Couverture de RDM_028

Article de revue

Donner et s'adonner

Pour un discours éducatif amoureux

Pages 285 à 294

Notes

  • [1]
    On peut en faire un avec une bande de papier dont on replie une extrémité sur l’autre après une rotation à 180 degrés. Partant d’un point, on y revient par parcours des deux faces. Donne une image du 2 = 1. Interdit les platitudes sociales « totales ».
  • [2]
    Le don est « en chute » dans l’obligation. L’oxymore « urgence gratuite » s’y abolit. Le vital s’y fait machinal, s’y calcule (en fonction de motifs extérieurs = perversion dogmatique). Inutile d’insister.
  • [3]
    Cf. Charles Fourier et son contemporain Joseph Jacotot (1770-1841). Je ne désespère pas d’entendre un jour parler du « vol de la vieillesse », frustrée de trans-mission et d’adonnement, rassotée de voyages et visites guidées…
  • [4]
    Joël de Rosnay, La Révolte du pronétariat. Des mass média aux média des masses, Fayard, Paris, 2006.
  • [5]
    Le retour des investissements dans le domaine éducatif ne peut se comparer avec celui qu’on exige aujourd’hui d’une entreprise. Sauf à décréter des crédits supplémentaires, la moindre intervention détermine une grande levée de tableaux ci-devant noirs. L’immobilisme progresse donc à grands pas (Edgar Faure dixit) vers la privatisation. . Dans les Grundrisse, qui datent du début des années 1850. Ce texte, souvent cité par André Gorz, n’a été édité qu’à la fin des années 1930 et porté à la connaissance des Français seulement au début des années 1950. Sans le connaître, Bellamy (USA, 1888) et Rodriguez, Valois et Duboin (France, 1935) en retrouvent l’idée. Cf. wwwww. prosperdis. org

1Oublions les enseignants qui et les enseignés que, les programmes et les crédits dont, l’image de l’école et la baisse tendancielle du niveau.

2Essayons de renouveler le vocabulaire, éloignons-nous des secours offerts par des notions qui résistent à toute épreuve comme éducation, instruction, pédagogie. Qu’est-ce qui reste ?

TRANSMETTRE ET S ’ADONNER

3Le plaisir, le bonheur, le désir de transmettre ! Il n’est pas réservé aux humanoïdes. Le don de transmettre fait partie des choses au monde les mieux partagées. L’urgence gratuite, oxymore vital, de te montrer ce que je sais, la joie de te le voir faire et t’y adonner aussi bien sinon mieux que moi. Dans le tas de savoirs dont je me fais une fête ou un devoir de te faire don, à toi ou à d’autres, même si ça ne vous sert jamais, il y a peut-être un don que je suis seul à avoir, que je ne connais ou ne reconnaissais peut-être pas moi-même, que je découvre, que j’apprends à ce moment-là, qui ne s’explique pas, pas plus que la joie que j’ai de te le transmettre. Quelque chose d’incertain et d’assez rare pour qu’il te devienne précieux, rendu encore plus précieux du fait que tu sauras l’avoir reçu de moi. D’autres sont capables d’en faire plein d’autres.

4Souvenez-vous : ce que le copain, la copine, l’un ou l’autre parent vous ont appris à faire, à voir, qui vous est resté, pour le meilleur ou pour le pire, parce que c’était eux et que c’était vous. Observez : les infos utiles, préventives, qui circulent dans les boutiques, aux terrasses, à la radio, dans les allées des grandes surfaces entre clients, par le biais du journal ou aux marges de l’actualité. L’accueil du nouveau dans un club, un atelier. Pourquoi ils perdent encore du temps à ça, les gens ? Pourquoi ils ne le gardent pas pour eux ? Ho ! les chercheurs en sciences de l’éducation, pourquoi vos enquêtes ne disent rien de cette transmission spontanée, sauvage, surabondante, saturée d’émotionnel, tiens, regarde, et ça, n’oublie pas que ? ou de son déficit, qui semble augmenter comme le carré de sa couverture officielle d’obligations et quantifications éducatives et médiatiques, et s’achève en intérêt monétaire et méchant…?

