Notes
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[1]
Difficulté manifeste lors du débat sur le « socle commun » et avérée à la lecture de sa récente formulation ministérielle.
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[2]
Les bouleversements dans l’évolution du recrutement des enseignants et de la légitimité de leur travail – telle qu’ils la perçoivent et telle qu’elle est perçue par la société – mériteraient d’être questionnés dans ce sens.
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[3]
John Dewey (1859-1952) est le philosophe américain le plus important de la première partie du xxe siècle. Son œuvre est pléthorique, couvre les champs les plus divers : morale, politique, esthétique, religion, l’éducation n’en constituant que la partie qui lui a permis de bénéficier d’une certaine notoriété, notamment en Europe. Dewey fut par ailleurs un homme d’engagement, il a expérimenté de nouvelles formes d’école avec sa femme Alice, participé au mouvement progressiste avec Jane Adams, notamment lorsqu’il enseignait à Chicago (1894-1904), au mouvement syndical enseignant, et il a travaillé avec de nombreuses associations. Par ailleurs, il faut souligner que, si Dewey ne semble jamais s’être intéressé à la sociologie française et assez peu aux sciences sociales en général – à l’exception de l’anthropologie culturelle et de la psychologie sociale dont il fut l’un des fondateurs aux états-Unis –, Durkheim l’a lu et commenté dans son cours de 1913-1914 consacré au pragmatisme [1955]. S’il en ressort une évaluation assez mitigée de l’apport pragmatiste à la théorie de la connaissance, Mauss, qui rencontra Dewey à plusieurs reprises tant à Paris que lors de son voyage aux états-Unis en 1926, rappelle que Durkheim avait pour Dewey une « vive admiration », que parmi les philosophes américains il le « mettait tout au-dessus des autres ». Mauss ajoute même que « du côté des moralistes et des philosophes, il est certain que le Pr Dewey est celui qui se rapproche le plus des sociologues » [1968, p. 500].
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[4]
L’idéal démocratique selon Dewey doit être saisi, j’y reviendrai, sous deux points de vue indissociables : « Considéré du point de vue de l’individu, il consiste à prendre sa part, de façon responsable et selon ses capacités, dans la définition et la direction des activités des groupes auxquels il appartient […]. Du point de vue de la société, il exige la libération des capacités des membres du groupe, en harmonie avec les intérêts et les biens communs » [cité in Campbell, 1999, p. 3].
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[5]
La meilleure façon, me semble-t-il, d’entrer dans l’œuvre de Dewey et de saisir le sens de son combat contre les dualismes philosophiques est de commencer, pour les non-initiés, par la lecture de Reconstruction de la philosophie [1920, trad. française 2003]. Education and Democracy, publié en 1916, est aussi une efficace et convaincante machine de guerre contre de tels dualismes sur les questions qui nous occupent dans ce texte.
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[6]
D’une façon générale, Dewey n’emploie guère les substantifs « individu » et « société », pour leur préférer leurs formes adjectivées d’« individuel » et de « social ». À la suite de Dewey, cette perspective d’un dépassement de l’opposition individu/société va devenir un lieu commun dans la tradition interactionniste, ainsi que, aujourd’hui, en France, dans l’œuvre récente de Bruno Latour [2006], qui ne cache pas son admiration pour Dewey.
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[7]
Il faut ici ajouter que cette individuation est nécessairement plurielle, en raison de la pluralité même des différentes formes d’association humaine auxquelles un individu peut appartenir. Ainsi un homme marié est différent, en raison de cette relation, de ce qu’il était en tant que célibataire et de ce qu’il est en tant que membre d’une église, d’une entreprise, d’un parti politique, etc. Il acquiert de nouveaux droits, de nouvelles responsabilités, etc. Cette pluralité – qui n’exclut pas le conflit et l’expérience d’une division du soi – au cœur même de l’identité fait, selon Dewey, de tout être humain une association, composée d’une multiplicité de cellules (cells/selves) vivant chacune leur vie propre [1927, p. 188].
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[8]
Dans un autre ouvrage, Dewey écrit dans le même sens : « Que l’esprit et le caractère du jeune enfant soient modifiés par sa relation avec autrui au sein de la famille, que cette transformation s’opère continûment sa vie durant à mesure que ces relations avec d’autres s’élargissent, voilà qui est tout aussi évident que le fait que l’hydrogène se voit modifié lorsqu’il est combiné avec de l’oxygène. Si nous généralisons ce fait, il est clair que, si certaines structures organiques et biologiques restent constantes depuis la naissance, les “lois” effectives de la nature humaine sont les lois d’individus en association » [1935, p. 48].
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[9]
« La société, écrit Dewey dans Reconstruction in Philosophy, est le processus par lequel on s’associe de façon à ce que les expériences, les idées, les émotions, les valeurs soient transmises et mises en commun » [1920, p. 169].
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[10]
Dans l’un de ses derniers textes, rédigé plus d’un demi-siècle plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Dewey souligne combien l’histoire récente a montré que les institutions démocratiques ne garantissent pas, seules, l’existence d’individus démocratiques : « Seules l’initiative et la coopération volontaires des individus peuvent produire des institutions sociales qui protégeront les libertés nécessaires pour assurer le développement d’une individualité authentique » [1939b, p. 234].
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[11]
Ainsi, souligne Dewey dans des termes qui pourraient être ceux de Durkheim, « que la vie économique et industrielle soit, en elle-même, de nature éthique, c’est-à-dire qu’elle puisse contribuer à la réalisation de la personnalité par la constitution d’une unité plus haute et plus complète parmi les hommes, voilà ce que nous ne parvenons pas à reconnaître ; pourtant telle est bien la signification de l’affirmation selon laquelle la démocratie doit devenir industrielle » [1888, p. 65]. C’est dans cette perspective qu’il développera très tôt, j’y reviendrai, un plaidoyer original – à la fois pédagogique, moral et politique – pour l’éducation professionnelle.
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[12]
[1922b, p. 77-78]. Pour une approche assez comparable de la démocratie comme universalisation de l’aristocratie, je me permets de renvoyer le lecteur à mes travaux consacrés à tocqueville [Chanial, 2005,2006].
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[13]
Dans la Division du travail social [1991, p. 7], Durkheim soulignait déjà que « l’impératif catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante : mets-toi en état de remplir ultimement une fonction déterminée ». Ce fonctionnalisme, et à travers lui cet organicisme durkheimien, n’est jamais, pas plus que chez Dewey, purement mécanique : « toute société est une société morale [...] parce que l’individu ne se suffit pas, c’est de la société qu’il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c’est pour elle qu’il travaille. Ainsi se forme un sentiment très fort de l’état de dépendance où il se trouve : il s’habitue à s’estimer à sa juste valeur, c’est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d’un tout, l’organe d’un organisme. De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement ses sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l’occasion, des actes de renoncement complet et d’abnégation sans partage » [ibid., p. 207].
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[14]
Ici également, il est assez frappant d’observer les multiples convergences entre les analyses de Dewey et de Durkheim, notamment lorsque ce dernier, dans ses Leçons de sociologie, souligne que « la libération progressive [de notre individualité morale] ne consiste pas simplement à tenir à distance des individus les forces contraires qui tendent à l’absorber, mais à aménager le milieu dans lequel se meut l’individu pour qu’il puisse s’y développer librement » [1990, p. 103]. D’une façon plus générale, l’un et l’autre rejettent l’alternative classique entre atomisme et holisme et défendent un libéralisme communautaire, un individualisme social, opposé à la fois à l’individualisme absolu propre au libéralisme classique et au socialisme absolu.
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[15]
[1900, p. 7]. Voir aussi son Credo pédagogique de 1897 où il argumente cette perspective de conciliation entre individualisme et socialisme [in Deledalle, 1998, p. 123]. Il est tentant ici de rappeler combien Durkheim a également, sa vie durant, cherché à concilier individualisme et socialisme [Chanial, 2001, chap. 8 ; Fillioux, 1977].
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[16]
. Dewey compare fréquemment ce modèle de délibération à celui d’un homme d’affaires dressant le bilan de ses pertes et profits. Or, si son calcul se joue en clé d’avoir, la délibération morale se décline pour sa part en clé d’être. Plus généralement, pour Dewey, un désir, un objet ou une action n’acquièrent de signification morale que lorsqu’ils sont pensés comme marquant une différence pour le soi lui-même, comme déterminant ce qu’il sera et non essentiellement ce qu’il aura [1922a, chap. 17 et 18].
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[17]
[Dewey, 1932, p. 299]. Comme le résume G. H. Mead dans un texte fortement inspiré par l’éthique deweyienne, Fragments on Ethics, « l’égoïsme consiste à préférer un soi borné à un soi épanoui » [Mead, 1962, p. 388 ; voir aussi Cooley, 1992]. Il faut également remarquer ici combien les analyses de Dewey et Durkheim se répondent une nouvelle fois. Pour ce dernier [cf. Durkheim, 1963], la société est en effet une chose bonne pour l’individu dans la mesure où non seulement il ne peut vivre en dehors d’elle, mais surtout parce qu’en niant la société (en ne jouant pas le « jeu » des solidarités sociales), il renonce à la « meilleure partie » de lui-même, pire encore il se nie lui-même et fait violence à sa nature d’individu. L’unité du désiré et du désirable – à l’instar de Dewey – est ainsi pour lui la conséquence de cet aspect désirable des fins sociales et morales et non d’un calcul d’intérêt (utilitarisme) ou même d’un exclusif sentiment d’obligation (Kant).
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[18]
Dewey souligne que le caractère fallacieux du dogme de l’amour de soi consiste à confondre le fait d’agir en tant que soi (as self) avec cette fiction selon laquelle on n’agirait que pour soi (for self) [1922a, p. 127-129]. Pour une analyse dans des termes très voisins, cf. A. Caillé [1994, p. 265-259], où l’auteur distingue deux modalités de l’intérêt, « l’intérêt à », l’intéressement, qui relève de l’ordre de l’instrumentalité et de l’extériorité par rapport à une activité, et l’« intérêt pour », où l’action est à elle-même sa propre fin. Voir aussi le débat engagé par La Revue du MAUSS avec F. Lordon dans le n° 27,1er semestre 2006.
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[19]
[Dewey, 1916a, p. 204]. Cette reformulation de la notion d’intérêt joue un rôle fondamental dans la pédagogie de Dewey. Comme le rappelle G. Deledalle, la pédagogie de Dewey est une pédagogie de l’intérêt [1995, p. 13]. Cela bien sûr ne consiste pas à considérer que l’éducation doit être utile, intéressante au sens qu’elle aurait pour but de fournir un bénéfice matériel, pas plus qu’il faudrait « dorer la pilule » aux enfants en imposant à toute pédagogie la nécessité de coller au plus près de leurs centres d’intérêts, de les distraire, surtout de tout effort. Au contraire, « l’intérêt authentique en éducation est ce qui accompagne l’identification, par l’action, du moi avec quelque objet ou idée, en raison de la nécessité de cet objet ou idée pour que le moi continue à s’exprimer » [ibid.]. Il est donc avant tout l’activité même par laquelle le moi s’exprime. Cette continuité, voire cette identité, de l’intérêt et du soi est la condition de la croissance. Lorsque le moi a trouvé le moyen de s’exprimer – grâce à l’éducateur dont la mission est d’aménager, par le choix notamment des activités éducatives, un environnement propice à la stimulation et à l’épanouissement de ses capacités, donc de guider ses intérêts –, l’enfant ne recherche plus rien d’autre au-delà de l’activité dans laquelle il est engagé. À l’inverse, susciter artificiellement l’intérêt de l’enfant ou au contraire l’imposer par la discipline au nom de quelque principe que ce soit conduit à faire de l’activité éducative une fin extérieure au moi, donc à briser cette continuité entre l’intérêt et le soi, donc à entraver la croissance de l’élève [voir notamment Education and Democracy, chap. 13 et 26].
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[20]
Pour Dewey en effet, « posséder des vertus ne signifie pas avoir cultivé quelques traits déterminés et exclusifs, cela signifie être pleinement et adéquatement ce que l’on est capable de devenir dans notre association avec autrui et dans toutes les activités de la vie » [1916a, p. 207-208].
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[21]
L’expérience partagée n’est-elle pas, pour Dewey, « le plus grand des biens humains » [1929] et la communication « un accroissement immédiat de la vie » ?
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[22]
Pour le dire en clé de don : la démocratie ne privilégie pas, dans sa nature même, les dons harmoniques, sur le registre de l’aimance, au détriment des dons agonistiques, sur le registre de la rivalité. tous deux contribuent à sceller cette politique de l’amitié propre à la démocratie.
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[23]
Cette définition – en fait de la liberté – est justement, j’y reviendrai dans le paragraphe suivant, celle que défend Dewey pour l’éducation : « L’école a été l’institution qui plus que toute autre a manifesté avec la plus grande clarté cette antithèse entre des méthodes d’apprentissage purement individualistes et la dimension sociale de l’action humaine, et entre liberté et contrôle collectif. Cette antithèse se reflète dans un processus d’apprentissage qui s’opère en l’absence d’atmosphère et de motivations sociales et, par voie de conséquence, dans l’opposition entre méthodes pédagogiques et méthodes de gouvernement dans la conduite même de l’école, ainsi que dans la place particulièrement ténue reconnue aux différences individuelles » [ibid.].
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[24]
Malgré sa singularité, l’utilitarisme de Bentham participe de ce mouvement. Lui aussi identifie la liberté à l’absence de restriction ou d’interférence et, pour Dewey, ne fait que prolonger au sein de la sphère politique et juridique cette théorie psychologique implicite, élaborée sur le modèle du fonctionnement de l’industrie et de l’échange économique, bref sur le registre exclusif de l’appât du gain ou de l’intérêt personnel [1935, p. 22-23].
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[25]
Le travailleur est peut-être même l’emblème de cette figure divisée du lost individual : « L’idée défendue par les philosophes d’une séparation complète entre le corps et l’esprit est aujourd’hui devenue réalité pour des milliers d’ouvriers, et le résultat en est un corps laminé, un esprit vide et dénaturé » [1930a, p. 64].
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[26]
. « L’attention a été récemment portée sur un phénomène nouveau dans la culture humaine : l’esprit des affaires, avec son discours et son langage, ses intérêts, ses groupes d’affidés où des hommes de cet esprit, en mettant en commun leurs capacités, donnent le ton à la société dans son ensemble [...] et exercent une influence politique bien plus puissante que celle du gouvernement lui-même » [1930, p. 21].
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[27]
notamment des formes d’organisation économique fondées sur la coopération, des relations de travail non autoritaires, des institutions politiques ouvertes et égalitaires ainsi, j’y reviendrai, que sur un système éducatif approprié. La liberté effective n’est donc possible que dans une forme de société qui, dans ses différentes institutions, accorde une place primordiale à l’autogouvernement. Et c’est parce que de telles institutions reposent sur l’autogouvernement d’individualités associées et le partage de la plus grande diversité des expériences possibles qu’elles constituent les meilleurs moyens grâce auxquels la nature humaine peut assurer la meilleure réalisation de ses potentialités pour le plus grand nombre de personnes [1939, p. 101]. En ce sens, sur le modèle de l’éclectisme politique de Marcel Mauss – et de Karl Polanyi que Dewey tenait en très grande estime [in Westbrook, 1991, p. 460] –, le socialisme démocratique et libéral de Dewey est un socialisme pluraliste et associationniste.
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[28]
Au regard de cette logique de réciprocité, Dewey peut ainsi suggérer de dépasser d’autres dualismes encombrant la théorie morale et politique. Ainsi, note Dewey, « l’ancienne tension entre droits et devoirs, lois et libertés, n’est qu’une variante de la lutte entre l’individu et la société ». En effet, si d’une part la liberté, pour un individu, s’identifie à une capacité d’action positive synonyme d’initiative et d’inventivité, bref de croissance, et si d’autre part toute société ne peut se développer que lorsque de nouvelles ressources sont mises à sa disposition, alors « il est absurde de supposer que la liberté a une signification positive pour l’individu et négative pour les intérêts sociaux » [1916a, p. 169].
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[29]
Voire ne l’ont jamais été [cf. note 23].
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[30]
La note « sanctionnerait » ainsi la capacité de l’enfant à donner et à recevoir, bref à être un bon Homo donator. Ce qui est plus exigeant, me semble-t-il, que la « note de vie scolaire » récemment promue par le ministère de l’éducation nationale…
-
[31]
Comme il le souligne dans son Credo pédagogique : « Je crois que l’éducation morale a pour point de référence cette conception de l’école comme forme de vie sociale, que la formation morale la meilleure et la plus profonde se fait précisément en entrant en contact dans de vraies relations avec les autres dans une même unité de travail et de pensée » [1897a, p. 116].
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[32]
Autre article de son Credo : « Je crois que la discipline à l’école devrait procéder de la vie de l’école dans son ensemble et non directement de l’enseignant. Je crois que l’affaire de l’enseignant est simplement de déterminer, en s’appuyant sur une expérience plus vaste et une sagesse plus grande, comment la discipline de la vie devra venir à l’enfant » [1897a, p. 117].
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[33]
tel est le sens de l’expérimentalisme de Dewey. Parce qu’elle est expérience, la démocratie n’a de sens, de force et de vitalité que si elle fait l’objet d’une expérience concrète, pratique et quotidienne. C’est dans une perspective fondamentalement comparable que Mauss défendra un socialisme résolument expérimental, d’où sa prédilection pour les coopératives et les syndicats grâce auxquels il est possible, sans attendre l’hypothétique Grand Soir, de « vivre tout de suite la vie socialiste ». Pour de plus amples développements et rapprochements, voir Ph. Chanial [2008, chap. 8].
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[34]
« nous croyons que l’enseignant est un des ouvriers les plus productifs, que l’intérêt supérieur des écoles et du peuple exige qu’il y ait un contact intime et une coopération efficace entre les professeurs et les autres ouvriers de la communauté dont il faut que l’avenir de la démocratie dépende » – Education Today [1940], cité in Deledalle [1995, p. 43].
