Notes
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[1]
La « tribu » est une entité administrative et territoriale reconnue. Créée par l’administration coloniale à la fin du XIXE siècle, elle est encore présentée comme « la reconnaissance administrative de l’organisation mélanésienne ». Comme cadre de résidence et d’appartenance sociale, elle constitue une réalité sociologique significative pour la population kanak.
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[2]
Divers témoignages confirment que, même si elles n’ont pas survécu aux contraintes de la concurrence et aux difficultés de gestion, les coopératives des tribus ont laissé une image positive dans la mesure où elles ont mis en faillite des colporteurs ou des commerçants considérés comme des exploiteurs par la population. Les interlocuteurs maréens de Faugères [2000] complètent l’information en disant que c’est également le refus de certains clans kanak de payer leurs crédits qui ont mis des commerçants et des coopératives en faillite.
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[3]
Cependant, jouer au bingo n’est pas obligatoire et la vente se déroule classiquement pour les clients qui le souhaitent.
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[4]
Le bingo concerne alors souvent les invendus.
1On assiste depuis les années 1990, dans les zones rurales de la Nouvelle-Calédonie, à la multiplication de petits marchés qui ont été qualifiés de marchés de proximité [Mercoiret et alii, 1999]. On peut définir ces marchés comme des lieux de rencontre entre producteurs et acheteurs de produits locaux, transformés ou non. Dans la province Nord, on distingue des marchés communaux, des marchés en tribu et des kiosques de bord de route. Dans tous les cas, il s’agit de la mise en vente par les producteurs locaux des produits de leur activité agricole, horticole, de pêche, de chasse, d’artisanat. La clientèle est également locale, il s’agit principalement de la population du village, de la tribu [1] OU DES tribus voisines.
2L’étude des marchés de proximité de cette province a été réalisée dans le cadre des activités de l’Institut agronomique néo-calédonien (IAC) pour répondre aux demandes des collectivités territoriales. Les mairies éprouvaient des difficultés à encadrer ces initiatives locales, en particulier l’association du jeu de bingo (loto) aux marchés. Par ailleurs les services provinciaux de développement se demandaient comment les appuyer et les pérenniser. L’étude, réalisée de 2000 à 2002, a dressé un inventaire de la diversité de ces marchés. L’analyse des modes de gestion et du fonctionnement des transactions a révélé l’existence de formes de redistribution ou de prestations relevant d’autres logiques que celle de l’échange marchand.
3Cet article analyse l’origine et l’évolution de ces marchés à partir des catégories identifiées par Karl Polanyi [1944,1957] et pose la question de la juxtaposition de transactions relevant du principe d’échange et de transactions relevant du principe de réciprocité.
4Nous entendons par réciprocité la dynamique de reproduction de prestations créatrice de lien social et identifiée par Mauss [1950]. La logique de la réciprocité a été vérifiée dans toutes les sociétés humaines depuis que Lévi-Strauss [1960] a montré comment les structures élémentaires de parenté sont ordonnées par le principe de réciprocité. Selon Lévi-Strauss, la société humaine émerge, se maintient et se reproduit grâce à ce processus de reconnaissance réciproque assuré par le don/contre-don. Pour Temple [2004], le principe de réciprocité correspond au redoublement de l’action envers l’autre, qu’il s’agisse de dons ou d’hostilités. D’un point de vue théorique, il s’agit d’un principe économique dialectiquement opposé au principe de l’échange, même si coexistent dans la réalité des formes économiques et sociales mixtes ou bien accordant la priorité à l’une ou l’autre de ces deux logiques économiques : « L’opération d’échange correspond à une permutation d’objets, alors que la structure de réciprocité constitue une relation réversible entre des sujets » [Temple, 1999, p. 3].
5Le présent article compte trois parties. La première fait l’inventaire des marchés de proximité pour l’ensemble de la province Nord et en présente la typologie, complétés par une analyse de l’affectation de la production agricole en tribu kanak dans la commune de Canala. La deuxième partie expose les principales origines et les modes de fonctionnement de ces marchés locaux, des organisations et des logiques qui les sous-tendent, mais aussi des dynamiques sociales dans lesquelles ils s’inscrivent. La troisième partie est consacrée à la discussion de la nature des transactions observées et aux difficultés liées à l’opposition entre pratique d’échange et pratique de réciprocité.
Importance et diversité des marchés de proximité
Inventaire
6L’inventaire de ces marchés de proximité en province Nord montre des dynamiques d’évolution spécifiques à partir d’une pratique commune à diverses tribus, qui consistait à rassembler en un même lieu des produits à vendre aux commerçants ambulants (grossistes ou détaillants appelés colporteurs en Nouvelle-Calédonie) ou à d’autres clients éventuels.
RÉPARTITION des MARCHÉS de PROXIMITÉ PAR commune
RÉPARTITION des MARCHÉS de PROXIMITÉ PAR commune
7La fin des colporteurs et le processus de municipalisation ont conduit la plupart des communes à organiser un marché communal (14 sur les 17 communes de la province), dont la gestion est confiée à un comité informel, à une association ou à la mairie. Certains marchés en tribu, apparus dans les années 1960 ou 1970, continuent de fonctionner (Bâ et Houailou, Gondé à Ouégoa, Poro). La gestion collective de ces marchés est généralement assurée par un groupe de femmes, une association religieuse ou artisanale. La tendance est à la création d’associations formelles, mieux à même de capter des aides publiques. Enfin, on trouve certains « marchés » ou points de vente en tribu situés en bord de route, sous un arbre, sans aucune infrastructure.
8La pratique des étals en bord de route est surtout saisonnière et caractéristique des tribus de la côte Est, bien qu’un nombre croissant de kiosques voient le jour sur l’axe routier Koné-Tiwaka. Ce sont des initiatives individuelles ou familiales destinées à mettre en vente des excédents, parfois même sans que le vendeur soit présent.
Typologie
9Trois critères ont été retenus pour classer ces marchés de proximité : le mode de gestion, la localisation et la fréquence. Les marchés communaux ou municipaux fonctionnent à partir d’une convention entre la mairie et l’association ou le comité de gestion informel sur un terrain public. Les marchés collectifs en tribu ont une gestion associative ou informelle à l’instigation d’un groupe de familles sans participation de la municipalité.
10On distingue trois localisations : au village (siège de la commune), au sein de la tribu ou au bord d’une route principale bordant ou traversant la tribu.
