou arbitraire : entre les aspects possibles de l’univers, leur est présenté tout naturellement celui qui se propose à l’échelle de l’environnement qui fut propice à leur apparition, celui qui correspond à la dimension où elles se sont établies. En quoi serait trompeur ledit aspect ?

32Il faut cesser de médire de l’apparence, de la disqualifier. Au contraire affirmer la positivité de l’apparence. Atome, molécule, créature vivante, personne, toute entité : la regarder comme ÉDIFICE.

33Vertu de la parole d’ascension, d’édification : parce qu’elle ne s’effraie pas de l’ubiquité du vide dont est fait le cosmos – nous inclus – en si grande partie, elle ne refoule pas craintivement hors de la représentation l’invisible physique ; en revanche, elle rejette l’opinion selon laquelle ce que nous savons de l’évanescence des particules apporterait de l’eau au moulin (qui tourne à l’envers – machine désélévatrice) du désillusionnement.

34Parole non plus d’antagonisme, de scission, se plaisant à opposer le voile mensonger à ce qu’il recouvre, mais d’accueil, de reconnaissance : à l’apparence elle rend justice, mieux, entend lui rendre grâces, saluant en elle LE MIRACLE NATUREL ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

35Au lieu d’évoquer l’illusionniste que l’Inde appelle Maya, elle s’attache au monde comme à l’énigmatique entreprise où se cherche et se met au point continûment le complexe et le divers ; elle s’émerveille que le constituant paradoxal ait patiemment construit les planètes, les montagnes, les nuages, les cascades, les arbres, les méduses, les aigles, les gazelles, sans oublier les yeux – nos yeux – très adéquatement fabriqués pour les observer ou contempler.

36À la question « qu’est-ce qui est le plus important, du spectacle du monde ou de son fonctionnement occulté ? », la parole réconciliatrice se refuse, dans sa réponse, à choisir, car le second n’est pas moins grandiose pour elle que le premier, et pas moins délicat. Elle déclare, puisque son vœu est que l’union des deux beautés, leur fusion, si possible, ait lieu dans notre représentation : le prodige est le spectacle qui contient en lui ses coulisses. Il nous est offert. Ne déclinons pas le somptueux présent.

37Car c’est faire injure à l’entreprise cosmique que de faire fi du tropisme d’enrichissement qualitatif, de perfectionnement qui l’entraîne dans un mouvement ascendant. Opter pour la péjoration et le diminutisme (le décor où nous avons été placés n’est que poudre aux yeux) au lieu d’applaudir à l’incessant épanouissement du nouveau (c’est parmi des œuvres que nous allons et venons), équivaut à bafouer l’ambition créatrice inhérente à ce qui est, à trahir une orientation originelle, à nous transmise de surcroît.

38C’est accorder plus de considération à la foule des pixels qu’au portrait photographique que leur organisation fait surgir ; désavouer le passage de l’incomposé au visage.

39Il n’y a qu’une réalité : à notre regard elle tend en quelque sorte ce recto qu’on appellera la Continue. Elle se l’est procurée en l’assemblant à l’échelle idoine, celle des molécules de grande dimension qui était favorable à l’installation de la vie, appropriée à l’activité des créatures. Nous gardant tournés vers ce recto, elle nous cache par là même son verso : sa bienveillance nous tient soigneusement dans l’ignorance de la Discontinue. C’est pourquoi nous sommes dans l’obligation de faire un détour pour connaître cet ubac dont rien ne nous sépare, sinon la simple différence d’échelle ; il ne se laisse aborder que par voie indirecte, la conceptuelle et expérimentale.

40Adret et ubac, tangible et abstrait, ne font qu’un. Considérer la matière mathématisée comme une étrangère par rapport au sensible, une barbare inquiétante, infréquentable, c’est opposer le constructeur à son édifice. Inversement, révoquer le concret pour vanité, usurpation de réalité, le réduire au constituant paradoxal, c’est effacer le constant travail de celui-ci qui n’a eu de cesse qu’il n’eût enfanté celui-là. Dédain dans l’un et l’autre cas, et iniquité. Soit envers les entités, soit à l’égard de l’élaboration immense et minutieuse, persévérante, qui s’est accomplie.

