Notes
-
[1]
On pense par exemple au fameux théorème d?Hugo Sonnenschein [1972], ou encore au plus ancien théorème d?Arrow [1951].
-
[2]
Nous devons la formulation claire de cette conviction à Marc Lavoie [2005]. Comme lui, nous rangerons dans l'hétérodoxie les approches marxistes, néoricardiennes, postkeynésiennes et institutionnalistes (au sens large, et plus particulièrement les approches régulationnistes et conventionnalistes pour ce qui est du cas français)
-
[3]
Il pointe quatre éléments qui définissent selon lui des points d?accord entre hétérodoxes : réalisme contre instrumentalisme, organicisme contre individualisme méthodologique, production contre échange, rationalité procédurale contre rationalité absolue.
-
[4]
Il oppose ainsi une ontologie « sociale » propre à l'hétérodoxie et l'ontologie « individualiste et atomistique » qui caractériserait l'orthodoxie néoclassique.
-
[5]
L?école classique désigne en économie les travaux des économistes principalement écossais de la fin du XVIIIe siècle et jusqu?à la moitié du XIXe ? Smith, Ricardo, Say, Mill et, avec nombre de nuances, Malthus.
-
[6]
On pense en particulier au célèbre texte sur la gravitation des prix de marché qui signe véritablement la force informative du marché. Ce point est remarquablement commenté par Michel Foucault [2004].
-
[7]
La révolution marginaliste (menée par Jevons, Menger et Walras) consiste à introduire le calcul à la marge dans la représentation de la prise de décision des acteurs. Ainsi elle semble permettre de disposer d?une théorie du mouvement des individus liée à leur gain ou perte d?utilité, premier pas d?une approche de l'économie conforme au modèle épistémologique de la physique mécanique.
-
[8]
Sur l'histoire critique de la théorie de la valeur, voir Bruno Ventelou [2001].
-
[9]
Voir Arnaud Berthoud [1988].
-
[10]
Le théorème dit de Sonnenschein [1972] met un terme à la recherche d?une théorie de la formation des prix d?équilibre dans une optique walrassienne. Il établit notamment que les propriétés des fonctions de demande individuelle ne sont pas additives et sont donc non transférables aux fonctions de demande globale. D?une certaine manière, la théorie est piégée par la nature indépassablement individuelle de la valeur.
-
[11]
Bien sûr, la théorie de la valeur travail de Ricardo est imparfaite. Les travaux des économistes néoricardiens à partir des intuitions de Sraffa, ou bien encore la théorie du mark-up chère aux postkeynésiens constituent un progrès. Mais ces théories ont en commun de maintenir le lien entre prix et production ? pour une comparaison des différentes théories des prix, voir M. Lavoie [2005].
-
[12]
C?est aussi le sens ultime du théorème d?Arrow ? voir Benoît Lengaigne et Nicolas Postel [2004].
-
[13]
La loi de Say synthétise la logique macroéconomique classique supposant le caractère autorégulateur du marché. Elle suppose que, compte tenu du fait que « les produits s?échangent contre des produits », les revenus distribués à l'occasion de la production sont entièrement dépensés en achat de biens et services assurant donc une demande globale égale à l'offre produite. Cette tautologie repose très subtilement sur le fait que la part des revenus non consommés par les ménages est non pas « stockée », mais placée sur un hypothétique marché des fonds prêtables sur lequel s?échangent des biens d?investissement contre l'épargne des ménages. Lorsque l'épargne se trouve augmentée (que les ménages consomment moins), alors il y a abondance de l'offre de fonds prêtables, et il devient plus facile de financer l'achat de biens d?investissement : le prix qui équilibre l'offre et la demande de fonds prêtables est le taux d?intérêt, qui sert donc de variable d?ajustement entre consommation de biens et de services et investissement dans des biens de production.
-
[14]
Les écoles classiques et la plupart des auteurs néoclassiques souscrivent au principe de la « dichotomie entre sphère réelle et sphère monétaire » qui suppose l'existence d?une réalité matérielle des flux économiques indépendamment de l'apparence monétaire qu?ils peuvent revêtir. Cette dichotomie suppose la possibilité d?une analyse logique de l'organisation des flux économiques faisant abstraction de la monnaie. Cette abstraction n?est pas possible si on considère que le fait même que les flux économiques soient monétaires a des répercussions sur leur contenu matériel (que, par exemple, le plus ou moins grand attachement des ménages à la liquidité détermine les possibilités de financement de l'investissement réel).
-
[15]
On ne peut que s?excuser ici de n?avoir pas davantage accorder d?attention aux hétérodoxies autrichiennes, et en particulier aux apports de Schumpeter qui trouveraient facilement leur place dans une telle représentation de l'économique. Les rapports avec l'approche hayékienne sont plus distendus, étant donné l'adhésion des autrichiens à la théorie de la valeur utilité et à la loi de Say.
-
[16]
Cette opposition entre approche mathématique (supposée néoclassique) et approche littéraire (supposée hétérodoxe) a rebondi de la manière la plus désastreuse qui soit en France au moment du mouvement contre l'autisme dans l'enseignement de l'économie. Que ce soit par malveillance ou maladresse, ce mouvement a été analysé comme un mouvement contre la formalisation et les mathématiques, alors qu?il était simplement un mouvement réclamant une plus forte connexion entre les modèles et la réalité, c?est-à-dire un plus profond respect du principe épistémologique de la vérification des hypothèses ou des conclusions. On peut légitimement penser que l'hétérodoxie est, sur ce point, très en avance en raison précisément de l'identification d?un objet commun largement identifié empiriquement.
-
[17]
Voir Antoine Rebeyrol [1999].
-
[18]
La description des biens intègre une description physique telle que « les descriptions sont si précises qu?on ne peut imaginer aucun raffinement supplémentaire susceptible de donner lieu à des allocations nouvelles améliorant la satisfaction des agents » [Geanakoplos, 1985, p. 116]. À la suite de J. R. Hicks [1939], on intègre la dimension spatiale (lieu de livraison) et temporelle (date de livraison). Gérard Debreu [1959] intègre le cas incertain en ajoutant le principe de la conditionnalité de la livraison du bien, qui est conditionnée à la réalisation d?un événement contingent.
-
[19]
Rappelons de plus que, chez Walras, les individus n?échangent pas réellement. Leur rencontre physique, lors de la transmission des biens, est renvoyée en dehors de l'analyse, après que les prix d?équilibre ont été établis. Or, pour que ceux-ci s?établissent, il faut précisément qu?il n?y ait pas d?échange hors équilibre, autrement dit aucune transaction ne se produit durant le processus qui est analysé : le moment de l'échange est en dehors de l'économie?
-
[20]
Nous avons défendu ce point de vue dans N. Postel [2007b]. Il s?appuie sur l'analyse du marché walrassien par A. Berthoud [1988].
-
[21]
Keynes déploie beaucoup d?efforts pour faire apparaître que, même dans le plus pur des marchés ? le marché financier ?, il existe des conventions qui forment l'arrière-plan cognitif commun à partir duquel les prix relatifs peuvent être déterminés [Postel, 2007a].
-
[22]
« Il y a dans chaque société ou canton un taux moyen ou ordinaire pour les profits. [?] Il y a aussi un taux moyen ou ordinaire pour les fermages. On peut appeler ce taux moyen ou ordinaire le taux naturel du salaire, du profit et du fermage, pour le temps et le lieu dans lesquels ce taux domine communément. Lorsque le prix d?une marchandise n?est ni plus ni moins ce qu?il faut payer suivant leurs taux naturels et le fermage de la terre et les salaires du travail et les profits du capital [?] cette marchandise est vendue à ce que l'on peut appeler son prix naturel » [Smith, 1976, chap. 7].
-
[23]
Voir sur ce point le commentaire éclairant d?Henri Philipson [1995].
-
[24]
Nous suivons la traduction d?Antoine Deville dans le Bulletin du MAUSS [Polanyi, 1986]. Voir aussi le n° 29 de La Revue du MAUSS semestrielle, « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand », 1er semestre 2007.
-
[25]
Dans sa traduction, Antoine Deville conserve les termes anglais car, selon lui, l'équivalent français ne peut rendre aussi parfaitement le sens précis de ces deux termes.
-
[26]
« L?économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs. »
-
[27]
Pour une discussion serrée de cette définition substantive, voir A. Caillé [2005] ainsi que N. Postel et R. Sobel [2007].
-
[28]
On pourrait objecter que cette définition enserre trop le travail de l'économiste dans la description du système et ne permet donc plus l'utopie consistant à en envisager un autre. Il faut toutefois reconnaître que l'on ne peut proposer de transformation sociale qu?en partant d?une forme existante, et que la connaissance de cette forme est en quelque sorte un préalable à l'utopie ou simplement à la volonté de transformation sociale. C?est sans doute là une différence entre le travail de l'économiste et celui du philosophe.
-
[29]
On notera d?ailleurs que cette expertise savante peut être acquise, dans certains cas, par des individus n?ayant reçu aucune formation scientifique (qui ne disposent donc pas d?une théorie expliquant la causalité), mais ayant une longue pratique du terrain.
-
[30]
Nous avons défendu dans un autre article la proximité des positions de Keynes et de Simon sur la rationalité, mais aussi sur le rôle et la forme des institutions [Postel, 2007a].
-
[31]
Nous avons discuté la théorie de l'acteur propre à l'école de la régulation dans N. Postel et R. Sobel [2007].
-
[32]
La synthèse de Mary Douglas [1937] sur cette question est infiniment précieuse.
-
[33]
Ce courant a fait l'objet de nombreuses publications collectives ; voir notamment : Revue économique [1989], Philippe Batifoulier [2001], André Orléan [2004], François Eymard-Duvernay [2006].
-
[34]
La formulation la plus claire et la plus vive de cette critique est formulée par Bruno Amable et Stephano Palombarini [2004] qui affirment, contre l'économie des conventions (mais aussi contre Keynes), que l'économie n?est pas une science morale.
-
[35]
On suppose ici que l'anthropologie mobilise un arrière-plan qui ne relève ni vraiment de l'une ni vraiment de l'autre, même si Mary Douglas intègre ces deux dimensions à son approche.
-
[36]
Les « rapports de force » et la « marge d?interprétation », la « régulation de contrôle » et la « régulation conjointe »?
-
[37]
Dans ce cadre, la réflexion sur les performances sociales des entreprises, sur les nouveaux indicateurs de richesse, sur le partage des temps (travail, activité, repos) représente bien une forme de recomposition du capitalisme autour d?une nouvelle modalité de régulation fondée sur une modification du rapport salarial plutôt que sur la centralité de ce dernier.
1Il n?est pas recommandé de se proclamer hétérodoxe et ce pour trois raisons.
2La première est conjoncturelle et tient aux rapports de force défavorables que l'hétérodoxie entretient aujourd?hui avec l'orthodoxie néoclassique dans l'éternelle lutte d?influence et de placement à laquelle se livrent les scientifiques de l'économie (comme d?ailleurs les scientifiques des autres sciences).
