Notes
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[1]
C’est également la thèse que développe Hannah Arendt dans le chapitre sur le travail de Condition de l’homme moderne : « Il n’est pas douteux que le processus naturel de la vie étant situé dans le corps, il n’y ait point d’activité plus immédiatement vitale que le travail » [Arendt, 1983, p. 157].
-
[2]
Polanyi attribue la transformation des marchés en un système autorégulateur à l’émergence du système de la fabrique. Arendt, ici aussi, a une analyse proche de celle de Polanyi quand elle reprend les thèses marxiennes : « Dans une société où l’échange des produits est devenu la principale activité publique, les travailleurs eux-mêmes, parce que confrontés aux “propriétaires d’argent ou de valeurs”, deviennent propriétaires, “propriétaires de leur force de travail”. C’est seulement à ce stade que s’installe la fameuse aliénation marxiste, la dégradation des hommes en marchandises : cette dégradation caractérise la situation du travail dans une société de manufacture qui ne juge pas les hommes en tant que personnes mais en tant que producteurs, d’après la qualité de leur production » [Arendt, 1983, p. 217]. Sur la force de travail, cf. aussi infra, note 34.
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[3]
La loi du 2 août 1989 définit pour la première fois le licenciement pour motif économique en évoquant des difficultés économiques ou des mutations économiques. En même temps, elle généralise l’obligation de réaliser un plan social à toutes les entreprises de plus de cinquante salariés. (Il faudra cependant attendre la loi de modernisation sociale de 2001 pour que les pouvoirs des comités d’entreprise soient renforcés.)
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[4]
« […] les mobilisations telles que les grèves et les conflits du travail ne s’expliquent plus seulement ni même primordialement par la défense d’intérêts collectifs ou pour la lutte contre l’exploitation. Ce qui leur confère une dignité morale immédiate, c’est qu’ils incarnent, entre autres choses mais de façon notable, la manifestation d’identités professionnelles qui visent à se faire reconnaître dans l’espace public » [Haber, 2004, p. 83 – souligné par l’auteur]. Entendons-nous bien : le fait que le conflit de classe ne soit pas ce qui s’exprime au premier plan et avec plus de force ne signifie pas la disparition de ce conflit – cf. notamment Axel Honneth [2006, p. 203-223].
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[5]
Et de la rapidité avec laquelle chaque salarié acceptait éventuellement de quitter définitivement l’entreprise avant la fin du plan social…
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[6]
Cf. Ethnologie française [1998].
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[7]
Ainsi, en 2002, la droite revenue au pouvoir supprime le volet anti-licenciement de la loi de modernisation sociale qui avait été votée en 2001 par le gouvernement Jospin après plusieurs « affaires » de restructuration jugées scandaleuses dans l’opinion (notamment les « affaires » Michelin et Danone, et la fermeture des magasins Marks & Spencer à Paris). Cf. not mment le supplément n° 27 du Monde Initiatives, février 2004.
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[8]
Comme souvent, l’usine a conservé son nom d’origine : CIT est le sigle de la Compagnie industrielle des télécommunications qui a fusionné avec Alcatel au début des années 1970.
-
[9]
Les emplois ouvriers à Cherbourg et dans les communes limitrophes, dont ceux de l’Arsenal et de l’usine CIT-Alcatel, représentaient une enclave politico-sociale de gauche (ouvrière) au sein d’une région, le Cotentin, globalement rurale et de droite.
-
[10]
Nous renvoyons pour plus de détails à l’ouvrage qui relate cette enquête [Malsan, 2001].
-
[11]
À la même époque, d’autres usines Alcatel sont considérablement restructurées voire fermées, notamment en Bretagne et autour de Cherbourg. En 2001, la société Alcatel annoncera son désengagement de toutes ses unités de production, manifestant ainsi sa volonté de redevenir une société dont la vocation est à l’origine plus financière qu’industrielle. La production sera désormais sous-traitée.
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[12]
Certaines ouvrières nous ont raconté les pressions qu’elles subissaient individuellement pour quitter l’entreprise. Aujourd’hui, ces agissements seraient probablement qualifiés de harcèlement.
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[13]
Composé de nombreuses représentantes syndicales de la CGT, le comité d’établissement conteste le plan social de licenciement et demande au tribunal de grande instance de Cherbourg de statuer. Il obtient une assignation en référé d’Alcatel-CIT en novembre 1995, mais non l’interdiction de fermeture. La société industrielle est toutefois contrainte de modifier le plan social proposé.
-
[14]
La première prévue par la loi, la deuxième résultant d’un accord professionnel.
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[15]
La question des indemnités compensatrices versées par Alcatel a fait l’objet d’une longue bataille juridique pour savoir si les montants versés étaient définis dans le sens d’une compensation pour préjudice moral, auquel cas ils n’étaient pas imposables. L’affaire est allée jusque devant le Conseil d’État.
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[16]
Les « primes au départ » devenaient de plus en plus élevées à chaque nouveau plan de licenciement.
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[17]
Par esprit de justice, dit la direction, vis-à-vis des ouvrières parties beaucoup plus tôt, en 1992, et qui auront donc perdu quatre années de salaire.
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[18]
Outre la démarche du comité d’établissement auprès du tribunal de grande instance de Cherbourg, plus d’une trentaine de personnes déposent un recours aux prud’hommes contre Alcatel-CIT (juin 1997). À l’instar de Raymond Verdier, je ne séparerai pas, dans notre cas, les notions de justice et de vengeance : « Dans l’État unifié et centralisé où le pouvoir politique s’arroge le monopole de la violence licite […], le système vindicatoire a disparu aux côtés du système pénal, mais sans que disparaisse pour autant la vengeance, qui a seulement changé de visage, devenant ici une pratique individuelle clandestine, là une pratique collective dissimulée sous le masque de la peine » [Verdier, 1980, p. 35-36]. À propos de cette notion, voir l’ouvrage sur la vengeance dans les sociétés occidentales dirigé par Gérard Courtois, notamment l’introduction par G. Courtois [1984] et les articles de René Sève (« La rançon du mépris, la vengeance chez Leibniz ») et Jean-Louis Vuillerme (« La juste vengeance chez Aristote et l’économie libérale »).
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[19]
Si la mobilité reste acquise pour le personnel d’encadrement, c’est parce qu’il existe une différence fondamentale entre les postes dits fonctionnels et les postes directement liés à la production : le cadre poursuit une carrière et progresse au sein du groupe, tandis que l’ouvrière, de même que l’employé et l’agent de maîtrise, se voit proposer un poste qui n’est pas interchangeable avec un poste identique dans un autre établissement. Au cours d’une recherche réalisée dans le secteur automobile – qui, comme Alcatel, relève de la convention collective des métallurgistes (ce qui nous autorise à faire la comparaison) –, Denis Guigo souligne également cette discrimination dans l’emploi : « Le clivage essentiel se situe entre ceux qui sont cadres et ceux qui ne le sont pas. […]. Les distinctions des instruments de gestion renforcent la spécificité des cadres : ils sont gérés en fonction de ce qu’ils sont, tandis que la maîtrise et les ouvriers sont administrés selon les postes qui leur sont assignés » [Guigo, 1994, p. 97].
-
[20]
Les termes exacts sont : « Par ailleurs, consciente du préjudice subi du fait de la rupture du contrat de travail et des difficultés rencontrées par les salariés de retrouver un nouvel emploi, la société a décidé de mettre en place un dispositif d’indemnisation de la perte d’emploi » (extrait du Plan social, février 1996, direction industrielle Alcatel-CIT, établissement de Cherbourg, p. 17 – c’est nous qui soulignons).
-
[21]
« J’estime qu’on avait tous travaillé dans la même usine, on avait tous droit à la même chose », déclare une ouvrière.
-
[22]
Le plafond des indemnités globales étant abaissé, les ouvrières les plus anciennes se retrouvent mécaniquement avec une indemnité de préjudice moins élevée que leur indemnité conventionnelle de licenciement (qui repose en partie sur l’ancienneté). Elles perçoivent donc, par rapport à leurs collègues, une indemnité pour préjudice d’un montant inférieur.
-
[23]
Dans les langues indo-européennes, devoir renvoie inévitablement à dette [Benveniste, 1969]. Viviane Alleton évoque « […] cette confusion des signifiants, attestée [dans les langues européennes contemporaines], qui semble faire en quelque sorte du remboursement de la dette l’exemple privilégié du devoir » [Alleton, 1988, p. 183].
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[24]
Au cours de cette période est inventée la notion de « gestion des métiers et des compétences ». La notion de qualification avait une codification et donc une signification qui était collective. Avec l’apparition de la notion de compétence, les individus salariés deviennent les propres auteurs de leur parcours professionnel. Les espaces de mobilité sont des lieux d’accueil où le salarié, à quelque échelle que ce soit, trouve aide et conseil pour sa formation et ses projets professionnels.
-
[25]
Bien évidemment, la société Alcatel n’est pas la seule à opérer ce virage. Au début de notre enquête, nous avons relevé pas moins d’une dizaine de licenciements collectifs ou de fermetures d’établissements en deux mois : Manufrance et Casino à Saint-Étienne, Perrier à Vergèze (Gard), Schneider au Creusot, le puits Simon à Forbach (Moselle), Auchan au Havre, les Houillères du bassin de Lorraine et du bassin de Centre-Midi dans la Loire, JVC et Panasonic à Longwy, Akaï à Honfleur… (Cf. Le Monde Initiatives, 26 novembre 1997).
-
[26]
Il est sans doute possible de dire, avec André Gorz, que certaines employées ont adopté une attitude comptable, laquelle, par définition, ne connaît pas la catégorie du « suffisant » [Gorz, 2004, p. 181].
-
[27]
Il est manifeste que les « irréductibles » – qui ne sont jamais parvenues à dépasser la négation de soi qu’a représentée la fermeture de l’usine ni leurs difficultés d’adaptation au monde du travail – ont éprouvé un ressentiment vis-à-vis d’Alcatel qui les a enfermées dans une position de victimes. « Le désir de vengeance devient ressentiment lorsqu’il s’accompagne de l’impuissance à se traduire en actes » [Courtois, 1984, p. 14-15]. Une analyse sur le sujet dépasserait largement le cadre de cet article, mais on pourra consulter utilement Ansart [2002] et Enriquez [2002].