41Le désillusionnement est dénégation du temps et de sa vocation créatrice. Déclaré inutile et non avenu, le si long, si assidu, si mystérieux effort d’élévation est en pensée aboli : qu’est-ce que la rose, sinon de l’humus, sous une forme transitoire ? Était-ce la peine qu’il y eût ce qu’on appelle la rose, puisque cela n’est pas capable de durer ? À quoi bon ? La rose n’avait pas lieu de paraître. Elle est de trop.

42Destruction instantanée, descension violente. Révocation de l’éclosion, réfutation, renvoi de l’avènement.

43Il importe de renverser la vision décréatrice, de redresser la perspective plongeante, catatropique, selon laquelle nous voyons l’œuvre totale qu’est l’univers imploser, s’abîmer.

44Vive l’Illusion ! Entendez la très précieuse Apparence ainsi appelée, tenue calomnieusement pour imposture.

45MAYA : nom mythique derrière lequel se dissimule l’entropie !

46Bien réel, donc, et véridique, ce que nous voyons, touchons. Mais l’invisible physique, lui, qu’en faire ? Eh bien, acceptons-le sans réticence aucune, accueillons-le, il est nôtre.

47Pourquoi éprouver de la répulsion à son égard ? Ne sommes-nous pas faits d’inconnu ? Est-ce qu’il ne nous arrive pas d’être surpris par une image, une chanson, un nom de lieu, un substantif rare, qui survient ex abrupto dans nos pensées, sans raison apparente ? Est-ce que le fonctionnement de notre esprit, donc, nous est transparent ? Celui de nos muscles et de nos viscères le serait-il davantage ? Assistons-nous aux réactions chimiques de nos cellules ?

48L’étranger cosmique omniprésent, l’étranger paradoxal, cet étranger ami est… nous.

49Sans doute est-ce là exprimer notre relation de façon par trop lapidaire. (Car, s’il est nous, pouvons-nous dire que nous ne sommes que lui ? Faisant ainsi silence sur la conscience, taisant l’autonomie de la personne ?)

50La voici présentée de manière moins abrupte :
Elle fait l’érable dressé et déployé en face de moi, la matièreénergie, et la même fait cet œil qui, sans se lasser, prend acte de l’érable.

51Elle parcourt, autrement dit, la suite des dimensions croissantes jusqu’à pouvoir tisser des substances solides et liquides, en constituer des collines, des lacs, des rivières ; jusqu’à mettre sur pied des créatures ; jusqu’à tout cela, pour finir, procurer des spectateurs.

III

52Énormité de l’oubli : le cosmos est le grand absent de la réflexion et de la culture contemporaines. L’effarant silence de la philosophe actuelle au sujet de l’univers n’est pas sans rapport avec la prospérité dont jouissent les différentes variétés de constructivisme, de déréalisme : elle ne sort plus de l’homme ; tout se passe comme s’il n’y avait jamais eu que de l’homme ; en quelque sorte, elle n’est plus qu’une vaste – fort peu cohérente – anthropologie.

53Pourtant, le Tout, tel que nous le connaissons à présent, n’a plus rien à voir avec celui qu’habitaient nos arrière-grands-parents. Ce que nous savions du cosmos au début du XXe siècle est dérisoire en comparaison des données dont nous disposons présentement. Mais il s’en faut que le changement soit uniquement quantitatif : c’est d’un véritable bouleversement qu’il s’agit. C’est la profondeur et la complexité de l’univers, ainsi que sa dimension temporelle, qui nous ont été révélées grâce à l’intrépidité de la physique mathématique, alliée à la puissance des instruments : l’univers a maintenant une histoire et c’est celle qui, partie du quark, aboutit au cerveau humain. En résulte un renouvellement si considérable des questions métaphysiques que nombre d’astrophysiciens – elles ne laissent pas de se présenter à leur esprit avec vivacité, intensité – ne peuvent s’empêcher d’en débattre passionnément. De cela la philosophie ne s’est pas aperçue ! Ou, plutôt, elle n’en a cure !

54Qu’est-elle, pourtant, sinon l’exercice de la pensée s’efforçant de proposer une interprétation du monde (entendu comme l’environnement total) et de l’homme, considérés solidairement ? C’est pourquoi on est en droit d’exiger d’elle qu’elle se tourne, afin de la méditer, vers la très riche synthèse qui s’est opérée, vers la vue d’ensemble impressionnante qui s’offre à présent.