3La deuxième est épistémologique. Il est en effet attristant de se définir uniquement au regard de ce contre quoi on lutte. Être orthodoxe a un sens, au moins sur le plan religieux. Cela signe une forme de conservatisme relativement à un dogme que l'on juge injustement remis en question. Être hétérodoxe, en revanche, ne signifie rien de très positif, sinon un agacement face à la stabilité du courant dominant. Le mot donne une unité de façade à une posture qui est simplement « critique ». L?hétérodoxie en économie est ainsi une majorité qui, au fond, n?a pas réussi à renverser un mode d?analyse économique pourtant complètement dépassé par ses propres résultats [1]. Ainsi, se dire hétérodoxe, c?est finalement, jour après jour, ressasser son échec.
4La troisième raison est liée à la déviance qui ne peut que toucher un courant qui peine à se définir autrement que de manière négative : il génère des puristes ou des intégristes qui « savent » qui est « véritablement » hétérodoxe et qui ne l'est pas. C?est un lieu commun que de constater que l'hétérodoxie, en France et dans le monde, passe plus de temps en luttes intestines stériles qu?à faire front commun devant l'orthodoxie. Étonnamment, l'ambiance « citadelle assiégée » sied mieux à l'hétérodoxie qu?à l'orthodoxie, ce qui dit assez l'étrange situation de ce paradigme qui ne dit pas son nom.
5Et pourtant il existe bien un courant d?analyse économique qui partage une même méthodologie, une même conception du processus économique, une même définition de l'économie [2]. Pour l'identifier, plutôt que de poser d?emblée des fondements méthodologiques, nous chercherons d?abord à identifier quelques points d?accord entre les hétérodoxes. Ces points d?accord forment l'objet d?étude des hétérodoxes. Ensuite, nous tenterons de montrer en quoi cet objet d?étude peut être qualifié d?institutionnaliste, en l'opposant à la démarche atomistique de la théorie standard. Et, comme nous le verrons alors, c?est à l'intérieur de cette posture institutionnaliste qu?il est possible d?identifier une représentation de l'action à même de fédérer les différentes formes d?hétérodoxie.
Une économie monétaire et capitaliste de production
6L?hétérodoxie se définit la plupart du temps contre l'orthodoxie, omettant de préciser ce qui forme sa cohérence (une opposition commune pouvant en effet reposer sur des raisons diamétralement opposées). Plusieurs articles récents cherchent précisément à identifier cette cohérence. C?est le cas de Marc Lavoie [2005] qui signale une série d?oppositions hétérodoxie/orthodoxie à même de structurer l'hétérodoxie [3]. C?est également le cas de Tony Lawson [2007] qui cherche, selon une stratégie différente, à identifier une position ontologique propre à l'hétérodoxie et opposée à l'ontologie orthodoxe [4]. Dans la présente contribution qui s?inspire de ces deux tentatives éclairantes, nous proposons un chemin différent, qui passe d?abord par l'identification simple de points d?accord concernant la représentation du fonctionnement de l'économie, avant de montrer que cette représentation suppose une représentation commune, une ontologie commune, de l'univers économique. Selon nous, des recherches hétérodoxes émergent trois points d?accord : notre économie est dominée par la production ; notre économie est capitaliste ; notre économie est monétaire.
Une économie de production contre une économie d?échange pure
7Paradoxalement, les premiers hétérodoxes sont sans doute les classiques [5], en ce qu?ils saisissent parfaitement l'originalité et la logique du capitalisme sous ces deux angles : coordination marchande et division du travail ? objets des deux premiers chapitres du premier livre de La Richesse des nations, l'ouvrage fondateur d?Adam Smith [1776]. Cet apport se ressent particulièrement à travers deux grandes idées essentielles à la formation du paradigme hétérodoxe : l'efficacité du marché comme mode d?organisation de l'économie et la théorie de la valeur travail. La première de ces deux idées est commune à l'ensemble des économistes. La seconde clive au contraire les économistes hétérodoxes et les économistes néo-classiques et signe, d?une certaine manière, la prééminence de l'entreprise sur le marché comme entité économique fondamentale.
8La mise en évidence de l'efficacité informationnelle du marché est un acquis définitif de l'analyse économique, y compris pour les hétérodoxes. Marx considère le capitalisme comme un moment nécessaire de l'histoire, en raison du processus d?accumulation et de décuplement de la puissance productive qu?il met en ?uvre, accumulation rendue indispensable aux capitalistes par l'existence d?une concurrence marchande. Keynes n?envisage à aucun moment qu?une puissance publique puisse se substituer à l'intuition et à l'esprit sanguin et avisé d?un entrepreneur qui reste le mieux à même de percevoir les opportunités de profit et doit ainsi guider l'économie sur la voie de la croissance. La critique que Smith adresse aux mercantilistes, en opposant les faibles capacités cognitives d?un souverain même éclairé au regard de la puissance informationnelle que représente le marché, capable de traduire n?importe quelle innovation technologique ou mouvement de la demande en modification des prix relatifs, s?impose aujourd?hui encore. La représentation de la manière dont les producteurs se trouvent contraints de suivre la demande et de répercuter dans leurs prix les gains de productivité que permet l'innovation est d?une certaine manière définitive [6]. En ce sens, bien sûr, les hétérodoxes ne sont pas opposés à l'utilisation du marché comme mode principal d?allocation des ressources. Mais ils s?entendent pour identifier, derrière le marché, l'institution à l'?uvre dans la formation de la valeur : l'entreprise.
9C?est ce que montre la théorie de la valeur travail. Les classiques proposent ainsi une théorie de la formation des prix qui, bien qu?imparfaite, propose de relier les prix de marché à une autre sphère sociale : celle de la production. Tous leurs efforts (et en particulier bien sûr ceux de Ricardo) vont consister à établir un lien entre les prix de marché et ce qu?ils révèlent, à savoir les quantités de travail incorporées dans ces biens. Le marché est donc considéré comme le lieu de la manifestation d?une réalité matérielle et sociale invisible ailleurs, mais essentielle : c?est le travail qui donne leur valeur aux biens. Et à travers ce lien identifié entre travail et valeur, les classiques affirment la prééminence de la production sur l'échange : l'échange n?est d?une certaine manière que le révélateur du processus premier qu?est la production. C?est là un second acquis, propre au paradigme hétérodoxe, dans la mesure où la révolution marginaliste, aux origines du courant néoclassique, consiste précisément à abandonner cette théorie (il est vrai imparfaite) de la valeur travail pour lui substituer une théorie radicalement différente [7] : la théorie de la valeur utilité, fondée sur l'utilité individuelle subjective. Cette substitution de l'utilité individuelle au travail comme fondement de la valeur a de profondes conséquences en ce qu?elle conduit à rompre les liens qui unissent marché et sphère de la production [8]. Sur le plan pratique comme sur le plan ontologique, cela signifie qu?avec la théorie néoclassique walrassienne, le marché est le seul organe définissant la valeur des biens par confrontation des subjectivités individuelles qui n?ont d?autre mesure possible que les mouvements de prix. Le marché devient le seul lien entre l'individu et tous les autres. Un lien que Walras symbolisera par le commissaire-priseur [9]. De cette rupture, la théorie néoclassique, d?une certaine manière, ne se remettra pas, et elle sera incapable de formuler une théorie formellement juste de la formation des prix d?équilibre jusqu?au constat d?échec établi séparément par Mantel, Debreu et Sonnenschein au début des années 1970 [10].
10Cette hypothèse reliant la valeur des biens aux modalités de la production distingue économie de production et économie d?échange. Elle est indispensable pour prendre en compte la dimension proprement sociale et collective du processus économique : l'ancrage collectif du processus économique procède du fait que nos économies sont des économies de production [11]. Cette dimension est bien sûr absente du paradigme néoclassique qui, précisément, ne peut plus envisager le collectif qu?en dehors de l'économie [12].
Une économie capitaliste et non une économie de marché
11Après la distinction économie de production/économie d?échange, la deuxième grande distinction tient à l'opposition conceptuelle entre économie de marché (ce qu?auraient dit les classiques) et économie capitaliste. Cette distinction est l'apport analytique essentiel de Marx. On sait la parenté d?analyse entre Marx et les classiques pour ce qui concerne le fonctionnement concret du système économique. L?apport de Marx se situe donc moins dans l'analyse fonctionnelle que dans la compréhension institutionnelle et sociale du phénomène qui lui permet d?inventer une posture antinaturaliste.
12Marx établit le premier, à partir de son étude des deux circuits de l'argent [Marx, 1367, livre I, 2e section], l'illusion du travail marchandise et son rôle central dans notre mode de production. Le fait de considérer le travail comme faisant l'objet d?un marché apparaît en effet dans la théorie marxiste comme une fiction nécessaire, puisque seule cette fiction permet l'existence d?une plus-value et l'accumulation du capital productif. Cette marchandisation artificielle du travail est à la base de la théorie de l'exploitation que Marx présente à travers la notion de plus-value, théorie qui demeure la seule analyse solide de la notion d?exploitation. Le travail est payé à son prix, sans vol ni dissimulation, mais ce qu?il produit en plus de son coût (d?un montant égal au coût de reproduction du travailleur : subsistance, logement?) se trouve appartenir au propriétaire par le fait du rapport salarial. L?exploitation n?est donc pas le fait d?un rapport interindividuel qui opposerait des personnes moralement critiquables. Elle est au contraire un processus systémique et général qui s?impose à chaque travailleur, mais aussi à chaque capitaliste désireux de le rester et contraint, pour ce faire, de rechercher comme ses concurrents des gains de productivité en accumulant du capital et en maintenant minimale la rémunération du travail.
13Les hétérodoxes partagent tous cette analyse de l'exploitation conçue par Marx. Elle donne un sens précis à la loi d?airain des salaires formulée par Ricardo. Surtout, on la retrouve au centre de la représentation keynésienne et de son appréhension de la relation salariale, rendue déséquilibrée par le fait que le volume de travail demandé fixe unilatéralement le volume d?emploi, quelle que soit l'offre de travail disponible. Comme le remarque Jean Cartelier [1996], le salariat est bien vu par Keynes comme la variable d?ajustement des décisions capitalistes.