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[28]
La Presse de la Manche, 5 juillet 2001. La société Alcatel n’est évidemment ni à l’initiative ni commanditaire financier de notre enquête. Par ailleurs, les ouvrières qui ont refusé l’accompagnement du plan social ont également décliné toute forme de contact avec nous, à l’exception de l’une d’entre elles.
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[29]
À l’époque, les licenciements collectifs ont des effets positifs sur la cote des entreprises sur les marchés financiers, car ils sont, disent les analystes financiers, synonymes d’une productivité en augmentation et d’une bonne gestion.
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[30]
C’est-à-dire surtout les élus et la presse locale. Les difficultés des premiers à admettre la fermeture et à imaginer des mesures qui auraient pu, sinon l’empêcher, du moins la compenser largement en termes d’emplois, font que leur impact sur le déroulement de la fermeture et ses conséquences est resté faible. Mais ils ont également subi un choc avec le retrait d’Alcatel, à qui toutes les facilités d’installation avaient été accordées dans les années 1960-1970. Cela serait l’objet d’un autre récit, mais pour des détails nous renvoyons à notre ouvrage [Malsan, 2001].
-
[31]
Ses propos exacts sont les suivants : « Lorsqu’on prétend, comme on le fait parfois, que la législation sociale, les lois des fabriques, l’assurance-chômage et, par-dessus tout, les syndicats n’ont pas fait obstacle à la mobilité du travail et à l’élasticité des salaires, on donne à entendre que ces institutions ont totalement échoué dans leur dessein, qui était exactement d’interférer avec les lois de l’offre et la demande en ce qui concerne le travail des hommes, et à retirer celui-ci de l’orbite du marché » [Polanyi, 1983, p. 237].
-
[32]
« Tant que l’industrie à domicile était complétée par les facilités et les commodités qu’apportaient un petit jardin, un bout de terre ou des droits de pâture, le travailleur ne dépendait pas entièrement de ses gains en argent » [Polanyi, 1983, p. 131].
-
[33]
Cf. Aristote, Marx, Arendt ; et aussi André Gorz [2004, p. 225-227].
-
[34]
Dans cet article, François Vatin montre notamment comment Marx a essayé de se sortir de l’impasse qui veut que vendre son travail, ce soit vendre sa vie, en inventant le concept de « force de travail ». Marx, sans le citer, aurait été influencé par Eugène Buret, qui en 1834 obtient, avec De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, la médaille d’or de l’Académie des sciences morales et politiques. Mais, « pas plus que le travail tel que le pensait Buret, la force de travail ne peut être isolée de la personne du travailleur », écrit Vatin [ibid., p. 258]. C’est même « en renonçant à une telle construction [du concept de force de travail] que Polanyi va revenir, sans le savoir, sur les pas de Buret » [ibid., p. 270, n. 63]. Buret, nous dit Vatin, est pourtant un libéral – et c’est au nom de la liberté qu’il critique l’asservissement des travailleurs –, mais un libéral qui rêve d’une société de marché sans salariat.
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[35]
Nous empruntons cette expression à François Vatin : « L’année même où paraissait la Grande Transformation, William Beveridge remettait au gouvernement britannique son célèbre rapport Du travail pour tous dans une société libre. […] William Beveridge soulignait la dissymétrie fondamentale qui règne sur le marché du travail. Il en concluait comme Polanyi à l’impossibilité morale et politique d’une pure soumission du travail aux “lois du marché” » [ibid., p. 262].
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[36]
Plusieurs d’entre elles nous ont confié que « jamais elles n’auraient pensé y rester ». Cependant, compte tenu de la conjoncture et du modèle paternaliste de l’entreprise, leur embauche s’accompagnait d’une promesse implicite d’emploi à vie.
-
[37]
« Une personne qui ne peut pas vendre son travail doit se laisser dire, en fait, qu’elle n’est bonne à rien. [Ce qui se traduit par] une catastrophe personnelle » [Beveridge, cité par Vatin, 2001, p. 262].
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[38]
C’est ce que remarquent de manière fort intéressante Alain Caillé et Christian Lazzeri [2004, p. 105] : le propre de ces moments de dépréciation, disent-ils, est de créer d’abord un conflit des représentations de soi producteur de doute.
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[39]
« Le processus économique peut naturellement fournir le véhicule de la destruction et, presque invariablement, l’infériorité économique fera céder le plus faible, mais la cause immédiate de sa perte n’est pas pour autant économique, elle se trouve dans la blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son existence sociale s’incarne » [Polanyi, 1983, p. 212].
-
[40]
« Horsain » (ou horzain) : littéralement « personne du dehors ». C’est ainsi que, dans les régions de Basse-Normandie, on désigne ceux qui ne sont pas d’ici.
-
[41]
En réalité, les deux modes de rapports sociaux existent simultanément, le principe dominant de la sphère du marché étant la liquidation de la dette (ce qui aboutit à une équivalence), celui du don étant la dette (ce qui met celui qui a reçu dans l’obligation de donner à son tour) [Godbout, 2000a, p. 12].
-
[42]
Les Cherbourgeois et plus généralement les habitants du Cotentin se vivent comme des « îliens » du fait de l’importance que conservent dans l’imaginaire collectif les marais de Carentan, régulièrement inondés jusqu’à leur assèchement au XIXE siècle, comme coupure symbolique d’avec le « continent ».
-
[43]
Il paraît en effet difficile de dissocier le don de la reconnaissance. Cf. Caillé et Lazzeri [2004, p. 111] : « […] la reconnaissance ne devient effective, au-delà de la parole et du regard premiers, que si elle se cristallise en un ensemble de promesses, de dettes, d’engagements, de symboles et de rituels qui structurent la circulation des dons et des contre-dons. Circulation des dons qui n’est autre en définitive que la circulation des signes de reconnaissance ».
-
[44]
Pendant dix ans, en effet, la commune ne put utiliser les revenus de la taxe professionnelle payée par l’usine à autre chose qu’à rembourser l’emprunt contracté à cette occasion.
-
[45]
Dans son introduction à L’esprit du don, Jacques T. Godbout souligne que, si les salariés ne donnaient pas plus que ce que rapporte leur salaire, les entreprises péricliteraient rapidement [Godbout, 2000b, p. 21]. Il se place ici du côté d’un don non contraint, et non de ce qui, du point de vue des thèses marxistes les plus courantes, aurait été extorqué au salarié par son patron (i.e. les travailleurs reçoivent moins qu’ils ne produisent).
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[46]
Le statut de collègue de la CIT n’excluait pas entre elles une certaine distance sociale, car nous ne sommes pas dans une région minière par exemple, où tous les ouvriers appartiennent au même milieu.
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[47]
Polanyi, qui définit les intérêts de classe comme des intérêts d’abord sociaux, les met dès son époque en relation avec la question de la reconnaissance : « Des affaires purement économiques, celles, par exemple, qui touchent à la satisfaction des besoins, ont infiniment moins de rapport avec le comportement de classe que des questions de reconnaissance sociale. La satisfaction des besoins peut naturellement être le résultat de cette reconnaissance, en particulier sous la forme de son signe extérieur ou de sa récompense. Mais les intérêts de classe se rapportent très directement au prestige et au rang, au statut et à la sécurité, c’est-à-dire que, primordialement, ils ne sont pas économiques mais sociaux » [Polanyi, 1983, p. 207].
-
[48]
« […] l’approche par le don apporte l’observation que ces réseaux sont des réseaux de confiance et de loyauté et que c’est par l’intermédiaire de l’acceptation (ou du refus) du don/contre-don qu’ils se font (ou se défont) » [Caillé, 2000, p. 315].
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[49]
Cela sous l’influence de la direction de la société Alcatel qui souhaite la division syndicale. Axel Honneth explique comment les processus d’individualisation « détruisent l’infrastructure communicationnelle du groupe, condition d’une mobilisation solidaire des sentiments d’injustice » [Honneth, 2006, p. 215].
-
[50]
André Gorz commente ainsi les conséquences du chômage involontaire : « Si je suis relevé de toute obligation sociale et plus précisément de l’obligation de “gagner ma vie” en travaillant si peu que ce soit, je cesse d’exister comme “individu social quelconque aussi capable que n’importe qui” : je n’ai plus d’existence que privée ou microsociale » [Gorz, 2004, p. 329].
-
[51]
Julien Rémy décrit parfaitement cette apparition de la dette dans le processus de désindustrialisation : « En perdant ces deux instruments fondamentaux que sont le travail et ce qui permet sa reconnaissance, la culture ouvrière, les dominés se retrouvent en situation de dette réelle et symbolique » [Rémy, 2006, p. 262].
-
[52]
Ou, pour le dire autrement, avec Christian Papilloud : « Pour devenir EN relation, il faut céder de soi au risque de se perdre » [Papilloud, 2002, p. 83 – souligné par l’auteur].
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[53]
Lorsqu’il évoque les sociétés dans lesquelles nous vivons et notamment la création des institutions de sécurité sociale (assurance-maladie, assurance-chômage…), Mauss insiste précisément sur le besoin fondamental de sécurité du travailleur (thèse que développera à son tour Polanyi) : « Toute notre législation sociale, ce socialisme d’État déjà réalisé, s’inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et, s’il doit collaborer à l’œuvre d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l’État lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, contre la mort » [Mauss, 1997, p. 261 – nous soulignons].
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[54]
« [Le modèle marchand] neutralise ce que nous avons appelé la valeur de lien des choses » [Godbout, 2006, p. 98].
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[55]
Et sans doute, dirait probablement Alain Caillé, les reconnaître dans leur position de donatrices (cf. communication d’Alain Caillé au colloque « La sociologie face à la question de la reconnaissance » organisé par le laboratoire Sophiapol à Paris le 16 décembre 2006).
