Notes
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[1]
Je remercie mes anciens collègues, mes petits camarades de thèse ou de « post-doc », ceux dont le comportement, autour de la machine à café ou ailleurs, a pu m’inspirer ces quelques réflexions. Pour ne pas les mettre dans l’embarras, je ne nommerais pas ceux qui, de loin ou de près, ont permis à cet article de prendre forme.
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[2]
À noter tout de même l’existence d’ingénieurs de recherche, par exemple dans des associations (Armines…), qui font de l’enseignement et de la recherche et sur lesquels on fait peser la menace du licenciement s’ils ne parviennent pas à obtenir des financements suffisants de la part du monde industriel.
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[3]
On néglige souvent ce second terme dans l’analyse des modèles de description des pratiques scientifiques. Pourtant, l’évaluation permet de classer et donc de créer des hiérarchies que les chercheurs s’attacheront à conserver ou à modifier à leur profit. On comprend dans ce cadre que les critères d’évaluation soient eux-mêmes l’objet d’un conflit quant à leur définition. Il est donc difficile, même pour ceux qui évoquent la nécessité d’adopter des critères d’évaluation « rationnels », d’expliciter les notions d’intérêt de la recherche et d’utilité des résultats qui sont invoquées, souvent en dernier recours, comme critères de sélection et d’élection puisque la définition de celles-ci est l’enjeu d’une lutte.
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[4]
Nous parlons de « laboratoire », mais il s’agit le plus souvent d’une structure administrative : il n’y a pas forcément de lieu où se pratiquent des expérimentations avec des paillasses et des blouses blanches. On peut ne faire que travailler devant un ordinateur dans un « laboratoire » de géosciences.
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[5]
L’utilisation du langage pour la description du monde présente de nombreuses difficultés. Les efforts pour se soustraire à certains effets « indésirables » du langage sont louables, mais peut-on y parvenir pleinement ? Peut-on, par exemple, ne pas faire intervenir des concepts qui sont souvent le produit de luttes et de controverses antérieures lorsque l’on tente de décrire des phénomènes sociaux ? À vouloir trop échapper à l’explication par des « faits sociaux », on finit par oublier qu’on est soi-même un élément du dispositif d’observation et d’explication influençant le système. Si les « groupes sociaux » sont une construction intellectuelle et historique, cela ne détruit pas pour autant leur influence. Pourquoi éliminer des mots comme confiance, don, plaisir, effort, passion, qui sous-entendent effectivement certaines motivations psychologiques, si c’est pour les remplacer par des notions comme intérêt, concurrence ou cycle de crédibilité qui en contiennent tout autant ? Loin d’éliminer la psychologie, cette démarche met au contraire en évidence d’intéressantes caractéristiques de nature psychologique qui en disent long sur celui qui décrit – et, comme nous l’avons dit précédemment, le fait que ces termes décrivent avec succès les pratiques scientifiques nous apprend bien entendu aussi des choses sur ceux qui sont décrits.
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[6]
Ainsi de la description du comportement du cratérope : « La danse qui, pour Zahavi, constituait le préliminaire à la coopération devient, chez Roni, un mode de compétition » [Despret, 1996, p. 110].
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[7]
Le point de vue de Hagstrom [1965] sur le don en science est critiqué dans Latour [1979, p. 212-215].
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[8]
Les comments OU LES replies sont des articles qui se consacrent exclusivement à la critique (destructrice) des travaux d’autrui et se distinguent ainsi des publications classiques. Ces dernières comportent des critiques, mais celles-ci servent surtout à justifier l’argument de l’article et à discuter les résultats exposés : c’est une critique constructive.
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[9]
Il est des esprits chagrins qui n’arrivent pas à imaginer une coopération sans compétition cachée : on s’allie toujours « contre » quelqu’un, suggèrent-ils. Dans cette conception, le don est impossible (ou, au mieux, est moins efficace que le marché), l’altruisme cache toujours et nécessairement une volonté de domination : « Si le don et le contre-don sont inégaux, alors il y a un gagnant et un perdant, et probablement exploitation et tromperie. Si, au contraire, ils sont équivalents, alors il n’y a apparemment pas de différence entre le don et l’échange marchand intéressé et rationnel » [Godbout, 1992, p. 11]. Le don est une fonction exhibitrice de la capacité à avoir : « L’altruisme, en tant qu’exhibition performative du statut, serait, dans cette perspective, le mode de conciliation de deux exigences contradictoires que nous avions énoncées comme constituant le problème à comprendre : il est le parfait compromis entre le besoin de coopérer et le besoin d’affirmer sa supériorité dans la compétition en vue de la définition de ce statut. Dès lors, les comportements altruistes seront considérés par Zahavi comme autant d’exhibitions de signaux de statut » [Despret, 1996, p. 124]. Ce sont les dominants qui donnent aux dominés. Il y a même une compétition pour le privilège d’être altruiste dans les modèles éthologiques. On ne sort pas de ce mécanisme, de cette théorie globalisante.
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[10]
« Le système capitaliste se compose à un bout d’entrepreneurs un peu fous, imaginatifs, aimant le risque, un peu artistes, rêvant de satisfaire les fantasmes, les passions et les folies de consommateurs qui se situent à l’autre bout ; entre les deux, un système de circulation et d’équivalence quantitative implacable, froid, précis gère les rapports entre ces deux mondes en transformant toute création en marchandise. Lorsque le créateur est happé par cet intermédiaire sans imagination, il est étouffé et perd rapidement toute capacité de création parce que ce système ne respecte pas l’œuvre et détruit donc l’identité du créateur » [Godbout, 2004, p. 424].
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[11]
« Le champ impose à la fois la compétition “égoïste” et les intérêts parfois forcenés qu’elle engendre, à travers par exemple la peur d’être devancé dans ses découvertes, et le désintéressement. C’est sans doute aussi cette ambiguïté qui fait que l’on a pu décrire les échanges qui ont lieu dans le champ scientifique sur le modèle de l’échange de dons, chaque chercheur devant, à en croire Hagstrom, offrir aux autres l’information nouvelle qu’il a pu découvrir pour obtenir, en contrepartie, leur reconnaissance. En fait, la recherche de la reconnaissance est toujours hautement déniée, au nom de l’idéal de désintéressement : cela n’est pas fait pour surprendre ceux qui savent que l’économie des échanges symboliques, dont le paradigme est l’échange de dons, repose sur la dénégation obligée de l’intérêt ; le don peut être – et, sous un certain rapport, doit être – vécu comme acte généreux d’oblation sans retour, tout en dissimulant, aux yeux de celui-là même qui l’accomplit, l’ambition de s’assurer un pouvoir, une emprise durable sur le bénéficiaire, bref, le rapport de force virtuel qu’il recèle » [Bourdieu, 2001, p. 106]. Pour Carnegie, cité par Godbout, le meilleur moyen pour faire de bonnes affaires, c’est de savoir donner vraiment, sans arrière-pensées.
1La compétition, la concurrence, les luttes de domination sont des modèles très utiles pour décrire le monde tel qu’il est, y compris les relations entre les géoscientifiques [Gargani, 2003], mais on finit par croire que ces modèles sont la « réalité », que ce sont les « lois de la nature », le « vrai » dont on ne peut s’extraire [Gargani, 2006]. L’imaginaire a peu à peu été colonisé par le modèle et nous n’arrivons plus à percevoir le monde par l’intermédiaire d’autres grilles de lecture. Le monde « devient » une lutte de chacun contre tous, plus qu’il ne l’« est » au départ. Est-il encore possible de décrire des pratiques conviviales entre les scientifiques ?
2Pour répondre à cette question, je me suis servi de mon expérience de la « vie de laboratoire » qui va de février 1999 jusqu’à aujourd’hui (novembre 2006). Elle s’est constituée en divers lieux géographiques (ENS-Paris, École des mines de Paris, université du Maine, IFP), à travers plusieurs statuts « professionnels » (étudiant en stage de DEA-master 2, thésard, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, « post-doc », CDD), dans des laboratoires qui occupaient des positions différentes dans le champ des géosciences (du dominant au dominé) avec une « dépendance » financière plus ou moins importante vis-à-vis du monde industriel (contrats de recherche plus ou moins appliquée, en partenariat avec des industriels, financement ministériel, location ou vente de logiciels à des industriels).
3Les géosciences (géologie, modélisation numérique et analogique des processus de la géosphère, géochimie, palynologie, géophysique, hydrogéologie, géomorphologie…) forment une communauté suffisamment grande pour ne pas être totalement homogène. Il n’est pas évident de savoir si cette non-homogé-néité est due à des différences de parcours individuel (variété des cursus suivis), étrangères à la structuration du champ scientifique lui-même, ou bien si elle relève de certaines déterminations socio-logiques du champ scientifique. Les chercheurs de ces différentes sous-disciplines sont parfois amenés à collaborer ou à utiliser les résultats des autres sous-disciplines. Ils peuvent être amenés aussi à se croiser lors de congrès. On a affaire à un groupe qui se définit comme tel par son sujet d’étude : la terre et son environnement. Les sous-disciplines en géosciences se distinguent par les outils qu’elles utilisent pour étudier les mêmes objets ou les mêmes thématiques.