14Notre système de production est capitaliste, c?est-à-dire marqué par la primauté du capital sur le travail, primauté qui se joue au sein du « rapport salarial » marquant la forme exacte de l'exploitation de la force de travail. Sous cette définition large, il existe de nombreuses formes, plus ou moins dures socialement, de capitalisme. Cette diversité du capitalisme, dans le temps et dans l'espace, est un des objets des analyses hétérodoxes. On voit poindre, sous cette question, celle des institutions du capitalisme et de leurs évolutions et mutations. Ainsi, engranger l'apport des analyses de Marx ne nous conduit pas, à l'évidence, à considérer le capitalisme comme une forme pure à l'histoire déterminée. C?est un cadre conceptuel opératoire dans lequel, au contraire, on peut poser la question de l'histoire et des déterminations spatiales des différentes formes que prend le mode de production que nous étudions. Les approches hétérodoxes étudient le capitalisme. Et on n?analyse pas le capitalisme sans emprunter, consciemment ou non, aux analyses de Marx. C?est un deuxième point d?opposition de l'hétérodoxie au mainstream, qui explique prioritairement le chômage par une activation insuffisante des mécanismes « naturels » du marché du travail. Dans une optique microéconomique néoclassique en effet, les individus sont conçus comme étant déliés de toute appartenance sociale et a fortiori de toute appartenance de classe. Les rapports d?échange sont considérés comme fondés sur l'égalité absolue, et non formelle, des échangistes et ne sont reliés à aucune détermination sociale.
Une économie monétaire et non une économie réelle
15Le troisième point d?accord tient à la nature monétaire de l'objet étudié. C?est là que se situe le grand apport de Keynes [1936]. Les hétérodoxes dénoncent le caractère fallacieux de la loi de Say [13], et cela en raison de la nature monétaire de l'économie. L?attachement des hétérodoxes aux grands principes de la théorie de la demande effective est sans doute à géométrie variable. Il n?en reste pas moins que l'unique explication analytiquement solide de l'existence du chômage involontaire est bien celle de Keynes. Or, pour parvenir à expliquer que la variation du volume de l'emploi dépend non pas des modifications de l'offre des salariés sur le marché du travail, mais des modifications puis de l'insuffisance de l'offre mise en ?uvre par les entreprises sur le marché des biens et services, il faut introduire une contrainte macroéconomique de débouché, ce qui ne peut se faire que par l'introduction de la monnaie. C?est en effet en raison de la nature monétaire de l'économie que, d?une part, les ménages peuvent ne pas dépenser tout leur revenu en biens et services et conserver la part non consommée sous forme liquide jusqu?à ce que le taux d?intérêt leur paraisse suffisamment haut pour prendre le risque de s?en séparer temporairement, et que, d?autre part, les entreprises voient leurs projets d?investissement conditionnés par l'obtention d?un prêt monétaire à un taux suffisamment bas. La possibilité de conserver de la valeur sous forme liquide et le rôle que joue cette possibilité dans le financement et la réalisation des investissements réels invalident l'hypothèse classique selon laquelle la monnaie n?est qu?un voile recouvrant l'économie « réelle » (ou matérielle), voile dont on pourrait faire abstraction. La connexion entre sphère monétaire et sphère réelle se noue dans la théorie keynésienne du taux d?intérêt et rend impossible toute démarche scientifique qui ferait abstraction de la nature monétaire de nos économies [14]. C?est là un point de rupture essentiel avec la théorie classique.
16Cette rupture n?implique pas de rejeter l'ensemble de la théorie classique, mais de lui adjoindre une théorie de l'offre et de la demande globales qu?elle ne possède pas. Dans l'esprit de Keynes, il s?agit donc davantage d?un dépassement permettant de généraliser la théorie économique en la rendant applicable aux situations de déséquilibre global impensables dans le cadre classique. Dans l'optique keynésienne, le principe de l'efficacité du marché et la théorie de la valeur travail restent applicables. Mais la surproduction est possible et l'accès à l'emploi est déterminé par la décision des entrepreneurs. Ceux-ci investissent et déterminent le degré d?utilisation de leurs capacités productives en fonction de leur anticipation de l'avenir, d?une part, et des possibilités de financement que leur offrent les détenteurs de capital d?autre part. Autrement dit, les travailleurs voient leurs possibilités d?accès à l'emploi contraintes par les exigences de rendement des détenteurs de capitaux.
17Il existe donc bien une représentation hétérodoxe de l'économie qui synthétise les apports classique, marxiste et keynésien et peut se prévaloir d?une histoire et d?une logique lui permettant de s?identifier, non plus en négatif comme opposée à la représentation orthodoxe en termes d?économie d?échange pure, mais comme une représentation alternative en termes d?économie monétaire et capitaliste de production [15].
La méthodologie institutionnaliste
18L?identification d?un objet d?étude commun est un point essentiel dans la constitution d?un paradigme. Les hétérodoxes parlent de la même chose, et c?est déjà un point extrêmement positif. Mais, au-delà l'existence d?une communauté d?esprit théorique, l'hétérodoxie repose sur un arrière-plan commun que l'on peut qualifier, avec T. Lawson [2007], d?ontologie. Plutôt que de présenter cette ontologie indépendamment de l'objet d?étude auquel elle s?applique, nous suggérons que la manière dont l'objet de recherche est identifié dans la première partie esquisse le fond institutionnaliste de l'ontologie hétérodoxe.
Une économie institutionnalisée
19La question de l'unité méthodologique porte souvent sur les techniques de recherche utilisées. Ce n?est sans doute pas la bonne entrée pour distinguer l'originalité et la cohérence du paradigme hétérodoxe. Les recherches hétérodoxes sont en effet sur ce point aussi diverses que les recherches standard, tant du point de vue de leur soubassement empirique (formes d?utilisation de l'approche économétrique, types de test, etc.) que du mode de discours qu?elles adoptent (modélisation mathématique, monographie, analyse historique ou philosophique?). Même la question de la formalisation mathématique est trompeuse dans la mesure où, à des niveaux différents, il existe des modèles standard et des modèles parfaitement hétérodoxes (comme le modèle kaleckien). Certes, les hétérodoxes n?établissent pas au niveau microéconomique les relations de causalité systématiques permettant la formalisation, ils ne le font qu?au niveau macroéconomique (c?est-à-dire au-dessus et malgré la liberté d?action et non pas en décrivant les conséquences causales de cette liberté. Mais c?est là une autre question, que l'on perd beaucoup à mélanger avec celle de la formalisation mathématique [16]. Il est plus fécond de comparer l'objet d?étude de la théorie néoclassique tel que le présente Walras [1874] à l'objet d?étude hétérodoxe.
20Le cadre d?analyse walrassien est au fondement de la représentation néoclassique de l'économie, il synthétise une définition fondée sur un principe abstrait d?échange et de rationalité individuelle désormais bien connu [17]. Ce cadre repose sur deux piliers : le marché et l'individu rationnel. Le cadre marchand se résume d?une certaine manière en trois grandes hypothèses : la concurrence pure et parfaite, l'hypothèse qualifiée depuis de « nomenclature » [Benetti et Cartelier, 1980] et le principe des dotations initiales. Prises ensemble, elles assurent que l'individu dispose d?une connaissance parfaite des objets d?échange, que la détermination du prix des biens est parfaitement indépendante de son comportement personnel et qu?il peut calculer la valeur de ce qu?il apporte à l'échange [18]. Ce cadre marchand nous assure finalement, par construction, de la pureté de l'objet d?étude : aucune autre variable que les mouvements de prix ne peut affecter les propositions d?offre et de demande des agents. Or, les mouvements de prix ne sont eux-mêmes que la résultante des écarts entre offre et demande globales sur chacun des marchés. Autrement dit, Walras construit un cadre permettant d?établir une parfaite bijection entre les désirs subjectifs des agents, déterminés seuls, et les mouvements de prix. Chacun des individus est seul face au marché, libéré des autres, parfaitement autonome. En ce sens, cette représentation peut être qualifiée d?atomistique, puisque chacun des individus est conçu comme une entité parfaitement indépendante des autres, reliée aux autres uniquement par la machine marchande [19]. Walras, dans sa manière de poser le problème, emprunte une démarche identique à celle des physiciens. Après avoir défini l'objet de l'économie, la rareté, il construit un cadre expérimental, le marché walrassien, dans lequel la réalité est « simplifiée » de manière à pouvoir établir les causalités fondamentales et exprimer une loi. Walras emprunte ce faisant la démarche décrite par Galilée dans la discussion sur les deux plus anciens systèmes du monde. Il isole et étudie ce que Smith et Ricardo avaient repéré sans véritablement l'extraire de sa gangue sociale-historique (puisqu?ils s?intéressaient, eux, à la production) : le principe de l'échange entre individus rationnels. Ce que Walras cherche à démontrer, c?est qu?un mouvement global résulte nécessairement de ce processus d?échange généralisé. Ce processus nécessaire et systématique prend la forme d?une régularité descriptible par une loi : la loi de l'offre et de la demande. Une loi qui n?est ni morale ni juridique, mais qui est simplement là pour désigner une causalité nécessaire, atemporelle, valable en tout temps et en tout lieu. Une loi qui s?applique dès lors que l'on identifie en théorie une économie d?échange pure.
21Cette stratégie théorique a cependant échoué dans l'objectif qu?elle s?était fixé puisque, comme nous l'avons vu, elle ne permet pas de penser la formation des prix d?équilibre. Du coup, le « camp de base » walrassien a été largement amendé. La nouvelle inflexion de la microéconomie a consisté à étudier davantage de situations d?échange bilatéral, en face à face [Cahuc, 1993]. Or cette nouvelle microéconomie a fait resurgir la nécessité des règles collectives et la question de la confiance : la possibilité même de l'échange suppose en effet que les individus partagent une même vision de l'avenir et s?accordent sur la qualité des produits et le respect des règles de la transaction. Autrement dit, comme le souligne Kenneth Arrow, « l'incapacité du marché à prémunir les individus contre l'incertitude a conduit à la création de nombreuses institutions sociales dans lesquelles les caractéristiques habituelles du marché sont, dans une certaine mesure, contredites. La profession médicale n?est qu?un exemple, même extrême, parmi d?autres » [Arrow, 1963, p. 41]. Ou bien encore : « Des contrôles non marchands, qu?ils soient internalisés comme les principes moraux ou imposés de l'extérieur, sont, jusqu?à un certain point, nécessaires pour assurer l'efficience économique » [Arrow, 1968, p. 105].
22Ce constat est assez banal pour le non-économiste. Il est destructeur pour l'économiste walrassien dans la mesure où, précisément, Walras cherchait à montrer que, en économie, le marché nous libérait de l'institution sociale. Dès lors, postuler l'existence de règles permettant le bon déroulement de l'échange conduit à dénaturer le cadre walrassien. Cet aménagement donne un style quelque peu baroque à la théorie néoclassique : l'effort d?ascétisme institutionnel de Walras, cherchant à identifier un mécanisme institutionnel ? le marché en concurrence pure et parfaite à même de libérer les Homo ?conomicus de leur rapport à l'autre ?, se délite entièrement par surabondance de rajouts institutionnels fonctionnels [20]. Dès lors, l'effort d?abstraction visant à identifier une économie pure indépendante des circonstances historiques tourne entièrement à vide. Autrement dit, le principe même de l'institution constitue un obstacle épistémologique pour le paradigme néoclassique.