« Je crois qu’au bout d’un moment on se laisse vivre, c’est un peu dommage. Quand on a quelques avantages, la paie qui tombe tous les mois, des horaires qui étaient bien pour les femmes, on n’a pas trop envie de se remettre en question. Même si on a des rêves derrière. Toutes les décisions étaient prises pour nous. On n’avait jamais notre mot à dire… »
1La rupture du contrat de travail d’un salarié n’est pas seulement la mesure qui met fin à ce contrat comme dans une relation marchande ordinaire. Les conflits sociaux parfois très durs qui ont accompagné la fermeture d’usines dans les années 1980 et 1990 tendent à montrer au contraire que, par cette rupture, et dans certains contextes, elle met fin aussi à un lien social complexe entre employeur et employés. Ces conflits du travail en effet ne s’analysent pas uniquement en termes de rapports sociaux de classe : ils révèlent aussi la perte d’une relation de confiance qui s’était nouée avec l’entreprise et s’était inscrite de manière indissociable dans le prolongement du lien économique.
2Pour tenter de comprendre ce qui, ici, est en jeu, il faut d’abord revenir à Karl Polanyi et à son analyse pénétrante de l’idéologie du libéralisme économique à travers le développement, au XIXE siècle, de la société de marché. Pour l’auteur de La Grande Transformation, s’il est vrai que, dans le système de marché, le travail est intégré au processus de production, ce ne peut être qu’en reposant sur la fiction que le travail est une marchandise. Le travail en effet « n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même », et c’est pour cette raison qu’il « ne peut pas être détaché du reste de la vie [1] » [Polanyi, 1983, p. 107]. Or, les conflits déjà évoqués se sont avérés d’autant plus graves et le traumatisme plus éprouvant que les fermetures ont été décidées – dans un retour vers l’idée d’un grand marché autorégulateur – par des entreprises bénéficiaires au nom de l’adaptation nécessaire de l’industrie au marché mondial. Même s’ils déplorent cet état de fait et tentent parfois de l’empêcher, les employés d’une entreprise sont en mesure de comprendre que leur usine ferme pour cause de faillite, mais pas que leur employeur, en prenant cette décision, le fasse au mépris de sa main-d’œuvre et pour accroître un peu plus ses profits. L’idée selon laquelle le mécanisme du marché peut diriger seul le sort des êtres humains, nous dit encore Polanyi, est une idée qui met la société en danger, « car la prétendue marchandise qui a nom “force de travail” ne peut être bousculée, employée à tort et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l’individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière » [ibid., p. 108]. L’une des leçons de ce grand livre sur les transformations de notre société moderne est ainsi d’avoir montré que le marché « censé autorégulateur » apparu au XIXE siècle [2] s’est accompagné de mesures de protection sociale des individus qu’il a rendues inévitablement obligatoires. Polanyi montre en effet que les États-providences ne sont pas nés contre le marché mais à cause de lui, en promulguant, dans les années 1870-1880, tout un ensemble de lois qui ne relèvent pas d’une conspiration antilibérale, comme disent les libéraux, mais de ce que « chacune de ces lois traite de quelque problème provenant des conditions industrielles modernes […] ». Tant il est vrai que, malgré les efforts du libéralisme pour faire de l’économie une sphère distincte du social, la relation économique n’existe et ne se déploie qu’encastrée (embedded) dans des réseaux sociaux.
3Dans la France des années 1990, il n’en va pas autrement. En dépit d’une législation de moins en moins contraignante pour les entreprises qui souhaitent licencier, la manière dont les gouvernements successifs de l’époque tentent de réguler les conflits engendrés par des licenciements collectifs ou la fermeture de sites de production industrielle est à ce sujet éclairante. Elle se traduit non par un interventionnisme d’État dans les affaires privées, comme l’on sait, mais par de nouvelles mesures protectrices des salariés, inscrites dans des plans sociaux de plus en plus exigeants (périodes longues de formation, aide obligatoire à la réorientation professionnelle, versement prolongé du salaire [3], etc.). Pour autant, ces plans sociaux parviennent difficilement à apaiser les revendications. On pourrait répliquer à cela que les employés défendent légitimement – bien qu’âprement – leurs intérêts. Ce n’est pourtant pas tout à fait ce que nous avons pu observer. Et, plutôt que de conclure trop rapidement à la défense exclusive d’un intérêt, même de classe – du reste, depuis les vingt dernières années, les conflits du travail ne sont plus seulement l’expression de la défense d’intérêts collectifs ou d’une lutte contre l’exploitation [4] –, nous voudrions nous arrêter sur un certain nombre d’énoncés auxquels on prête habituellement peu attention, comme s’ils étaient le fruit d’une évidence : « le sacrifice d’une vie… le fait d’avoir tant donné et de n’être plus rien… ». Pourquoi, alors qu’il est bien question ici de la rupture d’un contrat, des employés menacés de licenciement disent-ils avoir « donné » ? Pourquoi, en même temps, nul ne semble surpris par de tels propos, largement repris dans la presse ?
4Ces questions, nous nous les sommes posées au cours d’une enquête conduite sur les lieux de l’un de ces combats sociaux. En 1996, en Basse-Normandie, l’annonce de la fermeture définitive d’une usine Alcatel, après plusieurs vagues successives de licenciements et un conflit particulièrement vif, déclenche un dernier plan social qui se concrétise exceptionnellement par deux ans et demi de prise en charge de la reconversion professionnelle des salariés. Pendant presque tout ce temps, des négociations ont cours entre la direction et les salariés pour déterminer le montant de chaque « prime » de licenciement, compte tenu de l’indemnité légale (négociée au niveau de la convention collective) et des indemnités compensatrices supplémentaires versées par l’entreprise en fonction notamment de critères individuels [5] : âge, ancienneté, qualification professionnelle, situation familiale. Or, plusieurs ouvrières – l’emploi dans cette usine était principalement féminin – entrent dans une surenchère quasi illimitée. Et si étonnant que cela paraisse, si scandaleuses qu’aient pu être jugées à l’époque leurs revendications, celles-ci n’ont pas pour seul objet d’aboutir à une satisfaction d’ordre pécuniaire – après tout, certaines de ces ouvrières se retrouvaient dans une situation extrêmement précaire – ni à une convoitise bien compréhensible compte tenu des sommes manipulées par Alcatel : elles traduisent aussi un profond ressentiment. Manifestement, les mesures de réparation proposées sont insuffisantes, voire irréalisables, devant l’affirmation qu’Alcatel leur doit encore quelque chose, y compris lorsque certaines d’entre elles ont retrouvé un emploi. Et c’est tout le poids de cette dette symbolique que nous avons ressenti dans cette demande. La rupture de leur contrat a rompu la relation entre les ouvrières et « leur » usine au sein du tissu social local. Elle est ressentie comme un refus définitif de ce que les ouvrières ont donné (un refus du don) et sont devenues à travers elle.
5Encore une fois, il apparaît que la relation économique ne peut pas être envisagée comme un simple rapport contractuel, détaché de toute forme de relation symbolique. L’entreprise ne peut être quitte de l’échange par le seul fait qu’elle a rémunéré le travail des ouvrières. Celles-ci ont toujours clamé qu’en se consacrant à leur usine elles y avaient laissé une partie d’elles-mêmes. Si on peut parler de dette symbolique, c’est bien parce qu’il y a eu don, mais un don immatériel, indiscernable, le don de quelque chose de soi, d’une part de sa propre vie. La chose reçue n’est pas inerte, dit Marcel Mauss dans son Essai sur le don. Dans le conflit social que nous avons suivi, cette « part de soi » appartient encore à celles qui se sont données à l’ouvrage. Les ouvrières se sont soumises au rythme et aux exigences de la production et ont contribué ce faisant à la prospérité de l’entreprise, mais avec le sentiment, au bout du compte, qu’avec la cessation de leur contrat, elles perdent beaucoup plus que leur emploi : une part de leur identité et de leur valeur en tant qu’êtres humains.
6Ainsi, nous voudrions souligner, avec Marcel Mauss, que le don, dans nos sociétés industrielles et démocratiques contemporaines, est beaucoup moins insignifiant que nous serions portés à le croire, et surtout qu’il n’est pas circonscrit à la sphère privée ni au principe de philanthropie. Il semble au contraire que nous voyions surgir le don jusque dans l’entreprise, non pas seulement à travers les relations interpersonnelles qui peuvent se nouer entre collègues [6], mais jusques et y compris dans l’échange instauré du fait du contrat de travail, lequel, pour les raisons déjà évoquées, ne peut pas être un simple contrat marchand.
7La question que nous souhaiterions poser est donc de savoir si l’on peut penser la fermeture d’une usine dans les termes d’une anthropologie de la dette et du don. En conséquence, ce sont moins les raisons données à l’arrêt d’une production économique sur un site donné ou le « vécu » des employés qui nous intéressent que la relation entre une société propriétaire d’une usine et les ouvriers de cette usine. La réorganisation de la production industrielle qui, depuis les deux dernières décennies au moins, implique la dévalorisation (et la disparition progressive dans le monde industriel) de la main-d’œuvre peu ou non qualifiée, s’est accompagnée de l’émergence du thème de la souffrance au travail, de plus en plus souvent décrite et dénoncée par les travailleurs sociaux comme par les chercheurs. Or, si l’on s’en tient à cette analyse, les seules mesures susceptibles d’être prises – qui ne sont pas négligeables, loin s’en faut, puisqu’elles permettent de réintroduire des règles de protection des salariés – sont des mesures visant à contenir tant bien que mal [7] les effets destructeurs du grand marché. Dans les années 1980-1990, notre période de référence, les grandes vagues libérales de licenciements ont été jugées traumatisantes pour les salariés, sur le plan matériel ou même psychologique, mais pas plus les acteurs sociaux que les gouvernements ne les ont jamais considérées du point de vue de ce qui est en jeu dans la relation de travail.
8Ce que nous proposons, c’est de déplacer notre regard pour nous situer au niveau des relations économiques en tant qu’elles sont d’abord des relations sociales. En d’autres termes, et par hypothèse, nous considérerons, en nous appuyant principalement sur les pensées de Polanyi et de Mauss, que le contrat de travail n’est pas détaché de tout lien symbolique. Au-delà des lois qui peuvent être jugées nécessaires pour corriger les nouvelles conditions faites aux salariés – flexibilité, exigence d’autonomie et renforcement simultané des contraintes… –, le fait de reconnaître l’existence de ces liens symboliques au sein de la sphère du travail ne pourrait-il pas ouvrir vers d’autres questionnements, plus politiques que simplement sociaux ?