5Et s’adonner ? S’investir dans un savoir, savoir-faire ou savoir-se-repérer, s’y retrouver, où je vous laisse savamment distinguer entre le don que vous faites à des dons que vous aviez, que vous ne saviez pas avoir, qui n’attendaient qu’une étincelle pour croître et embellir, et le don que vous faites à la chose, à l’idée, à la personne, au domaine qui vient de s’ouvrir, de s’offrir, de se donner à vous. L’adonnement devenu absolument nécessaire, encore que sans justification cohérente, là encore parce que c’est lui et que c’est vous, qui s’invente à mesure, où l’oxymore vital, anti-u par nature et destination, sévit à nouveau. Votre radar se déploie sur tout ce qui ressemble à X, personne, animal ou chose. À peine vous a-t-on montré, à peine avez-vous vu que vous anticipez sur tout ce que ça peut montrer d’autre et que vous allez pouvoir montrer – transmettre ! – aux autres. Une miette de donné-à-savoir vous enchante tout le savoir en sa recherche de savoir, se constitue en territoire, terrain de connaissance et de reconnaissance – et d’aventures. Observez comment se forme (et se déforme et se conforme hélas, nous allons y venir !) l’adonnement, ses hasards, la façon dont il s’appuie à d’autres, se clampe dans un petit coin et resurgit vingt ans plus tard. Ho ! les chercheurs, au lieu de quantifier les messages émis et les messages reçus pour nous désespérer qu’il en soit reçu si peu, si vous vous penchiez sur le don de s’intéresser à ? sur le don de s’adonner, que nous avons inégalement reçu, sans doute, mais tous reçu ? Si vous mesuriez les QA, QD ou QE, les quotients d’attentivité, de découverte, d’espérance qui font qu’un classé « débile » vous a des créativités et débrouillardises que n’aura jamais un QI 140 vissé à ce qu’il a appris pour ne plus en bouger ?

6Bonheur, désir de donner à savoir, de s’adonner à un savoir. Surprise de la transmission, surprise de l’adonnement. ne dirait-on pas les pôles du discours amoureux ? De l’amour de la vie en général, tel que les ancêtres nous l’ont transmis, le gène de l’œuvre. Celui qui saisit deux personnes, où l’amant attentif fait passer quelque chose de lui, s’adonne à une transmission où il se découvre. Où l’autre reconnaît ce message, à travers ce qu’il avait d’inattendu, justement, et qui donc lui était bien destiné… Les reproches et plaintes dont la presse professionnelle, les revues et les librairies débordent, adressés à l’institution, aux enseignants, aux apprenants, à l’état, sont ceux d’amoureux blessés. Ils clament le déni, l’injure faite aux deux affects ou principes que je viens de décrire à grands traits. Que sont, que font l’éducation, l’instruction, l’école, la pédagogie, la culture…?

DES MACHINES À DÉCEVOIR ET À EMPÊCHER

7La déception, l’empêchement commencent avec l’usage même des mots que je viens d’aligner. Ils renvoient à des machines de surveillance et punition qui rendent la spontanéité, le bonheur de transmettre et de s’adonner grossiers, sauvages. « éducation », « école » et la suite disent l’entrée en clandestinité progressive et apparemment fatale du plaisir de donner à savoir et du bonheur de s’adonner d’une manière spontanée à un savoir et au savoir-faire qui l’enveloppe. Connotent leur emballage leur emballement, leur perversion dans un complexe d’impératifs, de justifications extérieures, métaphysiques, qui surchargent l’anneau de Moebius [1] du don – transmettre sur une face, s’adonner sur l’autre –, d’alibis catégoriques, catégoriels, qui assignent chacun à ressemblance et profit [2]. Renouons donc, pour l’occasion, avec les débuts du MAUSS, quand il exhuma, sous l’homme naturellement intéressé, un bonhomme socialement et épistémologiquement construit pour n’être qu’intéressé et que ça n’empêchait pas de donner – pas plus que l’Inquisition jamais n’empêcha la terre de tourner.