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[35]
La position de Dewey est en fait bien plus nuancée. Voir son bel article « Religion and our schools » [1908, traduit in Deledalle, 1995, p. 95-111] où il défend une conception originale de la laïcité, selon laquelle c’est la dimension proprement religieuse de la démocratie qu’il faut défendre contre l’éventuel sectarisme des religions. Ici encore, Dewey n’est guère éloigné du dernier Durkheim.
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[36]
. tel est bien notamment le sens de son plaidoyer, anti-utilitariste et réformiste, pour l’éducation professionnelle. Ainsi écrit-il dans « L’éducation d’un point de vue social » [1913] : « Du moment où les hommes doivent être capables par leur travail d’être utiles aux autres, ils doivent être préparés à le faire intelligemment, tout à la fois avec l’habileté technique nécessaire et avec l’intelligence plus large qui perçoit les relations existant entre les choses et notamment entre l’acte individuel et les intérêts collectifs. Aussitôt que l’on cesse d’opposer l’une à l’autre la connaissance pure et l’activité pure, le problème de l’éducation professionnelle se transforme. Son but n’est plus de préparer l’homme en vue du régime industriel établi, mais de faire appel à l’industrie, aux travaux professionnels comme à une forme pédagogique. Par ce moyen, on relèvera le niveau intellectuel de l’activité pratique et c’est le régime industriel établi qui, en dernier ressort, s’en trouvera transformé » [in Delledalle, 1995, p. 93 ; voir également Dewey, 1900a, chap. 1 ; 1916a, chap. 19,20,23 ; 1916b].
-
[37]
« toute expérience devrait faire quelque chose pour préparer une personne à des expériences ultérieures d’une qualité plus profonde et plus vaste. C’est la signification même de croissance, continuité, reconstruction de l’expérience » [1916a, p. 49]. Par ailleurs, c’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre la valeur même des traditions transmises par l’éducation. Comme le rappelle J. Zask, « pour que la tradition soit un facteur de développement de l’individualité et de liberté – pour qu’elle soit démocratique –, loin de s’imposer à l’élève comme une autorité indiscutable, elle doit avoir pour pré-réquisit que l’individu soit partie prenante dans l’acquisition d’un savoir et qu’il ait conscience des relations entre la méthode et les résultats atteints. La valeur d’une tradition vient de ce qu’elle fournit le contexte dans lequel la liberté et la personnalité de l’individu peuvent s’exercer » [1999, p. 118, note14].
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[38]
« L’enseignant n’est pas à l’école, souligne Dewey dans son Credo pédagogique, pour imposer certaines idées et habitudes à l’enfant. Il est à l’école en tant que membre de la communauté pour choisir les influences qui devront affecter l’enfant et l’aider à réagir correctement à ces influences » [1897a, p. 116-117].
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[39]
Autre article de son Credo pédagogique : « Je crois que l’art de donner ainsi forme aux capacités humaines et de les adapter au service social est l’art suprême, art qui appelle à son service les meilleurs des artistes ; et qu’aucune intuition, sympathie, délicatesse, capacité d’exécution n’est trop grande pour ce service » [1897a, p. 124].
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[40]
En version originale : « Give a dog a bad name and hang him » [1988, p. 4].
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[41]
J’ai déjà abordé cette question, notamment dans un texte publié dans cette revue [Chanial, 2002]. Je me permets donc d’être allusif, bref moins long, et de renvoyer le lecteur à ce texte ainsi qu’à mon ouvrage dont il s’inspire. Par ailleurs, les deux textes majeurs de Dewey ont été publiés dans la revue : « Démocratie et nature humaine » été traduit partiellement dans La Revue du MAUSS n° 19 [2002] et on pourra lire, dans le présent numéro, « La démocratie créative ».
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[42]
En effet, d’une façon plus générale, la démocratie ne peut se déduire d’aucun trait inhérent à la nature humaine, que l’on se fonde sur ses déterminants biologiques ou psychologiques.
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[43]
[1939c, p. 97 ; 1939a, p. 233-234]. Dans cette perspective, l’expérience démocratique n’est pas sans rapport avec l’expérience religieuse [cf. Rockfeller, 1991]. Comme Dewey le montre dans son principal ouvrage consacré à la religion, A Common Faith [1934], aborder le monde dans une perspective religieuse ne consiste pas à croire qu’il a été créé par une puissance surnaturelle quelconque et qu’il serait soumis à son empire. L’attitude religieuse est celle qui manifeste un sens de l’interdépendance de l’homme avec le monde qui l’enveloppe et nourrit ce sentiment que nous sommes parties prenantes d’une totalité plus large, au sein de laquelle notre sort suppose la coopération de la nature et des autres [1934, p. 25]. L’expérience religieuse suppose ainsi pour Dewey un sentiment de piété et de confiance face au monde, à la nature, donc à la nature humaine elle-même. néanmoins, cette « piété naturelle » ne constitue ni un acquiescement passif et fataliste à ce qui est, ni une idéalisation romantique du monde. Dans Quest for Certainty [1929], Dewey écrit ainsi : « La foi religieuse qui est sensible aux potentialités de la nature et de la vie associée doit, en raison de sa dévotion à l’idéal, manifester de la piété à l’égard de ce qui est. Elle ne doit pas avoir l’esprit chagrin face à ses défauts et aux épreuves que nous subissons [...]. La nature et la société recèlent en elles-mêmes la projection de possibilités idéales et les moyens propres à les actualiser [...] En dépit de toutes ses imperfections et de ses défauts, la nature – dans laquelle il faut inclure l’humanité – peut susciter un sentiment de piété en tant que source d’idéaux, de potentialités et d’aspirations et demeure éventuelle de toutes les formes de bien et d’excellence accessibles » [cité in Ryan, 1995, p. 241].
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[44]
On retrouve là, comme le rappelle J. Zask [1999, p. 118], un geste typiquement pragmatiste. En évaluant un idéal – ou un principe, une idée – en fonction des conséquences qu’il produit, Dewey peut court-circuiter le problème métaphysique de l’origine ou des qualités intrinsèques de la nature humaine. L’idéal démocratique, et à travers lui cette foi dans la nature humaine, peut ainsi être compris comme une hypothèse – une « instrumentalité éthique » – qu’il s’agit de tester au regard de ses résultats.
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[45]
L’avancement de l’âge de l’apprentissage dès quatorze ans n’en est qu’un exemple, comme la mise en cause, sans alternative conséquente, du collège unique.
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[46]
Ainsi, nombreux sont les boursiers d’hier, d’origine très modeste, aujourd’hui enseignants, qui confessent leur incapacité à donner en retour à leurs élèves, d’origine sociale comparable, ce qu’ils ont reçu de l’école. C’est d’ailleurs ce qui semble en partie avoir motivé deux enseignants d’Henri IV à mettre en place des classes préparatoires (des « prépas » de « prépas ») destinées aux meilleurs élèves issus des milieux défavorisés [cf. Rotman, 2006 ; Combemale, Coquart, 2001].
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[47]
On trouvera un excellent florilège de ce type de critiques dans l’important discours de nicolas Sarkozy sur la jeunesse et l’éducation prononcé le 3 septembre 2006 en clôture de l’université d’été de l’UMP. Par exemple, « l’école dans le primaire et le secondaire, ce n’est pas la délibération, le colloque permanent. L’école, c’est la transmission des savoirs, des normes et des valeurs ». Par ailleurs, il rappelle explicitement que « la mission des enseignants n’est pas l’intégration à une société qui est de toute façon la leur, mais la préparation à la vie dans cette société ». Une société, ajoute-t-il, où « tout se mérite, rien n’est acquis, rien n’est donné » (je souligne).
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[48]
Cf. le débat, complexe, sur les méthodes de lecture. Même si « le retour à la syllabique » ne constitue pas, en soi, un grand pas en arrière, cet oukaze ministériel manifeste une singulière cécité au regard des pratiques pédagogiques effectives et une méthode de réforme de l’école assez préoccupante.
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[49]
« À la maison ou à l’école, dans ces lieux où les traits essentiels de la personnalité de chacun sont supposés se former, la procédure habituelle que nous employons consiste à examiner toute question en s’en remettant à une “autorité” – celle des parents, des enseignants, des manuels. Les dispositions ainsi forgées entrent à ce point en contradiction avec la méthode démocratique que, dans un contexte de crise, elles peuvent conduire à adopter des attitudes profondément antidémocratiques, tant dans leur forme que dans leur finalité – comme lorsque l’on s’écrie “la loi et l’ordre sont en danger” pour faire accepter, dans les sociétés dites démocratiques, le recours à la force et la suppression des libertés civiles » [1939c, p. 100].
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[50]
D’où l’intérêt réel des débats actuels sur la mise en œuvre d’un service civil pour les jeunes, en direction du monde associatif ou même directement dans les écoles (soutien scolaire, etc.). Cette question a été indirectement discutée dans la revue, notamment autour des enjeux et des modalités d’un revenu de citoyenneté. Voir notamment La Revue du MAUS (trimestrielle), n° 15-16,1er et 2e trimestre 1992.
« La démocratie doit naître de nouveau à chaque génération et l’éducation est sa sage-femme. »
« Si la démocratie a une signification morale et idéale, elle consiste à demander à tous un geste en retour au bénéfice de la société et à offrir à chacun l’opportunité de développer ses capacités distinctives.
Dissocier dans l’éducation ces deux finalités est fatal pour la démocratie. »
1Durkheim a souvent souligné combien la vie sociale et morale « abrite des contraires », combien elle est un « singulier mélange de dépendance et de grandeur, de soumission et d’autonomie » [1993, p. 104]. Et ce jeu de contradictions est-il encore pour lui dramatisé dans nos sociétés où la toute-puissance du social doit se marier avec ce nouveau culte, proprement moderne, le culte de l’individu. Sous bien des aspects, la théorie durkheimienne de l’éducation a tenté de résoudre ce paradoxe en fixant au processus éducatif la fonction d’assurer à la fois la pérennité de la société et le développement de l’individu, confiant au maître la lourde tâche, presque héroïque, d’articuler une pédagogie de la discipline et une pédagogie de l’individualisation [Fillioux, 1994].
2Manifestement les héros sont aujourd’hui fatigués, du moins perplexes, sinon partagés. Il n’est donc pas a priori absurde de faire l’hypothèse que la « crise » actuelle de l’éducation pourrait avoir quelque rapport avec cette difficulté consubstantielle à toute forme d’éducation d’articuler ces pôles opposés.
3« L’autorité sociale sans complexe, mais pour établir et conforter l’autonomie des personnes. » Comme le suggère Marcel Gauchet [2002, p. 118], ce qui, hier, semblait s’être donné dans une synthèse facile et indolore ne pourrait plus désormais être vécu que sous le registre d’une antinomie. Et n’est-ce pas d’ailleurs cette antinomie qui se manifeste dans cette « nouvelle » querelle de l’école qui oppose, en France, « républicains » et « pédago(gue)s » ? Si les premiers reprochent aux seconds de poursuivre l’utopie irresponsable d’une république des enfants rois et les seconds aux premiers de sombrer dans la nostalgie autoritaire d’une école sanctuaire ennuyeuse, n’est-ce pas parce que nous aurions perdu, dans notre société d’individus, ce lien réussi, dans et par l’école, entre inscription sociale et droit des individus ? En raison des contradictions inhérentes au déploiement – voire à l’emballement – de l’individualisme contemporain, l’école n’est-elle pas ainsi vouée à devenir le théâtre et la victime d’une nouvelle polarisation entre autonomie et obligation, réalisation de soi et transmission des savoirs, droits du sujet et pouvoirs de l’institution, identité personnelle et appartenance sociale, etc., bref entre l’individuel et le collectif ? Polarisation telle qu’elle ne parviendrait plus à constituer, conjointement, un espace d’individuation et de socialisation.
4À l’évidence, cette question est sérieuse, mais il n’est pas sûr qu’elle soit bien posée. Ce qui frappe dans la situation contemporaine, c’est d’abord cette difficulté à assigner une finalité claire à l’éducation [1] – voire même tout simplement à la définir. C’est aussi, au regard du moment fondateur de l’école républicaine, cette délitescence de la foi dans l’éducation, cette foi pédagogique qui animait tant Durkheim, et de ces vocations qu’il désirait si ardemment susciter [2]. Bref une difficulté à donner du sens à l’éducation.
5Or cette difficulté semble révéler principalement une crise de l’idéal et de l’espérance démocratiques. Pour le dire autrement, si nous nous trouvons ainsi piégés dans de telles antinomies, c’est peut-être parce que nous avons perdu le sens de ce lien intrinsèque entre démocratie et éducation. Or ce lien, trop allusivement évoqué par Durkheim, est au cœur de la réflexion d’un autre grand théoricien de l’éducation, son contemporain, le philosophe pragmatiste américain John Dewey [3].
6Dewey défend en effet une thèse forte, celle de la coextensivité entre éducation et démocratie. Ainsi, s’il n’hésite pas à comparer la première à la sage-femme (midwife) de la seconde [1916a, p. 122], contribuant à accueillir la nouveauté que chacun, en naissant, porte en lui pour former, à partir d’elle, des individus aptes à agir sur le monde social dans lequel ils auront à vivre, réciproquement, il reconnaît dans la démocratie un « principe éducatif », source de croissance et de maturation de chaque individualité tant elle enrichit l’expérience personnelle de chacun par l’engagement et la participation de tous à la vie commune [4]. C’est cette thèse de la coextensivité entre éducation et démocratie que je voudrais tenter de reconstruire et de questionner dans ce texte. Je crois, en effet, qu’elle invite à penser tout autrement – et peut-être même à dépasser – les apories post-durkhei-miennes dans lesquelles nous sommes aujourd’hui en partie enferrés. Et cela dans une perspective profondément maussienne. En effet, plutôt que de dramatiser l’opposition entre individuation et socialisation, Dewey, par son concept d’expérience et son ontologie fondamentalement relationniste ou « interactionniste », en souligne avant tout la continuité. Et cette continuité, il n’est pas illégitime de la comprendre comme une relation de don. Dans cette perspective, l’éducation n’a plus alors pour fonction soit d’assurer les conditions de la pérennité de la société, soit de satisfaire sans reste un droit inconditionnel des individus à l’épanouissement personnel, mais de construire, continûment, une relation d’échange qui, en offrant à chaque individu cette faculté d’être un soi individualisé, rend possible et appelle, en retour, une contribution personnelle de chacun au groupe. Pour l’exprimer autrement : en permettant à chacun d’initier un parcours – une histoire – d’individuation, l’éducation comme expérience continue, comme interaction créative entre l’individu et son environnement social conduit réciproquement à enrichir la vie collective du groupe.
7En ce sens, l’éducation relève d’un double pari. Pari que ce don de la société à ses membres peut être reçu – pari que chaque individu peut être « éduqué ». Pari que ce don peut être rendu – pari que chacun s’engage à offrir sa part en échange des dons que la société lui a prodigués. Or ce pari, qui n’est autre que le pari du don, est au cœur de la conception deweyienne de la démocratie. Parce qu’elle est avant tout non une forme de gouvernement, mais une forme d’association humaine, de vie associée qui se caractérise par cet échange continu grâce auquel expérience individuelle et expérience collective sont susceptibles de s’enrichir mutuellement, la démocratie pour Dewey suppose ce pari. Voire même, elle est ce pari, en acte. Il en définit ainsi la tâche, comme il l’écrit dans « Creative Democracy » [1939a, p. 245] (dont le lecteur pourra lire la traduction dans le présent numéro) : « La tâche de la démocratie consiste à créer sans cesse une expérience plus libre et plus humaine que tous partagent et à laquelle tous contribuent. »
8Je ferai donc l’hypothèse que cette thèse deweyienne de la coextensivité ou de la continuité entre éducation et démocratie repose principalement sur cette relation de don réciproque qui se noue entre individu et société, et à travers elle sur ce pari démocratique qu’il faut sans cesse jouer et rejouer.
9En ce sens, si, comme je tenterai de le montrer, l’humanisme démocratique et le credo pédagogique de Dewey ne font qu’un, c’est avant tout parce que tous deux supposent une foi commune : une foi dans l’expérience et la nature humaine. Il y aurait là matière à penser peut-être autrement « la crise de l’éducation » – et de la démocratie –, la penser comme une crise du don. J’y reviendrai en conclusion. Mais avant cela, c’est en premier lieu cet humanisme démocratique que je voudrais interroger dans ce texte pour en défendre la force et l’originalité propres afin de mieux souligner combien et comment il oriente et nourrit le credo pédagogique de Dewey.
AU - DELÀ DU DUALISME INDIVIDU / SOCIÉTÉ : ASSOCIATION, ÉDUCATION ET DÉMOCRATIE
10Si le pragmatisme américain peut, d’une façon très générale, être interprété comme une entreprise systématique de suppression des multiples antinomies qui structurent la pensée philosophique, parmi celles-ci, Dewey a préconisé très tôt, tant dans sa psychologie que dans sa philosophie morale, sociale et politique, le dépassement du dualisme entre individu et société – mais, à travers lui, celui qui oppose réalisation de soi et coopération sociale, intérêt et désintéressement – ainsi que l’abolition de la vieille opposition entre morale et politique. Dewey est en effet avant tout un théoricien de la continuité et toute sa théorie de l’éducation suppose que de tels dualismes soient surmontés [5].