23Par contraste, l'objet des théories hétérodoxes est d?emblée historiquement situé et volontairement réaliste. Il ne se situe pas au plan de l'économie pure, mais au plan pratique d?une compréhension des relations économiques situées dans un temps et un lieu donnés. La recherche théorique hétérodoxe ne cherche pas à identifier des invariants, des lois générales abstraites, mais des relations causales et des mécanismes suspendus à la présence d?institutions mouvantes et temporaires. Cette prudence théorique, et cette relative humilité de l'hétérodoxie assumant le caractère « situé » de son objet d?étude, peut apparaître comme une faiblesse si l'on donne crédit à l'analyse néoclassique de succès dans l'identification de lois générales valables en tout temps et en tout lieu, sur le modèle des lois de la physique. Mais ce n?est plus le cas dès lors que l'on acte l'absence de telles lois en économie. Une des conséquences du relatif échec de l'application du modèle épistémologique des sciences dures aux objets économiques et sociaux, caractérisés par la contingence, est de légitimer une approche plus appliquée des phénomènes permettant de saisir leur dimension institutionnelle. Les résultats récents des sciences économiques valident donc, d?une certaine manière, la posture hétérodoxe. Cette posture ne se traduit pas par le rejet de la théorisation, mais par la recherche d?une théorisation dont le degré de validité est délimité par les frontières spatio-temporelles de l'objet d?étude. D?une certaine manière, l'accord des hétérodoxes sur l'élément invariant est le suivant : il existe toujours un arrièreplan institutionnel à l'économie, qui ne peut pas se désencastrer, et cet arrière-plan est mouvant, y compris sous l'effet des processus et des actions économiques.
24C?est ce que l'on peut identifier comme la posture institutionnaliste commune à l'ensemble des hétérodoxies. Ainsi, au-delà de leur communauté d?objet, les hétérodoxes partagent une conception institutionnelle de l'économie qui forme un positionnement épistémologique commun. Ce positionnement méthodologique, négligé à la suite de la querelle des méthodes de la fin du XIXe siècle au profit d?une posture analytique pure, apparaît aujourd?hui tout à fait pertinent alors que l'approche analytique bute sur la notion d?institution depuis l'échec du programme walrassien. Mais pour apparaître davantage, cette cohérence épistémologique doit mobiliser une définition commune de l'économie.
L?économie comme process institutionnalisé
25Les économistes marxistes, keynésiens ou classiques reconnaissent tous, à des degrés divers, le rôle central des institutions. Ce fait est évidemment clair dans la thématique keynésienne dans laquelle la notion d?institution, notamment d?institution financière, est centrale [21]. Cela paraît également assez évident dans la thématique marxiste, pour peu que l'on reconnaisse le rapport salarial comme une institution. C?est moins clair dans la perspective classique, au sens où les classiques ont les premiers cherché à établir en économie l'existence de régularités d?ordre naturel, et ce, en particulier, en ce qui concerne la loi de l'offre et de la demande au fondement de l'expression smithienne de la « main invisible ». Pourtant, lorsqu?Adam Smith raisonne sur le prix « naturel » des produits [Smith, 1776, chap. VII], il se réfère à une situation socio-économique précise. Le prix naturel renvoie à la rémunération moyenne, à un moment donné et dans un lieu donné, des rentiers, des capitalistes et des travailleurs [22]. Naturel est ainsi à entendre comme « habituel » ou bien encore comme « normal compte tenu des conditions de la production »? autrement dit, le prix « naturel » est de toute évidence un prix « institutionnel ». De même, lorsque Ricardo [1817] raisonne autour du principe de seuil de subsistance, il insiste précisément sur la dimension institutionnelle et donc variable de ce niveau [23]. La théorie de la rente est, une fois encore, le fruit d?un dispositif institutionnel particulier. David Hume lui-même, qui fait la jonction entre univers mercantiliste et classique et sera admiré par Keynes, souligne dans son texte sur l'argent la dimension institutionnelle de la théorie quantitative de la monnaie. Pour ces grands auteurs, l'économie est évidemment institutionnalisée et marquée par l'existence de références, de représentations, de repères sociaux non marchands.
26Les institutions sont donc au c?ur des recherches hétérodoxes, mais ce fait est assez largement laissé dans l'ombre, comme une évidence inutile à rappeler. Il entraîne pourtant une conception de l'économie différente de la posture analytique de Walras. Pour le comprendre, la très traditionnelle opposition de Karl Polanyi entre économie formelle et économie substantive est précieuse. Dans « The economic fallacy », le premier chapitre de The Livelihood of Man [24], K. Polanyi définit la notion d?économie à partir de son ambivalence : « Toute tentative d?appréciation de la place de l'économie dans une société devrait partir du simple constat que le terme ?économique? que l'on utilise couramment pour désigner un certain type d?activité humaine est un composé de sens distincts. [?] Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation des moyens aux fins, comme dans les termes economizing ou economical [25] ; la définition économique par la rareté provient de ce sens formel. Le second sens, ou sens substantif, ne fait que souligner ce fait élémentaire que les hommes, tout comme les autres êtres vivants, ne peuvent vivre un certain temps sans un environnement naturel qui leur fournit leur moyen de subsistance ; on trouve ici l'origine de la définition substantive de l'?économique?. Ces deux sens, le sens formel et le sens substantif, n?ont rien de commun. [?] Le sens substantif provient de ce que l'homme est manifestement dépendant de la nature et des autres hommes pour son existence matérielle. Il subsiste en vertu d?une interaction institutionnalisée entre lui-même et son environnement naturel. »
27L?approche néoclassique se range derrière l'approche formelle, exprimée notamment par Lionel Robbins [26] [1935]. On sait que la définition de L. Robbins est flexible au point de permettre la colonisation des autres sciences humaines comme la sociologie (Becker) ou le droit (Posner et le courant law and economics). Cette définition embrasse en effet plusieurs champs de la vie humaine sans rapport avec l'économique (les relations familiales ou amoureuses, les addictions diverses, les règles du code de la route ou de la responsabilité civile?), mais laisse de côté de nombreux aspects de ce champ (on connaît les difficultés du paradigme néoclassique à appréhender la protection sociale, l'investissement au travail, les déterminants salariaux, le phénomène syndical'). La définition standard des sciences économiques est donc finalement inappropriée pour décrire ce que le courant hétérodoxe étudie.
28Au contraire, dans le sens dit « substantif » ou encore « matériel », l'économie désigne un certain domaine de la vie sociale en général, un ensemble circonscrit de pratiques, de règles et d?institutions dont l'objet est la production, la distribution et la consommation des valeurs d?usage, biens ou services, nécessaires à la vie individuelle et collective. La définition « substantive » de K. Polanyi est bien sûr imparfaite [27]. Mais elle met l'accent sur l'essentiel : « L?économie est un procès institutionnalisé d?interaction entre l'homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins » [Polanyi, 1957, p. 242]. On peut donc y trouver un appui très solide pour une définition de l'économie commune aux hétérodoxes et distincte de l'approche néoclassique. Une définition qui permet l'analyse des institutions, la compréhension de leur fonctionnement, et qui accueille naturellement l'étude de l'agencement institutionnel particulier que forme « l'économie de production monétaire et capitaliste ». L?objet d?étude identifié dans la première partie devient ainsi un sous-ensemble de la définition générale polanyienne, sous-ensemble rendu essentiel par la solidité temporelle et l'extension géographique du capitalisme [28].
29Voici donc balisé le champ de l'hétérodoxie. Face à la question qui est adressée aux économistes, « comment satisfaire nos
besoins ? », il existe deux réponses organisées :
? la réponse formelle de la théorie néoclassique qui suppose
l'existence d?un mécanisme de marché autorégulateur permettant
de régler en même temps la question de l'identification des besoins,
celle de la production efficace et celle de la distribution ;
30? la réponse « substantive » qui cherche plus modestement, à partir de la compréhension de la manière dont fonctionne le système économique, à lister les possibilités que l'on aurait de le faire fonctionner mieux selon une série de critères appartenant au politique (plus justement, plus efficacement, plus écologiquement?).
Pour une théorie « complète » de l'institution : une théorie de l'action
31Nos deux premières parties permettent de défendre l'idée qu?il existe un paradigme hétérodoxe qui se donne comme objet une économie monétaire de production de nature capitaliste et comme cadre épistémologique général celui d?une économie conçue comme un « process d?interaction institutionnalisée entre l'homme et son environnement ». Ce cadre épistémologique général nous conduit, dans cette dernière partie, à tirer les conséquences de l'approche institutionnaliste quant à un point fondamental de tout paradigme en science sociale : la représentation de l'action. D?une part, l'exigence d?une représentation parfaitement cohérente de l'objet économique implique de répondre à la question du comportement des acteurs. C?est un acquis certain de l'individualisme méthodologique que d?avoir rendu incontournable cette question. D?autre part, une des conséquences de la posture institutionnaliste est de reconnaître le caractère mouvant du cadre économique. L?étude de la modification des institutions, ou l'existence d?une réponse théorique à cette question, s?impose donc sur l'agenda de l'économiste hétérodoxe. Or, il est difficile d?analyser la dynamique des institutions sans rien dire de la théorie de l'action qui sous-tend cette analyse. Sur cette question, nous proposons un quadruple constat : (1) il existe une forme d?accord des hétérodoxes sur une représentation non standard de l'individu ; (2) il existe plus récemment des tentatives visant à mieux prendre en compte l'action des individus sur les institutions. (3) Dans une visée synthétique, on peut lister plusieurs manières de saisir cette interaction règle-action et (4) montrer que ces manières de voir dépendent beaucoup du niveau d?institution qui est visé. À bien y regarder, le paradigme hétérodoxe-institutionnaliste détient ainsi, dans sa diversité, une théorie « complète » des institutions.
Une théorie « procédurale » de la rationalité
32On peut assez aisément identifier deux points d?accord entre hétérodoxes sur la question de la rationalité : 1° les acteurs tirent leur décision rationnelle d?une bonne connaissance de la situation d?action ; 2° dans cette activité cognitive, les acteurs sont guidés par les institutions collectives. Ces deux points sont bien synthétisés par la théorie de la rationalité procédurale d?Herbert Simon qui forme, pour cette raison, un point de ralliement simple pour l'ensemble des hétérodoxes.