L’entrée des ouvrières dans la « grande famille » de la CIT-Alcatel
9L’exemple que nous avons choisi de présenter pour ouvrir la discussion n’est probablement pas généralisable à toutes les situations de rupture. C’est pourquoi il nous a paru important de faire brièvement le récit des conditions bien particulières dans lesquelles est intervenue la fermeture de l’usine Alcatel.
Une direction paternaliste
10Implantée à Querqueville (près de Cherbourg, dans la Manche) dans les années 1960, l’usine de « la CIT [8] » appartient à une société industrielle taylorienne employant une main-d’œuvre qu’elle forme au montage et à l’assemblage de centraux téléphoniques. L’usine recrute en priorité de très jeunes femmes de 16 à 18 ans pour leurs qualités « naturelles » – agilité des doigts et rapidité –, mais aussi pour leur docilité et leur capacité à exécuter des tâches au rendement. Du moins pour celles qui acceptent de se plier aux stricts rapports hiérarchiques et à l’absence totale de liberté d’organisation : un contremaître témoigne que, devant les conditions de travail qui lui sont imposées, plus d’une candidate en effet renonce. Face à ces difficultés potentielles de recrutement, et dans un contexte où les ouvrières – dont le salaire est encore considéré comme un simple traitement d’appoint – quittent facilement l’usine pour un emploi moins pénible ou pour réintégrer le foyer après le premier enfant, la direction cherche progressivement à assouplir ses méthodes. Dans les années 1970-1980, la CIT-Alcatel de Querqueville, à l’instar de ses homologues du secteur industriel, déploie tout un ensemble de mesures qui ont pour but de fidéliser sa main-d’œuvre, avec des aides financières, des prêts à la construction, des horaires souples et un salaire plus élevé qu’ailleurs à qualification égale. Les primes de rendement finiront par être acquises aux ouvrières sans plus tenir compte de leurs performances réelles… au point qu’« on s’y laisse vivre », constatera une ouvrière.
L’acquisition d’une position sociale
11Si les ouvrières sont mieux rémunérées et mieux protégées, il n’y a pourtant pas lieu de faire de l’angélisme. Le travail en lui-même, répétitif, parcellisé, chronométré, n’a guère d’attrait. La hiérarchie est implacable : avant de parler au directeur, il faut passer par chaque échelon, du chef d’équipe au chef d’atelier, du chef d’atelier à l’ingénieur, de l’ingénieur, enfin, au directeur. Les ouvrières sont bel et bien à l’usine pour y gagner leur vie (un aspect sur lequel nous reviendrons). Mais elles conquièrent en même temps deux choses importantes : une place dans le monde de l’industrie pour celles, majoritaires, qui sont issues de petites exploitations familiales rurales et une place dans la société du travail, cette fois en tant que femmes, qui jusqu’ici avaient été confinées au foyer. Plus encore, c’est collectivement qu’elles trouvent leur statut d’êtres sociaux au sein du groupe « des » CIT-Alcatel, car l’usine de Querqueville a acquis une réputation de « pendant » féminin de l’Arsenal, à Cherbourg – lequel, du côté des hommes, exige force physique et possession d’un métier [9].
Une usine modèle
12Au début des années 1980, l’usine, qui a réussi spectaculairement son entrée dans l’ère de l’électronique, devient l’un des fleurons de l’industrie française. Les gains en productivité sont considérables, avec, pour revers de la médaille, l’arrêt des embauches – l’usine a atteint sa dimension maximale avec deux mille salariés – et le cantonnement des ouvrières à leur poste, celles-ci n’ayant plus la possibilité d’évoluer. Non pas que ce progrès technique se fasse au détriment du travail. « L’invention de machines qui économisent le travail, au rebours de ce qu’on attendait d’elles, n’a pas fait diminuer mais en fait augmenter les utilisations du travail de l’homme », dit très justement Polanyi [1983, p. 191]. Mais, désormais, c’est moins d’opérateurs techniques dont la direction a besoin que d’ingénieurs et de personnels d’encadrement, qui voient proportionnellement leurs effectifs augmenter. Pourtant, le sentiment des ouvrières d’appartenir à une entreprise high-tech, terme qu’elles ne cesseront plus d’entendre après la visite de François Mitterand en 1981, ne diminue pas. Il s’incarne dans le souvenir d’un président de la France venu saluer les prouesses techniques de la société Alcatel – qu’il décidera de nationaliser – en même temps que l’application fortement anticipée des 35 Heures. Fières, les ouvrières le sont par la grâce de ces signes extérieurs de leur propre valeur [Weil, 2002, p. 171] : « On était la ville pilote », « c’était une usine au top, sous toutes les coutures, l’usine modèle »… Ainsi, l’usine modèle, qui a donné un statut social à ses ouvrières et incarné le meilleur de l’industrie de la nation, représente tout un pan de l’identité collective. Au point que les menaces de fermeture demeureront longtemps peu crédibles…
La rupture
13De fait, la décision prise en haut lieu de supprimer le site de production de Querqueville, jugé excédentaire depuis la fusion d’Alcatel avec la branche téléphonie de Thomson en 1984, met des années à se concrétiser. Elle n’est rien moins que claire et argumentée, mais ce n’est pas l’objet ici d’en examiner les modalités [10]. Quoi qu’il en soit, on pourrait s’interroger encore longtemps sur la rationalité économique qui a pu présider au choix de quitter cette région de la Basse-Normandie, sauf à imaginer, depuis notamment sa reprivatisation en 1987, le retour anticipé de la société Alcatel vers son statut de pur holding [11] du temps où elle s’appelait encore la Compagnie générale d’électricité [Marseille, 1992].
14En janvier 1995, date de l’annonce de la fermeture devant le personnel réuni au grand complet, les ouvrières encore en poste – moins de deux cent cinquante – sont celles qui, depuis une dizaine d’années, ont résisté à trois vagues de licenciements et à des incitations individuelles au départ parfois très agressives [12]. Ce dénouement local, resté inattendu compte tenu de son prolongement sur plusieurs années et de l’opacité de la décision, est d’autant plus mal reçu qu’il survient dans un contexte de forte prospérité du groupe industriel. Conduites par une CGT devenue toujours plus influente au fil des ans et des réductions d’effectifs, la grande majorité des ouvrières entrent en conflit avec la direction d’Alcatel pour lutter contre cette fermeture qu’elles ressentent comme une injustice. La CGT demande et obtient la suspension, par le tribunal de grande instance de Cherbourg, du plan social d’accompagnement de la fermeture, mais cela à titre provisoire [13]. Le conflit est porté sur la voie publique et dure plusieurs mois. Il se prolonge au sein même de l’usine sur un point précis qui est la signification du préjudice subi du fait de la rupture de leur contrat. Le nouveau plan social que la société Alcatel se voit contrainte de proposer à la justice comporte des offres plus nombreuses de reclassement interne et des mesures qui visent à assurer aux ouvrières une meilleure sécurité matérielle pendant un temps : convention de conversion, complément de ressources si l’emploi retrouvé est plus faiblement rémunéré, etc. Mais la direction locale et la CGT achoppent sur le montant des « indemnités compensatrices de licenciement » qui sont versées par la société Alcatel en sus de l’indemnité légale et de l’indemnité conventionnelle [14]. Pour des raisons juridiques, Alcatel requalifie ces indemnités de rupture en « dommages et intérêts [15] », et donc en réparation d’un préjudice moral, du fait, reconnaît-elle officiellement dans le plan social, que l’expérience professionnelle de celles qui ont perdu leur emploi n’avait de valeur qu’au sein de l’entreprise.
Un désaccord sur la nature du préjudice
15Le désaccord vient de ce que la direction de l’usine attribue aux ouvrières qui ne quittent pas Alcatel de leur propre chef – si l’on peut dire ! – des indemnités compensatrices moins élevées. La direction souhaite ainsi, d’une part, mettre un frein aux surenchères amorcées lors des vagues précédentes de licenciements [16], d’autre part, conserver une différence de traitement entre les ouvrières ayant accepté de partir en 1995 et celles qui attendent leur licenciement, lequel interviendra après le verrouillage des grilles de l’usine, en avril 1996. Concrètement, les premières reçoivent une indemnité globale au moins égale à 300 000 francs (45 734 euros). Les secondes, en revanche, se voient avisées par une lettre de « constat de désaccord » signée le 29 avril 1996 par la direction que leur indemnité globale ne pourra atteindre plus de 180 000 francs [17] (27 440 euros), rehaussée d’une somme de 30 000 francs (4 573 euros) « sous la condition que les actions collectives que la direction déplore prennent fin sans délai ». Le paiement du préjudice prend donc essentiellement une forme de « rachat de la paix » puisque les ouvrières qui acceptent de négocier leur départ avant la fermeture définitive se voient récompensées.
16La CGT conteste vivement ce mode de calcul. Elle interprète en effet à juste titre cette différenciation comme une sanction pour avoir repoussé autant qu’elle le pouvait la fermeture et conduit l’entreprise jusque devant les tribunaux [18]. De leur côté, les ouvrières qui ont cru, comme la CGT le leur promettait, que plus elles attendraient, plus elles obtiendraient d’Alcatel, estiment s’être « fait avoir ». En réalité, c’est sur la nature du préjudice subi qu’un désaccord profond a lieu entre la direction et les ouvrières. La première admet que le groupe industriel est responsable des conditions dans lesquelles les ouvrières quittent l’usine puisque celles-ci se retrouvent sur un marché du travail localement atone et où, de toute façon, leur savoir-faire, tout à fait spécifique, n’est plus recyclable. De plus, ses propositions de reclassement « interne » ont en réalité peu de valeur : contrairement au personnel d’encadrement qui regagne facilement un poste sur un autre site français, l’opératrice de production doit présenter sa candidature comme n’importe quelle autre postulante [19]. La société Alcatel verse donc aux ouvrières une indemnisation pour rupture de contrat [20] dont l’objectif est de compenser tant bien que mal les incertitudes de l’avenir et qui vaut, selon la formule habituelle, « pour solde de tout compte ». Par cette disposition, elle cherche à liquider sa dette économique. A contrario, les ouvrières situent d’emblée leur préjudice sur un plan symbolique. Ce qu’elles revendiquent, c’est un dédommagement identique pour toutes [21] celles qui ont été licenciées. « Cela marque une vie quand on a été comme ça dans une entreprise, témoignera l’une d’elles. On connaît du monde, on appartient à un groupe. » De l’avis même de la responsable de l’antenne emploi créée par Alcatel pour mettre en œuvre le plan social, l’idée que l’indemnité reçue n’est pas équivalente pour toutes leur est insupportable [22].