L’association comme loi universelle
11Dewey n’a eu de cesse de critiquer ces abstractions irréelles que nous avons l’habitude de nommer « société » ou « individu » pour les opposer l’une à l’autre [6]. À l’instar de Mauss, toutes les choses humaines sont selon Dewey de nature mixte, plastique et dynamique. Il n’y a pas une chose que l’on pourrait nommer « société ». D’un point de vue concret, il y a des sociétés, tissant tels types de liens, instituant tels types d’intérêts ou de conceptions du bien – dont la liste est infinie : gangs, clubs sportifs, académies scientifiques, organisations professionnelles, partis politiques, syndicats, familles, etc. Dewey écrit ainsi : « La société est synonyme d’association, de relations d’interaction tournées vers l’action afin de mieux réaliser toutes les formes d’expérience qui prennent toute leur dimension lorsqu’elles sont partagées. Il y a donc autant d’associations que de biens qui gagnent à devenir objets de communication et de participation » [1916a, p. 168]. Parce que la « société » n’est rien d’autre qu’une certaine forme d’association ou de relation humaine, elle repose, à l’instar de tout organisme vivant, sur les échanges que tissent entre eux ces éléments constitutifs et grâce auxquels se développe et s’approfondit leur signification. À ce titre, la notion de société est indissociablement empirique et normative. Sans cette vitalité et cette créativité propres aux relations interhumaines, les associations humaines, comme Simmel l’avait lui aussi souligné, se fossilisent, s’uniformisent pour devenir des institutions sans vie, imposant aux individualités des hiérarchies rigides qui, en les isolant les unes des autres, mortifient ce vital interplay et interdisent leur enrichissement réciproque.
12De la même façon, le soi, comme la société, est multiple, il se conjugue au pluriel et non au singulier. Il n’y a pas un individu que l’on pourrait définir indépendamment des relations qui le constituent et des interactions qu’il tisse avec autrui, ou plus généralement avec son environnement social. Une personne, écrit Dewey, « est ce qu’elle est en tant qu’associée avec les autres, dans l’échange libre et réciproque (free give and take) de leur relation » [ibid., p. 74]. En ce sens, l’individualité ne peut être opposée aux formes de l’association humaine – pas plus que l’on ne saurait opposer une association à ses membres. Ce n’est qu’en association avec autrui que l’individu devient un centre conscient d’expérience. L’association, selon Dewey, définit ainsi la condition même de l’individuation humaine [7]. C’est à travers elle que l’homme acquiert son individualité, c’est par elle qu’il l’exerce. En ce sens, le « comportement associé constitue la loi universelle [8] » [ibid.].
13Pour Dewey, la mise en relation entre « individu » et « société » ne saurait donc consister en une articulation artificielle entre deux pôles contraires, voire contradictoires. Cette relation n’est en fait rien d’autre qu’un mode général de l’expérience humaine. Dans la perspective naturaliste qui est la sienne, les êtres humains ne sont pas des « sujets » ou des « individus isolés » qui auraient à bâtir des ponts pour rejoindre d’autres humains, tout aussi monadiques – ou même pour entrer en contact avec les objets du monde physique. Au contraire, ceux-ci sont originellement reliés à leur milieu tant social que naturel, en continuité avec lui, organiquement rattachés, entrelacés à lui. néanmoins ce modèle organique ne suppose pas une adaptation mécanique et passive de l’homme à son environnement. Le concept d’expérience désigne justement chez Dewey ce « commerce alerte et actif avec le monde » [1934a, p. 39], cette interaction, cette transaction créative et réciproque entre l’être vivant et son environnement par laquelle l’un et l’autre se transforment mutuellement. L’expérience, chez Dewey, est avant tout une expérimentation active avec le monde, un faire par lequel nous agissons sur notre environnement qui, en retour, agit sur nous. Il y a donc constamment expérience au sens où cette interaction fait partie du processus même de la vie, de l’existence. Elle est la condition même de sa continuité – tant biologique que sociale – c’est-à-dire à la fois de sa pérennité et de son constant renouvellement.
Expérience individuelle et expérience sociale : le cercle vertueux de l’éducation
14Dans cette perspective naturaliste, l’éducation doit être comprise selon Dewey avant tout comme une nécessité de la vie [1916a, chap. 1]. Elle est d’abord ce moyen grâce auquel est assurée la continuité sociale de la vie. De ce point de vue, sa fonction, pour la vie sociale, est comparable à celle de la nutrition ou de la reproduction pour la vie physiologique. Si toute vie constitue un processus de renouvellement constant qui exige une (ré)adaptation continue à son environnement, la vie sociale suppose non seulement que les membres encore immatures du groupe soient physiquement préservés en nombre suffisant, mais aussi et surtout qu’ils soient initiés aux croyances, idéaux, normes, langage, coutumes, pratiques, savoir-faire, etc., des membres adultes. Sans cette initiation, ce groupe cesserait de vivre le type de vie, l’ensemble des expériences qui le caractérisent en propre, et serait incapable de l’actualiser dans des circonstances nouvelles. La vie sociale n’existe donc qu’au travers d’un tel processus de transmission des façons habituelles de faire, de penser et de sentir propres au groupe [9]. tout cela peut paraître bien banal. néanmoins, ce truisme sociologique permet déjà à Dewey de souligner que l’école – ou ce qu’il nomme plus généralement l’« éducation formelle » – ne constitue que l’une des modalités possibles, propre aux sociétés complexes qui sont les nôtres, de ce processus de transmission qui s’opère dans toute forme d’association humaine. Il faut alors reconnaître dans le processus même de la vie commune un processus éducatif.
15Ce processus éducatif diffus s’opère à travers le give and take de la communication interhumaine. La « société », ou la vie associée, n’existe en effet pour Dewey que grâce et au travers de ces processus de communication et d’échange. Si les hommes ne vivent en société ou en communauté qu’en vertu de ce qu’ils ont en commun, la communication, à travers les formes d’empathie qu’elle mobilise, est le moyen grâce auquel ils en viennent à partager certaines choses en commun. Ainsi, par l’échange interhumain, non seulement la « société » assure la transmission de ses systèmes de significations spécifiques, donc assure l’expérience sociale du groupe, mais en même temps elle élargit et approfondit virtuellement l’expérience de chaque individualité. L’exigence d’intégration sociale ne s’oppose donc pas à celle de l’individuation. Au contraire, selon un processus circulaire et virtuellement vertueux, en assurant les conditions de sa pérennité, la société forme des individualités qui viendront, en retour, enrichir l’environnement social de nouvelles possibilités. Pour l’exprimer autrement – en clé de don : en se donnant les conditions de sa propre continuité, elle donne à l’individu les conditions de sa propre croissance, forgeant ainsi des individualités aptes à lui offrir, sur le mode du contre-don, une contribution distinctive.
16L’éducation, comme mode de reconstruction de l’expérience, permet ainsi d’assurer conjointement la croissance de l’expérience individuelle et de l’expérience collective, donc leur continuité. S’instaure grâce à elle une relation d’échange mutuel, une forme de réciprocité entre l’individu et les différentes formes d’association humaine.
La démocratie comme totalité organique et idéal éthique d’une vie associée
17C’est au regard de cette logique de réciprocité et de cette critique de l’opposition entre l’« individuel » et le « social » qu’il faut saisir la théorie deweyienne de la démocratie. Il l’esquisse dans l’un de ses premiers textes politiques d’importance, « Ethics of Democracy » (1888). Critiquant l’ouvrage Popular Government de Sir Henry Maine, Dewey s’attaque à la prémisse fondamentale des théories réalistes et instrumentalistes de la démocratie. Cette prémisse est celle de l’individualisme atomiste, partagée, au-delà de cet ouvrage, par de nombreux libéraux. Elle suppose que l’état naturel des hommes est celui d’une socialité chaotique et décomposée, d’une masse fragmentée et inorganisée d’atomes non sociaux, isolés les uns des autres, défendant chacun leurs intérêts personnels ou des fins contradictoires.
18Sous ces prémisses atomistes, une volonté commune, constitutive d’une société politique, ne peut émerger de cette multiplicité fragmentée de pouvoirs souverains et de volontés particulières que par des moyens externes et artificiels. La démocratie se voit alors réduite à une simple forme de régime politique, à un ensemble de règles et de procédures destinées à apporter une réponse au problème hobbésien de l’ordre social.
19La critique de Dewey ressort d’un double argument organiciste et surtout idéaliste. Organiciste tout d’abord dans la mesure où, pour Dewey, la société, je l’ai rappelé, n’est pas composée d’un agrégat d’individus isolés, elle n’est pas réductible à un « tas de sable qui aurait besoin d’un mortier factice pour lui donner un semblant d’ordre ». Elle constitue déjà une totalité organique vivante au sens où ce qu’elle « agrège », ce sont des individus sociaux, déjà liés les uns aux autres par des réseaux d’interdépendance divers et des formes de solidarité multiples sur le modèle, notamment, de la division sociale du travail. En ce sens, la démocratie politique pour Dewey présuppose des formes pré-politiques de coopération mutuelle, suppose le fait de l’association, préalable à la formation de toute unité ou institution politique [10]. La démocratie est donc tout à la fois un « concept social » et un « concept éthique », dont le régime démocratique, comme forme de gouvernement, n’est que l’une des manifestations. Elle définit d’abord un mode de vie, une pratique, une expérience, et s’exprime concrètement dans les attitudes qu’adoptent les hommes les uns envers les autres dans tous les aspects et les rapports de leur vie quotidienne. C’est pourquoi elle appelle tout autant la démocratie civile et politique que la démocratie industrielle [11].
20néanmoins cette conception organiciste de la société est indissociable d’un argument idéaliste. Idéaliste au sens où, pour Dewey, si la démocratie n’est pas seulement ou d’abord une forme de gouvernement dont l’exclusive justification serait de nature instrumentale, c’est qu’elle est avant tout un « idéal éthique », une « forme d’association morale et spirituelle » [1888, p. 59]. Le contenu de cet idéal est double. Il vise à réaliser la perfection tant de l’individu que de la société par le développement harmonieux des capacités de chacun de ses membres.
Éducation et individualité : la démocratie comme universalisation de la distinction aristocratique
21À ce titre, l’idéal démocratique ne se distingue pas de l’idéal aristocratique, par exemple celui de la République de Platon. Comme il le rappelle dans Experience and Education [1916a, chap. 7], personne n’a mieux que lui montré que l’individu est heureux et la société bien organisée seulement lorsque chaque individu peut s’engager dans les activités sociales pour lesquelles il manifeste des qualités personnelles ; personne n’a mieux saisi que lui la fonction de l’éducation, qui consiste à mettre à jour ces capacités, à les développer afin qu’elles puissent s’exercer en harmonie avec celles d’autrui au bénéfice de la cité.
22Ce qui différencie néanmoins l’idéal démocratique, c’est qu’il suppose, d’une part, que ces capacités individuelles sont multiples, incommensurables et perfectibles : en ce sens, elles ne sauraient être enfermées, à l’instar du modèle platonicien, dans aucune classification rigide ni justifier aucune hiérarchie préalable. Parce que la pluralité humaine est en soi un bien précieux, « la démocratie implique que la personnalité constitue la première et la dernière réalité » [1888, p. 61]. Cet idéal suppose, d’autre part, que l’homme ne peut vivre en harmonie avec le bien social le plus élevé qu’en participant lui-même à sa définition et à sa mise en œuvre, et non – comme le préconise l’idéal aristocratique platonicien – en en confiant le soin aux aristoi ou aux philosophes rois, seuls reconnus capables de gouverner au nom de la société, donc de chaque individu qui la compose. En ce sens, l’idéal démocratique repose sur un acte de foi, un pari – au principe de son credo pédagogique – selon lequel « en tout individu existe une possibilité infinie et universelle, celle d’être un roi ou un prêtre » [ibid., p. 63].
23Pour l’exprimer autrement, la démocratie se distingue de l’aristocratie dans la mesure où elle traite justement chaque individu comme un aristocrate en puissance qui, dans des conditions appropriées et notamment grâce à l’éducation qu’il a reçue, sera capable de se gouverner lui-même et d’apporter ainsi une contribution distinctive à la totalité sociale dont il est membre. Bref, pour Dewey, la démocratie, c’est l’universalisation de l’aristocratie. Il le suggère explicitement dans un texte ultérieur : « En ce sens, il n’est pas illégitime de considérer la démocratie comme l’aristocratie portée à ses dernières limites. Celle-ci repose sur la reconnaissance que tout être humain, en tant qu’individu, est susceptible d’être le meilleur pour réaliser tel but spécifique et donc le mieux à même d’exercer dans ce domaine un rôle de direction et de décision […] Le démocrate, en raison de sa foi dans l’égalité morale entre les hommes, est le représentant d’une aristocratie devenue universelle. L’égalité qu’il défend s’identifie à l’universalisation de la distinction [12]. »
24Sous bien des aspects ce texte de 1888 fait écho, même dans un tout autre langage, aux préoccupations de Durkheim, notamment dans la Division du travail social qui lui est presque contemporaine. On y retrouve un semblable argument fonctionnaliste [13]. Le plus complet développement de la personnalité consiste en effet pour l’individu à occuper dans la société la place la plus appropriée à sa personnalité et à y exercer la fonction sociale correspondante [1888, p. 61]. À la dialectique entre individu et société, être individuel et être social, répond cette articulation parallèle entre réalisation de soi et contribution au jeu de la solidarité sociale, social service. Dans ses Outlines of a Critical Theory of Ethics de 1891, Dewey précise ainsi que l’individualité – la réalisation de ce qui nous rend spécifiquement distinct des autres, de ce qui fait de chacun de nous des aristocrates – n’implique pas la séparation ou l’isolement à l’égard d’autrui, mais au contraire exige de l’agent, par la fonction sociale qu’il exerce, qu’il accomplisse un service spécifique au bénéfice de la société, sans lequel la totalité sociale serait incomplète et défectueuse [14]. Ainsi, résume Dewey, reformulant le cercle vertueux évoqué plus haut, « la réalisation de l’individualité exige celle de la communauté des personnes dont l’individu est membre ; et inversement l’agent qui satisfait dûment la communauté dans laquelle il vit, par cette même conduite se satisfait lui-même ». Dans cette perspective, comme il l’écrit quelques années plus tard dans The School and Society pour caractériser sa conception de l’éducation en démocratie, « individualisme et socialisme ne font qu’un. Ce n’est qu’en étant fidèle à la pleine maturation de tous les individus qui la composent que la société a quelque chance d’être fidèle à elle-même [15] ».
AU - DELÀ DU DUALISME INTÉRÊT / DÉSINTÉRESSEMENT : UNE MORALE SOCIALE DE L’INDIVIDUALITÉ ET DE LA SYMPATHIE
25Ce lien de réciprocité entre individu et société, s’il permet de caractériser quelques premiers éléments de sa théorie démocratique de l’éducation, me paraît devoir encore être approfondi au regard de la théorie morale deweyienne. En effet, le dépassement du dualisme individu/société en appelle un autre, celui qui oppose intérêt et désintéressement. Et ce dépassement s’opère dans une perspective anti-utilitariste originale.
Sympathie et réalisation de soi : la critique deweyienne de l’utilitarisme
26L’articulation dialectique entre le bonheur individuel et le bonheur collectif a en effet inévitablement conduit Dewey à discuter de la doctrine utilitariste. S’il reconnaît à l’utilitarisme le mérite d’avoir tenté d’articuler ces deux pôles, il montre à maintes reprises combien cette articulation est aporétique. En effet, ce n’est pas parce que chacun veut être heureux que chacun veut que tous le soient : « Si nous adoptons la psychologie ordinaire de l’hédonisme et disons que le plaisir est le motif de l’action, il est tout à fait absurde de dire que le plaisir général puisse être un motif » [1891, cité in Deledalle, 1966, p. 94]. Sauf à appeler la société à réaliser ce plus grand bonheur du plus grand nombre, mais alors cette motivation à agir pour le bonheur général n’est plus interne à l’agent mais extérieure à lui, n’est plus libre et volontaire mais inévitablement contrainte. Dès lors, le plaisir n’est même plus ce qui est désiré, mais ce qui est imposé par la société. Comme l’avait déjà montré Sidgwick – que cite fréquemment Dewey –, l’hédonisme psychologique ne peut fonder le principe de bienveillance universelle qui caractérise la morale utilitariste. Et si l’égoïste, même rationnel, ne peut agir moralement sans recours à des sanctions, c’est qu’il ne peut soumettre sa conduite à un tel principe. Alors que Sidgwick en déduit l’existence d’une dualité indépassable de la raison pratique, Dewey suggère, comme Durkheim, que cette antinomie de la raison utilitaire [Caillé, 1994] résulte en fait d’une opposition maintenue entre individu et société. Dès lors que l’on suppose que les agents sont des agents maximisateurs égoïstes, bref non sociaux, seule la contrainte sociale, sous la forme d’incitations ou de sanctions, permet de conduire l’intérêt individuel sur le chemin de l’obligation morale. Donc d’assurer l’unité du « désiré » et du « désirable ».
27Or, selon Dewey, l’homme ne désire pas maximiser son plaisir ou minimiser sa peine sans autre qualification et dans une logique exclusivement comptable, mais cherche à satisfaire ses désirs dans des objets appropriés. Le plaisir résulte de la satisfaction de certaines capacités, de certaines fonctions individuelles dans un objet spécifique. Le bonheur consiste pour l’individu à poursuivre les fins qui lui permettent de réaliser le plus librement possible le plus grand nombre de ces capacités et fonctions. La véritable fin morale, la réalisation de soi, suppose ainsi une capacité réflexive de hiérarchisation des désirs et préférences – des « évaluations fortes » pour reprendre le terme de C. taylor [1989]. L’individu ne vise pas, de façon compulsive, à satisfaire tous ses désirs personnels, mais avant tout ceux auxquels il s’identifie de façon durable. Avant de décider quels plaisirs satisfaire, il doit savoir ce qui a pour lui de la valeur. La délibération morale est en ce sens un processus réflexif et dynamique de découverte de soi, du type de personne que nous sommes et souhaitons être, et non un calcul comptable sur le modèle utilitariste [16] . Le bonheur de l’individu s’identifie ainsi non seulement à la croissance (growth) et au renforcement de ses capacités, mais aussi et surtout à leur unification en un tout cohérent, harmonieux, unifié et continu, qui constitue la personnalité (character) même de l’agent. Si le soi n’est pas lui-même une totalité ou l’approximation d’un Soi divin, l’individu peut néanmoins rechercher cette totalité comme un idéal.