33Le rapport entre les théories de Keynes et Simon est clair. Simon souligne d?ailleurs, quoique furtivement et tardivement : « Seule la peur de commettre un énorme anachronisme me retient d?affirmer que Keynes est le véritable instigateur de l'économie de la rationalité limitée » [Simon, 1997, p. 16]. Keynes a en effet très tôt proposé, dans son Treatise on Probability [1921], une véritable théorie de la rationalité fondée sur le constat du caractère irréductible de l'incertitude dans un environnement humain. Il y indique en particulier que la décision rationnelle naît de trois qualités liées : la logique, la connaissance empirique et l'intuition. La logique est indispensable à l'élaboration de tout raisonnement sensé. Mais cette logique ne sert à rien à un individu incapable d?identifier dans une situation d?action présente les informations disponibles et, surtout, incapable d?utiliser ces informations pour établir des connexions logiques avec le monde à venir. Or le repérage pratique d?une situation et l'identification des connexions logiques avec l'avenir ne s?apprennent que par l'expérience et l'expertise. Un expert en météorologie est davantage capable que l'homme de la rue d?identifier dans le ciel présent, sur la base de la forme des nuages, de l'orientation du vent et de l'endroit où il se trouve, les caractéristiques du ciel futur. C?est là une expertise qui finit par lui donner une bonne intuition de l'avenir à partir de peu d?informations [29]. Herbert Simon, sans qu?il emprunte aucunement ses convictions à Keynes [30], dont il ne connaît sans doute pas les premiers écrits, élabore depuis l'après-guerre une théorie de la rationalité qui reprend le même argumentaire et qu?il qualifie de rationalité « procédurale » à partir de 1972 [Simon, 1972]. Cette conception de la rationalité est en opposition frontale avec la théorie standard en ce qu?elle met en avant non pas le résultat de la délibération de l'acteur (rationalité substantielle), mais au contraire la procédure suivie, c?est-à-dire la démarche cognitive consistant à recueillir et à exploiter au mieux les informations disponibles.
34Dans cette collecte d?informations, l'agent simonien mobilise les institutions collectives qui l'aident à faire son choix. La rationalité procédurale, précise H. Simon, est donc à l'interface du raisonnement individuel et de l'insertion collective. L?agent tire sa rationalité de ses capacités déductives et pratiques? mais aussi de l'accumulation de savoirs dans la société et les règles qui l'entourent. L?agent hétérodoxe est donc inséré dans des institutions dont il est en partie dépendant dans sa manière de juger de l'avenir.
35C?est là une distinction nette avec l'approche néoclassique. Dans l'univers néoclassique, le cadre walrassien très instrumentalisé est cohérent avec la rationalité très stylisée de l'agent maximisateur. La rationalité individuelle peut être rabattue sur une simple opération logique (être rationnel se réduisant à être transitif) parce que les questions de coordination interpersonnelle (qui passent par la définition des biens, de l'avenir, par le rapport à l'autre?) sont supposées être toutes prises en charge par le cadre marchand (hypothèse de nomenclature non seulement qualitative mais également temporelle et spatiale) et le système des prix. L?agent néoclassique n?est donc pas conçu comme étant compétent pour agir dans un monde contingent, mouvant et plus généralement « humain ». Il est précisément conçu comme étant « hors société », sans conscience sociale, sans la moindre connaissance de l'altérité [Postel, 2003].
36À l'inverse, l'hétérodoxie pense d?emblée l'individu rationnel comme un individu agissant dans des institutions. Elle ne passe pas par le déni de cette institutionnalisation. La rationalité de l'acteur hétérodoxe est une rationalité insérée dans des institutions qui modèlent largement son comportement. Le rôle des routines, des règles de comportement, des institutions dans la détermination du comportement rationnel des individus conduit à ce que l'on pourrait qualifier de « rationalité institutionnalisée ». Cette représentation de l'agent hétérodoxe revient ainsi, d?une certaine manière, à considérer qu?il n?est pas aussi souverain que son cousin orthodoxe. Homo ?conomicus est en effet constamment présenté comme un atome égoïste ne poursuivant que son propre bien-être, figure supérieure de la liberté. L?agent hétérodoxe fait moins bonne figure, englué dans des institutions qu?il n?a pas choisies et qui pourtant encadrent largement son comportement. Pourtant, à bien y réfléchir, l'agent économique standard est bien plus « sursocialisé », selon l'expression de M. Granovetter [1935], que l'agent hétérodoxe en ce sens qu?on se le représente comme un individu qui aurait oublié que son horizon de choix est strictement borné par l'ordre marchand dans lequel il s?insère. L?agent hétérodoxe, en revanche, en partie conscient de son encastrement institutionnel, peut jouer dans, mais aussi sur les règles qui l'entourent. Si on doit se le représenter comme moins souverain, c?est assez largement parce qu?on se le représente aussi comme plus lucide sur les cadres de pensée qui structurent ses choix.
37On peut donc à ce stade dresser une représentation assez complète du paradigme hétérodoxe :
Le rapport de l'acteur à l'institution
38 Les hétérodoxes conçoivent tous l'individu comme institutionnalisé. Keynes insiste sur la nécessité de l'encadrement conventionnel et institutionnel des prévisions des agents. Marx suppose que l'infrastructure de la société est constituée par le mode de production et que celui-ci surdétermine les représentations individuelles de la justice ou de la liberté. Plus proche de nous, l'approche régulationniste [31] emprunte à Pierre Bourdieu son modèle d?acteur et pense aussi la rationalité comme encastrée dans des formes collectives (tel l'habitus). L?école institutionnaliste américaine [Chavance, 2007] déploie elle aussi une théorie de la prégnance des cadres institutionnels (routines, normes, habitudes?) dans les comportements individuels. C?est là un point d?accord entre hétérodoxes : l'individu agit au sein de règles collectives qui guident son comportement.
39Mais il reste une seconde question moins étudiée : l'acteur agit-il à son tour sur ces règles ? Le paradigme hétérodoxe suppose la plupart du temps que les règles sont le fruit de processus sociaux qui dépassent absolument l'acteur et s?imposent à lui. Au mieux, il suppose que le cadre institutionnel, fruit de tensions, luttes ou négociations passées, peut être considéré comme stable à court terme et qu?il est donc superflu de se poser la question de la manière dont les agents peuvent agir sur ce cadre. Cette attitude est revendiquée comme étant certes une abstraction de la réalité, mais une abstraction recevable (à charge pour les autres sciences sociales de traiter de la question de la dynamique des institutions). Elle suppose simplement qu?à court terme :
- l'acteur ne sait pas qu?il peut agir sur les règles (ou en tout cas cette possibilité ne motive en aucun cas son action),
- les règles ne sont effectivement pas affectées par l'action des agents (en tout cas pas significativement).
40Cette double abstraction est effectivement recevable dans bien des cas. Lorsque le « régime institutionnel » est stabilisé, tout se passe comme si, en effet, la vie des règles et celle des acteurs étaient indépendantes. Mais en période de crise, cette posture est fragilisée. Il est bien délicat de ne pas supposer que les syndicats patronaux n?ont pas agi de manière à faire évoluer les règles en matière de protection sociale, indépendamment de leurs objectifs de profit. Il paraît aujourd?hui relativement clair que les détenteurs de titres, dévalorisés pendant la période dite « fordiste », sont parvenus à faire évoluer les règles du jeu dans un sens qui leur est plus favorable. La remise en cause du taylorisme dans les années 1970 et l'émergence consécutive du toyotisme peut-elle être analysée sans prendre en compte les revendications des travailleurs d?accéder à plus d?autonomie et de reconnaissance ? Les évolutions actuelles du statut des salariés, à travers les modifications législatives ou symboliques (du type « responsabilité sociale de l'entreprise »), peuvent-elles être sérieusement analysées en faisant l'hypothèse que les règles du jeu sont données ?
41L?autre attitude à l'égard des règles est de considérer que leur évolution tient à des rapports de force qui dépassent les acteurs. Là encore, l'hypothèse est souvent recevable. Les rapports antagoniques au sein de la société capitaliste existent en effet, et donnent bel et bien lieu à des mouvements de balancier entre marchandisation ou institutionnalisation de la relation de travail (par exemple). Mais, sur le plan épistémologique, il faut bien admettre que considérer que l'évolution des institutions de l'économie n?est le fruit que de rapports de force au niveau macro transcendant les acteurs est un peu court. Il faut véritablement supposer, contre tout l'apport des sciences sociales, que le collectif agit l'individu et dispose de sa propre capacité d?action [32]. Cette conception, héritée du marxisme, paraît bien fragile dans un monde économique à ce point menacé d?éclatement précisément en raison de la faiblesse des cadres collectifs. Pour continuer à prendre exemple sur l'analyse de la crise du fordisme, il est sans doute un peu court de ne voir dans cette crise qu?une simple reprise en mains des rentiers via la décision de non-convertibilité du dollar. L?émiettement progressif des cadres institutionnels du capitalisme fordien tient sans doute aussi à l'évolution du désir des acteurs de ce compromis, y compris les salariés. Plus généralement, lorsque l'on fait la théorie d?une crise seulement à partir d?un rapport de force qui évoluerait, il faut encore expliquer pourquoi et comment ce rapport de force évolue? Ce qui est rarement fait, ou ce qui revient à réintroduire du jeu d?acteur dans la composition même de ces rapports de force.
42Sur ce point, on peut souligner ici l'apport d?un courant hétérodoxe récent : l'économie des conventions [33]. L?apport de la théorie des conventions est d?avoir mis l'accent sur la plasticité des institutions et cherché à traiter en même temps de leur caractère prégnant et de leur nature évolutive. Les acteurs interviennent dans un paysage déjà structuré et le font évoluer. C?est cette volonté de prêter attention à l'action des individus (éventuellement d?un collectif d?individus) sur la structure qui signe l'innovation de l'économie des conventions. Sans doute est-ce en raison même de cette recherche que le concept de convention s?est imposé : il permet en effet de mettre en évidence que les règles dont il est question sont des règles « contingentes » et non pas des règles « nécessaires en elles-mêmes ».
43On peut ainsi défendre l'idée selon laquelle certaines règles économiques dites « conventionnelles » sont nécessaires, contingentes, autorenforçantes, contraignantes et sensées.
44L?approche initiée par la relecture que David Lewis [1969] propose de David Hume [1740] est utile pour bien faire apparaître les quatre premières caractéristiques. Une convention est nécessaire pour parvenir à se coordonner, mais dans le cas simple où il n?existe pas d?antagonisme entre les individus et que ceux-ci veulent se coordonner quelle que soit l'issue de la coordination. Mais cette nécessité n?est pas l'expression d?un manque de liberté ; bien au contraire : la collectivité a précisément le choix des règles par lesquelles elle va se contraindre. Ce choix, bien sûr, est essentiel et il est au c?ur de ce que la thématique conventionnaliste apporte à l'économie institutionnaliste. C?est en ce sens qu?il est important de souligner que la règle est contingente (une autre aurait pu tout aussi bien régler formellement la coordination). Enfin, bien sûr, la convention est autorenforçante ? puisqu?on fait l'hypothèse que les individus veulent se coordonner ?, mais peut aussi comporter une dimension contraignante. D. Lewis souligne lui-même la pression au conformisme qui existe lorsqu?une convention est instaurée et la pratique de l'ostracisme à l'égard des déviants qui souhaiteraient, de manière irrationnelle, se dé-coordonner.