17Un an et demi après la fermeture des portes, quelques personnes écrivent au dernier administrateur de l’usine (laquelle n’existe plus que sur le papier). Le courrier que les ouvrières avaient reçu, à la fin du mois d’avril 1996, concluait : « Il est entendu que parmi [celles] qui, malgré leurs efforts de reclassement, n’auraient pas réussi à se réinsérer dans le milieu professionnel à fin 1997, verront leur indemnité réexaminée […] en proportion de leur implication effective dans les actions de réemploi proposées. » Aussi s’estiment-elles en droit de réclamer un nouveau dédommagement, qu’elles justifient chacune à leur façon (un mauvais placement, un nouveau projet) bien qu’ayant, pour certaines, retrouvé un emploi. On peut comprendre la perplexité de la responsable de l’antenne recevant ces courriers…
Des demandes de réparation sans limites
18Toute l’ambiguïté réside dans l’interprétation qui peut être donnée à cet énoncé : « Alcatel me doit [23] … » Si l’on s’en tient au pied de la lettre, on peut imaginer que, devant les sommes considérables qui sont dégagées, par rapport à un salaire d’ouvrière, il soit difficile à certaines de ne pas tenter d’obtenir toujours plus. Quel est le véritable critère de justice lorsque des dédommagements supplémentaires – et entre anciennes proches collègues, tout se sait – sont accordés en bout de course et au cas par cas ?
Des patrons « sociaux » qui reconnaissent leur dette morale
19Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, si une telle revendication a pu s’exprimer, c’est en raison du contexte très particulier de la fermeture de l’usine. L’État, comme nous l’avons vu, impose à Alcatel des obligations en matière de reclassement des personnels licenciés qui ont un impact sur la durée du plan social. Par ailleurs, la fermeture est prise en charge par un cadre dirigeant dont l’activité au sein de la société Alcatel consistait jusque-là à améliorer la rentabilité de certaines usines sur le marché de la téléphonie tout en maintenant en place les personnels. Nous sommes à l’époque d’une industrie française moins paternaliste et plus sociale, dont la figure la plus marquante est celle d’Antoine Riboud, P-DG de BSN (Danone) qui a construit sa réputation sur la conviction que la force d’une entreprise est liée tout autant à son « capital humain » – un terme qui reste équivoque – qu’à ses résultats financiers. Suivant ce principe, la société Alcatel a mis en place, sur deux de ses sites, des « espaces de mobilité » qui permettent aux salariés d’évoluer selon la stratégie de l’entreprise, mais aussi selon leurs ambitions personnelles et/ou la demande du marché local (afin de trouver éventuellement un autre employeur [24] ). Mais à Querqueville, ce cadre dirigeant se voit imposer par sa hiérarchie de fermer. Le groupe industriel, quelques années après la chute du mur de Berlin qui conforte tous les espoirs d’un grand marché libre, est en train de prendre un virage nettement libéral en restructurant toutes ses unités de téléphonie avec l’intention de se dégager de ses emplois non qualifiés [25].
20Conscient des difficultés qui s’annoncent pour les salariés de l’usine, ce directeur réussit avec d’autres responsables (notamment le directeur général des ressources humaines) à peser sur le budget consacré au financement du plan social de manière à donner aux ouvrières le temps de se retourner et à limiter ainsi les « dégâts sociaux ». Il existe à ce moment-là une nette opposition entre les dirigeants financiers d’Alcatel, pour qui les ouvrières représentent des coûts salariaux, et les dirigeants « sociaux » (selon leurs propres termes), qui pensent d’abord avoir affaire à des êtres humains. Pour les premiers, Alcatel liquide sa dette économique en consacrant un budget conséquent à la reconversion professionnelle des ouvrières. Pour les seconds, Alcatel leur reste moralement redevable. Le directeur chargé de la fermeture résume la situation des ouvrières par ce commentaire : « C’est vrai que ces gens-là, on les prenait pour la plupart en 3E de transition pour les mettre sur des machines en leur disant : vous faites un travail de high-tech. Maintenant, on les fiche dehors en leur disant : vous avez un bon potentiel – alors qu’ils n’ont rien connu d’autre qu’Alcatel. » Et toute son attitude, jusqu’aux ultimes tentatives de négociation qu’il prend en considération au moins dans leur dimension humaine, montre que les fonds considérables mobilisés pour financer le plan social, voire dédommager individuellement telle ou telle personne en grande difficulté (une sorte de part philanthropique), ne représentent pas pour lui le remboursement d’une simple créance.
Une rupture de contrat qui n’a pas de prix
21Devant de telles opportunités de se voir un peu plus (et peut-être toujours plus) dédommager, comment ne pas tenter SA CHANCE [26] ? Il se joue pourtant quelque chose qui est de l’ordre de l’irréparable. « Cela [la rupture] n’a pas de prix », déclare la responsable de l’antenne emploi au cours d’un de nos entretiens. En d’autres termes, une somme d’argent, même la plus inespérée, ne peut avoir valeur de réparation symbolique de la rupture de leur contrat, car les ouvrières y perdent une place au sein de la société locale et un statut social. En se débarrassant de cette usine qui avait eu son heure de gloire, à laquelle les ouvrières avaient été complètement associées, Alcatel leur signifie qu’elles ne valent plus rien. De fait, elles ne pourront s’en sortir qu’en accédant, pour une minorité d’entre elles, aux quelques emplois peu qualifiés disponibles à Cherbourg, et pour la majorité en acceptant de s’investir dans une mise à niveau professionnelle. Celles qui refusent les conditions du plan social et notamment de suivre les formations ou les réadaptations professionnelles proposées ont pour seul recours de se retrancher dans une position de victimes [27]. Lors de la parution de l’ouvrage dédié à notre enquête, elles s’exprimeront dans la presse en déclarant qu’elles pensent que ce livre a été commandé par la société Alcatel qui « s’était bien juré de [leur] faire payer [leur] entêtement » et qui les « assassine encore une fois [28] ».
22Comme au XIXE siècle, ces ouvrières se retrouvent dans un statut précaire du fait qu’elles « dépendent du succès de la manufacture pour leur existence », dirait Polanyi, mais sous une forme qui est moralement encore plus insupportable. Non seulement la société industrielle qui décide du licenciement de ces ouvrières fait d’importants bénéfices, mais elle espère, par ces licenciements mêmes, accroître encore ses subsides [29]. La violence symbolique de cette décision est vivement ressentie par les ouvrières et le sentiment du mépris reçu est total. Devant les dépenses qui ont été engagées, la CGT se demande publiquement pourquoi tant d’argent a été consacré à fermer une usine plutôt qu’à protéger ses emplois. Elle pointe une attitude paradoxale qui est en réalité révélatrice du changement de régime de la société Alcatel et des multiples tensions – en interne entre les dirigeants selon leur appartenance à la catégorie des financiers ou à celle des « sociaux », au sein de l’usine entre les ouvrières et les directions successives, localement enfin, à travers l’implication des acteurs publics [30] – qui ont conduit à prolonger de manière exceptionnelle cette fermeture.
La « dissymétrie fondamentale » du contrat de travail
23Et ce, de telle sorte que la fermeture de Querqueville a fait prendre une acuité particulière à une question : qu’est-ce qui se joue au fond dans la rupture du contrat des ouvrières ? Ce n’est certes pas la fin d’un contrat marchand. Il faut donc pour commencer reposer la question de la nature du contrat de travail, en particulier dans le secteur industriel qui est notre objet.
Une inégalité de fait derrière l’apparence égalitaire de l’échange contractuel
24Logiquement, un contrat établit un rapport équilibré entre deux parties, qui se trouvent libres de tout engagement une fois rempli ledit contrat : la transaction ou ce pour quoi elles s’étaient associées provisoirement. Dès lors que l’on parle de contrat de travail pourtant, il devient plus difficile de maintenir l’idée d’un rapport équilibré entre deux partenaires, puisque ce qui est échangé, le travail, est indissociable de l’existence même de l’individu. C’est pourquoi, avance Polanyi, « en réalité le marché du travail n’a pu conserver sa fonction principale qu’à la condition que les salaires et les conditions de travail, les qualifications et les réglementations fussent tels qu’ils préserveraient le caractère humain de cette marchandise supposée, le travail » [Polanyi, 1983, p. 237]. L’histoire de l’usine de Querqueville nous montre bien comment les dirigeants, à défaut de permettre aux ouvrières d’améliorer leurs capacités professionnelles, conçoivent des mesures toujours plus protectrices afin de conserver – dans les deux sens de « garder par-devers soi » et « maintenir en bonne santé » – une main-d’œuvre dont ils ne peuvent se passer. Par un renversement détestable de situation, il sera reproché, après la fermeture, aux ouvrières de Querqueville d’avoir été protégées et trop bien payées à qualification égale par rapport à d’autres sites de production, comme si elles avaient été choyées ! Cela nous enseigne encore une fois, comme ne manque pas de le souligner Polanyi dès les années 1940, que le système de protection sociale et les avantages accordés par les entreprises industrielles ne parviennent pas à détruire l’institution du marché du travail et ses lois « de l’offre et de la demande en ce qui concerne le travail DES HOMMES [31] ». Or, sur ce marché, dans le secteur industriel tout au moins, l’échange contractuel présumé égalitaire masque une inégalité de fait entre le propriétaire de l’outil de travail et les travailleurs. Les seconds sont là pour produire leurs biens de subsistance, pour gagner de quoi vivre et reproduire leur « processus vital » (Marx, Arendt), le premier simplement pour gagner. Autrement dit, celui qui possède un capital est libre d’employer le travail, tandis que l’ouvrier, dans un système où il ne possède même plus son petit jardin de subsistance [32], est forcé de le vendre [Buret, cité par Vatin, 2001, p. 246].