28Or cet idéal moral, cette éthique de l’individualité, est pour Dewey avant tout un idéal social. En effet, si la finalité même de la morale est la réalisation de soi, des capacités potentiellement infinies de l’individualité, si le bonheur s’identifie à l’expérience d’une vie toujours plus continue et complète, cela suppose que l’agent soit capable de satisfaire ses désirs et ses intérêts proprement sociaux, bref de développer ses « tendances sympathiques ». Un acte égoïste consiste en ce sens moins à opposer le bien-être individuel à celui d’autrui qu’à diviser le soi d’avec lui-même. En limitant ainsi ses désirs sociaux, l’agent se prive lui-même de cette capacité de faire l’expérience d’une vie pleine et continue, et donc de réaliser de façon harmonieuse l’ensemble de ses capacités, les laissant pour ainsi dire en friche. À l’inverse, le type d’individualité qui se constitue à travers des formes d’action sensibles aux besoins d’autrui sera un soi plus large et plus accompli que celui qui se construit dans l’isolement ou dans l’opposition à ces besoins [17].
29Le bonheur individuel – et par là même la croissance de l’individu – exige donc, dans la constitution même de la personnalité, que l’agent accorde la primauté à certains intérêts, à ces « intérêts sincères, durables et toujours en éveil pour les objets que tous peuvent partager ». En ce sens, nos intérêts les plus profonds trouvent leur objet dans le bien commun. La connexion entre intérêt individuel et bien social n’est pas externe, comme le suggère l’utilitarisme, mais interne. À l’arithmétique utilitariste, Dewey peut ainsi opposer une conception du jugement moral selon laquelle « la seule forme de pensée véritablement générale, c’est la pensée généreuse ».
Intérêt, don et identité
30Cet éloge de la générosité et des capacités sympathiques ne le conduit pas pour autant à opposer égoïsme et altruisme, intérêt et désintéressement.
31Cette opposition, suggère Dewey, est le produit historique de la domination d’une conception étroitement économiciste de l’individualisme. Dès lors que la nature humaine fut interprétée selon le dogme de l’amour de soi et que, chaque jour, la vie économique semblait démontrer que l’homme n’agit effectivement qu’au regard de son exclusif profit personnel, la théorie morale a cherché à remédier à la force dissolvante de cet individualisme impitoyable en accentuant la suprématie de la bienveillance et de la sympathie à l’égard d’autrui, bref en opposant à ce dogme du self-love une morale altruiste tout aussi abstraite et exclusive [1932 ; 1920, chap. 7].
32Pour Dewey, critiquer ce dualisme, c’est refuser cette fausse antinomie selon laquelle l’homme n’aurait d’autre alternative que d’agir par intérêt, c’est-à-dire égoïstement, avec l’idée de son seul profit personnel en vue ; ou d’agir par principe, soit d’une façon désintéressée suivant une loi générale au-dessus de toute considération personnelle [1916a, chap. 26 ; 1922a, chap. 11]. Les prémisses de ces deux ensembles de doctrines sont vraies. L’homme ne peut agir sans « s’intéresser » à ce qu’il fait. En même temps, l’homme est capable d’agir de façon généreuse, en faisant abstraction voire en sacrifiant son intérêt individuel immédiat. Par contre, leurs conclusions sont fausses. L’action désintéressée n’est pas vouée à dissimuler des intérêts personnels, pas plus qu’elle ne présuppose que les hommes qui agissent moralement le font sans aucun intérêt. Ce que suppose cette antinomie, montre Dewey, c’est que le soi est défini comme une quantité fixe, déjà donnée et isolée. D’où ce dilemme fallacieux de l’action où le moi a un intérêt et de celle où il n’en a pas. Or le désintéressement n’implique pas l’indifférence, l’absence d’intérêt pour ce que l’on fait [18].
33Ainsi, un médecin qui, au risque de sa vie, continue à soigner les malades durant une épidémie « doit avoir pour intérêt de bien faire son travail de médecin – intérêt qu’il place au-dessus de sa sécurité personnelle ». Mais, poursuit-il, « c’est déformer les faits que de dire que cet intérêt ne fait que cacher un intérêt pour quelque chose d’autre qu’il obtient en continuant à pratiquer son métier – comme de l’argent, une bonne réputation ou la vertu, autrement dit qu’il n’agit que pour une fin égoïste ultérieure » [1916a, p. 204]. De la même façon, élever son enfant avec soin, afin par exemple qu’il s’épanouisse notamment dans sa vie professionnelle, ne constitue pas pour ses parents un moyen d’accroître leur propre bonheur.
34Si l’enfant s’épanouit, ses parents seront heureux, mais ils ne souhaitent pas pour autant que celui-ci s’épanouisse parce que cela les rendra heureux [Ryan, 1995, p. 91]. L’« intérêt » qu’a une personne à agir comme un bon médecin ou un bon parent, au risque de sa vie ou au détriment de sa propre carrière, est en fait que l’un et l’autre trouvent leur moi dans cette activité ou dans cette relation. En ce sens, le soi est formé et défini par ce à quoi il est concrètement attaché, par ce qui lui importe, et par les choix qu’il effectue en conséquence [19]. Ainsi il n’est plus la fin dont l’intérêt porté à tel objet ou telle personne serait le moyen : « Le moi et l’intérêt sont les deux noms d’un même fait ; le genre et le degré d’intérêt activement accordé à une chose révèlent et mesurent la qualité du moi. »
35Affirmer que le bonheur peut être trouvé dans la réalisation de ces intérêts sociaux, dans l’enrichissement de la vie d’autrui, ne conduit donc pas à préconiser l’abnégation du moi. Encourager la primauté de ses capacités sympathiques en les mêlant à ses autres impulsions, habitudes et capacités, c’est au contraire favoriser la constitution d’un « moi actif », d’un « moi plus vaste et plus grand », d’un « moi généreux » qui, au lieu d’établir une ligne de séparation absolue entre lui-même et les considérations qu’il exclut comme lui étant étrangères ou indifférentes, en valorise la continuité, s’incorpore, s’identifie consciemment avec le champ total des relations impliquées dans son activité, assume des responsabilités et des liens qu’il n’avait pas prévus auparavant. Retraduit en clé de don, cet argument, comme y invite J. t. Godbout [2000, p. 126], peut être ainsi reformulé : « Donner, c’est vivre l’expérience d’une appartenance communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l’amplifie. » Bref, « contrairement à une certaine approche individualiste, l’expérience de la solidarité communautaire n’est pas nécessairement contradictoire avec l’affirmation de l’identité, elle peut au contraire la développer ».
36Ainsi, dès lors que le soi n’est pas défini antérieurement à ses fins, dès lors qu’il est considéré comme un accomplissement continu qui se forme par le choix même de ses actions, le dilemme de l’égoïsme et de l’altruisme, de l’intérêt et du désintéressement, du bonheur personnel et de la vertu [20] s’évanouit.
LA DÉMOCRATIE COMME PROCESSUS ÉDUCATIF ET COMME ESPACE DE DONS
37néanmoins, cette identification du bonheur au bien commun et à la vertu n’est possible que dans un certain contexte social. Pour mener une vie bonne et devenir vertueux, l’homme doit développer en lui des habitudes, des dispositions généreuses, et cela n’est possible que dans une vie collective appropriée. La constitution d’une « personnalité sympathique », capable d’éprouver du bonheur dans les objets et les buts qui apportent du bonheur aux autres, suppose donc une certaine qualité des relations humaines, « de la nature et du mouvement de la vie associée » [1939b, p. 234]. Seul un environnement social tissé de multiples liens de coopération pourra contribuer à produire des individualités accomplies, qui à leur tour pourront maintenir et renforcer cet environnement. La croissance de l’individualité suppose donc le développement d’expériences partagées. La qualité du soi, son unité, son harmonie interne et par conséquent la possibilité même de formation d’un soi généreux exigent que les hommes soient associés, autant par les liens de l’amitié, du voisinage, de la citoyenneté que par toute autre activité commune, qu’elle soit d’ordre scientifique, esthétique, religieuse, etc. C’est à ces conditions que les désirs humains pourront être socialisés et que le bonheur individuel pourra s’harmoniser, de façon concrète et continue, avec le bonheur d’autrui.
38Ce cadre fixé par la théorie morale et pyschologique deweyienne permet de saisir d’autres aspects essentiels de sa conception de la démocratie et de l’éducation. Si l’individualité est comprise comme un processus, un processus de part en part social, s’opérant continûment sous l’influence de la vie associée, le critère permettant d’évaluer toute forme d’organisation sociale ne peut plus reposer sur sa capacité à maximiser les intérêts d’individus pré-constitués ou à assurer le « plus grand bonheur du plus grand nombre » ou même à garantir leurs droits individuels. Il doit reposer sur la qualité des types d’individualité et des formes d’expérience sociale et de vie associée qu’elles contribuent à créer. En ce sens, elles doivent être jugées à leur capacité à favoriser un processus continu d’éducation.
39Comme il le souligne dans Reconstruction in Philosophy, « qu’elle soit politique, économique, artistique ou religieuse, toute institution sociale a un sens et un but : libérer et développer les capacités de l’individu quels que soient sa race, sa classe ou son statut économique. Cela revient à dire que l’institution n’a de valeur qu’en tant qu’elle éduque l’individu et lui permet d’actualiser pleinement ses capacités » [1920, p. 154-155].
Communication et expérience partagée : la valeur éducative de l’expérience démocratique
40Pour Dewey, je l’ai rappelé, l’éducation ne se limite pas aux salles de classe, à ce qu’il nomme l’« éducation formelle » [1916a, chap. 1]. Elle est au contraire un processus continu, diffus, propre à la vie en commun.
41Ainsi, familles, boutiques, clubs, usines, bars, églises, réunions politiques, tous ces espaces où hommes et femmes ont l’occasion de se rencontrer sont autant d’écoles, même s’ils ne sont pas désignés sous ce terme. Dès lors, si toute forme d’association humaine, quelle qu’elle soit, est éducative au regard des effets qu’elle produit sur l’expérience, sa valeur ne peut reposer que sur la qualité de l’expérience qu’elle contribue à former. La question, indissociablement morale et politique, est donc de déterminer dans quelle mesure ces formes d’organisation encouragent ou découragent le développement de certaines capacités humaines, en assurent ou non une coordination harmonieuse et équitable. Or, pour Dewey, d’une part, les individus ne pourront agir pour enrichir la vie des autres et contribuer au bien-être commun que dans la mesure où les institutions encourageront la capacité d’initiative et de réflexion ainsi que l’indépendance de jugement des individus, et, d’autre part, ceux-ci ne pourront librement se développer, coopérer et partager avec autrui que lorsque ces institutions auront banni tout privilège et toute inégalité (de naissance, de statut, de richesse, de sexe, etc.) et offert à chacun l’opportunité de partager les droits et les devoirs inhérents à la participation aux affaires communes. Si l’on retient ces critères – l’idéal de liberté, l’égalité des chances et la participation –, selon Dewey, seules des institutions inspirées par l’idéal démocratique peuvent pleinement satisfaire à ce test, et forger ainsi une forme de société – une social democracy – régie par la libre communication et le partage des expériences : « La démocratie ne se résume pas à la démocratie politique.
42Au contraire, l’expérience a montré que la première ne pouvait subsister de façon isolée, mais seulement lorsque la démocratie est sociale ou – si l’on préfère – lorsqu’elle est morale. Une démocratie sociale consiste en une forme de vie sociale dans laquelle existe une distribution étendue et variée des opportunités, où prévalent la mobilité sociale et la possibilité de changer de position, où se déploie la libre circulation des expériences et des idées, favorisant une large reconnaissance des intérêts et des buts communs […]. Sans cette ouverture au changement, la société se stratifie en classes, et ces classes empêchent toute égalité et toute justice dans la distribution des opportunités […]. Dans la mesure où les démocraties interdisent, par leur nature même, toute forme de gouvernement fortement centralisé, agissant par voie de coercition, leur unité dépend des intérêts et des expériences partagés et leur stabilité de l’appréciation que les individus portent quant à la valeur des institutions » [1916a, p. 122].
43Si le partage des idées et des expériences est au cœur de l’idéal démocratique, toutes les barrières opposées à la communication et au partage des expériences, tant entre les individus qu’entre les différents groupes sociaux, sont donc contraires à cet idéal. néanmoins, elles le sont non seulement parce que, marquant une inégalité – de classe, mais aussi de race, de genre, de religion, etc. –, elles violent un droit de la personne, mais plus encore parce qu’elles limitent voire annihilent leurs échanges mutuels et ainsi empêchent l’enrichissement réciproque des expériences de chacun.
44En ce sens, en brisant ces frontières, la démocratie permet de généraliser ces échanges, d’élargir les espaces de don, d’engagement mutuel et de coopération. Elle favorise ainsi l’approfondissement de la vertu démocratique essentielle, la « sympathie intelligente » [1916b, p. 73], cette capacité à sortir de soi ou de ses groupes natifs qui nous rend sensibles aux intérêts, souffrances et droits d’autrui et nous appelle à nous joindre librement à des activités communes. néanmoins, si Dewey valorise les vertus de la communication interhumaine, ce n’est pas seulement en tant qu’elle est un moyen de réaliser de façon coopérative des fins communes. À travers les affections et les services mutuels qui la caractérisent, la communication – notamment telle qu’elle se déploie dans nos relations interpersonnelles les plus ordinaires – est aussi la réalisation d’un sens de la communion, de l’appartenance à une communauté, qui constitue pour Dewey l’une des joies les plus profondes qui soient offertes à l’homme [21].
45Dewey développe ainsi une conception fortement consensualiste de la démocratie. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’expérience démocratique soit hostile aux conflits [22]. Si la démocratie doit au contraire accueillir voire encourager l’expression des désaccords, ce n’est pas seulement parce que chacun aurait un droit individuel à la libre expression, sur le modèle de la liberté strictement négative défendu par les libéraux, mais parce que l’expression des différences et des différends est pour chacun le moyen d’enrichir et d’élargir sa propre expérience de vie. En ce sens, l’expérience ordinaire de la coopération démocratique suppose, parce qu’elle accueille le conflit, une politique de la fraternité et de l’amitié : « La démocratie est la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent d’une personne à l’autre, l’habitude de la coopération amicale – qui n’exclut pas la rivalité et la compétition comme on en retrouve dans le sport – est en soi un ajout inestimable à la vie. Soustraire autant que possible les inévitables conflits à un climat de force et de violence pour les placer dans un climat de discussion, sous le signe de l’intelligence, c’est traiter ceux qui sont en désaccord avec nous – même profondément – comme des gens de qui nous pouvons apprendre et, par là même, comme des amis » [1939a, p. 243].
46Agonistiques ou amicales, conflictuelles ou pacifiées, les relations d’échange et d’association en démocratie ont en ce sens des vertus éducatives générales. Dès lors qu’elles sont libérées de toute entrave, elles favorisent le partage d’expériences et de significations, partage où chacun a autant à apprendre qu’à enseigner, à recevoir qu’à donner. C’est la raison pour laquelle, selon Dewey, seule la démocratie, en raison de la qualité des relations qui s’y nouent, peut nourrir conjointement la croissance des individualités et celle de la communauté elle-même, d’une communauté complexe qui, à l’image d’une œuvre d’art, harmonise le développement de chaque individu avec le maintien d’un état social dans lequel les activités des uns contribuent au bien de tous les autres.
Une critique de l’individualisme libéral : liberté démocratique, don et éducation
47C’est dans cette perspective qu’il faut, je crois, comprendre sa critique originale du libéralisme et le diagnostic qu’il porte sur l’état présent des démocraties modernes. D’une façon apparemment paradoxale, le problème du libéralisme classique n’est pas pour Dewey qu’il soit trop individualiste mais qu’il ne le soit pas assez [1928, p. 199]. Prisonnier du dualisme individu/société, le « vieil individualisme » libéral défend une conception strictement négative de la liberté. Selon ce que Dewey nomme une « zoologie sociale mythologique », il l’identifie à l’absence de toute contrainte sur la capacité de l’individu à poursuivre les fins qu’il s’est choisies. Or cette définition, souligne Dewey, perd en fait de vue la valeur fondatrice du libéralisme : l’autonomie, la réalisation des capacités individuelles comme la « loi de la vie ». En raison de ses préjugés atomistes, la théorie libérale aurait mal interprété le mouvement historique dont elle est pourtant issue, ce mouvement par lequel s’est inventée la démocratie moderne. Les hommes de la « Glorieuse Révolution » anglaise ou des Révolutions française et américaine ne se sont pas engagés dans une lutte – que Dewey qualifie d’absurde – pour se libérer des liens qui les unissaient à leurs semblables.
48Ils luttaient pour une plus grande liberté dans la société [1916a, p. 171].
49tel était le sens de leur lutte, et telle est l’essence de toute demande de liberté : « L’essence de la demande de liberté consiste à exiger des conditions qui permettent à l’individu d’offrir sa contribution personnelle aux intérêts du groupe et à prendre part à ces activités collectives de façon à ce qu’elles soient socialement dirigées conformément à sa propre attitude d’esprit et non à travers un quelconque commandement autoritaire imposé à ses propres actes [23] » [1916a, p. 176].
50En cristallisant au contraire le conflit entre individu et société, liberté et contrôle collectif, l’anthropologie atomiste libérale aurait ainsi donné naissance à un « individualisme farouche » (rugged individualism) – que nous nommerions aujourd’hui un « individualisme possessif » – qui a facilité, en partie déjà chez Locke à travers son plaidoyer pour le droit de propriété, la conversion du libéralisme politique en libéralisme économique. Les droits naturels de l’individu en sont venus à perdre progressivement leur signification morale pour être identifiés aux lois fixes (et naturelles) de l’économie de marché. L’anthropologie atomiste a ainsi conduit certains libéraux à défendre une « thèse sociale », selon laquelle le marché libre exprime l’ordre naturel des choses et, par sa capacité mystérieuse – la main invisible de Smith – à harmoniser les différents projets de vie, constitue le moyen adéquat et suffisant pour assurer la liberté individuelle [24].