45Mais, contre ou au-delà de D. Lewis, il est absolument essentiel de convoquer, en économie, la quatrième caractéristique des règles conventionnelles. La règle sociale est « sensée », ou encore, pour prendre en compte un vocabulaire plus proche de l'économie des conventions : elle est « légitimée ». On retrouve ici les réflexions ? profondes ? de Jean-Daniel Reynaud sur les règles : « Créer des règles de relation, c?est donner un sens à l'espace social » [Reynaud, 1989, p. 280]. Cette position de l'économie des conventions met en évidence la dimension proprement politique des règles économiques. Elle a l'immense mérite de s?écarter d?emblée de l'option hobbesienne (puisque la règle ne procède pas d?un contrat et ne repose pas d?abord sur la contrainte), de l'option métaphysique (puisque qu?aucune force supérieure ou transcendante ne vient ici imposer les règles collectives) et de l'attitude naturaliste (qui, si elle existait, rendrait inutile l'accord sur une convention). Une telle conception de l'institution modifie la représentation de la figure de l'acteur. Celui-ci est certes institutionnalisé, mais il n?est pas pour autant « agi » par l'institution ou l'organisation par rapport à laquelle on le pense capable de recul critique. Cette distance critique, l'acteur l'exerce d?un point de vue strictement individuel en se posant la question de l'intérêt que représente l'institution pour lui, selon une tradition que les économistes connaissent bien ; mais il juge aussi de la légitimité de cette institution d?un point de vue général. Pour ce faire, il mobilise divers points de vue sur ce qu?il convient de faire qui lui paraissent légitimes. En ce sens, il mobilise diverses représentations du juste que l'on peut qualifier de normes ou de valeurs [Thévenot et Boltanski, 1991].
46Cette apparition des « valeurs » dans le comportement de l'acteur est une conséquence et non une cause de la nature institutionnalisée de l'individu hétérodoxe. C?est parce que les institutions desquelles ils participent portent un sens que les individus, lorsqu?ils agissent sur et dans ces institutions, sont amenés à se poser la question éthique du juste et de l'injuste. En quelque sorte donc, c?est la dimension normative de l'institution qui rejaillit sur l'acteur, et non l'inverse. Pour supposer que l'acteur reste parfaitement indifférent au sens porté par les règles qui le guident, il faudrait supposer une sorte de myopie absolue quant à ces règles. Il faudrait donc leur donner une dimension naturelle ou absolument transcendante. Dès que l'institution est conçue comme « contingente », la question lancinante du choix ? et de ses raisons ? se pose, y compris à celui qui découvre ces règles et les suit.
47On reproche fréquemment à l'économie des conventions de moraliser l'acteur, d?en faire un être désintéressé et épris de justice, pratiquant en cela un déni complet de la réalité [34]. Cette critique est assez tautologique : dire que l'individu s?insère dans des cadres collectifs contingents, c?est à tout coup faire apparaître qu?une des dimensions de son action a trait à la réflexion sur le choix de ces règles. En ce sens, l'apparition d?une dimension éthique dans le comportement de l'acteur est la suite logique de la prise en compte des institutions. C?est le signe d?une avancée vers une théorie complète de l'institution, c?est-à-dire d?une théorie qui ne fasse pas l'impasse sur le caractère non exclusivement mécanique, rigidifié et unilatéral de la coordination par l'institution.
48Il est bien clair que cette prise de position théorique n?est ni indispensable en soi ni nécessaire en permanence. Pour certaines questions, il peut être utile de faire abstraction de cette capacité réflexive de l'acteur. De même que l'on peut considérer que l'institution est stable à court terme, on peut aussi considérer dans certains cas que l'acteur n?est guidé que par son intérêt individuel. La proposition conventionnaliste n?est donc pas « à prendre ou à laisser », elle pense un élargissement possible, et souvent indispensable, de la représentation de l'acteur institutionnalisé. Cet élargissement n?est pas une négation de l'aspect intéressé du comportement, ni même de la possibilité d?endoctrinement des individus. Mais plutôt que de faire du couple endoctrinement-égoïsme la règle, l'économie des conventions propose d?en faire le cas particulier d?une conception plus large de l'action institutionnalisée.
Le souci commun de prendre en compte l'interaction règle-action
49L?acteur du paradigme hétérodoxe-institutionnaliste agit ainsi dans et sur les institutions. La manière exacte de pondérer le rôle respectif de la liberté créative de l'acteur et de la prégnance coercitive des règles n?est pas certes fixée dans ce paradigme. En revanche, cette question représente en elle-même un apport essentiel du paradigme hétérodoxe-institutionnaliste. Dire, comme cela apparaît dans ce paradigme, que l'individu participe, ou non, de la construction et de la légitimation des institutions dans lesquelles il évolue nous amène à évoquer la théorie de Mary Douglas [1937] dans sa longue réflexion sur la genèse des institutions. Mary Douglas, récemment disparue, posait en effet remarquablement le problème en précisant les limites, communes, de l'analyse fonctionnaliste et de l'analyse rationaliste. Pour M. Douglas, il importe de mettre en exergue la légitimité des institutions tout à la fois contre la vision strictement fonctionnaliste (Durkheim, mais aussi? Williamson ou Schotter) qui vise une explication en termes de nécessité sociale et contre une approche rationaliste (Olson, Arrow) qui ne met l'accent que sur la nécessité individuelle liée à un plan de maximisation privée. Quelque chose résiste qui ne s?épuise ni dans la description détaillée de la règle d?action que doit choisir un individu en vertu du principe de la rationalité instrumentale, ni dans la causalité mécanique que fait peser la société sur les individus pour se maintenir.
50L?économie des conventions occupe cet espace en portant l'idée d?une approche herméneutique du rapport de l'acteur à la règle dans laquelle les individus poussent leur propre conception du bien commun. C?est une manière de faire. Mary Douglas propose, elle, une approche anthropologique permettant de souligner qu?une institution repose sur l'existence d?une analogie naturelle qui lui donne sens. Ce principe de la résonnance naturelle des institutions (proche, d?une certaine manière, du « sens du naturel » de Laurent Thévenot et Luc Boltanski) propose une clé explicative, à spécifier en fonction des différents types sociaux et de leur rapport au naturel. Une autre analyse pourrait exister en termes de rapports de force sociaux. Dans ce cadre ? celui de Bénédicte Reynaud [2004] et plus généralement de la théorie de la régulation ?, on met l'accent sur l'équilibre social que représente l'institution, qui forme un compromis entre deux logiques d?acteur, compromis s?appuyant sur leur force relative. Dans cette lecture, l'analyse des institutions est plus sociologique. Elle associe principe de légitimité et rapport de force. Une quatrième modalité est, par exemple, la démarche évolutionniste (des premiers institutionnalistes notamment), qui associe la recherche par l'individu des institutions satisfaisantes de son point de vue et la capacité du collectif à précisément faire émerger des institutions répondant à une fonction sociale (et pas seulement à un objectif d?efficacité).
51On peut tenter une représentation de ces quatre modalités dans le tableau ci-dessous qui les classe selon la place qu?elles laissent aux dimensions collectives et individuelles de l'action [35].
52Ce tableau vaut surtout pour affirmer une fois de plus une volonté commune dans les postures méthodologiques ici rassemblées : c?est l'articulation du collectif et de l'action individuelle qui nous fait sortir, définitivement, du holisme et de l'individualisme méthodologique. Il ne s?agit pas ici de holisme + individualisme, ou d?individualisme renouvelé ; au fond, il s?agit d?une autre posture méthodologique, sans doute plus « compréhensive » qu?explicative. Cette posture est propre aux sciences sociales. Elle ne tombe sans doute pas sous la toise d?une épistémologie poppérienne, mais elle a sa raison d?être. C?est la signature d?une attitude institutionnaliste, et sans doute aussi d?une attitude que l'on qualifierait aujourd?hui de socio-économique : une attitude qui suppose que l'acteur ait du jeu et une place pour l'action. Cette posture fait le deuil d?une capacité explicative totale et systématique du champ économique. Elle n?exclut pas la modélisation « locale » (sur le plan historique et géographique). Elle se donne les moyens de penser la dynamique des règles.
Pour une théorie complète de l'institution
53Si l'on essaie de résumer les exigences qui pèsent sur une approche complète de l'institution à même de servir de lieu commun aux hétérodoxies, la question de la distinction des niveaux d?institution semble essentielle. On se propose donc en conclusion de proposer une distinction visant à classer les institutions en fonction de leur niveau de généralité et, par voie de conséquence, en fonction de leur niveau de stabilité. Nous précisons dans les deux dernières colonnes, d?une part, le ou les auteurs associés à l'analyse théorique de ces institutions et, d?autre part, le rapport de l'acteur à l'institution (en soulignant le sens de l'influence réciproque).
54Ce tableau synthétique (cf. page suivante) appelle deux commentaires importants :
- la hiérarchisation des différentes institutions doit se lire dans un double sens : les institutions fondamentales sont plus stables et plus prégnantes que les institutions interprétatives ; mais c?est à partir des modifications progressives de ces règles et conventions que les institutions évoluent (en dehors d?une révolution d?ensemble) ;
- l'approche des institutions nécessite donc une réflexion sur les rapports entre le comportement de l'acteur et l'évolution des institutions (dernière colonne). Bien sûr, l'individu ne construit pas les institutions fondamentales, mais il participe à leur évolution. Le repérage de cette action sur l'institution apparaît nécessaire, comme l'est celui de la prégnance des institutions sur le comportement individuel. Il n?est pas complètement assuré en théorie aujourd?hui, mais l'économie des conventions montre le chemin.
55Ainsi rassemblées, les analyses hétérodoxes forment un tout cohérent doté d?une forte capacité d?explicitation du fonctionnement de l'économique. Les niveaux d?institution ainsi repérés permettent de cerner l'apport des différentes approches hétérodoxes-institutionnalistes. Mais, plus fondamentalement, cette partition (très imparfaite) permet, en distinguant les niveaux d?institution, de questionner la frontière entre ces niveaux et entre les discours des différentes écoles. Il paraît clair que la polémique sur le « bon niveau » d?articulation entre la pondération du rôle structurant des institutions et la dynamique régulatrice de l'acteur est vaine à double titre. D?abord parce qu?elle recoupe assez largement une différence d?objet (de niveau d?institution). Ensuite parce que cette partition n?est pas longtemps tenable et que les différentes approches institutionnalistes ne prennent sens que lorsqu?elles sont considérées ensemble, comme un tout ? leurs différents objets d?étude n?ont pas de sens pris isolément et les partitions entre ces objets (capitalisme, rapport salarial, forme de salaire par exemple) sont formelles.
56L?analyse des transformations du capitalisme nécessite de tenir ensemble à la fois l'analyse de la crise des « institutions structurelles » et celle des « institutions interprétatives [36] ». La crise du régime monétaire fordiste, qui était fondée sur la faiblesse des taux d?intérêt et le contrôle politique du financement de l'économie, représente l'apport d?une approche en termes de régime de régulation ? la manière dont des compromis sociaux se recomposent pour reformer un nouveau cadre institutionnel européen convient sans doute mieux à la théorie des conventions. On ne retrouve pas ici l'opposition macro/micro, qui supposerait une forme de partage du travail à partir d?un même objet. C?est plutôt la mise en lumière de l'action sur l'institution ou de l'institution sur l'acteur qui compte, c?est-à-dire l'accent mis sur la transformation ou la stabilité d?un régime. Lorsque le régime est stable, le niveau des conventions est peu actif. La crise du régime se manifeste par l'affaiblissement de l'une des institutions structurelles, ce qui redonne du jeu aux acteurs. La remise en forme de l'institution structurelle se produit par sédimentation de conventions interprétatives [37].