Le danger toujours actuel de servitude dans le travail
25À trop regarder le travail comme une marchandise, et l’homme comme exclusivement réduit à assurer sa subsistance quotidienne, on n’est jamais très loin de la servitude [33]. Dans un stimulant article qui le conduit à conclure que les termes du débat sur le salariat n’ont pas changé depuis un siècle et demi, François Vatin évoque longuement la figure d’Eugène Buret, dont les thèses introduisent déjà celles de Marx (à quelques années d’intervalle) et plus tard celles de Polanyi : « Le travail n’est susceptible ni d’accumulation ni même d’épargne, à la différence des véritables marchandises. Le travail, c’est la vie ; et si la vie ne s’échange pas chaque jour contre des aliments, elle souffre et périt bientôt. Pour que la vie de l’homme soit une marchandise, il faut donc admettre l’esclavage » [Vatin [34], 2001, p. 246]. Car le contrat de travail s’établit dans un rapport de domination – une « dissymétrie fondamentale [35] » – du fait même que l’ouvrier, et non celui qui détient le capital, met sa vie en jeu dans cet échange contractuel. À Querqueville, les ouvrières qui étaient restées jusqu’à la fermeture n’avaient jamais accepté de « négocier » leur départ. Elles auraient cru, disaient-elles, signer leur propre licenciement. La plupart étaient entrées très jeunes à l’usine et pouvaient faire état, selon les cas, de quinze à trente ans d’ancienneté. Si bien que, au moment de la fermeture physique du site industriel – qui annonçait leur licenciement inéluctable –, ces ouvrières eurent le sentiment d’avoir sacrifié leur vie : elles avaient souffert de manière indélébile, avaient laissé à l’usine « des années de bons et loyaux services » [Tap, 2003, p. 71] et toute leur jeunesse [36]. Cela sans même recueillir la moindre reconnaissance. On leur disait d’une certaine manière qu’elles n’étaient (plus) bonnes à RIEN [37]. Le doute s’était introduit durablement dans leur esprit [38]. Certaines se voyaient sans aucune perspective, sans rien pour prendre le relais du lien avec Alcatel.
26On voit bien que, derrière cette question du contrat, point aussi une interrogation sur les liens sociaux qui se tissent dans le cadre du travail, des liens sociaux où s’échangent non seulement un salaire et du travail, mais aussi de l’interconnaissance, de la confiance, de la reconnaissance. Ce qui détruit l’être humain dans le travail – ou dans l’absence ou la perte de travail, pourrions-nous aussi bien dire –, ce n’est pas son « exploitation » économique, souligne Polanyi qui conteste la définition par trop strictement économique du concept de Marx, mais « la désintégration de [son] environnement culturel [39] ».
Une inversion symbolique de la dette
27L’artificialité de la séparation de la sphère économique et de la sphère sociale est aussi une préoccupation qui, chez Mauss, conduit le sociologue à repenser autrement les liens sociaux. Dans sa lecture de l’Essai sur le don, Bruno Karsenti montre comment, pour Mauss, « le fait de prendre le don pour angle d’approche de la réciprocité des obligations qui existent entre les individus appartenant à un même groupe social implique une perspective très différente de celle qui consiste à analyser le phénomène sous l’angle du contrat » [Karsenti, 1994, p. 14]. Car ce que le contrat en tant que catégorie juridique ne permet pas d’appréhender, c’est l’idée d’obligation socialement instituée, et cependant volontaire, dans l’échange. Le fait pour la société Alcatel d’avoir été intégrée à la société locale lui avait ainsi donné des obligations. Lors d’une conférence auprès d’un public de consultants, le directeur chargé de la fermeture de l’usine de Querqueville s’est exprimé sur ce sujet en des termes on ne peut plus explicites et rapportés au contexte local : « Le fait d’être UN horsain [40] intégré pour Alcatel a créé un devoir, ils [la direction générale du groupe industriel] n’avaient pas mesuré ça [41]. »
28De fait, l’usine n’est pas un monde clos, ce sont les individus qui y travaillent qui lui donnent chair ; et il s’était donc tissé, à partir du site de Querqueville, tout un réseau de relations sociales. Dans les rues de la petite bourgade, on croisait des employés de la CIT qui mangeaient sur le pouce à la pause de midi ou attendaient leurs enfants à la sortie de l’école. Le personnel d’encadrement (les ingénieurs) et les directeurs successifs de l’usine, généralement venus d’Île-de-France, entretenaient des relations avec leurs homologues de l’industrie ou les responsables de diverses structures administratives. Ils étaient admis dans la vie associative locale (Rotary Club…) à titre d’hôtes prolongés de Querqueville, car le maire avait fait construire des maisons dignes de les convaincre, par un confort qui pouvait compenser l’éloignement (il faut venir à Cherbourg, qui est distant d’une centaine de kilomètres de la partie « continentale » de l’hexagone [42] ), de rester un certain temps dans la région. Les patrons, les ouvrières, les élus politiques et les autres acteurs sociaux ne faisaient pas partie du même monde, mais ils se connaissaient et se côtoyaient, formant une microsociété avec ses marques de reconnaissance qui s’exprimaient dans des rapports de don/contre-don [43]. L’ancien maire de Querqueville raconte de la sorte comment il « a donné [sa] chemise » pour acheter le terrain et financer une partie des infrastructures qui allaient permettre d’accueillir l’établissement industriel [44]. Et si la société Alcatel s’était montrée généreuse au fil du temps avec les ouvrières – cette générosité dont Simone Weil juge qu’elle a son utilité matérielle et morale, mais qu’elle ne fait qu’accroître encore la dépendance de l’ouvrière [Weil, 2002] –, ces dernières aussi avaient beaucoup donné d’elles-mêmes comme on l’a vu [45].
29Menacées d’être exclues de cette microsociété dont elles sont l’un des maillons, les travailleuses de l’usine se retrouvent, à travers leur lutte syndicale, unies, probablement plus qu’elles ne l’ont jamais été [46], et réussissent à gagner à leur cause l’opinion, la presse locale, les élus politiques. Symboliquement, les ouvriers de l’Arsenal les surnomment à ce moment-là les « filles de la CIT ». Des filles de la CIT solidaires face au danger de perdre leur emploi, certes, mais aussi face au danger de perdre leur identité, tant il est vrai que leur lutte n’est pas qu’économique, mais est aussi une lutte pour la reconnaissance sociale [47].
La destruction d’un réseau de relations sociales : le refus du don
30Or la société Alcatel, à l’instar des autres groupes industriels, rompt le lien institué localement. Elle rompt une relation dans laquelle les ouvrières pouvaient compenser leur position sociale de dominées en se donnant à Alcatel, contribuant à – et participant de – la réputation glorieuse de la compagnie industrielle. Décidée unilatéralement par l’entreprise, et dans les conditions que nous avons vues, la rupture du contrat de travail équivaut au refus (une négation) du don, à la cassure du lien de confiance [48]. Ce qui est brisé, c’est d’abord le groupe des filles de la CIT : face aux enjeux des reconversions individuelles et des compensations financières encore possibles, le groupe d’abord soudé autour des déléguées syndicales et des représentantes du personnel se fractionne et perd rapidement de sa force durant les semaines qui suivent la fermeture physique du site [49]. C’est ensuite l’identité professionnelle et sociale que chacune s’était construite au travers de la CIT qui est mise à mal. Reléguées hors de leur emploi et provisoirement de la sphère du travail, elles risquent de se voir reléguées de la vie sociale (publique [50] ) telle qu’elle se définit aujourd’hui, par le fait de gagner sa vie. Éternelles débitrices désormais [51], puisqu’elles n’ont plus rien à donner, elles ont le sentiment d’avoir donné beaucoup et de ne recevoir en retour que mépris. Au cours de notre enquête, une ouvrière constate : « J’ai beaucoup donné, beaucoup reçu, et puis plus rien » ; cette qualité de donatrices, de créancières donc, leur est refusée. Dans un rapport de don négatif – autrement dit, quand celui qui a reçu ne donne plus rien, « on peut perdre la confiance en quelqu’un ; et alors on perd un lien social. Plus profondément encore, on peut perdre son identité », écrit Jacques T. Godbout [2000a, p. 176]. Et c’est au moment crucial de prise de conscience de la perte du lien que le sentiment du sacrifice de soi est le plus fort [52]. Pour une partie des personnes licenciées en 1996, cette situation est provisoire, puisqu’elles vont pouvoir recommencer à s’investir et à donner. Cependant, même atténuée par le temps et par un engagement dans une nouvelle situation professionnelle et sociale, l’injure morale causée par la négation des années de vie que les ouvrières estiment avoir données à l’entreprise demeure probablement ineffaçable. Les travailleuses de l’usine de Querqueville tentent ainsi d’inverser la dette, cette dette qui, selon la belle expression de Jean-Claude Galey, est sans doute « de la vie en dépôt chez un autre » [Galey, 1988, p. 61-62]. De leur point de vue, la société Alcatel a encore vis-à-vis d’elles une dette de vie : les années de vie qu’elles ont données et, pour certaines, les années qu’il leur reste à vivre, car, de manière symbolique mais explicite, la somme que ces dernières réclament est destinée à leur permettre de vivre sans souci jusqu’à la retraite, voire de disposer d’un bas de laine (un « pied de chausse », dit-on à Cherbourg) qui les préservera des aléas de la vie [53].
31Avec la fermeture de l’usine électronique de Querqueville, on a donc assisté à un jeu inégal et surtout politique entre la société Alcatel et les ouvrières. Les dirigeants financiers, en s’en tenant aux stricts termes du contrat, neutralisent la valeur de lien des CHOSES [54]. Ils démontrent ainsi qu’ils ont le pouvoir de s’extraire d’un système de relations sociales et d’une chaîne de dons sans perdre ni leur statut ni leur puissance. L’exigence de réparation exprimée par les ouvrières ne renvoie-t-elle pas, dans ce contexte d’« affirmation inégalitaire d’une supériorité » [Caillé, 2004, p. 9], au « prix à payer » – mais un dédommagement en argent dans ce cas suffit-il ? – pour rendre leur liberté aux ouvrières, les reconnaître comme sujets autonomes, leur redonner quelque signe extérieur de leur valeur sociale [55] ? de la valeur de leur propre vie ?