51Le paradoxe du libéralisme repose, selon Dewey, sur le fait qu’aujourd’hui la réalisation des valeurs libérales de liberté et d’individualité ne peut s’effectuer que dans des conditions qui contredisent cette thèse sociale du libéralisme. Dans la « culture pécuniaire » qui est désormais la nôtre, la liberté est devenue un terme presque obsolète [1930a, p. 6].
52De même, les valeurs de l’individualisme, devenues la bible du monde des affaires, paraissent avoir perdu toute signification morale et même intellectuelle. L’individu moderne, Dewey peut ainsi le décrire sous la figure tragique du lost individual [25]. Individu égaré parce qu’isolé, privé de ces loyautés, de ces allégeances qui le portaient et le soutenaient, qui donnaient unité et direction à sa vie, individu divisé d’avec lui-même et sommé d’endosser dans sa vie quotidienne cet individualisme économique, cette mentalité entrepreneuriale qui régit le monde des affaires [26] . La poursuite débridée du profit isole ainsi les individus et par là inhibe la formation de tout espace de participation collectif pourtant indispensable tant au développement des individualités qu’au bien-être social.
53On comprend mieux alors le sens et la portée de la critique deweyienne de la liberté négative prônée par le libéralisme classique et la place qu’il accorde à la liberté positive dans sa théorie de la démocratie. En mettant ainsi l’accent sur l’absence d’interférence, en isolant les individus, le libéralisme classique considère l’individualité comme une faculté donnée, et non comme un accomplissement continu, et néglige les conditions sociales, culturelles et institutionnelles grâce auxquelles cet accomplissement peut être encouragé ou découragé. Or dans la perspective de Dewey, la liberté suppose que l’agent puisse faire effectivement usage de ses capacités de choix réfléchi afin de poursuivre des fins qui lui permettent de réaliser et de développer son individualité. Elle ne saurait donc résulter mécaniquement de l’abolition de toute contrainte. Elle est avant tout quelque chose d’accompli avec le concours et le soutien d’un certain contexte social et culturel [27]. Elle dépend donc pour sa réalisation de l’appropriation active de l’environnement social, implique la participation de tous au façonnement des conditions sociales de l’individualité. Ainsi, selon Dewey, « la liberté, c’est cette libération et cet épanouissement des capacités individuelles qui ne peut s’accomplir qu’au sein d’associations riches et diversifiées avec autrui : cette faculté d’être un soi individualisé offrant une contribution personnelle à l’association et bénéficiant de ses fruits » [1927, p. 150].
54Définie positivement, la liberté est donc indissociable d’une logique de don entre individu et société. Si son exercice et son développement supposent des associations riches et diversifiées, elle appelle, en retour, que chacun puisse contribuer et participer à la vie commune. En effet, la participation aux réalités communes constitue ainsi, d’une part, l’un des ressorts essentiels du processus d’individuation, source de croissance et d’enrichissement de l’expérience personnelle. En ce sens, elle doit être comprise comme un processus éducatif continu pour l’individu : « Il ne saurait y avoir d’éducation véritable (full education) que si chacun est reconnu comme un acteur responsable du processus de définition des buts à atteindre et des politiques à mettre en œuvre, au sein des groupes sociaux auxquels il appartient. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut parler de démocratie » [1916a, p. 170].
55D’autre part, cette libération et cette mise à contribution de la diversité des capacités individuelles sont conjointement les meilleures garanties d’efficacité et de force collectives. En aménageant « un espace d’expérimentation où l’on pourra prendre des libertés avec la coutume établie et consacrée » [ibid.], la société assure ainsi une transmission critique de ces valeurs constitutives et, par là, un enrichissement continu de la vie associée et de l’expérience partagée. En donnant à chacun les conditions de son individuation, la société s’assure en retour les conditions non seulement de sa pérennité mais aussi de son actualisation constante, bref de sa vitalité et de sa créativité collective. Et réciproquement, en donnant à la société sa contribution distinctive – sur le modèle de l’universalisation de l’aristocratie évoquée plus haut –, l’individu reçoit les conditions de sa croissance continue [28]. La liberté, en démocratie, parce qu’elle suppose cette relation de réciprocité, est donc doublement éducative.
L’ÉDUCATION COMME ESPACE DÉMOCRATIQUE ET RELATION DE DON
56Comme j’ai tenté de le montrer, la démocratie, pour Dewey, est bien par elle-même un « principe éducatif », régi par la participation, le don et le partage des expériences. Et c’est au regard de cette qualité éducative que l’ensemble de ses institutions doivent être évaluées. Or, comme je l’ai évoqué dès l’introduction, Dewey défend une thèse complexe, celle de la coextensivité entre démocratie et éducation, bref il considère que l’éducation suppose la démocratie de la même façon que la démocratie suppose l’éducation. C’est sous ce second aspect qu’il faut comprendre cette citation que j’ai placée en exergue de ce texte : « La démocratie doit naître de nouveau à chaque génération et l’éducation est sa sage-femme » [1916b, p. 122].
57En effet, la démocratie suppose un certain nombre de qualités qui lui sont propres : une juste et large répartition des opportunités pour chacun, le libre échange des expériences et des idées, une définition et une mise en œuvre coopératives et participatives des buts communs, etc. Or, ces traits qui définissent la qualité même de l’expérience démocratique « ne poussent pas spontanément sur les arbres, ils doivent être semés et cultivés » [ibid.]. Ainsi, ce n’est que par l’éducation que l’égalité des chances peut être autre chose qu’un slogan et que peuvent être contenues les forces qui conspirent constamment à restaurer, sous une forme ou une autre, une féodalité oligarchique. De même, seule une éducation libre et continue peut garantir une communication élargie et un partage des intérêts et des buts, développer la capacité de chacun à comprendre et à entrer en sympathie avec les activités et le sort des autres, etc. En raison de la complexité des sociétés modernes, « les différences extérieures en termes d’expérience et de parcours sont telles que les hommes ne peuvent être capables de voir au-dessus et à travers les murs qui les séparent que s’ils y ont été entraînés » [ibid.]. L’une des finalités de l’école est donc, d’abord, de susciter ce sens de la vie commune tant entre les individus que les différents groupes sociaux qui composent les sociétés pluralistes modernes. Ou, pour l’exprimer dans des termes plus techniques, l’éducation doit être définie comme la reconstruction continue de l’expérience dans le but d’élargir et d’approfondir son contenu social.
L’école, une communauté coopérative
58Si, comme le rappelle Westbrook [1991, p. 172], « l’individu se réalise, selon Dewey, en utilisant ses talents propres pour contribuer au bien-être de la communauté, la fonction cruciale de l’éducation dans une société démocratique est d’aider l’enfant à acquérir le “caractère” – somme d’habitudes et de vertus – qui lui permettra de se réaliser pleinement de cette façon ». Ainsi, l’éducation formelle – celle qui est administrée dans les écoles aux jeunes enfants – doit elle aussi être évaluée, dans ses modes d’administration, ses programmes, ses méthodes pédagogiques, au regard des types d’individualité et des formes d’expérience sociale et de vie associée qu’elle contribue à former. La question essentielle n’est alors autre que celle-ci : dans quelle mesure et à quelles conditions l’éducation des jeunes enfants peut-elle constituer un espace démocratique ? Il me semble que l’un des éléments de réponse à cette question consiste pour Dewey à montrer que l’école ne peut l’être que si elle est un espace de don et de coopération mutuelle.
59Or, pour Dewey, il est clair que les écoles de son temps ne le sont guère [29]. Leur faiblesse, qu’il qualifie de tragique, repose ainsi sur le fait qu’elles visent à former les futurs membres de la société en les plaçant dans un espace où justement tout « esprit social », tout « esprit de service » est banni [1900, chap. 1]. L’esprit communautaire, ce sens d’une communauté vivante et active, y est le plus souvent remplacé par des motivations et des normes fortement individualistes : crainte de la punition et de l’échec, rivalité, jugement de supériorité et d’infériorité, etc. Dès lors, « les plus faibles perdent le sens de leurs capacités et acceptent une position d’infériorité persistante et durable […] Les forts sont tentés de se glorifier d’être les plus forts. L’enfant est ainsi prématurément livré au monde de la compétition individualiste et cela dans un domaine – intellectuel et spirituel – où la logique de la compétition est la moins applicable, tant sa loi est au contraire celle de la coopération et de la participation » [1897b, p. 99]. Parce que les écoles emploient des méthodes fortement « individualistes » – imposant aux enfants de mener les mêmes tâches, lire en même temps les mêmes livres, réciter les mêmes leçons, subir les mêmes examens, suivre les mêmes progressions, etc. –, parce qu’elles n’évaluent pas les enfants au regard de leurs motivations ou des fins qu’ils tentent d’atteindre mais selon leur capacité à dépasser les autres, « l’aide mutuelle, au lieu de constituer la forme la plus naturelle de coopération et d’association, devient un effort clandestin pour décharger son voisin de ses propres devoirs […] une forme de charité qui abaisse celui qui la reçoit ». Voire même un terrible school crime [1900a, p. 16].
60Sous bien des aspects, cette logique de compétition est au cœur de la « culture pécuniaire » et de l’« individualisme farouche » dénoncés par Dewey. Les traits de caractère les plus prisés sont justement l’ambition personnelle la plus impitoyable, prompte à assurer compulsivement la satisfaction de son profit individuel quel qu’en soit le coût collectif. Par contre, sympathie et coopération sont soldées à bon compte. L’éducation a donc pour vocation de contribuer à réaliser les valeurs mêmes du libéralisme que cette culture pécuniaire et l’individualisme économique ont corrompues.
61Et par là, de surmonter pratiquement les différents dualismes que j’ai rappelés : individu/société, intérêt/désintéressement, liberté/contrôle collectif, etc. Ainsi n’est-il pas contradictoire que le « libéralisme radical » de Dewey le conduise à conseiller aux enseignants de « saturer [l’enfant] de l’esprit de service » [ibid., p. 59]. Or, pour que l’école puisse ainsi saturer, du moins cultiver ce sens social et donc développer l’esprit démocratique des enfants, il faut qu’elle soit organisée en une communauté coopérative. Si l’on veut que l’école joue ce rôle de sage-femme de la démocratie, celle-ci doit être conçue comme une « institution qui soit, pour un temps, un lieu de vie pour l’enfant, au sein de laquelle il est partie prenante d’une vie commune, à laquelle il est conscient d’appartenir et au profit de laquelle il accepte d’apporter sa contribution » [cité in Westbrook, 1991, p. 106].
62Créer dans l’école les conditions favorables à la formation du sens démocratique exige donc de créer un environnement social qui incite les enfants à adopter spontanément les responsabilités d’une conduite morale.
63En ce sens, l’école pour Dewey doit constituer une communauté sociale en miniature au sein de laquelle les relations interpersonnelles doivent être gouvernées par des principes démocratiques de coopération mutuelle.
64C’est la raison pour laquelle il a toujours préconisé – et mis en œuvre dans ses propres expérimentations scolaires – le travail de groupe ou la « coéducation ». Le groupe constitue en effet un lieu où les échanges, de paroles, d’expériences ou de services, s’opèrent d’égal à égal. Dans cette communication réciproque, chacun se forme à s’exprimer avec précision afin d’être compris des autres, mais également à écouter les autres, à respecter leur point de vue, même lorsque les avis divergent. L’éducation, comme expérience transactionnelle, comme give and take réciproque, est donc pour Dewey d’abord un partage d’expériences et de significations où chacun a autant à apprendre qu’à enseigner, où chacun s’enrichit de l’expérience des autres tout en participant réciproquement à l’enrichissement de celle-ci. De la même façon, dans ces échanges mutuels de service autour d’activités communes s’opère une division des rôles, non plus compétitive mais coopérative, qui permet à chacun de recevoir une impulsion, un appui qui l’aide à franchir les obstacles qu’il n’aurait pas pu franchir seul. Dewey n’hésite pas à ériger cette logique d’entraide en critère d’évaluation scolaire des élèves : « Je crois que toutes les questions du classement de l’enfant et de ses progrès devraient être déterminées en se référant au même principe.
65Les examens n’ont d’utilité que s’ils contrôlent l’aptitude de l’enfant à la vie sociale et révèlent la place où il pourra rendre le plus de services et où il pourra recevoir le plus d’aide [30] » [1897a, p. 116].
66Comme le suggère Snyders [1975, p. 62], les devoirs et les responsabilités prennent un aspect plus réel, un accent plus intense lorsqu’ils correspondent à la contribution d’un enfant à une œuvre commune. Ainsi, « l’enfant intéressé à la prospérité d’une communauté comprend, par une expérience réelle, ce qui en permet l’existence et cherche à contribuer à son progrès : une solidarité, dont on peut espérer qu’elle permettra de dépasser les égoïsmes ». C’est donc parce qu’elle est une communauté coopérative que l’école est susceptible d’offrir à l’enfant une expérience éducative pleinement morale [31].
67L’éducation morale ne peut donc reposer sur la seule autorité de l’enseignant, mais doit aussi s’appuyer sur des formes et des processus d’action et de régulation collectives que celui-ci doit mettre en œuvre et diriger au sein du groupe. Un contrôle doit bien s’exercer, mais il ne résulte pas de la volonté ou du désir de celui qui serait chargé de faire respecter l’ordre.
68C’est l’esprit même du groupe qui l’établit [32]. Or ce contrôle social des activités individuelles ne s’oppose pas à liberté de l’enfant, justement parce qu’il ne s’exerce pas de l’extérieur, mais par le groupe dont il est partie prenante. On retrouve ici sa conception positive de la liberté : la liberté, et par là l’épanouissement de l’enfant, ne s’oppose pas à la vie associée, mais se réalise par la participation et la coopération à une vie commune.
69Cette participation, au regard de la qualité des relations coopératives qui s’y nouent, permet également à l’enfant de développer, dans des activités qui suscitent son intérêt et au sein d’une communauté à laquelle il est attaché, son sens du désintéressement, d’intégrer pratiquement dans ses dispositions la valeur propre d’une conduite généreuse à l’égard d’autrui.
70Enfin, cette logique de « coéducation », parce qu’elle renforce la sociabilité des enfants, est un moyen essentiel en démocratie pour lutter contre toutes les formes de ségrégation sociale qui, en isolant les individus et les groupes, les dressent en étrangers et limitent les occasions d’échange fructueux et d’enrichissement réciproque. Ainsi, des relations entre classes sociales, nationalités, confessions, et des relations de genre : « Une coopération effective, franche et immédiate pour la réalisation des intérêts qu’hommes et femmes partagent en commun – réalisation dont dépendent toutes les avancées sociales – ne peut être mise en œuvre sans une compréhension instinctive, une capacité pratique de sympathie, avec les points de vue et les manières de l’autre. Or cela s’avère tout simplement impossible dès lors que les deux sexes, durant la période la plus plastique de leur vie, sont tenus en état d’isolation artificielle » [cité in Rockfeller, 1991, p. 256].
L’école, un laboratoire de citoyenneté
71Cette conception de l’école comme communauté démocratique – je crois qu’il faut marquer cette différence – paraît très éloignée de celle qui préside au modèle républicain, notamment français. En effet, le philosophe américain a toujours répudié toute conception, fonctionnelle et mécanique, de l’éducation dont la principale mission serait de préparer les enfants à accomplir au mieux leur métier de citoyen dans leur vie d’adulte – comme si l’éducation et l’expérience éducative n’avaient pas de valeur en elles-mêmes. L’école, ne cesse de rappeler Dewey, n’est pas « une préparation à la vie à venir » [1897a, p. 115], notamment à la vie citoyenne, mais une vie au sens le plus profond du terme où s’opère ce processus continu par lequel se libère, s’enrichit et s’harmonise l’expérience de chacun. Le rôle de l’école ne saurait donc consister à ajuster ou à adapter les élèves aux institutions et aux normes sociales. Elle n’est pas un lieu de reproduction ou d’intégration sociales. Parce que la démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement mais un mode de vie et d’expérience commune, une forme d’association humaine qui se noue et se joue dans toutes les relations interhumaines, l’école pour Dewey doit être un laboratoire de citoyenneté où est vécu quotidiennement et expérimenté pratiquement, ici et maintenant, ce mode de vie démocratique [33]. Cela suppose de surmonter un nouveau dualisme, celui qui a, historiquement, toujours opposé mode d’instruction et mode de gouvernement, mais aussi celui qui sépare radicalement l’école de la société, voire même de la vie.
72Sur le premier aspect, l’école ne peut être un laboratoire de citoyenneté que si les enfants sont, selon leurs aptitudes, non seulement responsables de leurs activités personnelles, de la marche générale du groupe dans ses activités collectives – où ils apprendront tant à diriger qu’à obéir –, mais aussi des participants actifs au gouvernement de l’école, par exemple en désignant des représentants au conseil d’administration, en organisant leurs propres conseils, etc. Enseigner la démocratie sans s’y engager pratiquement, ce serait pour Dewey enseigner à l’enfant à nager en faisant des mouvements en dehors de l’eau. De la même façon, les enseignants, dépositaires de l’idéal démocratique, doivent participer à l’organisation de l’école, qu’il s’agisse des programmes ou de l’administration de l’établissement.
73tout cela plaide, pour Dewey, en faveur d’un rôle accru du syndicalisme enseignant – mouvement auquel Dewey participera personnellement. Plus généralement, Dewey en appelle à la coopération de tous les « ouvriers de la communauté scolaire [34] » : administrateurs, médecins, psychologues, assistantes sociales, architectes, ingénieurs, etc. Enfin, les parents et toutes les associations pertinentes de la société civile – à l’exception des associations religieuses qui, pour Dewey, peuvent être source de divisions dans une démocratie pluraliste [35] – ont aussi un droit de regard sur l’école.