4Nous rappellerons d’abord la pertinence des modèles de concurrence et de luttes de pouvoir pour décrire les relations entre scientifiques, puis nous en montrerons les limites. Nous analyserons quelques exemples tirés de notre expérience de « la vie de laboratoire » que ces modèles ne permettent pas d’interpréter pleinement. Enfin, en conclusion, nous proposerons non pas un modèle d’interprétation alternatif, mais une réflexion sur la coexistence de pratiques variées dans un même univers scientifique.
Quelques exemples de description « économique » de la science : le modèle du marché
5Peut-on décrire les pratiques entre les scientifiques comme un marché ? Il semble que oui. Les modèles socio-économiques sont efficaces pour décrire en termes de luttes de pouvoir, de concurrence « impitoyable » certaines pratiques entre les scientifiques. On parvient à décrire par ces modèles aussi bien la trajectoire d’une carrière scientifique [Latour, 1993] que l’attribution des postes et des financements en géologie, comme ailleurs, ou le déroulement des congrès scientifiques en géosciences [Gargani, 2003]. On observe en effet des luttes, parfois féroces, et des compétitions à l’intérieur de structures de domination [Bourdieu, 2001].
6L’analogie guerrière (champ de bataille, luttes de pouvoir, violence, rivalité, mœurs féroces…) et l’analogie économique (capital symbolique, crédit, concurrence, plus-value informationnelle, intérêt, rentabilité, retour sur investissement, production…) sont courantes pour décrire les pratiques scientifiques et touchent généralement assez juste [Bourdieu, 2001 ; Latour, 2001]. Pour certains, la seule façon de se réaliser en situation sociale passe par l’établissement d’une hiérarchie où le dominant impose son projet au dominé : c’est cette pratique que l’on est censé retrouver en géosciences. Toute autre motivation formulée, comme les actes dévoués ou désintéressés, est alors suspecte [Laborit, 1976]. Les descriptions du monde scientifique faites en ce sens semblent plus que plausibles et évoquent quelque chose de familier à celui qui fréquente régulièrement ce milieu. Ce type de discours est d’ailleurs également tenu par les scientifiques eux-mêmes lorsqu’ils décrivent leurs pratiques [Latour, 1993]. On y adhère facilement. Bien sûr, ceux qui utilisent les analogies de la guerre économique, du chacun contre tous, de la violence permanente en reconnaissent les limites et forcent parfois le trait pour mieux faire passer le message [Latour, 2001]. Mais elles ne manquent pas par elles-mêmes de pertinence car on voit mal, par exemple, comment les individus pourraient agir délibérément contre leurs intérêts [Godbout, 2000].
Éléments de description du fonctionnement d’un laboratoire de géosciences
7Passons à quelques cas concrets facilement interprétables à l’aide d’un modèle socio-économique et qui témoignent donc de sa pertinence.
8J’ai assisté à plusieurs épisodes où des membres d’un laboratoire en géosciences s’opposaient. Par exemple, le directeur avait évoqué à de nombreuses reprises, et en l’absence des intéressés, des éléments visant à signifier l’incompétence ou la moindre compétence des autres membres du laboratoire pour justifier la répartition d’un financement ministériel à son avantage. Il soulignait notamment l’absence de publications scientifiques des autres enseignants-chercheurs. Les autres membres du laboratoire insistaient quant à eux sur leurs efforts en matière de recherche ou d’enseignement et prenaient à témoin des collègues d’autres laboratoires, le personnel administratif et les membres non permanents du laboratoire. Ils tendaient aussi à relativiser les compétences scientifiques du directeur du laboratoire en critiquant la répétition à l’identique de ses publications.
9On arrive très bien à interpréter ces situations en termes de lutte où chacun tente de faire valoir sa force pour modifier ou conserver sa place dans la structure. Le poids d’un scientifique, son pouvoir de faire bouger le champ scientifique, c’est-à-dire sa capacité à influencer à la fois l’organisation officielle et l’officieuse, la structure du laboratoire et les pratiques, dont il subit l’influence en même temps qu’il contribue à leur reconstruction permanente, dépend de l’ensemble des autres scientifiques et des rapports de force à l’intérieur du champ [Bourdieu, 2001].
10Le fondement même du fonctionnement du monde scientifique, dans cette optique, c’est cet univers de concurrence pour le « monopole de la manipulation légitime » [ibid.], i.e. pour la définition des bonnes pratiques. À l’intérieur des laboratoires, cela se manifeste souvent par la tentative de placer ses compétences au-dessus de celles des autres, soit dans ses façons de parler (couper la parole, tenir un discours d’autorité ponctué de « tout le monde sait que » ou de « les spécialistes ont montré que », sous-entendant l’incompétence, au moins partielle, des autres membres du laboratoire, la désuétude de leurs connaissances…), soit par l’affichage de sa production scientifique (nombre d’articles publiés, récompenses). Ainsi, lors de la reconstruction du site Internet de l’un des laboratoires que j’ai fréquentés, de telles tensions sont réapparues, liées à la définition de la hiérarchie interne et de la valeur scientifique des différents membres. Devait-on mettre un CV individuel avec la liste des publications… et afficher ainsi les différences quantitatives de production, donc suggérer la « supériorité » de certains sur d’autres ? Des problèmes étaient soulevés aussi à propos de la définition du laboratoire et de sa thématique d’étude : devait-on écrire sur le site qu’il existait un « noyau dur » de deux personnes, et désigner ainsi les autres comme n’étant pas vraiment dignes d’y appartenir ? Devait-on rendre visible la diversité des thématiques de recherche qui intéressaient les membres du laboratoire ou se limiter à la thématique officielle de son directeur ? Les luttes d’influence peuvent être très vives…
11Le chercheur serait donc quelqu’un qui mène une lutte acharnée contre d’autres chercheurs… et qui leur fait pourtant confiance, leur accorde du crédit. Pourquoi interagir avec les autres si les conditions d’interaction sont dangereuses ? Pour bénéficier de leurs techniques, pour leur voler leur savoir et leurs outils, pourrait-on répondre dans le cadre d’une description du monde scientifique en termes de concurrence pure et dure. Les autres, selon cette perspective, sont des moyens : on dépend d’eux comme on dépend d’une coupure du réseau informatique (ou de la construction d’une route pour voir un affleurement de roche).
12L’activité scientifique d’un chercheur est effectivement tributaire des autres à travers l’accès à la technologie et aux techniques. Cela impose des interactions entre les chercheurs, des collaborations. Chaque chercheur est un nœud de passage à l’intérieur du collectif : il est un lieu physique où sont incorporés des savoirs et des techniques. En géologie, par exemple, il peut s’agir d’utiliser le microscope électronique d’un autre laboratoire ou d’obtenir la datation d’une roche avec des techniques lourdes qui obligent à établir des collaborations. Ou encore de recourir à des logiciels ou des codes numériques pour modéliser le comportement de la croûte terrestre qui nécessitent des conseils extérieurs au laboratoire. Les outils sont de l’histoire collective objectivée, des faits construits devenus des boîtes noires. Les chercheurs dépendent non seulement des résultats élaborés par d’autres chercheurs autour d’eux dans leur champ de recherche, mais aussi des techniques et des résultats élaborés dans d’autres domaines, à d’autres époques. Mais cette interdépendance inscrite dans la production scientifique explique-t-elle à elle seule la nécessité de coopérer ?
13L’une des difficultés de la description de la recherche en train de se faire, c’est qu’elle doit tenir compte de l’organisation générale de la recherche pour comprendre la plupart des petites actions entreprises qui sinon n’auraient plus de sens. Élargissons un peu le cercle d’observation. On peut parfaitement imaginer dans les pratiques d’un chercheur qui a besoin de subventions importantes les démarches spécifiques qu’il va entreprendre. Ce chercheur, pour obtenir des résultats, va devoir investir de l’argent du laboratoire dans des appareillages (des ordinateurs, des logiciels, des microscopes électroniques, des campagnes de terrain pour les géologues). Avec les résultats obtenus, il va pouvoir publier. Par la suite, sur la base de ses publications et de la reconnaissance de sa compétence (de sa crédibilité) et de l’utilité de ses travaux, il pourra solliciter, de nouveau, des financements afin de réaliser de nouveaux travaux aboutissant à de nouvelles publications et ainsi de suite [Latour, 1979,2001]. Ces démarches et événements qui dépendent les uns des autres apparaissent nécessaires pour que le chercheur puisse continuer à travailler. Les énoncés scientifiques, sous forme d’articles, ne sont plus nécessairement le but de la recherche, mais peuvent devenir le moyen pour produire de nouveaux énoncés. L’énoncé devient une valeur d’échange dans les pratiques scientifiques, comme l’argent est une valeur d’échange dans les pratiques commerciales. Dans cette optique, le but caché, ce serait la reproduction du cycle ou, mieux encore, son extension [Latour, 1993].