Typologie des MARCHÉS de PROXIMITÉ
Typologie des MARCHÉS de PROXIMITÉ
11LA fréquence est assez variable : le plus souvent, elle est hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, parfois mensuelle. Elle peut être occasionnelle, en fonction des produits de la saison ou d’événements comme les fêtes communales, les foires.
12Cette typologie rapide confirme les grandes catégories mises en évidence dès la réalisation de l’inventaire, en particulier l’homogénéité relative des marchés communaux et la diversité des marchés en tribu pour lesquels la situation en bord de route peut constituer un facteur de variabilité.
Affectation des produits agricoles en tribu
13Les produits mis en vente proviennent de l’agriculture (tubercules, bananes, fruits de saison), de l’horticulture (légumes, fleurs, plantes vertes), de la pêche (crabes, coquillages, crevettes de rivière), de la chasse (cerf) ou bien de l’artisanat (confection, vannerie et tressage, sculpture).
14Chaque marché ne mobilise que quelques dizaines de kilos de tubercules, de bananes et de fruits par semaine, selon la saison. Mais, à raison d’un marché hebdomadaire, cela représente plusieurs tonnes par an et par marché. On évalue ces flux à une moyenne annuelle par marché de une à deux tonnes pour l’ensemble des fruits et légumes.
15Ces marchés permettent d’écouler une partie encore réduite de la production vivrière, mais on observe des cas de mise en culture destinée spécifiquement au marché. C’est par exemple le cas des cultures maraîchères dans la région de Koné, avec le projet d’usine de nickel.
16Enfin, il s’agit souvent de produits qu’on ne trouve pas dans d’autres circuits commerciaux locaux : fruits de mer, poissons et homards de rivière, certaines crucifères et solanacées locales, artisanat.
17Dans le cas des tubercules, les marchés de proximité, de même que les journées de vente d’ignames, sont identifiés comme un moyen de renouvellement des variétés et de redistribution des semences, en particulier pour certains ignames cérémoniels ou certains types de taro.
18Dans le cas des cultures alimentaires en tribu kanak, il existe un potentiel de produits à mettre en marché quand on compare les niveaux de production, d’autoconsommation et la part minime commercialisée des cultures alimentaires, comme dans les tribus de Canala (tableaux 3 et 4). Ce potentiel de collecte dans la vallée de Canala a été évalué par l’association de producteurs Arbofruits à trois cents tonnes par an.
19Par contre, l’examen détaillé de l’affectation de la production révèle l’importance des flux consacrés aux circuits coutumiers. En effet, la circulation des produits vivriers non autoconsommés par la famille (tubercules et bananes) est encore réalisée pour l’essentiel à travers des dons. Les familles distinguent les dons pratiqués lors de cérémonies coutumières mobilisant l’ensemble du clan, voire de la tribu (naissances, mariages, deuils, alliances) et les dons faits au sein des familles ou à l’occasion de fêtes, de réunions politiques ou associatives.
uTILISATION des PRODUITS VIVRIERS
uTILISATION des PRODUITS VIVRIERS
uTILISATION des PRODUITS VIVRIERS
uTILISATION des PRODUITS VIVRIERS
20L’autoconsommation correspond à la part de la production utilisée pour l’alimentation quotidienne de la famille considérée.
21Nous n’avons transformé en valeur monétaire que la part de la production vendue, en utilisant les prix moyens des marchés de proximité.
22Dans le cas des huit familles qui animent le petit marché de Gélima, seulement 4 % de la production d’ignames sont commercialisés, 10 % des taros d’eau, 15 % des taros de montagne, 13 % des bananes et 2 % du manioc. Les sept familles du marché de Nakéty commercialisent pour leur part 11 % de la production d’ignames, 20 % de celle de taros d’eau ; 14 % des taros de montagne, 17 % des bananes et 11 % du manioc sont mis en marché.
23Pour les familles de ces deux tribus qui comptent parmi les plus actives en matière de commercialisation de produits vivriers, on constate que 73 à 76 % de la production d’ignames est redistribuée sous la forme de dons, de même que 65 % des taros d’eau, 50 % des taros de montagne, 60 % à 75 % des bananes et du manioc.
24Quelle que soit, selon les dires de ces familles, la part croissante de la production vivrière commercialisée à cause de besoins monétaires nouveaux, c’est bien toujours la redistribution via LES dons coutumiers, familiaux, festifs ou associatifs qui mobilise l’essentiel de cette production alimentaire. C’est pourquoi de nombreux Kanak pluriactifs continuent à planter des champs de tubercules et de bananes. Le marché n’est donc pas le principal moteur de cette production, mais la redistribution par les dons réciproques liés à la coutume.
Origines et fonctionnement des marchés de proximité
Les marchés communaux
25Par principe, le marché communal est un espace commercial mis, selon diverses modalités, par la municipalité à la disposition des producteurs de la commune afin qu’ils puissent vendre leur production. Il s’agit par ailleurs de diversifier les sources d’approvisionnement de la population locale, en particulier en produits frais.
26Les responsables de ces marchés, apparus pour la plupart dans les années 1990, indiquent comme première origine les difficultés de collecte dues à la fin ou à la réduction importante du passage des commerçants ambulants (les colporteurs) suite aux luttes indépendantistes des années 1980. Les colporteurs assuraient, en même temps que la vente au détail d’articles divers (épicerie, mercerie, petite quincaillerie), l’écoulement des produits vivriers tels les tubercules, les bananes et les fruits.
27Les structures associatives ou professionnelles existantes sont surtout spécialisées par filière (café avec le Groupement agricole des producteurs de la côte Est, fruits et agrumes avec Arbofruits ; tubercules avec Côte Est Production) et généralement au service d’agriculteurs professionnels, dits « marchands ». Ces structures, de même que les opérateurs privés financés par les instances de la province pour assurer ces fonctions de collecte primaire, ne s’intéressent guère aux tribus parfois enclavées : selon les producteurs, « on ne les voit guère dans les tribus ».
28Depuis la fin des années 1980, dans des communes comme Canala ou Houailou, les colporteurs ont souvent été remplacés par des structures locales kanak : coopératives, GIE (groupements d’intérêt économique) ou initiatives privées [Tyuienon, 2001]. Ces structures, nées de la volonté politique de prendre en charge le développement local et la valorisation des produits vivriers suite au mouvement indépendantiste, n’ont pas toujours survécu, surtout dans un cadre collectif. Cependant, elles ont donné lieu à des mécanismes d’apprentissage en matière de commercialisation des produits [2]. Ces mécanismes, aujourd’hui relayés par des dynamiques de développement local, par les associations féminines et par le cadre politique des accords de Nouméa, s’expriment et s’actualisent, entre autres, à travers les marchés de proximité.