8Dans le cas qui nous occupe, l’écran qui cache est très précisément celui où se projette le protocole maître-élève selon lequel le maître sait, l’élève ne sait pas. Ce protocole nie en effet les deux affects ou principes énoncés. Car ce n’est pas parce que le maître le sait qu’il fait passer le mieux un message, mais parce qu’il en fait personnellement don, sachant au moins intuitivement – et tout le don se fait, s’illumine de ou dans cette intuition – que son propre savoir sera, se fera toujours en deçà de celui qu’il serait possible d’en avoir d’une manière sûre et certaine. Quant à l’élève, il apprend en fonction d’un potentiel d’investissements qui dépendent autant de « lui » que des occasions de le réveiller. Partant de l’évidence que le maître sait, l’élève ne sait pas – dont la construction lui échappe d’autant plus facilement qu’elle participe de son personnage et de la reconnaissance qu’il en retire –, le maître s’enferme dans un rôle de garde-chasse des savoirs qui offense l’urgence gratuite, le don du donneur, les dons du receveur et le libre contre-don de ce dernier sous la forme d’une écoute sans obligation ni sanction.

9Corollaire 1. – Celui-qui-sait ne doit jouer de ses aptitudes, de son charme personnel, de ses dons, que dans la mesure où ils lui permettent de se désincarner en maître – en personnage. Beaucoup y parviennent, et magistralement ! tant pis pour ceux qui s’adonnent au métier en donnant au-dessus de leur grade, qui croient bon – utile ! – d’ajouter du leur au programme ! Ils stagneront dans la carrière et seront chahutés.

10Corollaire 2. – Apprendre, c’est apprendre à « souffrir » (souffrez que…, en gardant si possible le sourire grand siècle) du don qui vous est fait de savoirs et savoir-faire que vous n’avez jamais demandés. C’est voir se dresser des barbelés autour de tout adonnement. Adonnez-vous comme le maître juge utile de vous y adonner. Pour votre bien et par des raccourcis qu’il connaît et vous épargnent la tête. Adieu la gratuité. Pas de gaspi. ne dites jamais que vous avez lu ou entendu ceci ou cela qui se rapproche de son domaine. Peu lui importe ce que ça vous a apporté. Il vous prouvera que vous ne pouviez rien y comprendre. Les Femmes savantes vous ont plu ? Alors relevez-lui donc et analysez les conventions locutales acte III, scène 2, répliques 7 et 8. Quand enfin vous saurez extraire la science de ce que vous croyiez aimer – qui relevait d’une pitoyable sous-connaissance de l’infra premier genre –, vous serez si haut dans l’échelle du savoir et la façon de le redistribuer qu’il ne sera plus partageable qu’avec des pairs en adonnements super pointus. Le pied ! – au plafond.

11Corollaires 3,4,5, n. – L’écolite, l’examinite, la concurrencialite, la diplomite simple, aiguë et suraiguë, et leurs scolies chassegardiennes, écœurmentiennes, clandestiniennes, concentrationniennes, ont fait de nous des donneurs inutiles, prudents, jaloux, honteux. Inutiles : pourquoi j’apprendrais ça au petit ? S’il doit le savoir, l’école le sait mieux que moi.

12Prudents : si jamais le petit sait avant qu’il soit décidé de le lui faire assavoir, 1) il ne va pas écouter aussi « bien » le maître, 2) il va se faire remarquer par les autres, 3) le maître va se méfier – de lui, de moi –, et si le gosse se trouble dans ses réponses ? s’il répond si bien que ses camarades se vengent à la sortie ? Jaloux : j’ai assez donné (bavé) pour le savoir, je me le garde.