14Pour produire ce cycle, il faut de l’argent qui vient de la périphérie du système, c’est-à-dire le plus souvent soit des industriels, soit de commissions politico-scientifiques (conseils scientifiques des groupements de recherche GDR, financements issus de l’ANR…). Et à la périphérie, on fonctionne par intérêt ou par utilité : toute recherche doit apparaître utile et efficace aux yeux de ceux qui l’évaluent sous peine de ne pas être financée.
15À une autre échelle, c’est-à-dire en passant du chercheur individuel au laboratoire, ce cycle de la crédibilité reste valable. Entre les laboratoires, les positions se déterminent par la taille du laboratoire, le nombre de publications de ses chercheurs, les techniques qui y sont maîtrisées. Agrandir le laboratoire, c’est attirer des chercheurs titulaires (CNRS) ou des chercheurs contractuels (« post-doc ») grâce à des sources de « financement sur projet » (les industriels ou le CNRS dans la période 2000-2006 dans le domaine des géosciences).
Mise en compétition et évaluation permanente : des usages en pleine croissance…
16Est-il possible de faire de la science en dehors de ce réseau de production effrénée d’énoncés nouveaux ? Il semble évident que ce modèle s’applique mieux au chercheur dont la discipline requiert des moyens importants (ce qui exclut certaines spécialités comme les mathématiques, en particulier quand elles ne nécessitent pas de gros moyens de calcul). Et encore mieux si le salaire du chercheur dépend de financements sur projet, ce qui n’a pas été le cas de tout temps et en tout lieu. Si la contractualisation du salaire des « jeunes » chercheurs ne cesse de se développer depuis une ou deux décennies (avec le système des « post-doc »), la plupart des chercheurs français en géosciences bénéficient de la sécurité de l’emploi [2]. Les scientifiques, dont la part de financement direct par les industriels ou par les commissions politico-scientifiques augmente, doivent (et devront de plus en plus) se faire évaluer et donc se conformer aux exigences des évaluateurs pour être financés. Il faut contrôler le producteur (éventuellement le dévaloriser). Dans ces conditions, le cycle de la crédibilité devrait décrire de mieux en mieux les pratiques scientifiques... C’est dans ce cadre en pleine évolution que j’ai observé les comportements de chercheurs en géosciences de statut variable.
17Il y a bien entendu des nuances entre les différentes descriptions en termes de concurrence (certains diront même des incompatibilités majeures) : on attribuera ainsi une intentionnalité plus ou moins grande à l’accumulation de crédit (de capital symbolique), on tiendra plus ou moins compte de l’influence des autres chercheurs (du champ), on concevra le champ scientifique comme plus ou moins autonome (plus ou moins de liens avec le monde non académique), les objets et les techniques joueront un rôle plus ou moins important dans la structuration du champ… Ce n’est pas rien. Mais, au final, ce qui reste présent et actif dans la structuration des relations interpersonnelles chez la plupart des auteurs qui décrivent les pratiques entre scientifiques en termes « économiques », c’est la compétition et l’évaluation permanente des autres [3]. Ces pratiquent tendent à se développer du fait de l’institutionnalisation de cette mise en compétition et de cette évaluation permanente pour obtenir des financements.
Quelques réflexions sur la description économiciste de la science
La structuration des activités scientifiques : les politiques de la recherche
18Le champ scientifique n’est en fait pas totalement autonome [Bourdieu, 2001], car les sources de financement par lesquelles de nombreux scientifiques sont conduits à passer pour mener leurs travaux imposent des contraintes non négligeables. Elles obligent nombre d’entre eux à se conformer aux exigences des industriels (délais, méthode, thématique d’étude) et donc à en subir l’influence. En géologie, il s’agit en particulier, en plus des financements directs par le ministère de la Recherche et d’autres institutions scientifiques, des différents groupements de recherche (GDR), des industriels des matières fossiles (TOTAL, GDF, CGG…, pour la France), des entreprises minières, des entreprises de gestion des déchets, notamment nucléaires (ANDRA), des entreprises qui travaillent dans le domaine de l’environnement. Les industriels influencent non seulement les problématiques (autour du gaz et du pétrole en géosciences), mais aussi les méthodes de travail avec, par exemple, l’utilisation des chartes eustatiques issues de l’industrie pétrolière [Miall et Miall, 2001]. Un établissement public de recherche comme l’IFP peut être amené à utiliser des logiciels libres, mais ne pas rendre libres les logiciels qu’il crée, en partie sur la base des logiciels libres, ni donner accès à ses « codes sources » (de crainte qu’ils ne soient diffusés et récupérés par des clients potentiels) afin de respecter l’exigence de la direction de ne diffuser ces logiciels que sous forme commerciale et rémunératrice. Au final, les relations entre les scientifiques en subissent elles-mêmes les conséquences à cause notamment des pratiques de confidentialité et de mise en compétition pour l’obtention des financements.
19La tutelle politique joue elle aussi un rôle dans la « politique de la recherche », que ce soit en prescrivant les sujets auxquels il faut s’intéresser (les risques environnementaux plutôt que la paléontologie par exemple), ou ne pas s’intéresser (le clonage humain), ou en définissant l’organisation des scientifiques entre eux et les rapports des scientifiques avec les entreprises, ainsi que beaucoup de « petites choses » qui ne sont pas sans conséquences (contractualisation des financements, réduction de la durée des contrats de travail des chercheurs, commercialisation des logiciels, brevetage de ce qui est produit…). Les pratiques résultent aussi du règlement intérieur des institutions scientifiques et des systèmes de promotion interne : il est préférable de publier en premier auteur dans des revues dites de « rang A », de collaborer avec des chercheurs étrangers, d’encadrer des doctorants… De nombreux éléments façonnent la vie sociale et les pratiques des scientifiques entre eux, et la mise en concurrence des institutions et des laboratoires conditionne la manière de collaborer avec les autres.
20Les institutions scientifiques ne s’auto-organisent pas indépendamment du reste du monde. Les pratiques scientifiques s’élaborent à un endroit donné et à un moment déterminé. L’une des questions importantes est de savoir comment la « scientificité » d’un énoncé peut alors émerger de pratiques historiquement datées et de contraintes socio-économiques relativement fortes [Bourdieu, 2001]. Et, parallèlement à cette question, on peut se demander de quelle manière ceux qui décrivent les pratiques des scientifiques entre eux les influencent…
La structuration des activités scientifiques : les descriptions performatives et normatives
21Faisons l’effort de concevoir un chercheur en science sociale en train d’étudier des biologistes ou des géologues. Que décrit-il vraiment ? Décrit-il uniquement les biologistes et les géologues ou décrit-il aussi sa relation à eux, qui sont à la fois autres que lui et semblables à lui ? La façon dont l’observateur pose les questions au départ et aborde les problèmes dépend de ses choix et de l’état du champ – par exemple, n’est-il pas plus intéressant, plus « rentable » de s’intéresser aux médecins plutôt qu’aux géologues pour être publié, pour avoir une promotion ? Si la façon de se poser des questions dépend de l’observateur et du champ, la façon d’y répondre en dépend-elle aussi ? Sommes-nous dans l’incapacité, même dans nos descriptions élémentaires, d’utiliser un langage autre que les métaphores de la sélection naturelle, de la lutte pour la vie, de la guerre, de la conquête, de la concurrence [Godbout, 2000] à cause d’un état d’esprit particulier propre aux années 2000-2006 en France ?
22Il n’est pas évident de penser ce qui se passe dans la société sans partir de ces notions et de ces modèles. On recourt spontanément à ces schèmes explicatifs, et tout autre postulat devient presque illégitime. Tous les systèmes, même ceux où des attitudes de coopération pourraient être envisagées, peuvent être interprétés comme des systèmes où la compétition est le moteur de l’action. La biologisation des consciences et des comportements, la naturalisation du marché, de la lutte pour la vie et de la compétition comme moteurs de tous les comportements, de toutes les actions tendent à restreindre le nombre de modèles d’interprétation. Ce paradigme a si profondément colonisé nos consciences qu’il nous est parfois difficile de nous en éloigner, de percevoir ce qui n’est pas compatible avec lui, de nous représenter des actions qui lui sont étrangères et d’imaginer un modèle alternatif. Il est intéressant de constater que les modèles de sélection (individuelle, de groupe) ont voyagé entre la biologie, l’économie et la sociologie des sciences. Imbibés que nous sommes de compétition perpétuelle, il est difficile de penser le monde autrement qu’en termes de lutte – d’où la facilité que nous avons à percevoir la violence et la menace dans toutes les actions. On fournit sous un discours logique l’expression de nos pulsions maquillées par nos acquis socio-culturels [Laborit, 1976].
23Pourtant la lutte est moins présente que la coopération quand on passe une journée dans un laboratoire de géosciences. Prendre au mot la métaphore de la lutte pour la vie, c’est renforcer un modèle, mais c’est surtout vivre en lui subordonnant nos représentations. Or la lutte pour la vie n’est pas le lot quotidien. Il est encore possible de laisser la porte ouverte dans les laboratoires sans risquer quoi que ce soit [4].