29Les marchés communaux suivent de plus en plus les règles de gestion et de mise en marché de l’échange commercial classique, à l’instar des marchés municipaux de Nouméa ou de la métropole. Les bingos (lotos) sont limités ou interdits, les prix parfois fixés par la mairie. De tels marchés fonctionnent donc relativement bien dans les villages européens comme Pouembout et Koumac et passent par diverses difficultés dans les villages où la population kanak est majoritaire : Pouebo, Houailou, Hienghène, Koné et Canala. Les réponses standard des administrations municipales (changement de l’équipe de gestion, changement de local, baisse des tarifs de location des stands) ne résolvent que rarement les problèmes.
30Pour les producteurs kanak, un marché est un lieu de rencontre et de réciprocité – « un lieu de dons réciproques de biens, de vivres, mais aussi de parole ; un lieu où ils peuvent valoriser leurs produits, mais aussi en faire bénéficier ceux qui en ont besoin ». Selon eux, si les prix sont fixés à un niveau trop bas (concurrence des maraîchers professionnels), les producteurs sont pénalisés ; et si les prix sont trop élevés (cours du marché de Nouméa imposés par certains maires), les clients ne viennent plus. Les producteurs kanak prennent des risques importants en venant des tribus moyennant des coûts de transport élevés, avec des produits périssables qui ne supportent pas un voyage de retour. Ils ne peuvent donc pas accepter que l’écoulement de leurs produits ne dépende que du passage hypothétique de clients aisés pouvant payer les prix du marché de Nouméa fixés par la mairie. Il est fondamental, pour eux, de fidéliser une clientèle locale, de proximité, incluant des familles modestes, selon la logique de réciprocité kanak. Les prix adaptés (et modulables selon les circonstances) et le bingo sont les deux conditions à cette conception du marché kanak, mais aussi à la survie des marchés municipaux dans les communes à majorité kanak.
31En fait, pour beaucoup de femmes des tribus, surtout celles qui doivent élever seules leurs enfants, celles dont les époux ou les fils sont sans emploi, la commercialisation des produits vivriers ou cuisinés constitue souvent l’unique source de revenu monétaire. Le marché communal offre un accès à une clientèle plus large ainsi qu’aux services publics (antenne médicale, Sécurité sociale…). Si ce marché communal ne mobilise guère de passage ou n’est accessible que moyennant un coût élevé, les femmes reportent leur activité sur les marchés en tribu, collectifs et associatifs (avec la pratique du bingo), voire sur les kiosques individuels ou familiaux en bord de route.
Marchés en tribu et héritage des traditions kanak
32Les responsables des marchés évoquent également la tradition kanak des espaces de rencontre et des prestations réciproques de produits vivriers entre familles et entre clans.
33On distinguera ce que l’anthropologie appelle « les échanges cérémoniels ou traditionnels » – en fait les dons réciproques effectués lors d’une cérémonie importante (naissance, mariage, funérailles et deuil, alliance ou accueil terrien) appelés gé EN paicï, bwenaando en cemuhi, et les prestations réciproques de produits entre clans, appelées jéna en paicï, jana en xârâçùù, piré en ajié…, autant de termes désignant « le marché traditionnel où les gens de la côte et de l’intérieur “échangeaient” leurs produits » [Leblic, 1993, p. 86].
34Les anciens de la tribu de Paouta (Pouembout) racontent qu’autrefois les clans pêcheurs venaient sur les bords de la rivière Pouembout offrir des poissons aux clans chasseurs et agriculteurs de la chaîne qui les fournissaient en tubercules. Aujourd’hui encore, en pays xârâçùù, lors des cérémonies coutumières mobilisant des dons de vivres importants, les organisateurs réorientent les coquillages, les poissons et surtout les tortues apportés par les clans du bord de mer vers les clans de la forêt et, réciproquement, les anguilles, les gibiers et les tubercules sont redistribués aux clans de la mer.
35Bensa [1994, p. 13] écrit : « En dehors de ces cérémonie toujours pratiquées et dont la spécificité est clairement attestée par les langues kanak, des transactions appelées jéna et aujourd’hui disparues permettaient aux communautés de bord de mer d’avoir accès aux produits de l’intérieur de l’île et réciproquement. » Il assimile par contre le jéna à un « marché », les kanak insistant sur son caractère utilitaire et le rapprochant du commerce européen. Il poursuit cependant : « Dans la pratique kanak, on ne saurait accorder à l’échange utilitaire ou marchand une importance comparable à celle des échanges cérémoniels (gé), comme si dans ces sociétés mélanésiennes “à chefferie”, les transactions qui répondent à des besoins alimentaires et techniques étaient dépourvues de toute portée sociale et politique forte. » Si l’on précise les termes dans le sens où l’entendent nos interlocuteurs kanak, c’est-à-dire en remplaçant « échanges cérémoniels » par « dons réciproques », on peut continuer à considérer qu’il y a une différence de statut entre des prestations de vivres dans un cadre cérémoniel ou sacré (gé) et celles qui s’effectuent dans un cadre quotidien (jéna). Cependant dans les deux cas, la tradition kanak ne mentionne pas l’échange « utilitaire » évoqué par Bensa (troc ou échange marchand), mais la réciprocité des dons ou des prestations.
36Celle-ci est d’ailleurs régulée par le chef afin d’éviter l’inflation des dons, la dérive vers une sorte de potlach qui obligerait ou humilierait le donataire. Bensa note très justement cette différence des sociétés kanak avec « les sociétés mélanésiennes dites “à big men” dans lesquelles l’accumulation des richesses est indispensable à l’émergence du leader politique ».
37DANS Do Kamo, Leenhardt [1947, p. 192] cite, à propos de la circulation des dons, l’importance du chef kanak (le grand-fils) : « Toute l’économie du pays gravite autour de ce dernier […] qui préside à la distribution des grandes prestations. » Leenhardt ne parle pas d’échange. Dans Les gens de la Grande Terre [1937, p. 93], Leenhardt évoque d’abord les mouvements réciproques de produits entre clans pêcheurs (littoral), agriculteurs (vallées) et chasseurs (chaîne) appelés piré en ajié, jéna en paicï. À propos de ces mouvements, il écrit : « À lunes régulières, montagnards et riverains se rencontrent en un point déterminé de la vallée. Ils déposent leurs charges réciproques, et choisissent la charge nouvelle qu’ils rapporteront chez eux. Si d’aventure l’une des parties manque au rendez-vous, on dépose les paquets dans l’herbe, où ils les trouveront plus tard. Ils laisseront dans les mêmes conditions leur propre fardeau. » On peut y voir une similitude avec les étals et kiosques de bord de route où les prix sont affichés et où, en l’absence du vendeur, le client choisit et laisse l’argent dans une caisse prévue à cet effet. « C’était la foire et le marché du village avant la lettre commerciale. Hommes et femmes y prennent part. Les événements s’y colportent », conclut Leenhardt à propos du piré.