13Honteux : bah, c’est un truc, le geste qui sauve, qu’on m’a appris il y a trop longtemps, je ne suis qu’un primaire…

14Le désir, la joie de donner à savoir et de s’investir sont offensés de bien d’autres façons. Dans ma liste des plus graves injures faites à trans-mettre et s’adonner, où j’invite à voir des droits (des dons ?) fondamentaux, figure en bonne place l’inversionisme : contraindre, dès la première leçon, à des savoirs et des opérations dont la compréhension ou l’exécution signent le professionnel. L’apprentissage de la langue écrite passe par les catégories terminales des grammairiens. Celui de la menuiserie en dressant avec un outil dont l’usage signe le summum artisanal du métier, une varlope que vous ne reverrez plus jamais de votre vie, longue comme trois rabots, les pièces d’un « enfourchement » (un tenon dans sa mortaise) qui s’exécute désormais à la mortaiseuse. Quinze jours plus tard – mais n’était-ce pas le but ? – l’atelier commence à se déserter. Pareil en fac et dans les grandes écoles, où on oblige en première année à des statistiques, des maths, des épreuves répugnantes et rares qui vous prouvent à l’évidence (de l’ennui, de la note) que vous nourrissiez des ambitions démesurées.

15Autres formes d’injure : la division par classes d’âge, qui instrumentalise dès le départ les récipients à écoler, écluser, et détermine d’avance les louches d’enseignement qu’ils devront recevoir. Le classement, l’examen qui piétinent la gratuité du don et le bonheur de vous investir en vous obligeant à les considérer (et « vous », ou ce qu’il en reste) sous l’angle d’une quantification « juste », i.e. standard. L’obligatoire fayotage, destiné à attirer les faveurs du maître, qui signe la double corruption du transmettre (viser le pouvoir du transmetteur) et de l’adonnement (instrumentalisé pour séduire et s’élever socialement).

16J’en passe. Que tant d’injures, accumulées pour d’excellentes raisons éducatives, se soldent, chez les élèves comme chez les maîtres, par une non-écoute généralisée, l’absentéisme, la démotivation, un déficit abyssal des « connaissances de base », diverses revanches et violences, quoi de plus normal ? Elles distinguent les capables et les incapables – de tendre la joue gauche ! La chose ne date pas d’aujourd’hui. Les Renaissants, Rabelais furieux ? Le Petit Chose ? Vaste littérature du vol de la jeunesse [3] ! Le double don de transmettre et de s’adonner ne s’injurie toutefois pas qu’à l’école. Il l’est, injurié, à tous les étages de la société, dont les institutions éducatives ne constituent, comme on aimait dire en 68, que « le reflet ». Irrépressible, il cherche d’autres voies, à l’école et hors de l’école, et sous la société montrée une tout autre société se construit, se reconstruit sans cesse et agit.

UNE SOCIÉTÉ DE RATTRAPAGE

17L’enseignement s’est longtemps pensé comme rattrapage de l’ignorance totale par la connaissance encyclopédique. Il en garde de graves séquelles, comme la façon même dont s’est construit le maître ordonnateur du savoir. Si la diplomite sévit aussi durement dans la tête des démocratisateurs, c’est qu’ils continuent de voir dans les galons ajoutés aux galons la seule façon de rattraper les handicaps sociaux (en tenant pour négligeable le fait que la galonite conforte les hiérarchies et les décisions venues d’en haut). Les opérations qui ont pour objet de compenser les échecs, les entraves, les carences de sapience – et les indigestions aussi –, de traiter spécialement les « inadaptés » pour qu’ils digèrent l’enseignement fourni (et réciproquement), de rendre l’école buvable pour tous, se multiplient.