24Si on suppose que tout se déroule suivant le modèle de la rivalité et de la compétition, alors, pour ne pas « se faire avoir », il faut adopter des comportements qui vont stériliser les modes alternatifs d’action et de pensée : si je pense que l’autre est un concurrent, un ennemi, je ne vais pas travailler sans arrière-pensées avec lui, je ne vais pas lui transmettre ce que je sais, ni partager mon savoir, mon expérience intégralement. Deux ATER (enseignants-chercheurs temporaires) dans une université qui postulent sur le même poste de maître de conférences (emploi stable) dans les sections 5- 6 (géosciences) vont-ils collaborer sans arrière-pensées à l’approche du concours ? Vont-ils continuer à s’entraider ? C’est loin d’être sûr... Tout réel partage du savoir peut être rendu difficile par la mise en concurrence. L’autre, qui ne fonctionnait peut-être pas comme cela, va peut-être être conduit à agir dans le cadre de ce schéma-là.
25Les sociologues ou les anthropologues qui prétendent ne faire que décrire, mais le font avec le langage de la guerre économique participent à la naturalisation des comportements utilitaristes et à la normalisation de ce type de pratiques, malgré eux parfois. Les modèles économiques ont une certaine influence dans les domaines qui leur empruntent leurs outils et leurs concepts [Despret, 1996]. Il y a une ambiguïté entre description et prescription dès lors que le langage descriptif est identique au langage prescriptif. Il faut éviter de décrire le monde avec le langage de l’économie de marché qui s’est imposé à force d’avoir été prescrit. Pour Bruno Latour, un monde que l’on pouvait encore décrire dans les années 1960 comme le lieu d’un échange de don [Hagstrom, 1965, cité dans Latour, 1979] semble quinze ou vingt ans plus tard totalement étranger à cette description. Le monde a changé. Le regard des gens sur le monde aussi.
26Est-il si étrange que le langage descriptif puisse être identique au langage prescriptif ? En décrivant ce qui est prescrit par les dominants, on ne se trompe pas beaucoup. On décrit bien une grande partie des choses : on décrit le monde normalisé. La société devient souvent ce que ceux qui dominent disent qu’ils veulent qu’elle soit. Par ce mécanisme, l’ordre social et l’ordre naturel sont alors en correspondance. Mais ce langage peine à décrire ce qui n’a pas encore été complètement normalisé [5]. Dans le domaine des géosciences, on trouve encore des pratiques qui peinent à être décrites en termes de lutte…
27Au final, il y a bien une affinité entre notre monde socio-éco-nomique et cette description des pratiques entre les scientifiques en termes de compétition et de conflit permanents : c’est celle de la théorie avec nos « croyances », nos perceptions. Le lien entre production scientifique des faits et économie de marché apparaît alors forcément plus profond aux observateurs [Latour, 1979]. Cela résulte à la fois de l’interconnexion entre ces deux mondes qui ne sont pas pleinement autonomes et de l’adaptation attendue : pour être décrites et pour être perçues, les pratiques se sont adaptées au langage utilisé (langage des pratiques socio-économiques dominantes). On assiste alors à la course de ceux qui sont décrits pour être conformes aux grilles de lecture de ceux qui décrivent et évaluent, sous peine de disparaître (du classement des universités, par exemple, qui est un objet en construction actuellement ; sous peine de ne pas être sélectionné parce qu’on n’a pas publié assez dans des revues à l’impact factor élevé), c’est-à-dire sous peine d’être invisible. Les pratiques différentes ne se voient pas et résistent à la description : elles ne peuvent émerger que grâce à l’utilisation de modèles de description suffisamment variés pour pouvoir s’adapter aux objets sans trop les déformer.
28En d’autres mots : les pratiques entre les scientifiques sont bien telles qu’elles ont été décrites parce que le champ scientifique reproduit des pratiques socio-économiques du fait des tutelles socio-économiques, mais aussi parce que le langage utilisé pour la description est conforme à ce qui va advenir et qui existe déjà en grande partie. Ainsi, on est dans le cas où la nature détermine notre vision du social, tout en ayant un social qui détermine notre vision de la nature.
29La faible intensité de la controverse sur cette correspondance des pratiques entre scientifiques et des pratiques économiques « capitalistes » ferait presque penser que c’est un phénomène naturel. Il s’agit plutôt d’un phénomène « normal », c’est-à-dire produit par la normalisation des pratiques et des manières de penser. Les médiateurs de cette normalisation sont, entre autres, ceux qui décrivent les pratiques entre scientifiques et qui produisent des normes qui vont servir d’outils d’évaluation (obligation plus ou moins explicite de « faire du chiffre » sur certains paramètres : nombre de publications, impact factor, brevets, liens avec les industriels…). Bien entendu, ils n’en sont qu’un élément ; les tutelles financières et administratives des géoscientifiques, de même que les industriels et les employeurs directs, sont le paramètre forçant le plus important.
Résistance à la description
30Les pratiques entre les scientifiques sont tiraillées entre l’individualisme et le besoin fondamental d’avoir de nombreux collègues, nécessaires pour produire de la scientificité, pour rendre observables les objets que l’on est en train de définir. De plus, dans la pratique, les chercheurs sont obligés de faire un minimum confiance aux autres personnes avec lesquelles ils interagissent. Ils rendent publics leurs savoirs et leurs techniques. Ils peuvent à l’occasion s’entraider pour résoudre un problème en commun, et un chercheur peut en aider un autre à avancer dans ses travaux.
31La science n’est pas qu’un marché où la concurrence régit toutes les actions, où la compétition établit une hiérarchie en perpétuelle reconstruction (reproduction), où les hommes sont des moyens pour les autres hommes. Ce point de vue (ce « fait ») a été construit. D’autres stratégies que la concurrence ont été imaginées pour résoudre le problème de la répartition des ressources, telle la coopération. On peut les observer. Concevoir la mise en concurrence comme le seul mode de comportement efficace dans un laboratoire, c’est se priver d’éléments de compréhension… et restreindre le champ des pratiques possibles : pour améliorer les connaissances en modélisation numérique, des forums de discussion existent ; pour faciliter la diffusion des techniques informatiques, certains donnent libre accès à leur code numérique. Les résultats d’expérience sont donnés dans les articles scientifiques : c’est ce qu’on appelle les « données »… Les développements théoriques sont également « donnés » dans leurs grandes lignes, c’est-à-dire rendus explicites pour pouvoir être repris par d’autres. Pourtant le don est devenu presque impensable. Dès lors, selon l’observateur, le même comportement apparaîtra comme de la compétition ou de la coopération [6].
32Dans la communauté scientifique, il y a des gens qui échangent régulièrement des idées : les pensées compatibles avec les présupposés fondamentaux du collectif sont intégrées, les autres rejetées. Mais les pratiques conviviales (altruisme, don, coopération) sont rendues invisibles parce que non conformes aux modèles descriptifs. Pourtant le modèle du marché, de la concurrence a besoin de la pratique du don – qui crée la confiance – pour fonctionner. En effet, la confiance ne peut s’expliquer dans un modèle de marché pur. Il faut donc aller à l’extérieur de ce modèle chercher l’explication d’une partie du modèle.
33Le métier de sociologue-anthropologue des sciences n’est pas facile : là où les géologues font « parler » des cailloux (et les biologistes, des fleurs ou des oiseaux), les sociologues-anthropo-logues font parler les actions des géologues (entre autres). Une des choses fâcheuses chez les géologues, c’est que l’écart à la norme peut y être très important. Ils ne se comportent pas toujours de la même manière ; il y en a même qui parlent du crédit dans certaines situations, mais pas dans d’autres, comme cela a déjà été observé dans d’autres disciplines scientifiques [Latour, 1979]. Est-ce que ce sont les capacités d’attention de l’observateur qui expliquent les différences de description ou bien est-ce que les écarts à la norme à l’intérieur même du groupe étudié en sont responsables ?
34Le chercheur en géosciences est un « oiseau » qui participe activement aux discours produits sur lui. Il peut lui arriver d’y résister, de refuser la compétition sans pour autant souhaiter cesser d’être un chercheur. Il peut se lasser de lutter pour sa promotion sociale ou de chercher à prendre le dessus sur son collègue : il peut avoir juste envie de s’amuser à résoudre des énigmes. Il peut être novateur sans se soucier de concurrencer qui que ce soit. Il peut mettre à mal une théorie sans avoir la moindre intention de nuire.
Réinterprétation de certaines pratiques : le modèle du don
35N’y a-t-il que les modèles faisant intervenir la concurrence qui permettent de décrire la vie quotidienne des chercheurs ? Pour répondre à cette question, on peut s’intéresser, dans un premier temps, à une activité très répandue en géosciences et que nous avons rencontrée dans l’interprétation du cycle de la crédibilité : celle de la circulation des énoncés dans la production et la transmission des informations scientifiques.