38Leenhardt cite ensuite le « pilou » qui mobilise lors des cérémonies d’importants dons réciproques de vivres (tubercules) et d’objets (nattes, bracelets, etc.). Il évoque à cet effet des « achats d’objets » de prestige (hache de jade, balassor, aigrettes) « qui ne se troquent pas. On les acquiert en offrant des longueurs et des qualités diverses de monnaie calédonienne ».
39Selon des anciens que nous avons interrogés, tout rassemblement ou toute cérémonie pour sceller une alliance, un accord terrien ou guerrier, une réciprocité matrimoniale se terminait par une fête et la danse du pilou. À cet effet, comme lors des autres cérémonies importantes (mariage, funérailles), des dons étaient offerts par les différentes parties, mais certainement pas selon une fonction utilitariste de commerce ou d’échange. De la même façon, il n’y avait pas « achat » d’objets de prestige avec de la monnaie kanak, mais réciprocité de cadeaux prestigieux. Les objets précieux, de jade ou de plumes, constituent, au même titre que les diverses qualités de monnaie kanak, des symboles précis, permettant de sceller les accords ou alliances.
40Pour Bensa [1994], dans le monde kanak, les valeurs fortes ou de prestige sont symbolisées par ces objets précieux fabriqués avec des produits locaux et spécifiques (jade, nacre des coquillages, poils de roussette, fibres, etc.), donc rares, et associés aux clans d’un pays (âmu) précis et localisé, les âdi. Selon lui, l’offre d’âdi, associée à des dons de vivres, voire d’objets précieux, leur a valu de la part des colons le nom de « monnaie » ou d’argent indigène. Mais les âdi ne servent pas d’argent, d’équivalent des biens échangés : ils trônent sur les dons d’ignames « comme pour les valoriser », pour apposer le sceau de la parole donnée. En fait, toute offrande est aussi une parole. Leenhardt [1947, p. 215] explique qu’« en toute cérémonie familiale, on prépare un petit tas de vivres, déposé avec soin sur des herbes rituelles. Et, lorsque tout est prêt et décoré, les gens se disposent en demi-cercle et l’orateur s’avance : “Ces vivres, dit-il, sont notre parole” ».
41Mais, selon Gony et Mokaddem, l’âdi possède bien une structure précise, qui a un sens symbolique et une valeur matérielle en termes de relations entre les acteurs de la transaction. Cette observation nous paraît juste, dans la mesure où il s’agit bien d’un équivalent (entre valeurs matérielles et symboliques), mais d’un équivalent de réciprocité et non pas d’échange : c’est l’acte entre deux sujets précis qui prime sur la nature ou la valeur marchandes du ou des objets de la transaction. En ce sens, il y a bien une monnaie kanak, qui est une monnaie de réciprocité au sens de Temple [1999].
42On mesure combien les pratiques ancestrales de circulation des produits vivriers sont marquées par la réciprocité des dons plutôt que par l’échange utilitariste. Là aussi, quel que soit l’intérêt matériel et pratique de la part de réciprocité (retour ou redistribution) qui accompagne ces prestations, le social est premier et les règles de réciprocité déterminent celles de la circulation des produits. L’une de ces règles, pour un groupe kanak, est de se préoccuper du bien-être des autres et d’essayer de leur procurer les vivres et les produits dont ils ont besoin, tout en espérant, bien sûr, que ces derniers agiront de même envers leur groupe. C’est le principe d’équivalence de la logique de réciprocité identifié par Temple [1999].
43Les marchés collectifs en tribu ont donc deux motivations essentielles : le désir de rencontrer d’autres personnes et celui de faire connaître et de redistribuer ses produits locaux (artisanat, fruits, coquillages). Cet aspect est illustré par l’histoire de divers marchés collectifs (Gélima, Haouli, Baco, Tibarama), qui sont nés du regroupement d’étals individuels.
44Les vendeurs comme les clients reconnaissent que les marchés en tribu constituent des opportunités de redistribution des revenus monétaires de certaines familles au niveau de l’ensemble de la communauté. Les salariés ou les entrepreneurs résidant en tribu ou au village ou s’y rendant régulièrement reconnaissent qu’ils donnent la préférence, souvent indépendamment du prix, aux producteurs de la tribu.
45La formation des prix et les unités de mesure ou d’équivalence correspondent à des normes locales, établies au sein du groupe ou de l’association gestionnaire, en général bien au-dessous des coûts des même produits dans les commerces du village. La vente se fait en lots déjà emballés (poches en plastique), rarement au poids (sauf si le vendeur a pesé ses lots auparavant) et pour des valeurs arrondies (problème de la monnaie) entre 100 et 500 CFP, qui gomment encore plus la référence aux prix du commerce. Les femmes expliquent qu’elles pratiquent parfois des prix différents selon la capacité financière de l’acheteur (touriste de passage, client local fidèle, client occasionnel) ou bien selon le lieu et les circonstances (marché de proximité, marché communal, foire provinciale) [Tyuienon, 2004]. C’est bien la nature de la relation sociale – de réciprocité ou d’échange – qui détermine la valeur de la transaction et non pas uniquement la valeur marchande de l’objet [Temple, 1999]. En fait, dans ces marchés, les fonctions sociales et culturelles sont indissociables de la fonction économique ou productive.
46On ne vend et on n’achète pas n’importe où – les lieux sont marqués, autorisés par le chef de tribu ou le maître de la terre – ni n’importe comment : les salutations et les paroles prononcées déterminent la catégorie de la relation, plutôt « de réciprocité » ou plutôt « d’échange ». Dans la relation de réciprocité, la parole ne se limite pas aux fonctions utilitaires : on se présente comme lors d’une visite (« je m’appelle Untel, de telle famille, je viens de tel endroit, je vous salue les vieux et les mamans »), on s’intéresse au vendeur et à sa famille à travers ses produits (questions sur l’origine, la qualité). Le vendeur agit de même en interrogeant le client (sa famille, ses enfants), en cherchant à entrer dans une relation personnalisée, à créer un lien. Il ajoutera toujours alors une part de « don », même symbolique (un fruit, deux légumes, une poignée de choux ou une salade), comme cela se pratique sur la plupart des marchés de proximité du monde.