18Des éducateurs fameux s’y sont employés, s’y emploient encore, et même les instructions officielles, qui font croire qu’une méthode suffit (la lecture globale, la mathématique moderne) pour enchanter toute l’école. Et plus ça rattrape – et pas seulement à l’école ou en fac –, plus le don, l’urgence gratuite, le bonheur de transmettre et celui de s’adonner sont en berne : n’ont plus les coudées franches, perdent le trac, l’inventivité. Ils se rattrapent sur Internet, où vous bricolez votre info en toute innocence et passion, où on vous en balance en toute confiance, abondance et mutualité, où vous vous découvrez des capacités inédites d’attention, de bâtir vous-même vos ponts, dans un espace offert à l’astuce constructive et contrôlée par des résultats que vous savez évaluer mieux qu’aucun maître ou examen ne le fera jamais.

19Ils se rattrapent au club sportif, dans les associations… Ils s’emploient en marge, créent des marges d’emploi. Au risque de se faire instrumentaliser, machiniser par des démagogues qui savent pour vous et en maîtres, ceux-là aussi, à quoi l’adonner (cf. note 2).

20nombre d’emplois de rattrapage sont fournis par les situations salariées elles-mêmes, qui vous permettent malgré tout de vous adonner à ce que vous faites même si vous ne l’avez pas au départ choisi. Dans la plupart des cas, ils sont rajoutés sur des activités qui n’ont elles-mêmes été inventées que pour corriger des fautes basiques de conception ou ce qui manque aux produits et services mis sur le marché. Leur éventail est large. À l’école, il va de la pédagogie dite « active » ou de découverte à la composition d’un mémoire, d’un exposé. L’instit institue chaque élève tuteur d’un autre. À l’usine, au bureau, on vous propose d’aider un nouveau collègue, de suggérer des modifications. L’entrepreneur joue la participation. Participative se veut la démocratie de proximité. Les sans-grade pronétariens [4] se font un plaisir de rattraper les méfaits de l’info distribuée d’en haut. Le bénévolat associatif, l’écologisme vibrent au rattrapage. À quoi servent les élections, les contre-pouvoirs ?

21Le maître, le patron, le DRH, les gouvernements, les médias, la classe politique savent quand l’investissement ne suit plus, quand l’école, la France, l’Europe s’ennuient. Mais ils savent aussi qu’à tout moment le double don, et tout particulièrement celui de s’adonner, peut resurgir de ses cendres.

22Les usagers, heureusement, sont en effet capables de miraculeux et mystérieux investissements dans des travaux répétitifs, sales, des corvées civiles et militaires. Sans se rendre compte qu’ils se gâchent la vie, se piétinent l’oxymore vital. Ils cadenassent sa misère dans des formules comme métro-boulot-dodo, les cahiers au feu, les maîtres au milieu. C’est pour rire ! – jaune. Que faire d’autre, de plus heureux, quand l’oxymore vital ne doit de survivre qu’à ce qui le sacrifie ? quand il ne peut plus s’exprimer autrement qu’en parcourant le chemin de croix des diplômes, ou par des fayotages de bureau et d’atelier ? quand il n’est plus reconnu qu’à travers la hiérarchie des salaires et les stock-options ?

23Il n’est heureusement jamais à court d’imagination. Voyez comment il en vient même à rattraper l’ombre dans laquelle il survit, dont il a fait sa vie. À courir plus vite qu’elle. Comment il s’adonne à la construction de radeaux de sauvetage pour continuer de transmettre – des valeurs, Monsieur, des choses auxquelles on se reconnaît, sans trop s’interroger sur la façon dont on a appris à s’y reconnaître et dont on s’y reconnaît encore. Ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain ! On ne va pas jeter les autos parce qu’elles polluent ? ou le salariat parce qu’il se réduit comme peau de chagrin ?

24L’oxymore vital panse tous azimuts. nul en la matière n’a l’apanage du cœur ! Il arrive même que certaines mesures trop visiblement rattrapantes fassent descendre les rattrapés dans la rue. Alors qu’ils proposent mieux ?

25Le bon économisme bénit toutes les alternatives. Que la plus marchande l’emporte !