La circulation des énoncés et le don aux étrangers : le cas des publications et des congrès
36Comme nous l’avons déjà dit, entre les chercheurs en géosciences, le discours peut servir à discréditer des collègues, à porter des jugements d’incompétence, à capter les financements au détriment de ses collègues. Ainsi, lors de sorties sur le terrain, que ce soit pour une recherche avec d’autres chercheurs (observation d’affleurements, mesures…) ou pour l’enseignement de la géologie en présence d’étudiants, des enseignants-chercheurs peuvent se disputer pour imposer leur autorité scientifique. Mais le langage offre aussi la possibilité de transmettre à autrui (livre, article, présentation) ou à soi-même (agenda, notes de lecture ou travaux personnels). Cette transmission à autrui peut conduire à faire un don presque malgré soi. Ce que nous voudrions souligner ici, c’est que, si la transmission peut s’effectuer dans un cadre tendu, elle peut aussi se réaliser dans un cadre plus convivial.
37Chaque chercheur est à la fois un producteur donnant DU savoir et un receveur acceptant du savoir de l’autre. Cette double position, basée en grande partie sur la confiance, contribue à l’interaction entre les différents chercheurs. Cette possibilité donne un sens au geste de production. On se sent utile parce qu’on donne, mais on ne donne pas forcément parce que c’est « utile ». La science échappe encore en partie à l’impératif d’être utile. Le mode de production d’un énoncé, la façon d’arriver à un résultat ont une importance en science, contrairement à nombre de métiers, et cela, quel que soit le résultat. S’il doit être comparé au commerce, alors c’est au commerce équitable, respectueux des gens qui produisent et des usagers. La façon dont on produit un résultat a de l’importance et donne du sens à la recherche [Godbout, 2004]. Le chercheur échappe en partie aux lois du marché et à la rupture moderne entre producteur et usager en parvenant à faire disparaître la relation producteur-consommateur dans les échanges entre chercheurs [ibid.], au moins en partie.
38Dans cette optique, on peut construire des choses avec les autres sur le long terme parce qu’ils ne sont pas nos ennemis, ni de simples clients. La possibilité de faire confiance, nécessaire à la plupart des interactions entre les chercheurs, va de soi dans le modèle du don alors qu’elle est problématique dans un modèle de concurrence pure.
39Recevoir du savoir de l’autre, reconnaître que l’on ne savait pas autant que l’autre est quelque chose qui peut être déstabilisant, qui ne va pas forcément de soi. C’est, j’ai pu le constater dans la recherche en géosciences, un point parfois un peu « tabou » – on évite autant que possible en général d’étaler son ignorance ou d’en faire l’aveu, même partiel. Cette résistance à entrer dans le cycle du don peut en partie s’expliquer par la peur de s’impliquer dans des relations généralement coûteuses en temps et en indépendance. Elle tient aussi à ce que certains chercheurs ont peur de perdre le rôle central qu’ils occupent s’ils donnent toutes les ficelles de leur savoir, tous les outils de leur métier : ainsi, un modélisateur peut hésiter à rendre public son code numérique par crainte de ne plus être un point de passage obligé et de perdre ainsi de son prestige, de son pouvoir, de sa légitimité. Il suffirait de garder le chemin d’élaboration du modèle numérique (un peu comme on étiquette certains produits alimentaires) pour que l’histoire de l’outil soit connue…
40Mais regardons de plus près ces informations qui se transmettent dans le travail scientifique à l’occasion des publications, des congrès ou des discussions informelles.
41Chaque scientifique est censé jouer le jeu et donner tout ce qu’il sait sur un sujet dans son article, de telle façon que les autres puissent en refaire le parcours et en assimiler le contenu. Il peut arriver que les chercheurs ne disent pas tout, qu’ils ne donnent pas tout, qu’il s’agisse de congrès ou d’articles. Mais cette façon de faire se retrouve souvent pénalisée de fait – non pas de façon formelle, mais de façon informelle : ses collègues ne vont pas prendre contact, ne citeront pas son travail – parce que, si on ne donne pas au chercheur les moyens de reproduire les résultats, ni de les comprendre, alors l’article perd beaucoup de son intérêt.
42La particularité du don sous forme d’une publication, c’est qu’il n’est pas donné à quelqu’un en particulier – même si on remercie fréquemment des gens et des institutions à la fin des articles. Quand l’article a été assimilé, si le don a été apprécié, il arrive que le chercheur cite le donateur dans ses articles. Il est facile de constater que, au quotidien, en géosciences, les chercheurs ne doutent pas de tout et de tous : ils font même confiance à des inconnus !
43L’accueil des articles par les revues est l’un des premiers « contre-dons » : c’est en quelque sorte un « cadeau » que les comités de lecture font aux auteurs de la recherche, par la simple reconnaissance du travail effectué. C’est une forme d’hommage au travail de production. Souvent les auteurs prennent la peine de les remercier. Par le même geste, les lecteurs acceptent de recevoir LA contribution scientifique, le don, d’un (ou plusieurs) chercheur(s).
44Lors des congrès, dans les revues, les chercheurs ne considèrent pas nécessairement les autres comme des ennemis ou des concurrents : ils considèrent aussi l’autre avec confiance. « L’autre » dont ils deviennent en partie les débiteurs, à partir du moment où ils assistent à sa conférence ou lisent son article. Lors des congrès ou dans les séminaires internes des laboratoires, on remercie celui qui donne, qui transmet son savoir et les résultats de son travail – en l’applaudissant lors des congrès, en allant le voir, en le contactant, en le citant. On applaudit à la fin d’une présentation un peu comme à la fin d’un spectacle [Godbout, 2004] ; l’émotion qu’on peut ressentir en étant applaudi est proportionnelle à l’investissement qu’on a mis dans son travail (i.e. dans son « œuvre » d’artisan). Il n’y a pas de doute (perpétuel et généralisé), il y a des points de désaccord. On fait confiance à l’autre en le considérant comme sans motifs de nous tromper. Mais comment faire confiance si on n’est pas dans un système qui fonctionne dans le cadre du don ?
45Si on cherche à reproduire des résultats, ce n’est pas nécessairement parce qu’on ne croit pas celui qui les a produits : on peut le croire et considérer ses travaux comme intéressants au point de souhaiter pouvoir les reproduire. Pour les assimiler, il peut être nécessaire de les reproduire. Cela ne résulte pas d’une volonté de contrôler le résultat par manque de confiance. Les chercheurs ne s’accaparent pas forcément le travail des autres et peuvent prendre plaisir à partager leurs mérites. Le modèle du don pourrait permettre de renverser la perception : l’état normal, c’est de donner et de faire confiance ; l’état anormal, c’est de ne pas faire confiance, d’être en guerre, en concurrence.
46Le modèle du don/contre-don, rare dans certains secteurs de la vie « moderne » (en France en 2000-2006), est particulièrement adapté à la description des systèmes sociaux dans lesquels on accorde une grande confiance à la capacité de personnes bien socialisées de travailler indépendamment des contrôles formels [Hagstrom, 1965 [7] ]. Il peut s’agir alors soit d’un don libre (possibilité de réciprocité), soit d’un don gratuit (sans retour).
47On n’écrit pas systématiquement pour concurrencer ou attaquer une idée, mais aussi pour être solidaire ou en défendre une autre. Ce n’est pas tout à fait la même chose. La pratique la plus répandue n’est pas celle qui consiste à écrire des comments OU DES replies [8] pour rendre nulles et non avenues les idées d’autrui. L’évaluation et l’appréciation de la valeur des travaux scientifiques se font au moins autant par une gradation de l’indifférence que par la critique explicite des travaux des autres et leur combat. Cette non-évaluation qu’est la gradation des travaux scientifiques par le critère de l’indifférence est aussi une forme d’évaluation, mais elle ne s’inscrit pas dans un modèle de compétition pure.
48Tous les dons ne sont pas forcément appréciés : ils peuvent susciter de la gêne (on est remercié à la fin d’un article qu’on juge mauvais) ou de l’indifférence (on ne lit pas l’article qu’un collègue nous a envoyé). Beaucoup de communications sont livrées à la communauté scientifique et ne suscitent aucune réaction. Ce sont des dons qui ne génèrent pas de retour. Ils ne parviennent pas à enclencher le cycle du don.
49N’oublions pas les travaux anciens qui, assimilés par les autres chercheurs, sont devenus anonymes et servent de normes d’usage – par exemple, les chartes de variation du niveau marin (pour une critique de leur élaboration, voir les travaux de Miall et Miall, 2001). C’est également le cas des cartes géologiques dont on ignore la plupart du temps la multitude d’auteurs qui ont contribué à leur élaboration. Les outils, qui sont des pratiques incorporées, faites choses et auxquelles on fait confiance (boîtes noires), sont nombreux en géosciences. Les chercheurs sont de simples utilisateurs de la plupart des outils (y compris mathématiques) dont ils se servent. On fait confiance aux savoirs de base devenus anonymes qu’on a ingurgités, assimilés et auxquels on se réfère aveuglément parce qu’on ne maîtrise pas parfaitement l’ensemble des réflexions qui ont servi à leur élaboration. Ces collègues anonymes et oubliés, du présent ou du passé, nous ont fait à leur manière un don. Il n’y aura probablement pas de réciprocité.