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
-
[1]
C’est également la thèse que développe Hannah Arendt dans le chapitre sur le travail de Condition de l’homme moderne : « Il n’est pas douteux que le processus naturel de la vie étant situé dans le corps, il n’y ait point d’activité plus immédiatement vitale que le travail » [Arendt, 1983, p. 157].
-
[2]
Polanyi attribue la transformation des marchés en un système autorégulateur à l’émergence du système de la fabrique. Arendt, ici aussi, a une analyse proche de celle de Polanyi quand elle reprend les thèses marxiennes : « Dans une société où l’échange des produits est devenu la principale activité publique, les travailleurs eux-mêmes, parce que confrontés aux “propriétaires d’argent ou de valeurs”, deviennent propriétaires, “propriétaires de leur force de travail”. C’est seulement à ce stade que s’installe la fameuse aliénation marxiste, la dégradation des hommes en marchandises : cette dégradation caractérise la situation du travail dans une société de manufacture qui ne juge pas les hommes en tant que personnes mais en tant que producteurs, d’après la qualité de leur production » [Arendt, 1983, p. 217]. Sur la force de travail, cf. aussi infra, note 34.
-
[3]
La loi du 2 août 1989 définit pour la première fois le licenciement pour motif économique en évoquant des difficultés économiques ou des mutations économiques. En même temps, elle généralise l’obligation de réaliser un plan social à toutes les entreprises de plus de cinquante salariés. (Il faudra cependant attendre la loi de modernisation sociale de 2001 pour que les pouvoirs des comités d’entreprise soient renforcés.)
-
[4]
« […] les mobilisations telles que les grèves et les conflits du travail ne s’expliquent plus seulement ni même primordialement par la défense d’intérêts collectifs ou pour la lutte contre l’exploitation. Ce qui leur confère une dignité morale immédiate, c’est qu’ils incarnent, entre autres choses mais de façon notable, la manifestation d’identités professionnelles qui visent à se faire reconnaître dans l’espace public » [Haber, 2004, p. 83 – souligné par l’auteur]. Entendons-nous bien : le fait que le conflit de classe ne soit pas ce qui s’exprime au premier plan et avec plus de force ne signifie pas la disparition de ce conflit – cf. notamment Axel Honneth [2006, p. 203-223].
-
[5]
Et de la rapidité avec laquelle chaque salarié acceptait éventuellement de quitter définitivement l’entreprise avant la fin du plan social…
-
[6]
Cf. Ethnologie française [1998].
-
[7]
Ainsi, en 2002, la droite revenue au pouvoir supprime le volet anti-licenciement de la loi de modernisation sociale qui avait été votée en 2001 par le gouvernement Jospin après plusieurs « affaires » de restructuration jugées scandaleuses dans l’opinion (notamment les « affaires » Michelin et Danone, et la fermeture des magasins Marks & Spencer à Paris). Cf. not mment le supplément n° 27 du Monde Initiatives, février 2004.
-
[8]
Comme souvent, l’usine a conservé son nom d’origine : CIT est le sigle de la Compagnie industrielle des télécommunications qui a fusionné avec Alcatel au début des années 1970.
-
[9]
Les emplois ouvriers à Cherbourg et dans les communes limitrophes, dont ceux de l’Arsenal et de l’usine CIT-Alcatel, représentaient une enclave politico-sociale de gauche (ouvrière) au sein d’une région, le Cotentin, globalement rurale et de droite.
-
[10]
Nous renvoyons pour plus de détails à l’ouvrage qui relate cette enquête [Malsan, 2001].
-
[11]
À la même époque, d’autres usines Alcatel sont considérablement restructurées voire fermées, notamment en Bretagne et autour de Cherbourg. En 2001, la société Alcatel annoncera son désengagement de toutes ses unités de production, manifestant ainsi sa volonté de redevenir une société dont la vocation est à l’origine plus financière qu’industrielle. La production sera désormais sous-traitée.
-
[12]
Certaines ouvrières nous ont raconté les pressions qu’elles subissaient individuellement pour quitter l’entreprise. Aujourd’hui, ces agissements seraient probablement qualifiés de harcèlement.
-
[13]
Composé de nombreuses représentantes syndicales de la CGT, le comité d’établissement conteste le plan social de licenciement et demande au tribunal de grande instance de Cherbourg de statuer. Il obtient une assignation en référé d’Alcatel-CIT en novembre 1995, mais non l’interdiction de fermeture. La société industrielle est toutefois contrainte de modifier le plan social proposé.
-
[14]
La première prévue par la loi, la deuxième résultant d’un accord professionnel.
-
[15]
La question des indemnités compensatrices versées par Alcatel a fait l’objet d’une longue bataille juridique pour savoir si les montants versés étaient définis dans le sens d’une compensation pour préjudice moral, auquel cas ils n’étaient pas imposables. L’affaire est allée jusque devant le Conseil d’État.
-
[16]
Les « primes au départ » devenaient de plus en plus élevées à chaque nouveau plan de licenciement.
-
[17]
Par esprit de justice, dit la direction, vis-à-vis des ouvrières parties beaucoup plus tôt, en 1992, et qui auront donc perdu quatre années de salaire.
-
[18]
Outre la démarche du comité d’établissement auprès du tribunal de grande instance de Cherbourg, plus d’une trentaine de personnes déposent un recours aux prud’hommes contre Alcatel-CIT (juin 1997). À l’instar de Raymond Verdier, je ne séparerai pas, dans notre cas, les notions de justice et de vengeance : « Dans l’État unifié et centralisé où le pouvoir politique s’arroge le monopole de la violence licite […], le système vindicatoire a disparu aux côtés du système pénal, mais sans que disparaisse pour autant la vengeance, qui a seulement changé de visage, devenant ici une pratique individuelle clandestine, là une pratique collective dissimulée sous le masque de la peine » [Verdier, 1980, p. 35-36]. À propos de cette notion, voir l’ouvrage sur la vengeance dans les sociétés occidentales dirigé par Gérard Courtois, notamment l’introduction par G. Courtois [1984] et les articles de René Sève (« La rançon du mépris, la vengeance chez Leibniz ») et Jean-Louis Vuillerme (« La juste vengeance chez Aristote et l’économie libérale »).
-
[19]
Si la mobilité reste acquise pour le personnel d’encadrement, c’est parce qu’il existe une différence fondamentale entre les postes dits fonctionnels et les postes directement liés à la production : le cadre poursuit une carrière et progresse au sein du groupe, tandis que l’ouvrière, de même que l’employé et l’agent de maîtrise, se voit proposer un poste qui n’est pas interchangeable avec un poste identique dans un autre établissement. Au cours d’une recherche réalisée dans le secteur automobile – qui, comme Alcatel, relève de la convention collective des métallurgistes (ce qui nous autorise à faire la comparaison) –, Denis Guigo souligne également cette discrimination dans l’emploi : « Le clivage essentiel se situe entre ceux qui sont cadres et ceux qui ne le sont pas. […]. Les distinctions des instruments de gestion renforcent la spécificité des cadres : ils sont gérés en fonction de ce qu’ils sont, tandis que la maîtrise et les ouvriers sont administrés selon les postes qui leur sont assignés » [Guigo, 1994, p. 97].
-
[20]
Les termes exacts sont : « Par ailleurs, consciente du préjudice subi du fait de la rupture du contrat de travail et des difficultés rencontrées par les salariés de retrouver un nouvel emploi, la société a décidé de mettre en place un dispositif d’indemnisation de la perte d’emploi » (extrait du Plan social, février 1996, direction industrielle Alcatel-CIT, établissement de Cherbourg, p. 17 – c’est nous qui soulignons).
-
[21]
« J’estime qu’on avait tous travaillé dans la même usine, on avait tous droit à la même chose », déclare une ouvrière.
-
[22]
Le plafond des indemnités globales étant abaissé, les ouvrières les plus anciennes se retrouvent mécaniquement avec une indemnité de préjudice moins élevée que leur indemnité conventionnelle de licenciement (qui repose en partie sur l’ancienneté). Elles perçoivent donc, par rapport à leurs collègues, une indemnité pour préjudice d’un montant inférieur.
-
[23]
Dans les langues indo-européennes, devoir renvoie inévitablement à dette [Benveniste, 1969]. Viviane Alleton évoque « […] cette confusion des signifiants, attestée [dans les langues européennes contemporaines], qui semble faire en quelque sorte du remboursement de la dette l’exemple privilégié du devoir » [Alleton, 1988, p. 183].
-
[24]
Au cours de cette période est inventée la notion de « gestion des métiers et des compétences ». La notion de qualification avait une codification et donc une signification qui était collective. Avec l’apparition de la notion de compétence, les individus salariés deviennent les propres auteurs de leur parcours professionnel. Les espaces de mobilité sont des lieux d’accueil où le salarié, à quelque échelle que ce soit, trouve aide et conseil pour sa formation et ses projets professionnels.
-
[25]
Bien évidemment, la société Alcatel n’est pas la seule à opérer ce virage. Au début de notre enquête, nous avons relevé pas moins d’une dizaine de licenciements collectifs ou de fermetures d’établissements en deux mois : Manufrance et Casino à Saint-Étienne, Perrier à Vergèze (Gard), Schneider au Creusot, le puits Simon à Forbach (Moselle), Auchan au Havre, les Houillères du bassin de Lorraine et du bassin de Centre-Midi dans la Loire, JVC et Panasonic à Longwy, Akaï à Honfleur… (Cf. Le Monde Initiatives, 26 novembre 1997).
-
[26]
Il est sans doute possible de dire, avec André Gorz, que certaines employées ont adopté une attitude comptable, laquelle, par définition, ne connaît pas la catégorie du « suffisant » [Gorz, 2004, p. 181].