LIBÉREZ VOS DONS

26Cela dit, on fait quoi ? On se félicite d’avoir brossé à grands traits maussiens une explication générale de la crise récurrente du système éducatif ? d’avoir profité de l’occasion d’à nouveau parler de ce truc pour avancer deux pions, transmettre et s’adonner, et enrichir subrepticement la monotone triple obligation du donner-recevoir-rendre ? d’avoir une fois de plus prouvé les capacités heuristiques du « don » ? On en reprend pour X années d’analyses renouvelées des anciennes sur cela seul qu’on peut observer, qu’on achève ainsi de normaliser, de traiter comme la fin de l’histoire, à savoir un « don » lubrificateur, hautement convivialisant ? On se repose sur le fait que l’oxymore vital, aussi inventif soit-il, destine anthropologiquement les humains à la reconnaissance due aux burettes à huile ?

27Pourquoi pas ? Et pourquoi ne pas reconnaître aussi que, depuis que Marcel Mauss a placé le don sur le devant de la scène, sa mise en observation, tout comme celle de l’acteur naturellement intéressé, résulte de constructions économiques et sociales de rivalité, de concurrence, de rattrapage, telles qu’elles s’imposent aux « primitifs » d’Amérique à travers le potlatch, et aux « modernes » à travers les conditions économiques qui leur sont faites… ?

28Qu’est-ce que ça changerait ? La fin de cet article, par exemple. Au lieu de conclure par une célébration du don tel qu’il s’active et s’activera toujours au bénéfice des Grandes Galeries de la charité systémique, je devrais imaginer son comportement, les effets qu’il aurait s’il n’était pas soumis à des contraintes accumulatives, comparatives et hiérarchisantes qui datent de Mathusalem et que la logique du marché rend plus contraignantes que jamais.

29Je devrais donc poser la question de la réalité qui résulte de la construction fatalisante, fatalitaire, essentialiste, de ces contraintes. Appliquant le même schéma que le MAUSS lorsque celui-ci s’insurgea contre la construction de la réalité « intérêt », je prendrais en compte les observations qui montrent que la rareté est artificiellement entretenue par la croissance même, comme l’ignorance par le pouvoir des profs et l’incapacité par les diplômes. Car la suffisance alimentaire et technologique est déjà partout possible, mais interdite du fait de la concurrence marchande, qui rend les mains inutiles (à quoi bon cultiver de l’X et fabriquer de l’Y s’ils arrivent moins cher du Mali ou de Chine ?) et les savoirs obsolètes (tes recherches ne rapporteront rien). Je prendrais en compte aussi qu’il faudrait trente planètes comme la nôtre, à l’horizon 2030, pour soutenir et « développer » le train de mort parti d’Occident. Je devrais donc nous placer face à deux réalités, une « réalité » maintenue en état de survie, qui achève benoîtement de ravager la planète, ses sociétés et ses espèces, et celle qu’elle interdit, qu’on pourrait considérer comme le vrai bébé. Un bébé qui ne s’appellerait plus Tant-Pis (s’il a fallu et faudra encore longtemps casser autant d’œufs pour faire une omelette) mais Tant-Mieux.

30Quelle différence entre tant-Pis et tant-Mieux ? Que tant-Pis, le bébé que nous essayons aujourd’hui de sauver du déluge monétaire et de la crise scolaire qui en dépend largement [5], se nourrit à la valeur marchande, établie sur la base de profits qu’il faut faire dans un marché par nature aléatoire, et que nous devons compléter son alimentation par moult biberons de réhydratation et revitaminisation : stages, formations accélérées, RMI, parachutages de vivres en démocraties corrompues. tant-Pis doit trouver sa place, se valoriser, marchandiser, dans une économie où faire du profit a de moins en moins besoin de lui, de ses capacités de transmettre et de s’adonner. tant-Mieux, par contre, pourrait dès à présent se nourrir à la valeur d’usage. Sa place lui étant acquise inconditionnellement.