Le don aux proches : le cas de la thèse
50En plus de la relation de don entre inconnus par le biais de l’échange des énoncés (publications), la relation de don peut se nouer avec des personnes que l’on connaît. Ainsi, dès l’entrée dans la communauté des géoscientifiques, au moment de la thèse, une relation de don peut s’établir et son existence conditionne en partie la réussite de la thèse. Les relations entre le jeune chercheur (thésard ou stagiaire) et son encadrant peuvent s’interpréter à l’aide du modèle du don : chacun en ressort enrichi si l’échange se passe bien. Cet échange aura de grandes chances de bien se passer si l’encadrant, dans un premier mouvement, accepte de donner un bon sujet (c’est-à-dire, souvent, un sujet qu’il aurait lui-même aimé traiter) en même temps que les bases pour essayer de l’analyser. Il faut aussi qu’il accepte de perdre son temps avec le thésard ou l’étudiant en stage. Si le directeur de thèse ou de stage s’implique peu ou se désintéresse du travail du thésard ou du stagiaire, la relation encadrant-encadré risque de ne pas être constructive. Il n’y aura pas d’interaction positive. En revanche, si l’étudiant a bénéficié d’un encadrant qui a accepté de perdre son temps, il en ressortira grandi : il aura notamment reçu, dans un contexte convivial, un apprentissage des pratiques qui permettent d’entrer dans le cycle de la production scientifique. Ce n’est pas l’esprit de compétition qui prévaut, mais l’esprit de coopération [9]. L’encadrant en ressort lui aussi grandi parce qu’il aura su faire accoucher l’étudiant d’un beau travail de recherche, offert DANS un premier temps par l’étudiant à son encadrant (contre-don au directeur de recherche qui a accepté de l’épauler), mais qu’ils offriront ensemble à la communauté (publication). L’encadrant aura pu se sentir utile durant cette phase de collaboration. Le jeune CHERCHEUR donne de l’utilité, un sens à l’activité du chercheur plus expérimenté qui l’encadre.
51Dans cette relation, les deux parties n’attendent pas nécessairement un retour immédiat, mais ils peuvent en espérer un dans l’imaginaire temporel qui est propre à chacun (des collaborations et des idées pour l’un, une aide pour obtenir un poste pour l’autre…), sans pour autant exiger que cela se produise concrètement. Il y a un plaisir à être attendu, reconnu, à se sentir utile [Eysermann, 2005], à trouver un sens à ce que l’on fait, à se trouver dans un monde réenchanté. Cela permet de renouveler les motivations. Cela suppose la capacité à ressentir l’émotion provenant de ce type de relation. Le plaisir à donner en trouvant et à trouver en donnant ne trouve pas forcément sa justification dans le modèle de l’extension du cycle de la crédibilité tel qu’on l’a décrit plus haut. La possibilité d’être créatif ne disparaît pas avec le don, bien au contraire [Godbout, 2004].
52Le manuscrit de la thèse est l’un des premiers dons, un don destiné à ceux qui s’intéressent à la même thématique, mais aussi au-delà, car il y a souvent une volonté de vulgarisation, d’explicitation pédagogique (plus que dans les publications), voire de partage de l’expérience, du savoir ou des résultats que l’on a accumulés ou dont on a bénéficié. Il est usuel de mettre une ou deux pages de remerciements au début des manuscrits de thèse pour rendre un hommage explicite à ceux qui ont apporté leur aide et dire sa reconnaissance aussi bien aux membres du jury qu’à ceux qui ont contribué, de près ou de loin, à l’accouchement et à la défense de la thèse (ce qui inclut les collègues de travail, les parents et les amis – qui bien souvent, à ce stade, sont également des collègues de travail).
53Néanmoins, il ne faut pas croire que les pratiques liées aux relations de don soient toutes positives : elles recèlent, elles aussi, des chausse-trappes. On peut donner pour exhiber sa puissance et s’imposer. Par ailleurs, les relations de confiance peuvent conduire à persévérer dans des erreurs qu’on a du mal à percevoir parce qu’on ne doute pas de tous et de tout. Le modèle du don génère des obligations de contre-don multiples en certaines circonstances (même s’il peut y avoir des dons « gratuits », sans retour direct), et le don peut alors devenir une norme (qui est à la fois une conséquence des activités sociales et une cause de celles-ci). Vivre dans un groupe qui pratique exclusivement le don peut apporter une certaine sécurité, mais aussi devenir étouffant. Il n’est pas évident de savoir si le don permet plutôt la dissolution, la réorganisation ou la préservation des hiérarchies préexistantes.
La pratique quotidienne du don en science
54D’autres occasions que les publications et les thèses permettent de mettre en évidence des comportements altruistes. Ainsi, en plus de la transmission des énoncés dans le cadre formel des publications ou des congrès, une partie non négligeable des dons s’effectuent lors des échanges informels (e-mails, contacts téléphoniques, réunions de travail, pause-café…), en marge de la science (en dehors des énoncés des publications) mais nécessaires à son fonctionnement. On peut interpréter ces relations comme structurées par le don et caractéristiques de relations altruistes. Comment se constituent concrètement les énoncés et la production des idées ?
55La création n’est pas une expérience purement individuelle. Le chercheur participe à l’élaboration d’un savoir et à sa transmission. Le chercheur-créateur est toujours un transmetteur de choses qu’il crée sur la base de connaissances qu’il a préalablement reçues : le créateur aura toujours une dette envers ses prédécesseurs, ses collègues [ibid.].
56La communication de ses intuitions et de ses doutes (éventuellement concernant ses propres résultats), la transmission des techniques de pensée et pas seulement des résultats, l’attitude qu’il faut avoir au quotidien quand on fait de la recherche constituent des étapes essentielles dans la circulation des énoncés en science. Un chercheur en géosciences peut ainsi transmettre à un autre les références d’un article où se trouve l’information qu’il cherchait, des observations qu’il a faites sur le terrain, les résultats d’une analyse palynologique, un modèle numérique, mais aussi le goût de la discussion informelle. Ce qui est transmis au quotidien dans la vie d’un laboratoire, c’est un sens intuitif des pratiques, un habitus [Bourdieu, 2001]. Cette transmission se réalise d’autant plus facilement qu’on écoute plus attentivement quelqu’un qu’on apprécie. La bonne ambiance au sein d’un laboratoire facilite la collaboration entre les gens et inversement. On évite (partiellement) dans le cadre informel les lectures hostiles ou indifférentes.
57On peut apprendre de la pratique qu’on a intérêt au désintéressement, parce que cela favorise la coopération entre chercheurs, parce que le désintéressement est récompensé (plaisir à rendre des services). La croyance dans le jeu, l’illusio, pourrait impliquer, entre autres choses, la soumission sans contrainte à l’impératif du désintéressement, du don et de la coopération. Le plaisir de la découverte peut alors trouver sa justification en lui-même sans préjuger des arrière-pensées un peu mesquines du chercheur et de celui qui l’observe [ibid.].
58Dans le cas d’une « réciprocité généralisée », il y a beaucoup d’intermédiaires, de médiateurs qui transmettent quelque chose qui leur a été donné : il n’y a pas que des affrontements. Chacun veut partager son expérience, la communiquer, donner à son tour [Godbout, 2004]. Il n’y a pas qu’une seule façon de faire de la science et la façon d’en faire n’est jamais parfaitement formalisée, d’autant plus qu’elle est réinventée sans cesse dans les pratiques quotidiennes qui évoluent avec les nouvelles données, les nouvelles techniques, les nouveaux enjeux du jeu qui se construit.
59Souvent, la relation entre scientifiques reste très formelle et n’implique pas d’aide concrète supplémentaire, même si cela peut arriver (demande de renseignements complémentaires, de précisions sur les informations contenues dans une publication). Le don peut être relativement « clos » (sans échanges informels), tout en ayant enclenché le cycle du don (le travail est cité par d’autres). En revanche, comme dans tout don, le partage d’énoncés suppose une forme d’engagement dans la relation qu’on entretient avec les autres chercheurs : de la bonne foi, de l’honnêteté, un minimum de disponibilité… Quand on donne sa parole dans un énoncé, et qu’on reçoit la confiance de l’autre, on s’engage implicitement à ne pas trahir, à être fidèle à la parole donnée, à ne pas mentir. De plus, lorsqu’on est inséré fortement dans un groupe de dimension restreinte, cela génère également des obligations inhérentes à la pratique du don. Et cela peut générer un investissement très profond, capable de mélanger identité professionnelle et identité privée en imbriquant les relations professionnelles et les amitiés. Dans ces conditions, il devient difficile de ne pas citer, de ne pas lire les collègues (même si on peut s’impliquer plus ou moins dans la lecture – juste feuilleter les articles par exemple) ou de ne pas répondre aux sollicitations des autres – ce qui ne veut pas dire que ce soit nécessairement par courtoisie ou par politesse qu’on cite quelqu’un, même si on peut le faire aussi pour cela.
Institutionnalisation des pratiques quotidiennes en science et pressions économiques : vers la fin du don ?