47D’ailleurs, pour les femmes kanak et plus encore pour les hommes, ce passage à la commercialisation des produits familiaux parmi les voisins n’est pas facile. Outre la pression sociale, réelle ou virtuelle, il existe une certaine résistance, voire une certaine honte à mettre en marché ses produits parmi ses proches.
48Avec les revendications identitaires associées au mouvement indépendantiste et à la prise en charge des questions de développement par la population kanak se trouve de fait posée la question de la nature du développement. Quel projet de société, quelle économie ? Tant que ces questions ne sont pas débattues, il subsiste une confusion, voire des tensions entre les exigences de la coutume (don, entraide, solidarité) et les exigences matérielles de la vie quotidienne. En effet, celle-ci engage de plus en plus les familles dans des besoins monétaires ou commerciaux (habitat, voyage, école, vêtements, santé, éducation des enfants).
Marchés et bingo
49Certains groupes de femmes ont tranché cette question et opté pour une redistribution sociale de leurs produits tout en utilisant parfois un équivalent monétaire. Le jeu de bingo est une forme de redistribution des produits et d’argent mise en place par l’association Ku Nékété de Nakéty à Canala. Sur ce marché-là, tous les produits apportés par les femmes sont transformés en lots et joués au bingo dès l’ouverture du marché le matin vers 7 heures 30, et ce, jusqu’à l’écoulement total des lots en fin d’après-midi [3]. Cette méthode de redistribution développe la dynamique de réciprocité kanak dans un cadre actuel et spécifiquement féminin. Les pratiques de dons réciproques sont réactualisées à cette occasion, selon les règles reconnues entre les femmes. Cela leur permet d’encourager et d’engendrer des valeurs humaines spécifiques d’amitié, de solidarité et de justice, en particulier à travers l’entraide et l’assistance aux plus âgées, mais aussi d’initier les jeunes à ces valeurs et pratiques.
50Ce jeu de bingo fonctionne dans la plupart des marchés communaux et dans tous les marchés en tribu à la fin de la matinée ou dans l’après-midi [4]. Le bingo (mot anglais signifiant loto ou loterie) a été introduit en milieu kanak par les missions protestantes, puis repris par les catholiques, notamment lors des kermesses. La pratique du bingo s’est ensuite généralisée dans les tribus à travers le milieu associatif (associations sportives ou de parents d’élèves, associations religieuses) comme moyen de capter ou de partager des ressources pour un projet collectif.
51Ce système de répartition permet également, par des prélèvements sur les mises, d’alimenter la caisse du marché ou de l’association, voire une caisse de solidarité du groupe de femmes. Parfois, une partie des recettes du bingo, proportionnelle à la vente des cartons par l’organisation, est prélevée pour assurer la gestion et l’entretien du marché, voire pour faire de nouveaux investissements comme dans la tribu de Baco (Koné) ou dans celles de Nakéty et de Gelima (Canala). Le marché Ké Nékété (Kopélia, Canala) fonctionne essentiellement sur la base du bingo, c’est-à-dire selon un système de redistribution de lots de produits et d’argent entre un groupe de femmes de la même tribu, auxquelles peuvent s’adjoindre des « clients » occasionnels : 90 % des produits sont transformés en lots et joués au bingo.
52Les gestionnaires comme les acteurs des marchés affirment que le bingo constitue un élément fort de l’animation entre les femmes, de leur mobilisation, voire de la survie du marché. Mais le bingo est interdit dans certains marchés municipaux ou soumis à un arrêté provincial comme pour les jeux d’argent (le marché de Hienghène par exemple). Or, pour les producteurs des tribus, le bingo n’est pas un jeu d’argent, mais une opportunité de réciprocité et de redistribution. En effet, à la différence de l’échange commercial, le bingo met en jeu la répartition de lots qui sont basés sur des systèmes d’équivalence entre produits. Il est possible, y compris pour la pratique même du jeu, que ces équivalences soient formulées et mesurées par une valeur monétaire, mais les unités ne sont pas celles du commerce (poids) et les prix indiqués n’ont souvent rien à voir avec ceux du commerce territorial ou local [Temple, 1999].
53Le bingo est l’une des rares formes « modernes » de transaction et de redistribution de biens (la seule peut-être) qui ait été proposée aux Mélanésiens en dehors de l’échange marchand et monétaire. Au-delà de l’aspect ludique et précisément à cause du fait que ce jeu engendre un lien social d’une nature différente, il faut sans doute s’interroger sur le sens de la redistribution de produits par le bingo avant d’invoquer la part de rêve et d’illusion propre aux « jeux d’argent et de hasard dans les couches les plus pauvres de la population » [Marcoux, 2002]. Quelle peut être la part de rêve ou d’illusion de gain chez ces femmes qui mettent en jeu sur les marchés des lots de légumes et de fruits mûrs pour se les répartir entre elles, voire pour se les redistribuer (gratuitement) si l’une est moins chanceuse que l’autre, comme l’expliquent clairement les femmes de Nakéty, Gelima ou Baco ?
Évolution des pratiques et nature des logiques en jeu
Le sens de la redistribution
54Il s’agit bien d’éclairer la différence entre la redistribution par le don, par les prestations réciproques (réciprocité) et la redistribution par l’échange.
55Si l’on considère les principales prestations en produits dans la société mélanésienne, on vérifie, encore aujourd’hui, qu’une part importante de la production vivrière des familles kanak (souvent supérieure à l’autoconsommation) est mise en circulation lors des cérémonies coutumières (mariages, deuils) et de fêtes ou événements collectifs, qui sont l’occasion de dons mutuels ou réciproques (généralement de vivres, mais aussi de nattes et de manou de tissu). La réciprocité des dons a généré la catégorie de « contre-don », qui donne l’impression d’un échange, d’un troc – c’est d’ailleurs pourquoi on parle d’échanges coutumiers. En fait, la notion de don dans les langues kanak (ka vi täei, vi mearI en ajié, xua nerë en xaraaçu) a été traduite par celle d’échange. Mais, de l’avis de nos interlocuteurs kanak, il s’agit bien de dons, dont une partie est consommée lors des repas de fête ou de cérémonie pris en commun et dont une autre partie est redistribuée, répartie entre les familles qui assistent à la cérémonie.