31Inconditionnellement pourquoi ? Parce qu’il reçoit, du berceau au tombeau, un revenu proportionnel aux richesses produites et non plus aux kopecks abandonnés à la « variable d’ajustement » – lisez travailleurs. Autant de choses produites, autant de « moyens de paiement » directement distribués aux usagers sans devoir en passer par la nécessité de devoir faire avec des profits monétaires. Les profits humains et écologiques suffiront largement.

32À charge, pour tant-Mieux, de renouveler ce qu’il produit en fonction de l’usage qu’il en a et dont il peut toujours changer, et non plus des besoins que le marché exploite et multiplie. En d’autres termes : de transmettre et de s’adonner en fonction de valeurs dont le choix dépend désormais de lui et non plus des comptes de bilan.

33La chose est depuis longtemps faisable. Sismondi, Marx prévoyaient déjà qu’il faudrait un jour en arriver là. Passé un certain stade de développement machinique, la distribution des « moyens de paiement » (l’argent) devra, dit Marx, « correspondre au volume des richesses socialement produites et non au volume de travail fourni ». Adieu le salariat, les richesses détruites pour maintenir les cours. tout ce qui sera produit est achetable. On arrêtera de produire X, Y, Z sans craindre de plonger les producteurs dans la misère.

34On cessera de prier pour le retour d’une croissance qui n’est plus depuis longtemps la solution mais le problème. Lorsque les banquiers émettront de l’argent, d’un simple trait de plume, comme ils le font déjà couramment aujourd’hui, ils ne s’intéresseront pas aux profits que vous allez en tirer ni aux intérêts que vous allez leur verser (dont ils n’auront plus besoin) mais à ce qu’apportera de nouveau l’expérience que vous allez entreprendre, à la façon dont vous y associerez les ci-devant travailleurs et à celle dont ils transmettront leurs savoirs et savoir-faire, rebondiront ou « papillonneront » vers d’autres adonnements.

35Corollaire 1. – Il devient possible de produire les choses pour leur attraction propre et non pour des raisons qui leur sont extérieures, comme devoir en tirer du profit, ou exercer une répulsion monétaire sur les produits concurrents (trop chers).

36Corollaire 2. – On prendra le temps de s’interroger sur la façon dont cette attraction nous est rendue sensible. tous les savoirs et savoir-faire sont donc à reconstruire autour de questions relatives aux usages

37Je vous laisse découvrir les suivants. Mais arrêtons-nous au second.

38Savez-vous pourquoi vous avez l’usage d’X, Y ou Z ? dans quelle écologie d’usages ils s’implantent, se maintiennent, se transforment ? ce qui vous a fait et continue de faire de vous matériellement et représentationnellement cet usager-là ? Savez-vous bien de quoi vous faites usage – traditions, chaînes d’usages – pour aimer, pouvoir aimer, avoir le droit d’aimer ce que vous aimez, vous y adonner et vouloir le transmettre…? Essayez ! Au bout de seulement cinq minutes vous sentirez l’urgence de rapprendre l’histoire, la géographie, les techniques, les institutions, à travers les luttes d’usages dont la valeur commande les luttes de classes et celles des nations – pour conserver leur identité, s’approvisionner en matières premières et asservir les autres nations par le biais d’usages à plus forte valeur marchande ajoutée. Des luttes qui n’ont jusqu’à présent conduit qu’au totalitarisme économique (tout le monde doit en faire autant) et à des cléricatures, avec la bénédiction de l’école.