60Si les scientifiques se structurent eux-mêmes quand le besoin s’en fait sentir, il y a par ailleurs une volonté de leurs tutelles (industriels, administrateurs du CNRS… comme j’ai pu le constater lors d’une réunion du GDR-marges qui s’est tenue fin mars 2006) de structurer la recherche en géosciences. D’où la formalisation croissante de toutes les initiatives (projets de recherche en réponse aux appels d’offres…), de toutes les pratiques (collaboration entre les chercheurs, avec les industriels, diffusion des connaissances, publications…) et le renforcement des contrôles (évaluation des chercheurs, des laboratoires, commissions multiples…). Les instituts institutionnalisent dans le même temps la pratique de la compétition permanente et la pratique du don (publication, collaboration), ce qui peut dénaturer cette dernière.
61La façon dont s’est structurée la communauté scientifique a favorisé le passage de la libre contribution de l’amateur à l’obligation de contribuer pour le professionnel. On a évolué de la libre coopération à l’institutionnalisation des collaborations de toutes sortes. Une collaboration qui implique la participation d’un groupe industriel (un groupe pétrolier) pour l’acquisition de données (des images sismiques par exemple) nécessite souvent une procédure de contractualisation, avec des règles de confidentialité explicites qui obligent à recourir à des juristes. La confiance « spontanée » cohabite avec la méfiance institutionnalisée (contractualisation des règles de collaboration). La coopération par goût et par curiosité face à la collaboration par obligation institutionnelle (pour répondre à des appels d’offre et répondre aux critères d’évaluation) risque de ne pas faire le poids : les collaborations sur des projets internationaux sont plus appréciées que les collaborations sur des projets internes au laboratoire, il est donc préférable d’établir ce type de collaboration. Chez le chercheur, le goût du don par la transmission de connaissances et l’obligation de donner (en publiant) coexistent. Les effets de l’institutionnalisation de la curiosité, des collaborations, de l’obligation de résultats à court terme (donc l’interdiction de la prise de risque), du devoir de publication, du devoir de donner (publication, collaboration), de la participation à la compétition (appels d’offres pour bénéficier des financements indispensables pour compléter des crédits de base faibles), ne sont pas forcément bénéfiques. Ils génèrent des pertes de temps et d’énergie et n’aboutissent pas obligatoirement à des progrès scientifiques. Il n’y a pas de règle d’efficacité infaillible pour la recherche scientifique : imposer un cadre strict peut parfois être contre-productif [10].
Conclusion : multiplicité des pratiques et coexistence des modèles
62Le « marché » et la compétition permanente sont commodes pour décrire la production et la diffusion des énoncés scientifiques et de certaines pratiques entre les scientifiques. Néanmoins, il ne s’agit que d’un modèle : cela ne permet pas de décrire l’intégralité de ce qu’il se passe (par exemple : comment expliquer la confiance dans ce modèle ?). De plus, certaines des pratiques décrites et interprétées à partir du modèle du marché peuvent l’être également à partir d’autres modèles, comme celui du don (prêter un livre, partager un café, fuir les luttes hiérarchiques, répondre au mail d’un étudiant qu’on ne connaît pas, utiliser-développer-partager un logiciel libre, ne pas frauder). Le modèle du don ne dissout cependant pas pour autant celui du marché en le remplaçant totalement.
63L’adéquation entre la prescription des forces dominantes et la théorie (« la compétition est le moteur de toutes les pratiques ») est due à ce que les théories qui décrivent ce qui est décrivent aussi ce qui a été prescrit par ceux qui occupent les positions dominantes et qui est en partie advenu grâce à eux. Le caractère un peu performatif de certains modèles économiques peut conduire à catalyser, autant qu’à accompagner, les évolutions du monde socio-économique.
64Les pratiques entre les scientifiques, en l’espèce entre les géologues, finissent par se fondre dans les pratiques prescrites par ceux qui ont accédé aux positions dominantes dans les champs politique et économique, puisque ces champs structurent certains aspects du fonctionnement du champ scientifique (comme la recherche de financements). La science est en grande partie construite comme support du développement industriel et les géosciences n’y échappent pas. Il n’est donc pas étonnant de retrouver les structures du champ économique comme structures de fonctionnement des pratiques entre les scientifiques en géosciences ; la plupart des objectifs de la recherche dans le domaine des géosciences sont déterminés par des impératifs de puissance et d’efficacité propres à l’industrie et à l’économie. Ce qui est décrit par une théorie des pratiques entre scientifiques, c’est l’état du rapport de force qui se constitue, y compris lorsque la théorie décrit le mode de circulation des énoncés. La possibilité de décrire ce qui est dans le champ scientifique à l’aide d’autres modèles traduit cependant la pluralité des comportements et la multiplicité des forces qui agissent sur les pratiques entre scientifiques.
65Les résultats des études empiriques de la vie quotidienne des laboratoires témoignent de l’activité des scientifiques en tant qu’elle est structurée par le fonctionnement du monde actuel (par le biais des diverses tutelles) et perçue à travers un regard qui a lui-même été forgé par les pratiques sociales du monde dans lequel nous vivons. Mais il faut prendre garde à ne pas naturaliser une construction sociale, et à l’ériger ainsi en norme. C’est le risque que l’on court quand on se sert des mots du langage économique dominant (celui de l’économie de marché en France en 2000-2006). Certes, on se trompe rarement en utilisant le langage de l’économie dominante pour décrire le fonctionnement des pratiques en place, mais c’est parce que ce langage guide nos pas et structure notre pensée.
66L’institutionnalisation d’une mise en compétition permanente des chercheurs en géosciences (comme dans les autres disciplines) désormais basée sur l’évaluation par comparaison et non plus selon la gradation de l’indifférence peut profondément modifier les relations dans lesquelles se déroulent les pratiques les plus quotidiennes de la science et favoriser les interactions les plus directement utilitaires. Dans ces conditions, le modèle du cycle de la crédibilité (cf. supra) est amené à s’imposer comme la relation « normale », c’est-à-dire « qui est la norme », au détriment d’autres pratiques plus conviviales. Ces dernières existent encore, y compris dans des domaines de la science « avancée » et pas seulement dans la science sous-industrialisée/sous-développée. Ces pratiques conviviales en science ne reflètent pas une bizarrerie de ce monde de la science, mais traduisent le fait qu’il ne fonctionne pas entièrement sur la base de l’organisation institutionnelle de la recherche (et du système de distribution des financements) assise sur le principe de la compétition et de l’évaluation permanente – même si c’est bien d’abord sur ces bases-là que la recherche se développe de plus en plus en France actuellement (ANR, GDR, projets européens…).
67Les comportements de méfiance et de rivalité ne sont pas les seuls processus capables d’expliquer les relations des scientifiques entre eux. Le modèle du don, non utilitariste garde encore une certaine pertinence. Il permet de décrire certaines pratiques : le partage des codes numériques, par exemple. En science, les deux systèmes, celui du don et celui du marché, fonctionnent au même endroit en même temps ; la question n’est donc pas de savoir si le don est une pratique qui existe ou non en science. On peut en revanche se demander quels sont les systèmes qui favorisent le don et ceux qui tendent à le faire disparaître : c’est le cas de la mise en compétition à travers les appels d’offres et de l’institutionnalisation des collaborations entre chercheurs par exemple. Comment s’articulent, comment coexistent la concurrence et la coopération, la guerre et le don ?
68Dans la description du don à l’échelle des relations interindividuelles, il ne faut pas oublier que les chercheurs, les laboratoires sont influencés par les structures du monde dans lequel ils prennent place. On ne peut pas faire comme si le monde autour n’existait plus du tout. Les comportements « égoïstes » coexistent avec le désintéressement et le don [11]. Les modèles qui décrivent en ces termes les pratiques coexistent également, et ils coexistent aussi avec des pratiques interprétables en ces termes parce qu’elles sont prescrites en ces termes par les normes sociales incorporées comme résultats de l’histoire à un moment donné.
69Ma description des pratiques des chercheurs et de ceux qui les observent peut se lire également comme cela. Mon discours est susceptible d’influencer les pratiques que je prétends juste décrire. Il peut aussi servir de catalyseur à l’avènement de certaines pratiques.
70Pour pouvoir proposer une interprétation du monde où le modèle de relation dominant-dominé ne soit plus le modèle le plus adapté, il faut faire un effort intellectuel. Il n’est pas si facile de concevoir un modèle différent d’interprétation des relations humaines, puisque l’interprétation n’émerge pas de rien, mais se nourrit d’un « réel » qui affleure à notre représentation grâce à notre expérience du monde. Or ce réel, bien que multiple, fonctionne aussi selon les règles imposées par le système économique dominant.
71On a cependant tout intérêt à construire aussi une interprétation de la science en train de se faire et des pratiques sociales associées qui se passe du modèle du marché et ne suppose pas que toutes les interactions sont des joutes de rivaux, à la fois parce qu’on peut parfaitement décrire de nombreuses pratiques à l’aide d’autres modèles et parce qu’on évite ainsi de restreindre nos pratiques à un seul mode de relations – même si les côtés négatifs de la vie de laboratoire jaillissent régulièrement (fraudes, problèmes éthiques, relations hostiles, mauvaise ambiance de travail…).