55La philosophie pourra-t-elle longtemps persister à faire semblant d’ignorer, pour prendre un exemple, que le déploiement de la complexité-diversité n’a tenu qu’à la relation numérique propice qu’ont entre elles les constantes physiques fondamentales de l’univers, qu’à ce rapport tel qu’il est, très précisément ? Car, eût-il été autre, et infimement, qu’aucune entité n’eût pu se former ! Si, sur ce qu’il convient d’en penser, les astrophysiciens se livrent, eux, à des batailles où grande dépense est faite d’intelligence spéculative, le moment n’est-il pas venu d’un renouvellement de la philosophie première ?

56Quiconque réfléchit est concerné. En dépit de quoi les milieux intellectuels, pour une large part, se tiennent à l’écart de débats qui pourraient difficilement, pourtant, avoir une portée plus grande.

57Nous habitons le très-remarquable. Il n’est que de lire, par exemple, Hubert Reeves ou Trinh Xuan Thuan pour s’en persuader. Est-il acceptable que ne soit pas partagé généreusement un savoir essentiel ? Que ne soit pas accordée plus d’importance à l’immense panorama qui s’est découvert à la faveur des avancées des sciences de la matière et de la vie et où leurs apports se sont rassemblés, liés entre eux, articulés ? Que celui-ci ne soit pas présenté et commenté avec conviction, enthousiasme, par les médias, la grande presse, par l’école ? Que la société soit privée de ce qui peut contribuer puissamment à mettre fin au désenchantement mortel dont elle souffre ?

58L’angoisse qu’inspire la décivilisation en cours provoque une intense réflexion : quel est le juste diagnostic ? Quels repères et remèdes proposer ? De quelles nouvelles façons tisser les liens à défaut desquels la société va continuer à se défaire ? On ne compte pas les colloques, les études, les essais, les livres d’entretiens où philosophes, sociologues, anthropologues, théologiens s’efforcent de répondre avec la plus grande attention à ces questions à présent inéludables ; or, les propos tenus, si nombreux soient-ils, ont ce trait en commun, qui ne semble pas avoir été remarqué : l’acosmisme ! L’univers – soit l’Environnement total, un, unique, qui nous contient, nous enserre, l’Énigme qui nous tient embrassés, qui nous considère – a disparu de la pensée !

59Sera-t-il débattu longuement de l’origine du sentiment religieux qu’on lira, dans l’ouvrage rapportant la vaste discussion, qu’il naquit de la conscience de la mort : il ne sera venu à l’esprit d’aucun des participants que la majesté et la diversité du cosmos où nos lointains ancêtres s’éprouvaient très étroitement insérés, avaient pu y être pour quelque chose !

60L’écologie elle-même – l’écologie dans sa nécessaire dimension philosophique, morale, affective, poétique – est incomplète, c’est le moins qu’on puisse dire, inachevée, si elle ne porte pas son regard au-delà de la planète Terre qui n’est que le (très) proche-Univers – comme on dit le Proche-Orient. Notre demeure, celle qu’il lui faut prendre en considération, n’est-ce pas le Tout ?

61Faute de s’y fonder philosophiquement, elle n’est que micro, que dis-je ? que nanoécologie : elle se doit de s’immensifier. D’autant plus précieuse la nature que l’on a présente à l’esprit l’histoire inouïe dont elle est la progéniture, l’héritière.

62« Relancer la philosophie », lit-on sur la couverture d’un livre récent. On ne peut que se féliciter d’une telle invitation à la revivifier. Diverses solutions se proposent pour cela, que l’auteur évoque avant de rappeler la sienne : « Ce dehors inquiétant la philosophie et que d’autres ont choisi de trouver dans l’anthropologie, ou dans l’art, ou dans la psychanalyse, etc., je suis allé le chercher, pour ma part, jeune helléniste, dans ce lointain de l’orientalisme. » Choix hautement judicieux et des plus fructueux ; toutefois, alors que notre pensée n’a que trop tendance à s’enrouler sur elle-même et que ce dont nous souffrons, c’est de la perte de l’Autre de l’homme, ce dehors pour lequel opte François Jullien, remarquons-le, est encore un dehors humain. À la relance souhaitée, qu’est-ce qui pourrait contribuer de façon plus décisive qu’une réflexion qui serait, au contraire, philocosmique ?

63On peut en concevoir deux variétés entre lesquelles il reviendrait à chacun de choisir : l’une sans Transcendance, qu’on pourrait appeler philocosmie simple, ou stricte ; l’autre transcendantaliste, qui pourrait être dite philocosmie élargie.