39Ce genre d’étude et de réflexion ne diminue en rien « l’attraction passionnée » ! Elle vous fait au contraire toucher aussi bien les limites de la thèse de l’acteur intéressé que celles de l’acteur désintéressé, limites au-delà desquelles aucun billet explicatif n’est plus valable, aucune transmission, aucun adonnement ne se justifie plus. Au fond de chaque pli déterminatif, il en reste et restera toujours qu’on n’expliquera jamais et qui donne aux humanoïdes leur dimension humaine : l’oxymore vital à l’état brut, brutal. À la place du maître qui sait et de l’élève qui ne sait pas, préfigurant l’entrepreneur qui décide, le salarié qui s’incline et les tristes réalités de la servitude volontaire, on affichera Personne n’en sait rien, tout reste à expérimenter. Mais n’est-ce pas déjà comme ça que ça se passe ? Car il ne s’agit jamais seulement d’à-prendre, mais toujours, aussi, a fortiori, d’à-laisser – d’adons et d’abandons. n’est-ce pas toujours à l’usage que les choses se, nous décident ? Oui, sauf que de cette expérimentation, nous ne sommes pas aussi libres que nous pourrions déjà l’être et que ce qu’elle a d’urgent ne nous apparaît pas dans la gratuité mais dans la catastrophe.

40Sauf qu’il faut sans cesse fouetter ou excuser – rattraper – nos dons de transmettre et de nous adonner par des raisons étrangères à leur objet, et qui rendent de plus en plus étrange – non utile ! – de prendre aucun risque.

41Sauf que nous « donnons » toujours plus ou moins conditionnellement, et que marchander n’est pas donner.

42L’hypothèse me semble tout à fait assortie à celle(s) du MAUSS, dans lesquelles il n’est pas toujours facile de faire la part de l’observationnel et du potentiel. Elle refuse le fait que les capacités de transmettre et de s’adonner puissent encore être aussi couramment injuriées, à l’école comme ailleurs.

43Elle pose à chacun la question de la façon dont il participe à cette injure, en s’auto-injuriant tout le premier (tu rattraperas ton prochain comme toi-même). Elle anticipe sur un engagement politique et social visant à la libération d’un don d’expérimentation enfin reconnu comme le vrai moteur, la grande motivation de l’école – ou de la société. Une école à lui tout seul.

44Les modalités non marchandes de sa vérification paraissent encore lointaines ; mais n’est-ce pas à la vérifier que nous devrions travailler, plutôt que de compenser sans cesse l’argile, pour ne pas dire la boue, sur laquelle se dresse le colosse marchand ?


Date de mise en ligne : 01/11/2006

https://doi.org/10.3917/rdm.028.0285

Notes

  • [1]
    On peut en faire un avec une bande de papier dont on replie une extrémité sur l’autre après une rotation à 180 degrés. Partant d’un point, on y revient par parcours des deux faces. Donne une image du 2 = 1. Interdit les platitudes sociales « totales ».
  • [2]
    Le don est « en chute » dans l’obligation. L’oxymore « urgence gratuite » s’y abolit. Le vital s’y fait machinal, s’y calcule (en fonction de motifs extérieurs = perversion dogmatique). Inutile d’insister.
  • [3]
    Cf. Charles Fourier et son contemporain Joseph Jacotot (1770-1841). Je ne désespère pas d’entendre un jour parler du « vol de la vieillesse », frustrée de trans-mission et d’adonnement, rassotée de voyages et visites guidées…
  • [4]
    Joël de Rosnay, La Révolte du pronétariat. Des mass média aux média des masses, Fayard, Paris, 2006.
  • [5]
    Le retour des investissements dans le domaine éducatif ne peut se comparer avec celui qu’on exige aujourd’hui d’une entreprise. Sauf à décréter des crédits supplémentaires, la moindre intervention détermine une grande levée de tableaux ci-devant noirs. L’immobilisme progresse donc à grands pas (Edgar Faure dixit) vers la privatisation. . Dans les Grundrisse, qui datent du début des années 1850. Ce texte, souvent cité par André Gorz, n’a été édité qu’à la fin des années 1930 et porté à la connaissance des Français seulement au début des années 1950. Sans le connaître, Bellamy (USA, 1888) et Rodriguez, Valois et Duboin (France, 1935) en retrouvent l’idée. Cf. wwwww. prosperdis. org

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