56Le fait que l’on cherche, quand cela est possible, à faire plaisir aux donataires, en redistribuant des produits de la mer aux gens de la chaîne et vice versa, peut, éventuellement, entretenir l’idée d’un troc de produit, d’un échange. Mais si l’on considère que c’est l’autorité familiale ou coutumière qui décide de cette répartition, et non pas les bénéficiaires, l’idée d’échange ne tient pas.
57Cette différence quant à la motivation de la circulation des produits resterait anecdotique dans les faits si son interprétation par les populations kanak ne différait radicalement de celle de l’économie politique occidentale ou de certains anthropologues [Guiart, 1999], qui voient dans ces « trocs » une forme primitive d’échange précapitaliste et non pas une logique de réciprocité, créatrice de lien social.
58Quand les Kanak utilisent l’expression « si la source coule d’un seul côté, elle se tarit » [Marcoux, 2002], c’est bien pour marquer la réciprocité des dons, le retour (réciprocité binaire ou symétrique dans le cas du face-à-face) ou la redistribution vers un tiers (réciprocité ternaire dans le cas du partage), c’est-à-dire la circulation obligatoire des dons (voir la kula de Malinowski OU LE cycle du jade de Leenhardt), et non pas pour signifier la prééminence de l’échange.
59Marchés d’échange et marchés de réciprocité. – Approfondissant les travaux de Mauss [1924] et de Polanyi [1944], Temple [1997] propose de considérer la réciprocité non pas comme un contre-don égalitaire, mais comme « l’obligation de chacun de reproduire le don, comme forme d’organisation de la redistribution économique ». La réciprocité, matrice du sentiment d’humanité, devient alors selon Temple [1999] « matrice du sens pour tout ce qu’elle met en jeu entre ses partenaires. Dans la réciprocité des dons, la chose donnée devient un symbole : le don est une parole silencieuse, parole d’amitié, de paix, d’alliance… Mais si la réciprocité est la matrice de la compréhension, si elle donne sens au don, elle lui impose sa loi, c’est-à-dire à qui donne d’accepter de, à qui reçoit, de donner… les fameuses obligations redécouvertes par Marcel Mauss ».
60Ainsi, une analyse plus élaborée du jeu de bingo montre combien cette pratique correspond à l’actualisation des « marchés de réciprocité » dans un cadre moderne. Après la pratique du marché selon la logique de l’échange marchand fonctionne le marché de réciprocité entre les femmes et leurs proches (mais qui reste également ouvert à tous) : c’est le moment du bingo qui réintroduit les systèmes d’équivalence entre produits (lots) avec ou sans passage par l’équivalent monétaire.
61Le principe d’équivalence, écrit Temple [1999], « signifie que la production de chacun s’adapte aux besoins de tous. Le partage est la pratique la plus commune pour définir la quantité que chacun doit à chacun ». Cette règle est impérativement appliquée en milieu kanak, et sans grands changements depuis l’époque décrite par Leenhardt en ce qui concerne la répartition des dons par les autorités coutumières à l’occasion des fêtes et des cérémonies. Sur le marché de réciprocité, le partage cède la place à la réciprocité généralisée, chacun donnant à ses partenaires alliés et recevant d’autres partenaires ; on retrouve là la pratique des jéna OU piré.
62Temple continue : « Comme ce qui se doit et peut se donner à chacun varie selon les communautés, les équivalents de réciprocité varient également, mais les communautés tendent aussi à la réciprocité entre elles, et les équivalents de réciprocité les plus communs deviennent bientôt des références pour le marché (de réciprocité) : les monnaies de réciprocité. »
63À l’instar des cauris africains, des noix de cola, des coquillages dans certaines îles du Pacifique, la monnaie kanak est une monnaie de réciprocité, qui représente une valeur spécifique dans un cadre donné et selon des règles culturelles qui rendent les différents marchés de réciprocité irréductibles les uns aux autres. C’est ce qui explique, comme le montre Faugères [2000] à Maré, que l’argent offert lors des coutumes kanak n’a pas une valeur identique à l’argent courant. Il ne peut être accumulé, il doit être redistribué ou bien, à la rigueur, utilisé pour une dépense ostentatoire de prestige.
64C’est, poursuit Temple à propos des marchés de réciprocité, « ce qui justifie que leurs relations soient contrôlées par des contrats de nature politique. Sans la reconnaissance explicite de leurs spécificités culturelles, ces marchés se désorganisent au profit du libre-échange ».
65Cependant la réciprocité est restée et demeure le ressort le plus important de la circulation et donc de la production des biens. Temple en conclut que « le principe d’équivalence domine celui de l’offre et de la demande ». Il cite comme exemple les marchés africains ou andins « où se pratique la réciprocité : celui qui offre sa production prend soin d’indiquer l’équivalence, puis ajoute une part de don. Le don est proportionnel à l’importance de la transaction et à la qualité du client. […] Là où le marché doit se confronter avec le libre-échange, le don devient symbolique (un fruit, une parole différente), mais signifie davantage le regret de ne pouvoir s’inscrire dans la logique de la réciprocité qu’une invite à l’échange ».
Des marchés associant pratiques d’échange et de réciprocité
66La séparation des sphères. – Dans la société kanak, même si l’échange marchand existe depuis les comptoirs coloniaux [Guiart, 1999] et a été adopté comme pratique utilitaire, il est longtemps resté relégué, comme l’expliquent les anciens, dans une sphère spécifique, « celle des marchandises et de l’argent ».
67Les responsables associatifs des tribus expliquent que, du temps des vieux (leurs parents et grands-parents), « un sou était un sou ». « Les vieux vendaient leur café, leurs œufs et leurs tubercules au voisin comme au colporteur, sans problème, car il existait une séparation entre la sphère coutumière (les dons), la sphère marchande, la sphère sociale et la sphère religieuse » [Moise Kamou le 17-04-2002 à Ouélisse].
68Cette séparation des « sphères » évoque la référence aux différents « mondes » (au sens d’ordre ou de grandeur) de Boltanski et Thévenot [1991]. Il semblerait donc qu’il y ait juxtaposition de systèmes de valeurs différents plutôt qu’hybridation entre systèmes économiques au sens de Laville [1994].