Conclusion
57Notre réflexion sur l'institutionnalisme nous conduit finalement à la conclusion suivante : il existe un paradigme hétérodoxe cohérent, articulé autour :
- d?un objet commun : l'économie monétaire et capitaliste de production ;
- d?une ontologie commune : l'arrière-plan de l'économie est institutionnel et mouvant ;
- d?une capacité d?analyse multiple en fonction du problème étudié et du degré de liberté dont jouissent les acteurs relativement à l'institution.
58Ainsi, plutôt que de rassembler une myriade de courants sous le vocable négatif « hétérodoxe » et de mener, au sein de ce courant d?analyse, une guerre de chapelle et d?étiquette (conventionnaliste, régulationniste, néomarxiste, postkeynésien, institutionnaliste radical, circuitiste?), il serait préférable que chacun se range sous un même paradigme institutionnaliste. Un paradigme fort de sa diversité? mais aussi de sa cohérence dans l'analyse des problèmes économiques contemporains (régulation du capitalisme, croissance des inégalités, persistance du chômage, problèmes environnementaux dramatiques?). Ces problèmes ont tous une dimension institutionnelle que ce paradigme devrait être mieux à même d?appréhender que le courant néoclassique, entièrement conçu pour « éviter » la question de l'institution.
59Pour le dire autrement, l'identification d?un tel paradigme et sa pertinence seraient les gages certains d?une amélioration de notre compréhension de l'économique.
BIBLIOGRAPHIE
- AMABLE Bruno et PALOMBARINI Stephano, 2005, L?économie n?est pas une science morale, Raison d?agir, Paris.
- ARROW enneth J., 1951, Social Choice and Individual Values, Cowles Foundation for Research, Yale University.
- ? 1963, « Uncertainty and the welfare economics of medical care », American Economic Review, n° 53, p. 941-973 (repris dans The Collected Papers, vol. 6, The Belknap Press of Harvard University Press, 1935, p. 15-50).
- ? 1963, « The economic of moral hazard : further comment », American Economic Review, n° 53, p. 537-539 (repris dans The Collected Papers, vol. 4, p. 103-105).
- ? 1974, The Limits of Organisations, New York, Norton (traduction française : Les Limites de l'organisation, PUF, Paris, 1976).
- BATIFOULIER Philippe (sous la dir. de), 2001, Théorie des conventions, Economica, Paris.
- BENETTI Carlo et CARTELIER Jean, 1980, Marchands, salariat et capitalistes, Maspero, Paris.
- BERTHOUD Arnaud, 1988, « Économie politique et morale chez Walras », ?conomia, série PE de la revue Economie et société, n° 9, p. 65-93.
- BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, « Essais », Paris.
- BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Ève, 1999, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, « Essais », Paris.
- BOYER Robert, 2004, Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Odile Jacob, Paris.
- CAHUC Pierre, 1993, La Nouvelle Microéconomie, La Découverte, « Repères », Paris.
- CAILLÉ Alain, 2005, Dé-penser l'économie, La Découverte/MAUSS, Paris.
- CARTELIER Jean, 1996, L?Économie de Keynes, De Boeck, Bruxelles.
- CHAVANCE ernard, 2007, L?économie institutionnelle, La Découverte, « Repères », Paris.
- DEBREU Gérard, 1959, Theory of Value : An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, Willey, New York (traduction française : Théorie de la valeur, Dunod, Paris, 1963).
- DOUGLAS ary, 1937, How Institutions Think, Routledge Paul Kegan (traduction française : Comment pensent les institutions, La Découverte/ MAUSS, Paris, 1999 ? réédition poche en 2004).
- EYMARD-DUVERNAY François (sous la dir. de), 2006, L?Économie des conventions : méthodes et débats, 2 tomes, La Découverte, Paris.
- FOUCAULT Michel, 2004, Naissance de la biopolitique, Le Seuil, « Hautes études », Paris.
- GEANAKOPLOS John, 1935, « Arrow-Debreu model of general equilibrium », in EATWELL John et alli (sous la dir. de), The New Palgrave. A Dictionary of Economics, Macmillan, Londres, p. 116-123.
- GRANOVETTER ark, 1935, « Economic action and social structure : the problem of embeddedness », American Journal of Sociology, vol. 91, n° 3, p. 431-510.
- HABERMAS Jürgen, 1987, Théorie de l'agir communicationnel, traduction de J.-M. Ferry, Fayard, Paris.
- HICKS John R., 1939, Value and Capital, Clarendon Press, Oxford.
- HOBBES Thomas, [1651] 2000, Léviathan, Dalloz, Paris.
- HUME David, [1740] 1993, Traité de la nature humaine, t. 3, La morale, GF Flammarion, Paris.
- KEYNES John Maynard, 1921, A Treatise on Probability (repris dans The Collected Writtings of J. M. Keynes, vol. VIII, Macmillan, Londres, 1973-1976).
- ? 1936, La Théorie générale de l'emploi, Payot, Paris.
- ? 1933, « My early beliefs », The Collected Writtings?, vol. X, p. 433-451.
- ? 2002, La Pauvreté dans l'abondance (traduction d?un recueil d?articles), Gallimard, Paris.
- LAVOIE Marc, 2005, « Les hétérodoxies ont-elles quelque chose en commun ? », ?conomia, série PE, Économie et société, n° 35.
- LAWSON Tony, 2007, « The nature of heterodox economics », Cambridge Journal of Economics, p. 1-23.
- LENGAIGNE Benoît et POSTEL Nicolas, 2004, « Arrow et l'impossibilité : une démonstration par l'absurde », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 24, 2e semestre, p. 339-410.
- LEWIS David K., 1969, Convention. A Philosophical Study, Harvard University Press, Cambridge Mass.
- MARX arl, [1367] 1977, Le Capital, 3 tomes, Éditions sociales/Poche, Paris.
- O?DONNEL Rob, 1989, Keynes : Philosophy, Economics and Politics, Macmillan, Londres.
- ORLEAN ndré, 1988, « L?autoréférence dans la théorie keynésienne de la spéculation », Cahiers d?économie politique, ° 14-15, janvier, p. 229-242.
- ? 1989, « Pour une approche cognitive des conventions économiques », Revue économique, mars, p. 241-270.
- ? 2005, « La sociologie économique et l'unité des sciences sociales », L?Année sociologique, vol. 55, n° 2, p. 279-305.
- ORLEAN André (sous la dir. de), 2004, Analyse économique des conventions, PUF, Paris.
- PHILIPSON Henri, 1995, L?Économie contre la nature, Ester, Lille.
- POLANYI Karl, 1957a, « L?économie en tant que process institutionalisé », in POLANYI K., ARENSBERG C. et PEARSON H. (sous la dir. de), Trade and Market in the Early Empires, op. cit., p. 239-260.
- ? 1986, « La fallace de l'économie », Le Bulletin du MAUSS, n° 13, p. 11-13.
- POLANYI K., ARENSBERG C. et PEARSON H. (sous la dir. de), 1957, Trade and Market in the Early Empires, The Free Press, New York (traduction française de Claude et Annie Rivière : Les Systèmes économiques dans l'histoire et la théorie, Larousse, Paris, 1975).
- POLANYI ichael, 1962, Personal Knowledge : Toward a Post-Critical Philosophy, Chicago University Press, Chicago.
- POSNER R. A., 1973, Economic Analysis of Law, Little Brown, Boston.
- ? 2001, The Economic Structure of Law. The Collected Economic Essays of R. Posner, Edward Elgar Publishing (G.-B.).
- POSTEL Nicolas, 2003, Les Règles dans la pensée économique contemporaine, CNRS Éditions, Paris.
- ? 2007a, « Risque, coercition et institution : une lecture croisée de Keynes et Simon », La Revue économique, à paraître.
- ? 2007b, « Les économistes, de la recherche de la loi à la découverte des règles contingentes », in DELMAS B. et BERTHOUD A. (sous la dir. de), Y a-t-il des lois en économie ?, Éditions du Septentrion, Villeneuve-d?Ascq.
- POSTEL Nicolas, ROUSSEAU Sandrine et SOBEL Richard, 2006, « La ?responsabilité sociale et environnementale des entreprises? : une reconfiguration potentielle du rapport salarial fordiste ? », Économie appliquée, vol. LIX, n° 4, p. 77-104.
- POSTEL Nicolas et SOBEL Richard, 2006, « L?acteur dans les théories de la convention et de la régulation », in EYMARD-DUVERNAY François (sous la dir. de), L?Économie des conventions : méthodes et débats, op. cit., p. 131-150.
- ? 2007, « Économie et rationalité chez Karl Polanyi », Cahiers d?économie politique, à paraître.
- REBEYROL Antoine, 1999, La Pensée économique de Walras, Dunod, Paris.
- REVUE ÉCONOMIQUE, 1989, L?Économie des conventions, mars.
- REYNAUD Bénédicte, 2004, Les Règles économiques et leurs usages, Odile Jacob, Paris.
- REYNAUD Jean-Daniel, 1939, Les Règles du jeu. L?action collective et la régulation sociale, Armand Colin, Paris.
- RICARDO David, [1317] 1992, Principes de l'économie politique et de l'impôt, GF Flammarion, Paris.
- ROBBINS Lionel, [1947] 1935, Essai sur la nature et la signification de la science économique, Librairie de Médicis, Paris.
- SALAIS Robert et THÉVENOT Laurent (sous la dir. de), 1986, Le Travail. Marché, Marché, règles, conventions, INSEE-Economica, Paris.
- SCHELLING Thomas C., [1960] 1980, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, Cambridge Mass.
- SCHOTTER Andrew, 1981, The Economic Theory of Social Institutions, Cambridge University Press, Cambridge.
- SIMON Herbert A., 1951, « A formal theory of employment relationship », Econometrica, vol. 19, p. 293-305.
- ? 1997, An Empirically Based Microeconomics, Cambridge University Press, Cambridge.
- SMITH Adam, [1776] 1995, Essais sur la nature et les causes de la richesse des nations (traduction de Paulette Taieb), PUF, Paris.
- SONNENSCHEIN Hugo, 1972, « Market excess demand functions », Econometrica, vol. 40, n° 3, mai, p. 549-563.
- ? 1973, « Do Walras?identity and continuity characterise the class of community excess demand function ? », Journal of Economic Theory, vol. 6, n° 4, août, p. 345-354.