74tout cela plaide en faveur d’une vaste décentralisation des écoles en même temps que pour l’instauration d’une profonde continuité entre l’école et son environnement social. L’école sanctuaire républicaine – ou ce qu’il nomme « l’école monastère » – constitue pour lui un antimodèle. non seulement l’école doit être ouverte à la société, aller vers elle en nouant avec elle un « esprit de compagnonnage » (a free and vital interplay) [1916a, p. 208], mais, réciproquement, elle doit s’appuyer sur les expériences de l’enfant en dehors de l’école et établir, dans ses pratiques éducatives, une continuité avec celles-ci. L’école doit « représenter la vie présente – vie aussi réelle et vitale pour l’enfant que celle qu’il mène à la maison, dans son quartier ou sur le terrain de jeu » [1897a, p. 115]. Parce que les enfants viennent à l’école avec les intérêts et les activités de leur famille et le voisinage dans lequel ils vivent, il incombe à l’enseignant d’exploiter ces ressources, notamment en exposant ces activités à l’enfant, en les reproduisant en classe de telle manière que l’enfant apprenne progressivement leur signification et soit capable de jouer son propre rôle par rapport à elles. C’est là pour Dewey « la seule façon d’assurer la continuité du développement de l’enfant, la seule façon d’asseoir sur un fond d’expériences passées les idées nouvelles reçues à l’école » [ibid.].
75De la même façon, si Dewey a été l’un des pionniers de l’enseignement professionnel, c’est parce qu’il jugeait qu’une culture littéraire ne pouvait être séparée de la vie ordinaire qu’au prix d’un appauvrissement des deux.
76Cette connexion nécessaire entre l’école et le lieu de travail doit permettre de lutter contre le mépris culturel du travail, ce legs aristocratique qui, en soutenant cet autre dualisme fallacieux entre la pensée et l’action, la théorie et la pratique, légitime une division du travail assignant des activités différentes à la « classe intellectuelle » et à la « classe manuelle ». Comme l’écrit Lash [2002, p. 316], « l’école, telle que Dewey la concevait, servait d’atelier modèle où les technologies sous-tendant la production moderne devenaient compréhensibles à travers l’application pratique et l’expérimentation. Sa salle de classe était l’antithèse du taylorisme : loin de décourager la curiosité et l’initiative, elle aspirait à encourager une compréhension du processus de production dans sa totalité, tout autant que du processus final, en montrant de quelle manière chaque opération contribuait au résultat final ».
77En ce sens, cette ouverture de l’école à la société vise moins à en assurer la reproduction qu’à en initier la transformation graduelle. Dès lors, ce laboratoire démocratique d’une citoyenneté en acte que constitue l’école peut et doit être aussi, en retour, un espace de démocratisation de la société [36] .
Le rapport pédagogique et la transmission du savoir comme relation de don
78Je n’ai pour l’instant guère évoqué ce qui constitue pour beaucoup le cœur de la mission scolaire : la transmission des savoirs. Or cette question, Dewey l’aborde dans une perspective qui doit beaucoup à sa conception de l’école comme communauté coopérative, comme espace de dons, et à sa valorisation de la continuité de l’expérience scolaire.
79Comme le rappelle Westbrook [1991], Dewey a souvent été considéré comme l’un des pionniers d’une éducation « centrée sur l’enfant », opposée à la traditionnelle « éducation centrée sur les savoirs ». tel était d’ailleurs le cœur du débat pédagogique qui lui était contemporain, il y a plus d’un siècle – et qui ne cesse de faire retour aujourd’hui. D’un certain point de vue, ce jugement n’est pas faux. Pour lui, toute éducation doit être centrée sur l’enfant au sens où son point de départ, sa matière première, ce sont bien les impulsions natives, les capacités, les intérêts et les initiatives d’individus toujours singuliers. néanmoins, au regard de sa démarche relationnelle et interactionniste, l’enfant et les sujets d’étude (curriculum) constituent les deux faces du processus éducatif. Aucune de ces deux faces ne doit être négligée. Au contraire, elles doivent être mises en relation, en continuité.
80Pour cela il faut, suggère Dewey, « se débarrasser de l’idée funeste qu’il y aurait une opposition de nature (plutôt que de degré) entre l’expérience de l’enfant et les divers sujets qu’il abordera au cours de ses études » [1902, p. 189]. L’expérience de l’enfant renferme en effet déjà en elle-même des éléments – des faits, des vérités – de même nature que ceux que contiennent les programmes élaborés par la raison des adultes, et, plus important encore, les attitudes, les mobiles et les intérêts qui ont conduit à leur développement et à leur organisation. Il s’agit donc d’interpréter ces intérêts et ces mobiles comme le résultat de forces à l’œuvre dans la vie de l’enfant et donc d’y découvrir les moyens propres à donner à son expérience présente une maturité plus riche [ibid.]. Si, d’une part, on abandonne ainsi l’idée que tout programme d’études constitue un corpus immuable, prêt à l’usage et extérieur à l’expérience de l’enfant, et si, d’autre part, on reconnaît le caractère plastique, embryonnaire et actif de cette expérience, alors ce que l’on nomme « l’instruction des enfants » n’est rien d’autre qu’une reconstruction continue, qui va de l’expérience présente de l’enfant à l’expérience incarnée dans le corps des savoirs constitués.
81C’est en ce sens que la pédagogie de Dewey ne peut être assimilée à l’école dite progressive, qu’il a tout autant mise en cause que l’école traditionnelle. S’il critique cette dernière, c’est avant tout parce qu’elle conçoit les enfants comme autant d’ardoises vierges sur lesquelles l’enseignant aurait à inscrire les leçons de la civilisation. Elle rompt ainsi toute continuité entre un programme, uniforme et qui ne peut être imposé que par la « discipline », et l’expérience propre des enfants, assimilée négativement à leur immaturité. Dès lors, c’est le sujet d’étude qui est le but et lui seul détermine la méthode à suivre. L’enfant n’est que cet être immature qui doit être porté à maturité, cet être superficiel qui doit être enrichi, cette expérience étroite qui doit être approfondie. L’éducation n’est plus une relation, ou du moins elle n’est plus qu’une relation fondamentalement asymétrique. Elle n’est en tous les cas pas une relation de don : l’enfant « n’a qu’à recevoir, qu’à accepter. Il a fait sa part quand il s’est montré docile et soumis » [1902, p. 86].
82Pour sa part, l’école progressiste, « romantique », ne conçoit la relation éducative que sous l’aspect inverse. À la « dictée » (dictation) de l’adulte, elle substitue celle de l’enfant [1930b, p. 131]. En stigmatisant comme un despotisme tyrannique et criminel pour l’individuation de l’enfant tout geste de transmission, elle conçoit la relation pédagogique en hypostasiant non pas le moment du recevoir, mais celui du don spontané d’un enfant roi, reconnu comme seul donateur légitime en son royaume. Dès lors, l’enfant est non seulement le point de départ, mais aussi le centre et le point d’arrivée du processus éducatif, son développement personnel est l’idéal et la norme, les sujets d’étude sont de simples moyens qui ne déterminent en aucun cas la qualité et la quantité de ce qui doit être appris. Seule importe la réalisation de soi et non l’acquisition de connaissances ou de savoirs. Plus largement encore, cette opposition entre « traditionalistes » et « progressistes », entre l’enfant et le sujet d’études, se prolongerait interminablement en d’autres dualismes tout aussi fallacieux pour Dewey – la « discipline », la « directivité », la « loi » prônées par les partisans de l’école centrée sur le savoir s’opposant à « la liberté et l’initiative », la « spontanéité », l’« intérêt » prônés par les tenants d’une pédagogie centrée sur l’enfant, etc.
83Dans la mesure où Dewey prétend surmonter ces dualismes, et donc penser la relation au savoir et le rapport pédagogique comme une relation de don réciproque, il ne peut être avec justice assigné à aucun de ces deux camps. Pour dépasser ces dualismes et frayer sa voie entre « traditionalistes » et « progressistes », Dewey appelle à rompre avec leur obsession commune pour le facteur personnel. Entre enfant et enseignant, il n’y a pas à choisir, l’un n’a pas plus à dicter son comportement à l’autre. En effet, lorsque l’on met au contraire l’accent sur la nécessité de développer des expériences riches en qualité éducative – et telle est pour Dewey la finalité même de l’école –, le centre de gravité se déplace vers ces expériences auxquelles enseignants et élèves participent l’un comme l’autre. Dès lors, « ce qui importe avant tout, affirme Dewey, c’est de découvrir quelles sont les formes d’expérience de valeur, non pas seulement dans l’instant, mais au regard de ce à quoi elles conduisent : les questions qu’elles suscitent, les problèmes qu’elles occasionnent, les demandes d’information qu’elles suggèrent, les activités pratiques qu’elles appellent, etc. » [1916a, p. 131].
84Sa critique de l’école progressiste [1902 ; 1930b ; 1916a, chap. 6] mérite qu’on s’y arrête un instant. Le danger de cette école est de considérer que les enfants d’un certain âge sont déjà tout équipés de capacités et d’intérêts qui seraient choses significatives par elles-mêmes et qui n’auraient donc qu’à être développées à partir de ce qu’elles sont ici et maintenant. Au contraire, « les intérêts ne sont rien d’autre que des attitudes vis-à-vis d’expériences possibles, ils n’ont rien d’achevé, leur valeur est celle d’un levier » [1902, p. 193]. S’ils ne doivent être ni réprimés ni flattés, c’est parce qu’ils sont toujours le signe de capacités sous-jacentes que l’enseignant, par une observation bienveillante et continue, doit découvrir pour mieux les diriger. Si les réprimer, c’est affaiblir la curiosité, la vivacité d’esprit et la capacité d’initiative de l’enfant, les flatter, c’est « substituer le caprice et la fantaisie à l’intérêt authentique » [1897a, p. 122].
85La question de l’articulation entre l’enfant et le sujet d’études pose donc celle de la relation pédagogique entre l’enfant et l’éducateur. Pour Dewey, le bon éducateur est celui qui, au lieu d’exploiter tels quels les intérêts et les tendances des enfants, veille à les mobiliser pour guider l’enfant vers leur aboutissement dans le sujet d’étude, qu’il soit scientifique, littéraire, artistique, historique, etc. Pour cela, il doit réinsérer ces sujets dans l’expérience.
86En effet, la transmission du savoir vaut seulement en tant que processus de conversion de l’expérience d’un autrui collectif – la communauté de tous ceux qui ont produit ce savoir – en expérience personnelle. Elle consiste ainsi en un partage d’expériences qui assure d’une part la pérennité d’un patrimoine collectif, « donné » en quelque sorte aux générations ultérieures, et d’autre part l’enrichissement de l’expérience de chacun à travers une réappropriation active qui l’actualise. Or ce processus de conversion n’est possible que si on reconnaît que le savoir est le produit des efforts de l’homme pour résoudre les problèmes que son expérience a rencontrés et si l’on apprend aux enfants par quelles méthodes d’investigation et d’expérimentation l’humanité a pu acquérir ce savoir. tel est le sens du « méthodologisme » deweyien : le savoir vaut moins en soi qu’au regard de ses méthodes d’acquisition. C’est à ce titre qu’il peut enrichir l’expérience de l’enfant. non seulement en approfondissant sa signification par le partage d’une expérience collective, mais aussi en accroissant la capacité de l’enfant à diriger le cours de ses expériences ultérieures, bref en élargissant sa capacité d’agir individuelle et sociale, donc sa liberté [37].
87La tâche de l’enseignant n’est donc pas d’imposer ce savoir, en brandissant la menace de sanctions et en suscitant le plus souvent l’ennui et l’apathie, ou de laisser l’enfant livré à lui-même, mais de construire un environnement où l’enfant se trouve confronté, dans ses activités immédiates, à des problèmes le conduisant à mobiliser les connaissances et les savoir-faire des sciences, de l’histoire, de l’art, etc. Il faut, souligne Dewey, s’adressant aux enseignants, que « l’enfant accomplisse sa propre destinée, telle qu’elle se révèle à vous, dans les trésors de la science, de l’art et de l’industrie ».
88L’éducateur agit moins sur l’enfant qu’il n’agit sur l’environnement, en déterminant le milieu qui permettra de stimuler et d’épanouir ses pouvoirs actifs [38]. Et c’est ainsi qu’il pourra guider les intérêts de l’enfant, afin d’en faire quelque chose de plus accompli, de plus large mais aussi de plus discipliné, de plus ordonné. À l’évidence, cette tâche attribuée à l’enseignant se révèle très exigeante, et l’on peut à juste titre, avec Westbrook [1991], en conclure que la pédagogie de Dewey est en fait avant tout une pédagogie « centrée sur l’enseignant [39] ».
Éducation de la liberté, éducation de la réciprocité : le maître deweyien et le maître durkheimien
89De ce point de vue, la pédagogie deweyienne et celle que préconise Durkheim partagent un certain nombre de points communs. Comme le rappelle Fillioux, non seulement tous deux ont développé au même moment une pédagogie de groupe, mais plus encore tous deux donnent pour mission à l’école de forger et de faire vivre le sentiment de société en constituant le « “groupe-classe” comme miniature où s’effectue l’apprentissage de la “vie collective”, du don au groupe » [1977, p. 441]. Pour l’un et l’autre, le maître doit faire vivre ce groupe. « Le maître durkheimien, comme le maître deweyien, conduit la classe en coordonnant les apports, tire et fixe les conclusions de discussions collectives, facilite le processus par lequel le collectif construit son propre code de préceptes et condense le fruit de ses expériences collectives, voire associe la classe à la fonction de contrôle. Les élèves peuvent de la sorte vivre réellement non seulement la force du groupe, mais une sorte de démocratie » [ibid., p. 452]. néanmoins, si Dewey parie davantage que Durkheim sur la fonction instituante du groupe-classe, sur sa capacité d’autocontrôle et par là accorde un moindre pouvoir personnel au pédagogue, c’est en raison de la différence essentielle de leurs conceptions respectives de la nature humaine. En effet, le rôle accordé au maître chez Durkheim est indissociable de sa conception singulière de l’enfant et de l’adolescent, comme un être a-, pré- ou antisocial. tel est justement le postulat initial de sa sociologie de l’éducation : « La société se trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d’une presque table rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus rapides, à l’être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en ajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà quelle est l’œuvre de l’éducation […] Elle doit nous amener à dépasser notre nature initiale » [1993, p. 42,56].
90En dépit de tout ce qui rapproche Dewey et Durkheim, ne peut qu’être étrangère au philosophe américain cette hypothèse d’une nature humaine insociable et égoïste qui exigerait d’être en quelque sorte redressée par la société afin que les individus deviennent capables de mener une vie morale et sociale. « Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage. » La nature humaine n’est-elle pas, suggère Dewey, le chien des moralistes professionnels [40] ? D’où leur incessante volonté de la corriger, de la modeler, notamment par l’éducation, afin de lui rajouter cette dimension morale ou sociale qui lui serait fondamentalement extrinsèque. Ce qu’il faut surmonter pour Dewey, c’est justement cette séparation entre la nature humaine et la morale qui conduit à opposer les aspects moraux au reste de la nature et des attitudes ordinaires que les individus manifestent dans leur vie civique et professionnelle, leur commerce amical ou même leurs loisirs [1922a, p. 8].
91En effet, la vie morale et sociale – et plus encore la vie démocratique – ne suppose aucun arrachement à la nature. La nature humaine pour Dewey est fondamentalement plastique, ouverte parce qu’active. Elle est faite d’abord d’une multiplicité d’impulsions natives non dirigées et malléables. À ce titre, elle est avant tout un modèle de créativité, et non une table rase sur laquelle la société devrait graver ses lois, une ardoise vierge sur laquelle le maître devrait graver les leçons de la civilisation.
92À la différence de Durkheim, Dewey considère que l’immaturité de l’enfant ne doit pas être considérée comme une qualité négative, comme un manque, un vide à combler, comme si sa seule fonction était de s’effacer devant le but : l’accès à l’âge adulte, à l’être social. Les « impulsions innées » fondamentales de l’enfant – impulsion à communiquer, à découvrir et à enquêter, à construire et à mettre en forme, à affiner son expression – sont, pour Dewey, « les ressources naturelles, le capital non investi, dont la mise en valeur conditionne la croissance active de l’enfant » [1900, p. 47-48]. À ce titre, elles constituent avant tout des dispositions au changement, à de nouvelles expériences, à de nouvelles relations avec l’environnement [Zask, 1999, p. 87]. L’immaturité désigne ainsi une force positive, une capacité d’agir, une possibilité de croissance qui ne demande qu’à être stimulée et dirigée [Dewey, 1916a, p. 27-29]. Dès lors, en mettant ainsi davantage l’accent sur la croissance, le développement, l’approfondissement de l’expérience que sur l’incorporation de modèles, la communauté scolaire doit d’abord être l’objet d’une expérience vécue, facilitée certes mais non à proprement parler dirigée par le maître. Comme le souligne Fillioux, « Durkheim reste donc en deçà de Dewey, parce qu’il ne donne pas en définitive le même sens à ce que l’on pourrait appeler une “éducation de la liberté” » [1977, p. 463].
93En deçà d’une éducation de la liberté, mais aussi d’une éducation de la réciprocité. En effet, pour Dewey, c’est la relation pédagogique tout entière qui repose sur le don. Dans la mesure où l’on rompt avec la représentation fallacieuse – partagée par Durkheim et, différemment, par les partisans de la pédagogie traditionnelle – de l’enfant comme être asocial, il est possible de reconnaître combien « l’enfant naît avec un désir de donner, de faire, c’est-à-dire de servir » [1897b, p. 98]. C’est bien cet appât du don qu’il s’agit pour le maître de développer, d’approfondir et d’élargir, notamment en instituant l’école comme une communauté coopérative, en favorisant la coéducation, etc. Quel que soit son caractère désorganisé et parfois exclusif, il y a dans cette disposition native, dans cet « intérêt » – au sens précis du terme que j’ai rappelé – de l’enfant, un levier pour la formation de ce « soi généreux » qu’il décrit dans sa philosophie morale. Mais ce que Dewey souligne aussi, c’est combien, dans le partage d’expériences qui constitue la relation pédagogique, l’enfant donne à l’enseignant à mesure qu’il reçoit de lui. La relation éducative, comme expérience transactionnelle, comme give and take réciproque, est en effet pour Dewey avant tout un partage d’expériences et de significations où chacun apprend tout autant qu’il enseigne.