64S’absente-t-elle de l’univers, que l’humanité ne peut se penser, se comprendre, ni même percevoir clairement sa dignité, celle qui est commune à tous les Terriens. Extrait du grandiose auquel il participe et qui donc lui confère cette dignité, l’homme sans Autre, réduit à lui-même, désentouré, est désemparé. Écorché. La société déchoit ; n’est plus que la multitude, de plus en plus violente, des ego à vif. Si elle veut ne pas périr, la civilisation doit retrouver une complicité profonde avec l’habitat fastueux où elle est apparue. De nouveau s’éprouver accordée à celui-ci. Il y a là pour elle une nécessité vitale. Une société est aptère, à défaut d’un sentiment qui l’élève.

65Nous qui habitons la Merveille sommes en train de l’oublier. Puisse notre vue redevenir circulaire ; embrasser, étreindre, comme naguère, notre demeure.

66Au lieu de toiser Physis de haut, descendons au-devant de ce qui gravit en notre direction les marches de la complexité – de sorte que l’esprit conscient de lui-même se mêle à l’esprit implicite. Que soit supprimée par ce mouvement la disjonction qu’ont causée l’arrogance et le dogmatisme scientistes, ainsi que notre possessivité ; qu’il soit d’amitié et non pas de rapine. Sachons comprendre ce qu’est la connaissance : rencontre.

67Ne s’agit-il pas d’ailleurs de retrouvailles ? N’est-ce pas l’esprit illocalisable, diffus, qui a engendré l’esprit incarné ? Dans la recherche, l’étude, la contemplation, n’est-ce pas l’esprit qui fait face à l’esprit, l’esprit qui s’interroge ?

68PRÉCISIONS

69Les pages qu’on vient de lire prolongent les textes parus précédemment dans cette revue (n° 12, n° 13, n° 17, n° 19) et repris dans Retrouver l’Océan, ouvrage dont le n° 27 de la même revue a publié deux extraits ainsi qu’un compte rendu proposé par Mona Chollet sur son site.

70Le livre de François Jullien cité est Chemin faisant (2007, Le Seuil, Paris) ; l’ouvrage a deux sous-titres : Connaître la Chine, relancer la philosophie et Réplique à XXX.

71Parmi les ouvrages d’Hubert Reeves, astrophysicien, on ne saurait trop recommander Oiseaux, merveilleux oiseaux. Les dialogues du ciel et de la vie (1998, Le Seuil, « Points Sciences », Paris). Parmi ceux de Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie (2002, Fayard, Paris).

72Que la physique moderne ne pose pas de problème au bouddhisme, on s’en convaincra à la lecture de deux recueils d’entretiens, celui de Jean-François Revel et Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe. Un père et son fils débattent du sens de la vie (1999, Nil Éditions, « Pocket », Paris), et celui de Matthieu Ricard et de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, L’Infini dans la paume de la main. Du Bing Bang à l’Éveil (2000, Nil Éditions-Fayard, Paris). Matthieu Ricard, docteur ès sciences, moine bouddhiste, est l’interprète du dalaï-lama.

73En ce qui concerne le déréalisme, on en trouvera un bon exemple dans le Court traité du paysage d’Alain Roger (1997, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris).

74Les objets mathématiques existent-ils indépendamment de notre cerveau ? Oui, répond Alain Connes, titulaire de la médaille Fields, à Jean-Pierre Changeux dans Matière à pensée où se trouve transcrit leur dialogue (1989, Odile Jacob, Paris).

75Des très impressionnantes « Conclusions » que Roland Omnès, mathématicien et spécialiste de la physique quantique, donne à son livre Alors l’un devint deux, sous-titré La question du réalisme en physique et en philosophie des mathématiques (2002, Flammarion, Paris), on extraira ces quelques lignes : « Contrairement à une opinion répandue, la physique – sous sa forme actuelle – apporte un éclairage indispensable à la question centrale de la philosophie des mathématiques : quelle est la nature de leur objet ? […] La réponse à cette question ne peut être alors que celle du platonisme mathématique, c’est-à-dire l’affirmation de l’existence d’une entité objective et réelle, explorée par les mathématiques et qu’on appelle ici le logos. […] Les mathématiques humaines apportent une représentation du logos, tout comme les sciences de la nature le font pour leur objet propre, désigné ici sous le nom de physis. […] Cette représentation partage avec les autres sciences les conditions de leur commune origine humaine : historicité, faillibilité, variabilité des points de vue selon les époques et les esprits. »

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