69En fait, nos observations montrent qu’il s’agit plus d’une relation dialectique entre deux pôles – abstraction de l’échange et identification autour de prestations de réciprocité – que d’un encastrement des relations marchandes dans des valeurs ou des structures sociales. Valeurs morales et structures sociales dont on peine d’ailleurs à identifier l’origine, car, y compris dans la proposition de Polanyi [1994], celle-ci n’est pas précisée – comme si ces valeurs étaient innées ou tombaient du ciel.
70Ici, les valeurs sociales (justice, équité, partage) sont précisément produites et entretenues par les relations de réciprocité [Temple, 1998].
71On a affaire à des « marchés mixtes », confrontant ou associant échange marchand et réciprocité. Mais l’articulation du don et de l’échange crée souvent un quiproquo, que Temple qualifie d’historique : « Si dans l’économie d’échange capitaliste l’enjeu est de vendre le plus cher possible, pour autant que le permette la concurrence, une production obtenue au moindre coût, et si dans la réciprocité chacun tente de mettre la production la plus qualifiée à la portée d’autrui, la structure de prix engendrée par ces deux motivations est inverse. Lorsque les deux systèmes sont articulés, les deux motivations de l’appropriation privée et du don s’ajoutent pour transférer les biens matériels en faveur de l’échangiste au détriment du donateur. »
72C’est ce qu’évoquent les interlocuteurs de Faugères [2000] à Maré à propos « des profiteurs », ceux qui profitent des dons au nom de la coutume et profitent de l’accumulation au nom de l’échange. C’est pour éviter ces confusions et contradictions que les vieux d’Ouélisse, faute d’autres arguments, séparaient la sphère « des marchandises et de l’argent » des sphères de la coutume, du social et de la religion. C’est pourquoi aujourd’hui, sous contrainte, les femmes kanak séparent le bingo du marché à l’occidentale. Mais, dès qu’elles le peuvent et qu’elles se retrouvent entre elles et sans contraintes matérielles obligeant à la pratique de l’échange marchand, comme à Nakéty, elles redistribuent leurs produits par des dons réciproques, par l’artifice du bingo qui commence dès le début du marché, dans ce cas le marché « de réciprocité ».
73La complémentarité entre logique d’échange et logique de réciprocité. – Enfin, il y a mixité entre ces logiques, également à cause de leur complémentarité. Dans les mêmes tribus, il peut y avoir coexistence de divers canaux et formes de commercialisation. En effet, les structures professionnelles concernent uniquement des productions commerciales (café, production fruitière spécialisée, culture de tubercules mécanisée, miel, vanille) et s’adressent surtout aux producteurs dit professionnels ou marchands [Djama, 2000].
74Le terme de « proximité » choisi pour caractériser ces marchés locaux traduit bien sûr l’existence de relations de « proximité » qu’il s’agit de qualifier. L’ensemble des marchés étudiés est le lieu et l’objet de rapports sociaux de voisinage ou de parenté, mais aussi l’expression de groupes de femmes et de groupes culturels (artisanat, musique) qui partagent des valeurs humaines, et notamment celles que rappelle la coutume : solidarité, partage, respect, accueil, hospitalité. Ces marchés sont d’abord des lieux de socialité primaire et secondaire au sens de Caillé [2001]. Ce sont aussi des lieux de rencontres sociales. En xârâçùù, on appelle l’espace du marché üjâgnö (lieu de rencontres), et la rencontre de l’autre y est aussi, voire parfois plus importante que l’échange d’objets ou de produits. Les femmes des groupes de Hienghène et de Canala (Nakéty) ont évoqué le besoin d’organiser des ventes de produits traditionnels locaux (vannerie, tubercules) afin d’offrir un espace ouvert à tous.
75Mais ces relations sociales, ces rencontres n’ont pas toutes la même qualité. Quel que soit le type de marché, les vendeuses, « les mamans », font la différence entre des clients de passage (plus ou moins anonymes) et des relations personnalisées, fidèles avec des clients connus, de proximité. Avec ces clients-là, on bavarde, on s’informe, on « partage » la parole, comme le disent les femmes.
76Enfin, la pratique courante du bingo, qui motive la participation de la plupart des vendeuses, est un exemple de plus de la fonction sociale du marché de proximité et de sa préséance sur la fonction commerciale, au travers de la mobilisation festive pour un jeu qui offre un cadre moderne et ludique à la redistribution des produits. Les groupes de familles qui gèrent les marchés en tribu ne se considèrent d’ailleurs pas comme des associations commerciales : ils affirment que leur vocation première n’est pas la gestion du marché, mais l’animation de la vie sociale et culturelle de la région (généralement de la vallée ou du littoral regroupant plusieurs tribus). L’organisation du marché est l’un des outils de cette animation, mais les animatrices de ces groupes refusent la qualification d’association gestionnaire de marché qu’elles considèrent comme réductrice.
La question de la concurrence
77Finalement, un élément essentiel milite pour l’hypothèse de la juxtaposition de deux formes de marché, ou de la séparation des sphères plutôt que de leur hybridation : c’est la question de la concurrence. Certains problèmes de compétitivité ont trouvé des solutions par la réglementation, comme la concurrence « inégale » des commerçants professionnels sur les marchés communaux. Mais la question de la concurrence se pose de façon plus générale. Elle est inhérente à la contradiction entre des formes de production et de redistribution (et de marché) fondées sur la réciprocité et le marché capitaliste basé sur le libre-échange et la concurrence entre opérateurs.
78Formation des prix et concurrence. – De fait, la monétarisation des échanges (de biens, de services, le salariat) et la commercialisation des produits agricoles en particulier se sont généralisées sans que, la plupart du temps, les agriculteurs kanak aient eu le temps ou les moyens de prendre connaissance de l’ensemble des règles de la formation de la valeur et des prix dans le système capitaliste, ni surtout de se situer par rapport aux exigences de la concurrence.
79Faugères [2000], dans le cas de l’île de Maré et à l’instar de Testart [2001], montre bien qu’il faut différencier échange marchand et argent de même que coutume et argent. Les sommes importantes en argent qui circulent via la coutume à Maré sont des dons et ne sont pas destinées à enrichir une famille, à être accumulées pour acquérir des marchandises, mais au contraire à être réparties entre les membres de la famille selon l’ordre coutumier afin de renforcer le lien social et la hiérarchie coutumière.
80De même, les interlocuteurs commerçants de Faugères expliquent combien ces liens sociaux limitent la pratique de l’échange commercial capitaliste, puisque les proches font pression pour ne pas payer ou payer des prix inférieurs, parvenant parfois à mettre en faillite le commerçant kanak. Les mêmes expliquent d’ailleurs qu’ils ont eu recours aux coopératives (ou au capital collectif) pour éviter cet écueil. Les limites, voire les faillites des coopératives montrent que le problème est plus complexe et tient plus à la priorité donnée à la consommation et au partage par rapport à l’accumulation.