-
[27]
Il est manifeste que les « irréductibles » – qui ne sont jamais parvenues à dépasser la négation de soi qu’a représentée la fermeture de l’usine ni leurs difficultés d’adaptation au monde du travail – ont éprouvé un ressentiment vis-à-vis d’Alcatel qui les a enfermées dans une position de victimes. « Le désir de vengeance devient ressentiment lorsqu’il s’accompagne de l’impuissance à se traduire en actes » [Courtois, 1984, p. 14-15]. Une analyse sur le sujet dépasserait largement le cadre de cet article, mais on pourra consulter utilement Ansart [2002] et Enriquez [2002].
-
[28]
La Presse de la Manche, 5 juillet 2001. La société Alcatel n’est évidemment ni à l’initiative ni commanditaire financier de notre enquête. Par ailleurs, les ouvrières qui ont refusé l’accompagnement du plan social ont également décliné toute forme de contact avec nous, à l’exception de l’une d’entre elles.
-
[29]
À l’époque, les licenciements collectifs ont des effets positifs sur la cote des entreprises sur les marchés financiers, car ils sont, disent les analystes financiers, synonymes d’une productivité en augmentation et d’une bonne gestion.
-
[30]
C’est-à-dire surtout les élus et la presse locale. Les difficultés des premiers à admettre la fermeture et à imaginer des mesures qui auraient pu, sinon l’empêcher, du moins la compenser largement en termes d’emplois, font que leur impact sur le déroulement de la fermeture et ses conséquences est resté faible. Mais ils ont également subi un choc avec le retrait d’Alcatel, à qui toutes les facilités d’installation avaient été accordées dans les années 1960-1970. Cela serait l’objet d’un autre récit, mais pour des détails nous renvoyons à notre ouvrage [Malsan, 2001].
-
[31]
Ses propos exacts sont les suivants : « Lorsqu’on prétend, comme on le fait parfois, que la législation sociale, les lois des fabriques, l’assurance-chômage et, par-dessus tout, les syndicats n’ont pas fait obstacle à la mobilité du travail et à l’élasticité des salaires, on donne à entendre que ces institutions ont totalement échoué dans leur dessein, qui était exactement d’interférer avec les lois de l’offre et la demande en ce qui concerne le travail des hommes, et à retirer celui-ci de l’orbite du marché » [Polanyi, 1983, p. 237].
-
[32]
« Tant que l’industrie à domicile était complétée par les facilités et les commodités qu’apportaient un petit jardin, un bout de terre ou des droits de pâture, le travailleur ne dépendait pas entièrement de ses gains en argent » [Polanyi, 1983, p. 131].
-
[33]
Cf. Aristote, Marx, Arendt ; et aussi André Gorz [2004, p. 225-227].
-
[34]
Dans cet article, François Vatin montre notamment comment Marx a essayé de se sortir de l’impasse qui veut que vendre son travail, ce soit vendre sa vie, en inventant le concept de « force de travail ». Marx, sans le citer, aurait été influencé par Eugène Buret, qui en 1834 obtient, avec De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, la médaille d’or de l’Académie des sciences morales et politiques. Mais, « pas plus que le travail tel que le pensait Buret, la force de travail ne peut être isolée de la personne du travailleur », écrit Vatin [ibid., p. 258]. C’est même « en renonçant à une telle construction [du concept de force de travail] que Polanyi va revenir, sans le savoir, sur les pas de Buret » [ibid., p. 270, n. 63]. Buret, nous dit Vatin, est pourtant un libéral – et c’est au nom de la liberté qu’il critique l’asservissement des travailleurs –, mais un libéral qui rêve d’une société de marché sans salariat.
-
[35]
Nous empruntons cette expression à François Vatin : « L’année même où paraissait la Grande Transformation, William Beveridge remettait au gouvernement britannique son célèbre rapport Du travail pour tous dans une société libre. […] William Beveridge soulignait la dissymétrie fondamentale qui règne sur le marché du travail. Il en concluait comme Polanyi à l’impossibilité morale et politique d’une pure soumission du travail aux “lois du marché” » [ibid., p. 262].
-
[36]
Plusieurs d’entre elles nous ont confié que « jamais elles n’auraient pensé y rester ». Cependant, compte tenu de la conjoncture et du modèle paternaliste de l’entreprise, leur embauche s’accompagnait d’une promesse implicite d’emploi à vie.
-
[37]
« Une personne qui ne peut pas vendre son travail doit se laisser dire, en fait, qu’elle n’est bonne à rien. [Ce qui se traduit par] une catastrophe personnelle » [Beveridge, cité par Vatin, 2001, p. 262].
-
[38]
C’est ce que remarquent de manière fort intéressante Alain Caillé et Christian Lazzeri [2004, p. 105] : le propre de ces moments de dépréciation, disent-ils, est de créer d’abord un conflit des représentations de soi producteur de doute.
-
[39]
« Le processus économique peut naturellement fournir le véhicule de la destruction et, presque invariablement, l’infériorité économique fera céder le plus faible, mais la cause immédiate de sa perte n’est pas pour autant économique, elle se trouve dans la blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son existence sociale s’incarne » [Polanyi, 1983, p. 212].
-
[40]
« Horsain » (ou horzain) : littéralement « personne du dehors ». C’est ainsi que, dans les régions de Basse-Normandie, on désigne ceux qui ne sont pas d’ici.
-
[41]
En réalité, les deux modes de rapports sociaux existent simultanément, le principe dominant de la sphère du marché étant la liquidation de la dette (ce qui aboutit à une équivalence), celui du don étant la dette (ce qui met celui qui a reçu dans l’obligation de donner à son tour) [Godbout, 2000a, p. 12].
-
[42]
Les Cherbourgeois et plus généralement les habitants du Cotentin se vivent comme des « îliens » du fait de l’importance que conservent dans l’imaginaire collectif les marais de Carentan, régulièrement inondés jusqu’à leur assèchement au XIXE siècle, comme coupure symbolique d’avec le « continent ».
-
[43]
Il paraît en effet difficile de dissocier le don de la reconnaissance. Cf. Caillé et Lazzeri [2004, p. 111] : « […] la reconnaissance ne devient effective, au-delà de la parole et du regard premiers, que si elle se cristallise en un ensemble de promesses, de dettes, d’engagements, de symboles et de rituels qui structurent la circulation des dons et des contre-dons. Circulation des dons qui n’est autre en définitive que la circulation des signes de reconnaissance ».
-
[44]
Pendant dix ans, en effet, la commune ne put utiliser les revenus de la taxe professionnelle payée par l’usine à autre chose qu’à rembourser l’emprunt contracté à cette occasion.
-
[45]
Dans son introduction à L’esprit du don, Jacques T. Godbout souligne que, si les salariés ne donnaient pas plus que ce que rapporte leur salaire, les entreprises péricliteraient rapidement [Godbout, 2000b, p. 21]. Il se place ici du côté d’un don non contraint, et non de ce qui, du point de vue des thèses marxistes les plus courantes, aurait été extorqué au salarié par son patron (i.e. les travailleurs reçoivent moins qu’ils ne produisent).
-
[46]
Le statut de collègue de la CIT n’excluait pas entre elles une certaine distance sociale, car nous ne sommes pas dans une région minière par exemple, où tous les ouvriers appartiennent au même milieu.
-
[47]
Polanyi, qui définit les intérêts de classe comme des intérêts d’abord sociaux, les met dès son époque en relation avec la question de la reconnaissance : « Des affaires purement économiques, celles, par exemple, qui touchent à la satisfaction des besoins, ont infiniment moins de rapport avec le comportement de classe que des questions de reconnaissance sociale. La satisfaction des besoins peut naturellement être le résultat de cette reconnaissance, en particulier sous la forme de son signe extérieur ou de sa récompense. Mais les intérêts de classe se rapportent très directement au prestige et au rang, au statut et à la sécurité, c’est-à-dire que, primordialement, ils ne sont pas économiques mais sociaux » [Polanyi, 1983, p. 207].
-
[48]
« […] l’approche par le don apporte l’observation que ces réseaux sont des réseaux de confiance et de loyauté et que c’est par l’intermédiaire de l’acceptation (ou du refus) du don/contre-don qu’ils se font (ou se défont) » [Caillé, 2000, p. 315].
-
[49]
Cela sous l’influence de la direction de la société Alcatel qui souhaite la division syndicale. Axel Honneth explique comment les processus d’individualisation « détruisent l’infrastructure communicationnelle du groupe, condition d’une mobilisation solidaire des sentiments d’injustice » [Honneth, 2006, p. 215].
-
[50]
André Gorz commente ainsi les conséquences du chômage involontaire : « Si je suis relevé de toute obligation sociale et plus précisément de l’obligation de “gagner ma vie” en travaillant si peu que ce soit, je cesse d’exister comme “individu social quelconque aussi capable que n’importe qui” : je n’ai plus d’existence que privée ou microsociale » [Gorz, 2004, p. 329].
-
[51]
Julien Rémy décrit parfaitement cette apparition de la dette dans le processus de désindustrialisation : « En perdant ces deux instruments fondamentaux que sont le travail et ce qui permet sa reconnaissance, la culture ouvrière, les dominés se retrouvent en situation de dette réelle et symbolique » [Rémy, 2006, p. 262].
-
[52]
Ou, pour le dire autrement, avec Christian Papilloud : « Pour devenir EN relation, il faut céder de soi au risque de se perdre » [Papilloud, 2002, p. 83 – souligné par l’auteur].
-
[53]
Lorsqu’il évoque les sociétés dans lesquelles nous vivons et notamment la création des institutions de sécurité sociale (assurance-maladie, assurance-chômage…), Mauss insiste précisément sur le besoin fondamental de sécurité du travailleur (thèse que développera à son tour Polanyi) : « Toute notre législation sociale, ce socialisme d’État déjà réalisé, s’inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et, s’il doit collaborer à l’œuvre d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l’État lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, contre la mort » [Mauss, 1997, p. 261 – nous soulignons].
-
[54]
« [Le modèle marchand] neutralise ce que nous avons appelé la valeur de lien des choses » [Godbout, 2006, p. 98].
-
[55]
Et sans doute, dirait probablement Alain Caillé, les reconnaître dans leur position de donatrices (cf. communication d’Alain Caillé au colloque « La sociologie face à la question de la reconnaissance » organisé par le laboratoire Sophiapol à Paris le 16 décembre 2006).