94Ainsi, lorsque l’enseignant a joué son rôle, c’est-à-dire mis en œuvre les conditions propres à stimuler la pensée de l’élève et su adopter une attitude bienveillante au regard de ses activités en entrant avec lui dans une expérience commune conjointe, c’est à l’élève de faire sa part de chemin. Or le chemin qu’il tracera, l’enseignant ne peut le connaître totalement à l’avance. Il y a toujours, note Dewey, « quelque chose de nouveau (fresh), quelque chose que même le plus expérimenté des enseignants ne peut anticiper dans la façon dont un enfant s’empare d’une question » [1916a, p. 177]. Dès lors, apprendre constitue un processus éducatif également pour l’enseignant, une « expérience de compagnonnage intellectuel » avec son élève qui enrichit son expérience personnelle comme son savoir-faire pédagogique. Parce que la relation pédagogique constitue une activité partagée et continue, s’y déploie le cercle du don : « L’enseignant est un élève, et l’élève, sans s’en apercevoir, un enseignant – et moins on se soucie, de part et d’autre, de savoir qui donne ou qui reçoit, mieux le processus d’éducation se porte » [ibid., p. 95].
95Bref, plutôt que de poser que les élèves détestent apprendre – pour en conclure soit que le savoir doit leur être imposé par les maîtres soit qu’il ne peut surgir que de la spontanéité des enfants –, le pari éducatif de Dewey suppose ainsi que tout individu a quelque chose à recevoir et à donner. Or ce pari, le pari du don, est, d’une façon plus générale encore, au cœur du pari éducatif et démocratique de Dewey. C’est sur ce point que je voudrais conclure.
FOI DANS L’EXPÉRIENCE, FOI DANS LA NATURE HUMAINE : DÉMOCRATIE, ÉDUCATION ET PARI DU DON
96Pour Dewey, si démocratie et éducation sont à ce point coextensives l’une à l’autre, c’est parce qu’elles partagent une foi commune. Cette foi, Dewey la nomme « foi dans l’expérience et la nature humaines [41] ». Un tel appel à la foi peut légitimement surprendre, surtout sous la plume d’un auteur attaché à défendre un naturalisme et un humanisme empiriques. Or, pour Dewey, ce parti pris naturaliste ne s’oppose pas à une démarche idéalisante mais la suppose. Réfutant le dualisme entre l’idéal et le réel, il propose au contraire d’en souligner la continuité. La nature – donc la nature humaine – est en effet, comme la vie elle-même, en perpétuelle évolution et recèle donc des potentialités non encore actualisées. En ce sens, le travail d’idéalisation constitue une démarche pratique, ancrée dans les « faits » de la nature et qui, à partir de leur juste appréhension, projette une harmonie possible entre la réalité empirique et ce que nous jugeons désirable. L’expérience permet ainsi à l’homme de reconnaître les possibilités données dans le monde, de s’ouvrir, par l’imagination créatrice qu’elle stimule, un accès à des idéaux et de contribuer à les réaliser. Cette continuité visée entre ce qui est et ce qui devrait être incite – en raison de la discontinuité effectivement vécue – à l’action, c’est-à-dire à la réalisation de ces idéaux dans le monde. À ce titre, l’idéalisation repose sur une confiance (trust) dans le monde et dans la nature humaine. Elle suppose que les contradictions de fait entre nos idéaux et la réalité empirique non seulement ne sont pas insurmontables mais peuvent et doivent être surmontées. C’est justement cette attitude pratique et volontariste qui est au cœur de cette foi dans la nature humaine que Dewey place au cœur de l’idéal démocratique.
La démocratie comme pari sur la nature humaine
97En effet, la démocratie, parce qu’elle consiste à libérer l’expérience humaine, à assurer le déploiement pour chacun de toutes ses potentialités créatrices, suppose nécessairement un tel rapport de confiance envers la nature humaine. C’est en ce sens que ce type de régime ou de société doit, plus que tout autre, « laisser libre cours (free play) à la nature humaine » [1939c, p. 96]. Mais il ne le doit pas parce que la nature humaine serait objectivement bonne, perfectible, etc., et conduirait, une fois libérée de toutes les entraves extérieures arbitraires, à la mise en œuvre d’institutions démocratiques qui fonctionneraient avec succès. L’idéal démocratique – l’humanisme démocratique – de Dewey est bien plus original. En effet, la démocratie n’implique pas que les valeurs humanistes soient vraies ou conformes à une essence objective de l’homme [42]. « Elle est, affirme Dewey, la croyance qu’une culture humaniste doit prévaloir » [ibid., p. 97]. C’est en ce sens que l’expérience démocratique est indissociable d’un pari de confiance, soit, dans les termes délibérément religieux qu’il emploie, d’« une foi agissante dans les possibilités de la nature humaine » telles qu’elles se manifestent en tout être humain et, à travers elle, d’« une foi personnelle en la coopération quotidienne entre les individus [43] ».
98néanmoins, identifié à cette foi et à cette croyance, l’idéal démocratique ne se résume pas pour autant à une simple exhortation morale. Il n’est pas un idéal utopique, il s’atteste pratiquement dans nos activités quotidiennes.
99Reposant sur une vision des possibilités qu’offre l’expérience, il projette jusqu’à leurs limites logiques et pratiques les forces inhérentes à la nature humaine et appelle ainsi à créer concrètement les conditions sociales propices à leur épanouissement. C’est en ce sens que cet idéal constitue pour Dewey le fondement de la critique des institutions existantes et l’aiguillon de multiples projets de réforme. Pour le dire autrement, l’idéal démocratique, animé par cette foi, appelle à faire « comme si » cette croyance était vraie, comme si, « dans des conditions favorables », la nature humaine pouvait indéfiniment s’enrichir et se perfectionner pour chacun, quels que soient son sexe, sa race, sa classe, etc., et, corrélativement, contribuer à enrichir à son tour l’expérience de tous. Faire « comme si », c’est donc pour chacun agir au quotidien, s’engager conformément à cette foi, jouer et rejouer ce pari. Dewey peut ainsi formuler son impératif catégorique : « Découvrez comment opèrent tous les éléments de notre culture existante et alors veillez à ce que, en toute circonstance et en tout lieu où il en sera besoin, ils soient modifiés afin d’arriver à ce que leur action libère et accomplisse les potentialités de la nature humaine » [1939c, p. 97].
100Dewey d’ailleurs n’hésite pas à employer une formulation plus forte et plus religieuse encore : « À long terme, la démocratie persistera ou périra avec la possibilité de maintenir la foi et de la justifier par des œuvres » [ibid., p. 98]. Ce qu’il souligne ainsi, c’est que la démocratie s’exprime avant tout dans les attitudes pratiques qu’adoptent les individus et ne peut être évaluée qu’au regard des conséquences qu’elle produit dans leurs vies.
101Bref, il n’y a donc d’autre démonstration de sa valeur que par l’évaluation des conséquences que cette foi personnelle et les dispositifs institutionnels qu’elle inspire produisent au cours de l’histoire dans la vie des hommes, de leur contribution à la reconstruction et à l’enrichissement continus de l’ensemble de l’expérience humaine de chacun et de tous (son influence sur la politique, l’industrie, l’art, la science, la morale, la religion etc.), en un mot ce que nous avons nommé sa valeur éducative [44].
102Bien sûr, il n’est pas a priori illégitime de considérer qu’un tel critère d’évaluation de la valeur de la démocratie est particulièrement vague. Mais c’est justement cette indétermination qui est pour Dewey fondamentale. La démocratie, comme l’individualité, est un accomplissement, une expérience, une expérimentation continue. Elle ne suppose aucun critère préalable de la bonne vie. La vie bonne, naturellement humaine, ne peut être découverte – et diversement – que dans la continuité même de l’expérience des individus vivant en association [Zask, 1999, p. 126].
Le pari éducatif en démocratie comme don
103En démocratie, l’expérience interhumaine est ainsi à elle-même sa propre fin – une fin sans fin, est-on tenté de dire, sans conclusion possible, frappée, au sens de Claude Lefort [1981], d’une indétermination constitutive. C’est en ce sens que cette foi dans la nature humaine s’identifie chez Dewey à la foi dans l’expérience et sa créativité : « La démocratie est la croyance en la capacité de l’expérience humaine à générer les buts et les méthodes qui permettront à l’expérience ultérieure d’être riche et ordonnée. toutes les autres formes de foi morale et sociale reposent sur l’idée que l’expérience doit, à un moment quelconque, être soumise à une forme de contrôle extérieur, à quelque “autorité” censée exister en dehors des processus de l’expérience.
104La démocratie est la conviction que le processus de l’expérience importe davantage que tel ou tel résultat particulier – les résultats particuliers ayant une valeur ultime uniquement s’ils servent à enrichir et à ordonner la suite du processus » [1939a, p. 244].
105Or cette foi dans l’expérience et dans la nature humaine n’est autre que cette foi dans l’éducation qui l’a toujours animé. En effet, poursuit-il, « puisque le processus de l’expérience peut être éducatif, la foi en la démocratie est inséparable de la foi en l’expérience et en l’éducation » [ibid.].
106Comme on l’a vu, l’éducation suppose en effet que l’esprit humain puisse être « éveillé », que la capacité à communiquer et à coopérer avec autrui puisse être approfondie et développée, que l’individualité de chacun puisse s’épanouir et croître. Sans un tel pari, l’éducation serait dépourvue de sens.
107Un enseignant qui ne partagerait pas une telle foi aurait cessé d’enseigner, et l’élève de pouvoir apprendre. Bref, seuls ceux qui ont foi dans la créativité de l’expérience humaine, seuls ceux qui croient aux potentialités de la nature humaine croient dans l’éducation, donc dans la démocratie. C’est en ce sens que l’humanisme démocratique et le credo pédagogique de Dewey ne font qu’un. Ils n’ont de sens qu’au regard de ce pari sur la créativité de l’expérience, pari d’où résulte l’obligation qui est la nôtre de créer des conditions favorables à l’épanouissement des capacités de la nature humaine.
108Ce pari, il nous faut plus fermement le formuler en clé de don, comme Dewey nous y a déjà invités à plusieurs reprises. Si l’éducation, en démocratie, suppose que « tout ce que la société a accompli pour elle-même [soit] mis, par l’intermédiaire de l’école, à la disposition de ses futurs membres » [1900, p. 7] – et donc d’offrir par là même à chacun l’opportunité de développer ses capacités distinctives –, ce don de la société à ses membres suppose en premier lieu que toute personne est susceptible d’être éduquée.
109C’est donc parce que toute personne est susceptible d’être éduquée qu’il fait sens de lui transmettre un savoir, de partager avec elle les « ressources intellectuelles et morales que l’humanité a réussi à rassembler », d’en faire la légitime « héritière de ce capital qu’est la civilisation » [1897a, p. 111].
110Mais ce don – comme on dit « donner une leçon » – suppose aussi que les élèves pourront, en retour des opportunités ainsi reçues, faire fructifier ce legs, offrir quelque chose d’unique grâce aux dons qui leur auront été prodigués, contribuer à faire vivre ces systèmes de signification communs, à les actualiser en y apposant chacun leur marque distinctive. Bref, qu’ils sauront donner à leur tour, tant à leurs contemporains qu’aux générations futures. Comme le souligne S. Carden, « toute culture, si elle ne veut pas stagner ou périr, doit pouvoir bénéficier de changements progressifs et de tels changements résultent avant tout des innovations apportées par les individus, en dépit de la nature conservatrice des traditions culturelles.
111L’éducation suppose donc un juste équilibre entre forces conservatrices et forces progressistes » [2006, p. 69].
112Cette relation de réciprocité, que l’on a repérée tant dans la conception deweyienne de la liberté et de la participation démocratique que dans son analyse de la classe, du rapport au savoir et de la relation pédagogique, est au cœur des relations entre individu et société. L’éducation « fait société » dans la mesure même où elle « fait l’individu ». Et cette constitution conjointe de l’individu et de la société s’opère par un processus d’échange réciproque.
113L’éducation est bien ce que donne la société à ses membres, sollicitant ainsi un retour de la part de ceux qui en ont bénéficié. Et la démocratie, dans la mesure où elle écarte toute forme d’autorité préalable, accueille la division, le pluralisme et le conflit, et reconnaît, en raison de la « dissolution des repères de la certitude » – pour reprendre une nouvelle fois les concepts de Claude Lefort –, son indétermination constitutive, ne peut assurer son unité, sa pérennité et sa dynamique propre que par la valorisation et l’approfondissement continus de cette part du don, de cette réciprocité par laquelle elle s’institue.
CONCLUSION ( MORALE ET POLITIQUE )
114En quoi ce long parcours à travers l’œuvre de Dewey peut-il nous aider à porter un autre regard sur la crise actuelle de l’école ? En quoi celle-ci pour-rait-elle bien avoir quelque rapport avec cette question du don et de sa part nécessaire en démocratie ? Je me risquerai à quelques hypothèses rapides, laissant au lecteur le soin de tirer lui-même, à partir de cette présentation, ses propres conclusions morales et politiques. Ces hypothèses se déduisent de la thèse de la coextensivité entre don, éducation et démocratie que j’ai suggéré de reconstruire à partir de Dewey. Dans cette perspective, la crise de l’éducation peut être interprétée comme une crise de la réciprocité, une mise en cause et en défaut de la valeur instituante du don en démocratie.
-
À ce titre, cette crise de l’école traduit un certain épuisement de cette
foi dans l’éducation, donc de cette foi dans la démocratie qui a, longtemps,
été la nôtre. En effet, il ne va plus de soi que « tout ce que la société a
accompli pour elle-même [doive être] mis, par l’intermédiaire de l’école, à
la disposition de ses futurs membres », pour reprendre une nouvelle fois cette
formule de Dewey [45]. Que donner ? Enseignement général ? Enseignement
professionnel ? À qui ? À tous ? À ceux qui sont capables, socialement et
culturellement, de recevoir ce don ? Et à quel coût ? Et selon quel rendement ? Ces questions n’ont plus les réponses presque évidentes – dans les
discours au moins – qu’elles avaient il n’y a pas si longtemps encore. Il en
est de même pour le deuxième moment du don : qu’est-il légitime, qu’est-il
utile de recevoir ? transmettre et faire partager « les ressources intellectuelles et morales que l’humanité a réussi à rassembler » (Dewey), n’est-ce pas
imposer, en fait, une culture uniforme, un universalisme européocentré, dissimulant des formes de domination et d’hégémonie néo ou postcoloniales ?
Ou encore : le savoir dispensé à l’école est-il suffisamment adapté aux exigences du marché du travail pour être digne d’être reçu ? Enfin, n’est-ce pas surtout le troisième moment, celui du contre-don, qui fait aujourd’hui problème ? Que rendre ? À qui ? Et comment ? Et pourquoi rendre quoi que ce soit ? L’éducation n’est-elle pas un droit sans contrepartie ? Mais aussi : à donner au plus grand nombre, ne court-on pas le risque de former des assistés, des parasites scolaires, autant de « passagers clandestins », de purs donataires, incapables de s’inscrire dans ce cercle vertueux de l’éducation, bref d’apporter en retour leur contribution à la société ? Pourquoi assigner à résidence scolaire des enfants qui, par leurs comportements en classe ou, chiffres à l’appui, par leurs origines ou leurs difficultés psychologiques avérées dès leur plus jeune âge, sont déjà assignés à un destin scolaire tel qu’ils ne pourront jamais tirer de profit personnel de la formation que l’on a vainement tenté de leur donner, et contribuer utilement, grâce à elle, à la vie collective ? ne faut-il pas marier la carotte et le bâton, le contrat généralisé et l’autorité restaurée, un ordre juste où la réciprocité serait tarifée ? - Ces questions, que j’ai délibérément choisi de formuler d’une façon outrancière, il faut, je crois, les prendre au sérieux. En effet, cette crise de la réciprocité telle qu’elle se manifeste dans et au sujet de l’institution scolaire me semble indissociable d’une crise de l’idéal démocratique, comme si son pari constitutif ne pouvait plus raisonnablement être joué, mais aussi d’une crise du pacte républicain lui-même. Celle-ci s’atteste notamment dans cette fameuse « panne de l’ascenseur social [46] », d’une part, et, d’autre part, dans la crise de la « culture commune » – dont le développement de tensions intercommunautaires, qui aujourd’hui prendraient l’école en otage, est un aspect. Si l’on s’appuie sur les analyses de Dewey [1916a, p. 52], se voient ainsi pris en défaut les deux critères qui définissent la qualité d’une forme de vie démocratique. L’échec de la mobilité sociale, la ghettoïsation de certains établissements et quartiers et la gentrification d’autres manifestent cette incapacité de nos sociétés démocratiques à briser les frontières, notamment de classe mais aussi d’origine culturelle, bref à assurer une plus grande continuité et fluidité entre les différents groupes sociaux. La crise de la culture commune et de la transmission des savoirs exprime quant à elle toute la difficulté de l’école à mutualiser l’expérience collective et à l’enrichir durablement de l’apport d’autres cultures, donc à étendre et à approfondir les significations et les intérêts partagés.
- Il est tentant, comme certains le suggèrent, de considérer que ce serait à cette culture scolaire de la réciprocité – avatar de 68 et/ou de l’emballement de l’individualisme démocratique contemporain – que reviendrait la responsabilité de la mise en péril de l’école et du pacte républicain. Don/poison. tel est l’argument de la plupart des « républicains » dans cette « nouvelle querelle de l’école ». Concrètement, il se traduit par une mise en cause de la valeur éducative des relations de don à chacun des niveaux où nous avons, grâce à Dewey, souligné l’importance des relations de réciprocité. Ainsi du don au sein du groupe-classe et des formes de coopération que Dewey suggérait de développer. Aujourd’hui ces pratiques, même timides dans l’ensemble, sont rituellement stigmatisées comme autant de récréations superflues, de bavardages intempestifs détournant de plus l’école de sa mission véritable : la transmission des savoirs [47]. Or sur ce point aussi, alors que Dewey l’analysait comme une relation de don, l’accent est mis désormais sur les formes d’apprentissage les plus traditionnelles [48]. Et la relation de don interne au rapport maître-élève est de la même façon fréquemment dénoncée comme une démagogie facile, asservie aux illusoires droits de l’enfant roi propres à l’idéologie jeuniste et ridiculisant l’autorité nécessaire du maître.