- VAN DE VELDE Franck, 2005, Marché, chômage, capitalisme, Éditions du Septentrion, Villeneuve-d?Ascq.
- VENTELOU Bruno, 2001, Au-delà de la rareté, Albin Michel, Paris.
- WALRAS Léon, [1874] 1952, Éléments d?économie politique pure, Librairie générale de droit, Paris.
Notes
-
[1]
On pense par exemple au fameux théorème d?Hugo Sonnenschein [1972], ou encore au plus ancien théorème d?Arrow [1951].
-
[2]
Nous devons la formulation claire de cette conviction à Marc Lavoie [2005]. Comme lui, nous rangerons dans l'hétérodoxie les approches marxistes, néoricardiennes, postkeynésiennes et institutionnalistes (au sens large, et plus particulièrement les approches régulationnistes et conventionnalistes pour ce qui est du cas français)
-
[3]
Il pointe quatre éléments qui définissent selon lui des points d?accord entre hétérodoxes : réalisme contre instrumentalisme, organicisme contre individualisme méthodologique, production contre échange, rationalité procédurale contre rationalité absolue.
-
[4]
Il oppose ainsi une ontologie « sociale » propre à l'hétérodoxie et l'ontologie « individualiste et atomistique » qui caractériserait l'orthodoxie néoclassique.
-
[5]
L?école classique désigne en économie les travaux des économistes principalement écossais de la fin du XVIIIe siècle et jusqu?à la moitié du XIXe ? Smith, Ricardo, Say, Mill et, avec nombre de nuances, Malthus.
-
[6]
On pense en particulier au célèbre texte sur la gravitation des prix de marché qui signe véritablement la force informative du marché. Ce point est remarquablement commenté par Michel Foucault [2004].
-
[7]
La révolution marginaliste (menée par Jevons, Menger et Walras) consiste à introduire le calcul à la marge dans la représentation de la prise de décision des acteurs. Ainsi elle semble permettre de disposer d?une théorie du mouvement des individus liée à leur gain ou perte d?utilité, premier pas d?une approche de l'économie conforme au modèle épistémologique de la physique mécanique.
-
[8]
Sur l'histoire critique de la théorie de la valeur, voir Bruno Ventelou [2001].
-
[9]
Voir Arnaud Berthoud [1988].
-
[10]
Le théorème dit de Sonnenschein [1972] met un terme à la recherche d?une théorie de la formation des prix d?équilibre dans une optique walrassienne. Il établit notamment que les propriétés des fonctions de demande individuelle ne sont pas additives et sont donc non transférables aux fonctions de demande globale. D?une certaine manière, la théorie est piégée par la nature indépassablement individuelle de la valeur.
-
[11]
Bien sûr, la théorie de la valeur travail de Ricardo est imparfaite. Les travaux des économistes néoricardiens à partir des intuitions de Sraffa, ou bien encore la théorie du mark-up chère aux postkeynésiens constituent un progrès. Mais ces théories ont en commun de maintenir le lien entre prix et production ? pour une comparaison des différentes théories des prix, voir M. Lavoie [2005].
-
[12]
C?est aussi le sens ultime du théorème d?Arrow ? voir Benoît Lengaigne et Nicolas Postel [2004].
-
[13]
La loi de Say synthétise la logique macroéconomique classique supposant le caractère autorégulateur du marché. Elle suppose que, compte tenu du fait que « les produits s?échangent contre des produits », les revenus distribués à l'occasion de la production sont entièrement dépensés en achat de biens et services assurant donc une demande globale égale à l'offre produite. Cette tautologie repose très subtilement sur le fait que la part des revenus non consommés par les ménages est non pas « stockée », mais placée sur un hypothétique marché des fonds prêtables sur lequel s?échangent des biens d?investissement contre l'épargne des ménages. Lorsque l'épargne se trouve augmentée (que les ménages consomment moins), alors il y a abondance de l'offre de fonds prêtables, et il devient plus facile de financer l'achat de biens d?investissement : le prix qui équilibre l'offre et la demande de fonds prêtables est le taux d?intérêt, qui sert donc de variable d?ajustement entre consommation de biens et de services et investissement dans des biens de production.
-
[14]
Les écoles classiques et la plupart des auteurs néoclassiques souscrivent au principe de la « dichotomie entre sphère réelle et sphère monétaire » qui suppose l'existence d?une réalité matérielle des flux économiques indépendamment de l'apparence monétaire qu?ils peuvent revêtir. Cette dichotomie suppose la possibilité d?une analyse logique de l'organisation des flux économiques faisant abstraction de la monnaie. Cette abstraction n?est pas possible si on considère que le fait même que les flux économiques soient monétaires a des répercussions sur leur contenu matériel (que, par exemple, le plus ou moins grand attachement des ménages à la liquidité détermine les possibilités de financement de l'investissement réel).
-
[15]
On ne peut que s?excuser ici de n?avoir pas davantage accorder d?attention aux hétérodoxies autrichiennes, et en particulier aux apports de Schumpeter qui trouveraient facilement leur place dans une telle représentation de l'économique. Les rapports avec l'approche hayékienne sont plus distendus, étant donné l'adhésion des autrichiens à la théorie de la valeur utilité et à la loi de Say.
-
[16]
Cette opposition entre approche mathématique (supposée néoclassique) et approche littéraire (supposée hétérodoxe) a rebondi de la manière la plus désastreuse qui soit en France au moment du mouvement contre l'autisme dans l'enseignement de l'économie. Que ce soit par malveillance ou maladresse, ce mouvement a été analysé comme un mouvement contre la formalisation et les mathématiques, alors qu?il était simplement un mouvement réclamant une plus forte connexion entre les modèles et la réalité, c?est-à-dire un plus profond respect du principe épistémologique de la vérification des hypothèses ou des conclusions. On peut légitimement penser que l'hétérodoxie est, sur ce point, très en avance en raison précisément de l'identification d?un objet commun largement identifié empiriquement.
-
[17]
Voir Antoine Rebeyrol [1999].
-
[18]
La description des biens intègre une description physique telle que « les descriptions sont si précises qu?on ne peut imaginer aucun raffinement supplémentaire susceptible de donner lieu à des allocations nouvelles améliorant la satisfaction des agents » [Geanakoplos, 1985, p. 116]. À la suite de J. R. Hicks [1939], on intègre la dimension spatiale (lieu de livraison) et temporelle (date de livraison). Gérard Debreu [1959] intègre le cas incertain en ajoutant le principe de la conditionnalité de la livraison du bien, qui est conditionnée à la réalisation d?un événement contingent.
-
[19]
Rappelons de plus que, chez Walras, les individus n?échangent pas réellement. Leur rencontre physique, lors de la transmission des biens, est renvoyée en dehors de l'analyse, après que les prix d?équilibre ont été établis. Or, pour que ceux-ci s?établissent, il faut précisément qu?il n?y ait pas d?échange hors équilibre, autrement dit aucune transaction ne se produit durant le processus qui est analysé : le moment de l'échange est en dehors de l'économie?
-
[20]
Nous avons défendu ce point de vue dans N. Postel [2007b]. Il s?appuie sur l'analyse du marché walrassien par A. Berthoud [1988].
-
[21]
Keynes déploie beaucoup d?efforts pour faire apparaître que, même dans le plus pur des marchés ? le marché financier ?, il existe des conventions qui forment l'arrière-plan cognitif commun à partir duquel les prix relatifs peuvent être déterminés [Postel, 2007a].
-
[22]
« Il y a dans chaque société ou canton un taux moyen ou ordinaire pour les profits. [?] Il y a aussi un taux moyen ou ordinaire pour les fermages. On peut appeler ce taux moyen ou ordinaire le taux naturel du salaire, du profit et du fermage, pour le temps et le lieu dans lesquels ce taux domine communément. Lorsque le prix d?une marchandise n?est ni plus ni moins ce qu?il faut payer suivant leurs taux naturels et le fermage de la terre et les salaires du travail et les profits du capital [?] cette marchandise est vendue à ce que l'on peut appeler son prix naturel » [Smith, 1976, chap. 7].
-
[23]
Voir sur ce point le commentaire éclairant d?Henri Philipson [1995].
-
[24]
Nous suivons la traduction d?Antoine Deville dans le Bulletin du MAUSS [Polanyi, 1986]. Voir aussi le n° 29 de La Revue du MAUSS semestrielle, « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand », 1er semestre 2007.
-
[25]
Dans sa traduction, Antoine Deville conserve les termes anglais car, selon lui, l'équivalent français ne peut rendre aussi parfaitement le sens précis de ces deux termes.
-
[26]
« L?économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs. »
-
[27]
Pour une discussion serrée de cette définition substantive, voir A. Caillé [2005] ainsi que N. Postel et R. Sobel [2007].
-
[28]
On pourrait objecter que cette définition enserre trop le travail de l'économiste dans la description du système et ne permet donc plus l'utopie consistant à en envisager un autre. Il faut toutefois reconnaître que l'on ne peut proposer de transformation sociale qu?en partant d?une forme existante, et que la connaissance de cette forme est en quelque sorte un préalable à l'utopie ou simplement à la volonté de transformation sociale. C?est sans doute là une différence entre le travail de l'économiste et celui du philosophe.
-
[29]
On notera d?ailleurs que cette expertise savante peut être acquise, dans certains cas, par des individus n?ayant reçu aucune formation scientifique (qui ne disposent donc pas d?une théorie expliquant la causalité), mais ayant une longue pratique du terrain.
-
[30]
Nous avons défendu dans un autre article la proximité des positions de Keynes et de Simon sur la rationalité, mais aussi sur le rôle et la forme des institutions [Postel, 2007a].
-
[31]
Nous avons discuté la théorie de l'acteur propre à l'école de la régulation dans N. Postel et R. Sobel [2007].
-
[32]
La synthèse de Mary Douglas [1937] sur cette question est infiniment précieuse.
-
[33]
Ce courant a fait l'objet de nombreuses publications collectives ; voir notamment : Revue économique [1989], Philippe Batifoulier [2001], André Orléan [2004], François Eymard-Duvernay [2006].
-
[34]
La formulation la plus claire et la plus vive de cette critique est formulée par Bruno Amable et Stephano Palombarini [2004] qui affirment, contre l'économie des conventions (mais aussi contre Keynes), que l'économie n?est pas une science morale.
-
[35]
On suppose ici que l'anthropologie mobilise un arrière-plan qui ne relève ni vraiment de l'une ni vraiment de l'autre, même si Mary Douglas intègre ces deux dimensions à son approche.
-
[36]
Les « rapports de force » et la « marge d?interprétation », la « régulation de contrôle » et la « régulation conjointe »?
-
[37]
Dans ce cadre, la réflexion sur les performances sociales des entreprises, sur les nouveaux indicateurs de richesse, sur le partage des temps (travail, activité, repos) représente bien une forme de recomposition du capitalisme autour d?une nouvelle modalité de régulation fondée sur une modification du rapport salarial plutôt que sur la centralité de ce dernier.