72Il ne s’agit pas ici d’inventer des discours pour générer des pratiques qui n’existent pas, ni d’inventer des pratiques pour justifier des discours. Les pratiques décrites ont une existence concrète, même si elles sont plus ou moins répandues. On pourrait être tenté, plutôt que de faire la distinction entre science fondamentale et science appliquée, de distinguer la science qui se fait dans le cadre d’un système de don de celle qui se fait dans le cadre d’un système de rivalité permanente ; mais on achopperait sur la difficulté suivante : comme les deux pratiques coexistent, ce que l’on décrirait, c’est la diffusion plus ou moins grande des différentes pratiques.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- – 2006, « Production des idées scientifiques et diffusion des croyances : analyse d’un discours sur la répartition des richesses », Esprit critique. Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, vol. 8, n° 1, hiver (revue en ligne).
- Godbout Jacques T., 2000, Le Don, la dette et l’identité. Homo donator vs. Homo œconomicus, La Découverte-MAUSS, Paris.
- – 2004, « Les conditions sociales de la création en art et en science », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 24,2e semestre, p. 411-427.
- Godbout Jacques T. (en collaboration avec Alain Caillé), [1992] 2005, L’Esprit du don, La Découverte/Poche, Paris.
- Hagstrom W., 1965, The Scientific Community, Basic Books, New York.
- Illich Ivan, 1973, La Convivialité, Le Seuil, Paris.
- Laborit Henri, [1976] 2005, Éloge de la fuite, Gallimard, « Folio », Paris.
- Latour Bruno, 1993, Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, Paris.
- – [1979] 1996, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, La Découverte/Poche, Paris.
- – 2001, Le Métier de chercheur. Regard d’un sociologue, INRA éditions, Versailles.
- – [1987] 2005, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences, La Découverte/Poche, Paris.
- Miall Andrew et Miall Charlene, 2001, « Sequence stratigraphy as a scientific enterprise : the evolution and persistance of a conflicting paradigms », Earth Science Reviews, vol. 54, p. 321-348.
- Vinck ominique, 2006, « L’équipement du chercheur : comme si la technique était déterminante », ethnographiques.org, n° 9, février (revue en ligne).
Notes
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[1]
Je remercie mes anciens collègues, mes petits camarades de thèse ou de « post-doc », ceux dont le comportement, autour de la machine à café ou ailleurs, a pu m’inspirer ces quelques réflexions. Pour ne pas les mettre dans l’embarras, je ne nommerais pas ceux qui, de loin ou de près, ont permis à cet article de prendre forme.
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[2]
À noter tout de même l’existence d’ingénieurs de recherche, par exemple dans des associations (Armines…), qui font de l’enseignement et de la recherche et sur lesquels on fait peser la menace du licenciement s’ils ne parviennent pas à obtenir des financements suffisants de la part du monde industriel.
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[3]
On néglige souvent ce second terme dans l’analyse des modèles de description des pratiques scientifiques. Pourtant, l’évaluation permet de classer et donc de créer des hiérarchies que les chercheurs s’attacheront à conserver ou à modifier à leur profit. On comprend dans ce cadre que les critères d’évaluation soient eux-mêmes l’objet d’un conflit quant à leur définition. Il est donc difficile, même pour ceux qui évoquent la nécessité d’adopter des critères d’évaluation « rationnels », d’expliciter les notions d’intérêt de la recherche et d’utilité des résultats qui sont invoquées, souvent en dernier recours, comme critères de sélection et d’élection puisque la définition de celles-ci est l’enjeu d’une lutte.
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[4]
Nous parlons de « laboratoire », mais il s’agit le plus souvent d’une structure administrative : il n’y a pas forcément de lieu où se pratiquent des expérimentations avec des paillasses et des blouses blanches. On peut ne faire que travailler devant un ordinateur dans un « laboratoire » de géosciences.
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[5]
L’utilisation du langage pour la description du monde présente de nombreuses difficultés. Les efforts pour se soustraire à certains effets « indésirables » du langage sont louables, mais peut-on y parvenir pleinement ? Peut-on, par exemple, ne pas faire intervenir des concepts qui sont souvent le produit de luttes et de controverses antérieures lorsque l’on tente de décrire des phénomènes sociaux ? À vouloir trop échapper à l’explication par des « faits sociaux », on finit par oublier qu’on est soi-même un élément du dispositif d’observation et d’explication influençant le système. Si les « groupes sociaux » sont une construction intellectuelle et historique, cela ne détruit pas pour autant leur influence. Pourquoi éliminer des mots comme confiance, don, plaisir, effort, passion, qui sous-entendent effectivement certaines motivations psychologiques, si c’est pour les remplacer par des notions comme intérêt, concurrence ou cycle de crédibilité qui en contiennent tout autant ? Loin d’éliminer la psychologie, cette démarche met au contraire en évidence d’intéressantes caractéristiques de nature psychologique qui en disent long sur celui qui décrit – et, comme nous l’avons dit précédemment, le fait que ces termes décrivent avec succès les pratiques scientifiques nous apprend bien entendu aussi des choses sur ceux qui sont décrits.
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[6]
Ainsi de la description du comportement du cratérope : « La danse qui, pour Zahavi, constituait le préliminaire à la coopération devient, chez Roni, un mode de compétition » [Despret, 1996, p. 110].
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[7]
Le point de vue de Hagstrom [1965] sur le don en science est critiqué dans Latour [1979, p. 212-215].
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[8]
Les comments OU LES replies sont des articles qui se consacrent exclusivement à la critique (destructrice) des travaux d’autrui et se distinguent ainsi des publications classiques. Ces dernières comportent des critiques, mais celles-ci servent surtout à justifier l’argument de l’article et à discuter les résultats exposés : c’est une critique constructive.
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[9]
Il est des esprits chagrins qui n’arrivent pas à imaginer une coopération sans compétition cachée : on s’allie toujours « contre » quelqu’un, suggèrent-ils. Dans cette conception, le don est impossible (ou, au mieux, est moins efficace que le marché), l’altruisme cache toujours et nécessairement une volonté de domination : « Si le don et le contre-don sont inégaux, alors il y a un gagnant et un perdant, et probablement exploitation et tromperie. Si, au contraire, ils sont équivalents, alors il n’y a apparemment pas de différence entre le don et l’échange marchand intéressé et rationnel » [Godbout, 1992, p. 11]. Le don est une fonction exhibitrice de la capacité à avoir : « L’altruisme, en tant qu’exhibition performative du statut, serait, dans cette perspective, le mode de conciliation de deux exigences contradictoires que nous avions énoncées comme constituant le problème à comprendre : il est le parfait compromis entre le besoin de coopérer et le besoin d’affirmer sa supériorité dans la compétition en vue de la définition de ce statut. Dès lors, les comportements altruistes seront considérés par Zahavi comme autant d’exhibitions de signaux de statut » [Despret, 1996, p. 124]. Ce sont les dominants qui donnent aux dominés. Il y a même une compétition pour le privilège d’être altruiste dans les modèles éthologiques. On ne sort pas de ce mécanisme, de cette théorie globalisante.
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[10]
« Le système capitaliste se compose à un bout d’entrepreneurs un peu fous, imaginatifs, aimant le risque, un peu artistes, rêvant de satisfaire les fantasmes, les passions et les folies de consommateurs qui se situent à l’autre bout ; entre les deux, un système de circulation et d’équivalence quantitative implacable, froid, précis gère les rapports entre ces deux mondes en transformant toute création en marchandise. Lorsque le créateur est happé par cet intermédiaire sans imagination, il est étouffé et perd rapidement toute capacité de création parce que ce système ne respecte pas l’œuvre et détruit donc l’identité du créateur » [Godbout, 2004, p. 424].
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[11]
« Le champ impose à la fois la compétition “égoïste” et les intérêts parfois forcenés qu’elle engendre, à travers par exemple la peur d’être devancé dans ses découvertes, et le désintéressement. C’est sans doute aussi cette ambiguïté qui fait que l’on a pu décrire les échanges qui ont lieu dans le champ scientifique sur le modèle de l’échange de dons, chaque chercheur devant, à en croire Hagstrom, offrir aux autres l’information nouvelle qu’il a pu découvrir pour obtenir, en contrepartie, leur reconnaissance. En fait, la recherche de la reconnaissance est toujours hautement déniée, au nom de l’idéal de désintéressement : cela n’est pas fait pour surprendre ceux qui savent que l’économie des échanges symboliques, dont le paradigme est l’échange de dons, repose sur la dénégation obligée de l’intérêt ; le don peut être – et, sous un certain rapport, doit être – vécu comme acte généreux d’oblation sans retour, tout en dissimulant, aux yeux de celui-là même qui l’accomplit, l’ambition de s’assurer un pouvoir, une emprise durable sur le bénéficiaire, bref, le rapport de force virtuel qu’il recèle » [Bourdieu, 2001, p. 106]. Pour Carnegie, cité par Godbout, le meilleur moyen pour faire de bonnes affaires, c’est de savoir donner vraiment, sans arrière-pensées.