81Concurrence et obligations sociales. – L’originalité des marchés de proximité est justement d’offrir un cadre de relations personnalisées, permettant, d’une part, des prestations fondées sur la réciprocité (prix d’ami, cadeau d’un pochon ou d’un fruit supplémentaire, redistribution des produits en lots par le bingo, alimentation de la caisse de l’association) et, d’autre part, des prestations fondées sur l’échange marchand. Si celles-ci sont devenues classiques pour l’économie capitaliste calédonienne, elles ne le sont pas toujours pour les producteurs kanak.
82C’est là l’intérêt de l’expérience des marchés de proximité et sa différence avec les structures professionnelles de mise en marché (coopératives, groupements) qui, elles, ne fonctionnent que dans le cadre du marché capitaliste. Les promoteurs de l’agence de développement de Yaté (ADEVY) rappellent les limites de la mise en marché des produits vivriers par une structure commerciale locale dans un cadre capitaliste concurrentiel. La densité et la durée des cérémonies coutumières et des invitations, visites et dons qui y sont associés sont telles qu’elles mobilisent une part importante de la production agricole (tubercules, bananes, petit élevage), de la pêche et de la chasse, voire des revenus extraagricoles, mais aussi du temps de travail des producteurs en tribu. Dans ces conditions d’obligation sociale, l’envie et le temps disponible pour se consacrer à de nouveaux projets productifs ou commerciaux deviennent problématiques.
83Il s’agit donc de bien vérifier quels sont les événements, les prestations et les obligations qui sont au centre de la vie sociale locale et donc des priorités économiques des familles. Il convient d’examiner quelles sont les activités qui ont du sens et pour assurer quelles fonctions, et ensuite d’y adapter les mesures d’aide publique. Une approche trop sectorielle et exclusivement marchande des politiques publiques ne permettrait effectivement pas de répondre à ce genre de situation [Sabourin et alii, 2003]. Entre les micro-entreprises (300 000 CFP), les microprojets (100 000 CFP) du Code de développement des services provinciaux et l’aide aux projets d’autoconsommation (5 000 CFP), il existe des formes d’appui intermédiaires à adapter à la diversité des stratégies et des contraintes des producteurs en tribu. D’ailleurs, ce sont des interventions au niveau des structures de collecte et de mise en marché – plus qu’au niveau de la production – que demandent les agriculteurs [Sabourin et Pédelahore, 2002].
84Le dialogue et les expérimentations sont nécessaires, car hormis les initiatives locales, les efforts d’installation et de contractualisation de nouveaux producteurs marchands se révèlent laborieux, en particulier en termes de pérennisation des promoteurs, comme on a pu l’observer dans le cas, pourtant exemplaire, des coopératives ADEVY à Yaté ou Marajati à Thio [Djama et alii, 2001].
85Comment limiter les effets négatifs de la concurrence ? – Une partie de la réponse à cette question a été trouvée par les organisations de producteurs ou les municipalités qui ont opté pour la promotion de produits locaux via des fores ou des fêtes de produits : fête de la Banane à Pouébo, de l’Igname à Poindimié, de la Mandarine à Canala, des Litchis à Houaillou, de l’Avocat à Maré. Ce type d’initiative a le mérite de promouvoir les spécificités locales, vis-à-vis desquelles il n’existe pas beaucoup d’asymétrie entre producteurs en termes de savoir-faire, de qualité ou d’accès au marché.
86Le stade suivant serait la certification via une garantie d’origine, de qualité et la mise en place d’un label. Les labels et la certification offrent la possibilité de réduire la concurrence sur des produits spécifiques en protégeant leur marché et en garantissant l’origine, le nom du producteur et le respect du processus de fabrication ou du mode de culture. Mais ces mesures ont également leurs limites. Il s’agit de ne pas transformer, à l’échelle locale, la certification en barrage ou en droit d’entrée limité à certains groupes en fonction d’un standard trop spécifique ou d’un cahier des charges trop sélectif, et d’entraîner alors, à rebours de l’effet recherché, des processus d’exclusion.
Conclusion
87L’analyse des origines et des modes de fonctionnement montre une différenciation entre marchés communaux et en tribu qui n’apparaît pas à l’examen de l’inventaire ou de la typologie. Les marchés en tribu présentent un mode de fonctionnement mixte, associant pratiques d’échange marchand et pratiques de réciprocité dans la tradition kanak du jéna et du piré.
88Ce mode de fonctionnement mobilise de façon diverse et différenciée tour à tour les principes de l’échange marchand et ceux de la réciprocité des dons. Il peut exister une complémentarité par combinaison de réseaux sociaux et de modes de redistribution – par exemple l’échange marchand et le bingo qui cohabitent sur un même marché. Mais il y a aussi des contradictions à cause de la concurrence, et des phénomènes de juxtaposition de sphères qui se différencient selon qu’elles se réfèrent à la redistribution par l’échange ou à la redistribution par dons réciproques.
89Il n’y a donc pas uniquement juxtaposition ou hybridation : les deux phénomènes sont présents selon une relation dialectique et contribuent à caractériser des marchés originaux associant des pratiques et des logiques mixtes, à l’image de la société kanak et calédonienne d’aujourd’hui.
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Notes
-
[1]
La « tribu » est une entité administrative et territoriale reconnue. Créée par l’administration coloniale à la fin du XIXE siècle, elle est encore présentée comme « la reconnaissance administrative de l’organisation mélanésienne ». Comme cadre de résidence et d’appartenance sociale, elle constitue une réalité sociologique significative pour la population kanak.
-
[2]
Divers témoignages confirment que, même si elles n’ont pas survécu aux contraintes de la concurrence et aux difficultés de gestion, les coopératives des tribus ont laissé une image positive dans la mesure où elles ont mis en faillite des colporteurs ou des commerçants considérés comme des exploiteurs par la population. Les interlocuteurs maréens de Faugères [2000] complètent l’information en disant que c’est également le refus de certains clans kanak de payer leurs crédits qui ont mis des commerçants et des coopératives en faillite.
-
[3]
Cependant, jouer au bingo n’est pas obligatoire et la vente se déroule classiquement pour les clients qui le souhaitent.
-
[4]
Le bingo concerne alors souvent les invendus.