- Une telle analyse, liant la crise du pacte républicain à des impasses dans la pédagogie scolaire, ne saurait être balayée d’un revers de main, notamment au regard d’une fuite en avant « pédagogiste » tout aussi sensible et dogmatique que la nostalgie républicaine outrancière de certains de leurs adversaires. néanmoins, ce qu’elle présuppose et qui d’un point de vue deweyien ne peut être accepté, c’est que seules des méthodes d’éducation non démocratiques pourraient produire des effets démocratiques, en termes d’égalité des chances et de sens de la communauté [49].
- néanmoins, s’il faut donner raison aux « républicains », c’est au sens où la crise actuelle de l’école a bien pour enjeu celui d’une commune citoyenneté, politique et sociale [50], et que celui-ci ne se résout pas dans le seul appel à un « droit à l’éducation pour tous » et à la mobilisation, par ailleurs nécessaire, de moyens conséquents. Cette exigence d’une commune citoyenneté est indissociable d’une dimension d’obligation mutuelle. Mais il existe, je crois, au moins deux représentations opposées des modes d’engendrement de l’obligation sociale. La première repose sur la contrainte, corollaire d’une représentation de la société et de la socialisation où l’on n’a rien sans rien, où rien n’est donné. La seconde suppose un pari sur la liberté. Pari indissociable de cette foi dans la coopération humaine que Dewey plaçait au cœur de l’expérience démocratique. Pari de l’inconditionnalité, pari de la confiance, pari du don. Selon ce pari, paradoxal, seul celui qui se sait susceptible de recevoir inconditionnellement – parce que la valeur des personnes ne se discute pas, parce que la citoyenneté se donne et ne se monnaie pas – est capable de participer, parce qu’il n’y est pas tenu, au développement d’activités sociales positives, de donner en retour sans conditions, etc.
116Or dès lors qu’à ce pari se substituent, dans un même mouvement, à la fois une volonté – notamment politique – de restaurer l’autorité des savoirs, qui n’auraient plus qu’à être transmis, celle des maîtres, qui n’auraient plus qu’à être obéis, et une logique comptable et utilitaire transformant l’éducation en nouveau système marchand ou l’école en entreprise, c’est la place de chacun dans un espace de reconnaissance et de dons mutuels qui se voit menacée.
117Et avec elle la démocratie, tant elle ne saurait s’instituer ni par la logique de pouvoir ni par celle du marché.
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Notes
-
[1]
Difficulté manifeste lors du débat sur le « socle commun » et avérée à la lecture de sa récente formulation ministérielle.
-
[2]
Les bouleversements dans l’évolution du recrutement des enseignants et de la légitimité de leur travail – telle qu’ils la perçoivent et telle qu’elle est perçue par la société – mériteraient d’être questionnés dans ce sens.
-
[3]
John Dewey (1859-1952) est le philosophe américain le plus important de la première partie du xxe siècle. Son œuvre est pléthorique, couvre les champs les plus divers : morale, politique, esthétique, religion, l’éducation n’en constituant que la partie qui lui a permis de bénéficier d’une certaine notoriété, notamment en Europe. Dewey fut par ailleurs un homme d’engagement, il a expérimenté de nouvelles formes d’école avec sa femme Alice, participé au mouvement progressiste avec Jane Adams, notamment lorsqu’il enseignait à Chicago (1894-1904), au mouvement syndical enseignant, et il a travaillé avec de nombreuses associations. Par ailleurs, il faut souligner que, si Dewey ne semble jamais s’être intéressé à la sociologie française et assez peu aux sciences sociales en général – à l’exception de l’anthropologie culturelle et de la psychologie sociale dont il fut l’un des fondateurs aux états-Unis –, Durkheim l’a lu et commenté dans son cours de 1913-1914 consacré au pragmatisme [1955]. S’il en ressort une évaluation assez mitigée de l’apport pragmatiste à la théorie de la connaissance, Mauss, qui rencontra Dewey à plusieurs reprises tant à Paris que lors de son voyage aux états-Unis en 1926, rappelle que Durkheim avait pour Dewey une « vive admiration », que parmi les philosophes américains il le « mettait tout au-dessus des autres ». Mauss ajoute même que « du côté des moralistes et des philosophes, il est certain que le Pr Dewey est celui qui se rapproche le plus des sociologues » [1968, p. 500].
-
[4]
L’idéal démocratique selon Dewey doit être saisi, j’y reviendrai, sous deux points de vue indissociables : « Considéré du point de vue de l’individu, il consiste à prendre sa part, de façon responsable et selon ses capacités, dans la définition et la direction des activités des groupes auxquels il appartient […]. Du point de vue de la société, il exige la libération des capacités des membres du groupe, en harmonie avec les intérêts et les biens communs » [cité in Campbell, 1999, p. 3].
-
[5]
La meilleure façon, me semble-t-il, d’entrer dans l’œuvre de Dewey et de saisir le sens de son combat contre les dualismes philosophiques est de commencer, pour les non-initiés, par la lecture de Reconstruction de la philosophie [1920, trad. française 2003]. Education and Democracy, publié en 1916, est aussi une efficace et convaincante machine de guerre contre de tels dualismes sur les questions qui nous occupent dans ce texte.
-
[6]
D’une façon générale, Dewey n’emploie guère les substantifs « individu » et « société », pour leur préférer leurs formes adjectivées d’« individuel » et de « social ». À la suite de Dewey, cette perspective d’un dépassement de l’opposition individu/société va devenir un lieu commun dans la tradition interactionniste, ainsi que, aujourd’hui, en France, dans l’œuvre récente de Bruno Latour [2006], qui ne cache pas son admiration pour Dewey.
-
[7]
Il faut ici ajouter que cette individuation est nécessairement plurielle, en raison de la pluralité même des différentes formes d’association humaine auxquelles un individu peut appartenir. Ainsi un homme marié est différent, en raison de cette relation, de ce qu’il était en tant que célibataire et de ce qu’il est en tant que membre d’une église, d’une entreprise, d’un parti politique, etc. Il acquiert de nouveaux droits, de nouvelles responsabilités, etc. Cette pluralité – qui n’exclut pas le conflit et l’expérience d’une division du soi – au cœur même de l’identité fait, selon Dewey, de tout être humain une association, composée d’une multiplicité de cellules (cells/selves) vivant chacune leur vie propre [1927, p. 188].
-
[8]
Dans un autre ouvrage, Dewey écrit dans le même sens : « Que l’esprit et le caractère du jeune enfant soient modifiés par sa relation avec autrui au sein de la famille, que cette transformation s’opère continûment sa vie durant à mesure que ces relations avec d’autres s’élargissent, voilà qui est tout aussi évident que le fait que l’hydrogène se voit modifié lorsqu’il est combiné avec de l’oxygène. Si nous généralisons ce fait, il est clair que, si certaines structures organiques et biologiques restent constantes depuis la naissance, les “lois” effectives de la nature humaine sont les lois d’individus en association » [1935, p. 48].
-
[9]
« La société, écrit Dewey dans Reconstruction in Philosophy, est le processus par lequel on s’associe de façon à ce que les expériences, les idées, les émotions, les valeurs soient transmises et mises en commun » [1920, p. 169].
-
[10]
Dans l’un de ses derniers textes, rédigé plus d’un demi-siècle plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Dewey souligne combien l’histoire récente a montré que les institutions démocratiques ne garantissent pas, seules, l’existence d’individus démocratiques : « Seules l’initiative et la coopération volontaires des individus peuvent produire des institutions sociales qui protégeront les libertés nécessaires pour assurer le développement d’une individualité authentique » [1939b, p. 234].
-
[11]
Ainsi, souligne Dewey dans des termes qui pourraient être ceux de Durkheim, « que la vie économique et industrielle soit, en elle-même, de nature éthique, c’est-à-dire qu’elle puisse contribuer à la réalisation de la personnalité par la constitution d’une unité plus haute et plus complète parmi les hommes, voilà ce que nous ne parvenons pas à reconnaître ; pourtant telle est bien la signification de l’affirmation selon laquelle la démocratie doit devenir industrielle » [1888, p. 65]. C’est dans cette perspective qu’il développera très tôt, j’y reviendrai, un plaidoyer original – à la fois pédagogique, moral et politique – pour l’éducation professionnelle.
-
[12]
[1922b, p. 77-78]. Pour une approche assez comparable de la démocratie comme universalisation de l’aristocratie, je me permets de renvoyer le lecteur à mes travaux consacrés à tocqueville [Chanial, 2005,2006].
-
[13]
Dans la Division du travail social [1991, p. 7], Durkheim soulignait déjà que « l’impératif catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante : mets-toi en état de remplir ultimement une fonction déterminée ». Ce fonctionnalisme, et à travers lui cet organicisme durkheimien, n’est jamais, pas plus que chez Dewey, purement mécanique : « toute société est une société morale [...] parce que l’individu ne se suffit pas, c’est de la société qu’il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c’est pour elle qu’il travaille. Ainsi se forme un sentiment très fort de l’état de dépendance où il se trouve : il s’habitue à s’estimer à sa juste valeur, c’est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d’un tout, l’organe d’un organisme. De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement ses sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l’occasion, des actes de renoncement complet et d’abnégation sans partage » [ibid., p. 207].
-
[14]
Ici également, il est assez frappant d’observer les multiples convergences entre les analyses de Dewey et de Durkheim, notamment lorsque ce dernier, dans ses Leçons de sociologie, souligne que « la libération progressive [de notre individualité morale] ne consiste pas simplement à tenir à distance des individus les forces contraires qui tendent à l’absorber, mais à aménager le milieu dans lequel se meut l’individu pour qu’il puisse s’y développer librement » [1990, p. 103]. D’une façon plus générale, l’un et l’autre rejettent l’alternative classique entre atomisme et holisme et défendent un libéralisme communautaire, un individualisme social, opposé à la fois à l’individualisme absolu propre au libéralisme classique et au socialisme absolu.
-
[15]
[1900, p. 7]. Voir aussi son Credo pédagogique de 1897 où il argumente cette perspective de conciliation entre individualisme et socialisme [in Deledalle, 1998, p. 123]. Il est tentant ici de rappeler combien Durkheim a également, sa vie durant, cherché à concilier individualisme et socialisme [Chanial, 2001, chap. 8 ; Fillioux, 1977].
-
[16]
. Dewey compare fréquemment ce modèle de délibération à celui d’un homme d’affaires dressant le bilan de ses pertes et profits. Or, si son calcul se joue en clé d’avoir, la délibération morale se décline pour sa part en clé d’être. Plus généralement, pour Dewey, un désir, un objet ou une action n’acquièrent de signification morale que lorsqu’ils sont pensés comme marquant une différence pour le soi lui-même, comme déterminant ce qu’il sera et non essentiellement ce qu’il aura [1922a, chap. 17 et 18].
-
[17]
[Dewey, 1932, p. 299]. Comme le résume G. H. Mead dans un texte fortement inspiré par l’éthique deweyienne, Fragments on Ethics, « l’égoïsme consiste à préférer un soi borné à un soi épanoui » [Mead, 1962, p. 388 ; voir aussi Cooley, 1992]. Il faut également remarquer ici combien les analyses de Dewey et Durkheim se répondent une nouvelle fois. Pour ce dernier [cf. Durkheim, 1963], la société est en effet une chose bonne pour l’individu dans la mesure où non seulement il ne peut vivre en dehors d’elle, mais surtout parce qu’en niant la société (en ne jouant pas le « jeu » des solidarités sociales), il renonce à la « meilleure partie » de lui-même, pire encore il se nie lui-même et fait violence à sa nature d’individu. L’unité du désiré et du désirable – à l’instar de Dewey – est ainsi pour lui la conséquence de cet aspect désirable des fins sociales et morales et non d’un calcul d’intérêt (utilitarisme) ou même d’un exclusif sentiment d’obligation (Kant).
-
[18]
Dewey souligne que le caractère fallacieux du dogme de l’amour de soi consiste à confondre le fait d’agir en tant que soi (as self) avec cette fiction selon laquelle on n’agirait que pour soi (for self) [1922a, p. 127-129]. Pour une analyse dans des termes très voisins, cf. A. Caillé [1994, p. 265-259], où l’auteur distingue deux modalités de l’intérêt, « l’intérêt à », l’intéressement, qui relève de l’ordre de l’instrumentalité et de l’extériorité par rapport à une activité, et l’« intérêt pour », où l’action est à elle-même sa propre fin. Voir aussi le débat engagé par La Revue du MAUSS avec F. Lordon dans le n° 27,1er semestre 2006.
-
[19]
[Dewey, 1916a, p. 204]. Cette reformulation de la notion d’intérêt joue un rôle fondamental dans la pédagogie de Dewey. Comme le rappelle G. Deledalle, la pédagogie de Dewey est une pédagogie de l’intérêt [1995, p. 13]. Cela bien sûr ne consiste pas à considérer que l’éducation doit être utile, intéressante au sens qu’elle aurait pour but de fournir un bénéfice matériel, pas plus qu’il faudrait « dorer la pilule » aux enfants en imposant à toute pédagogie la nécessité de coller au plus près de leurs centres d’intérêts, de les distraire, surtout de tout effort. Au contraire, « l’intérêt authentique en éducation est ce qui accompagne l’identification, par l’action, du moi avec quelque objet ou idée, en raison de la nécessité de cet objet ou idée pour que le moi continue à s’exprimer » [ibid.]. Il est donc avant tout l’activité même par laquelle le moi s’exprime. Cette continuité, voire cette identité, de l’intérêt et du soi est la condition de la croissance. Lorsque le moi a trouvé le moyen de s’exprimer – grâce à l’éducateur dont la mission est d’aménager, par le choix notamment des activités éducatives, un environnement propice à la stimulation et à l’épanouissement de ses capacités, donc de guider ses intérêts –, l’enfant ne recherche plus rien d’autre au-delà de l’activité dans laquelle il est engagé. À l’inverse, susciter artificiellement l’intérêt de l’enfant ou au contraire l’imposer par la discipline au nom de quelque principe que ce soit conduit à faire de l’activité éducative une fin extérieure au moi, donc à briser cette continuité entre l’intérêt et le soi, donc à entraver la croissance de l’élève [voir notamment Education and Democracy, chap. 13 et 26].
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[20]
Pour Dewey en effet, « posséder des vertus ne signifie pas avoir cultivé quelques traits déterminés et exclusifs, cela signifie être pleinement et adéquatement ce que l’on est capable de devenir dans notre association avec autrui et dans toutes les activités de la vie » [1916a, p. 207-208].
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[21]
L’expérience partagée n’est-elle pas, pour Dewey, « le plus grand des biens humains » [1929] et la communication « un accroissement immédiat de la vie » ?
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[22]
Pour le dire en clé de don : la démocratie ne privilégie pas, dans sa nature même, les dons harmoniques, sur le registre de l’aimance, au détriment des dons agonistiques, sur le registre de la rivalité. tous deux contribuent à sceller cette politique de l’amitié propre à la démocratie.
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[23]
Cette définition – en fait de la liberté – est justement, j’y reviendrai dans le paragraphe suivant, celle que défend Dewey pour l’éducation : « L’école a été l’institution qui plus que toute autre a manifesté avec la plus grande clarté cette antithèse entre des méthodes d’apprentissage purement individualistes et la dimension sociale de l’action humaine, et entre liberté et contrôle collectif. Cette antithèse se reflète dans un processus d’apprentissage qui s’opère en l’absence d’atmosphère et de motivations sociales et, par voie de conséquence, dans l’opposition entre méthodes pédagogiques et méthodes de gouvernement dans la conduite même de l’école, ainsi que dans la place particulièrement ténue reconnue aux différences individuelles » [ibid.].
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[24]
Malgré sa singularité, l’utilitarisme de Bentham participe de ce mouvement. Lui aussi identifie la liberté à l’absence de restriction ou d’interférence et, pour Dewey, ne fait que prolonger au sein de la sphère politique et juridique cette théorie psychologique implicite, élaborée sur le modèle du fonctionnement de l’industrie et de l’échange économique, bref sur le registre exclusif de l’appât du gain ou de l’intérêt personnel [1935, p. 22-23].
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[25]
Le travailleur est peut-être même l’emblème de cette figure divisée du lost individual : « L’idée défendue par les philosophes d’une séparation complète entre le corps et l’esprit est aujourd’hui devenue réalité pour des milliers d’ouvriers, et le résultat en est un corps laminé, un esprit vide et dénaturé » [1930a, p. 64].
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[26]
. « L’attention a été récemment portée sur un phénomène nouveau dans la culture humaine : l’esprit des affaires, avec son discours et son langage, ses intérêts, ses groupes d’affidés où des hommes de cet esprit, en mettant en commun leurs capacités, donnent le ton à la société dans son ensemble [...] et exercent une influence politique bien plus puissante que celle du gouvernement lui-même » [1930, p. 21].
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[27]
notamment des formes d’organisation économique fondées sur la coopération, des relations de travail non autoritaires, des institutions politiques ouvertes et égalitaires ainsi, j’y reviendrai, que sur un système éducatif approprié. La liberté effective n’est donc possible que dans une forme de société qui, dans ses différentes institutions, accorde une place primordiale à l’autogouvernement. Et c’est parce que de telles institutions reposent sur l’autogouvernement d’individualités associées et le partage de la plus grande diversité des expériences possibles qu’elles constituent les meilleurs moyens grâce auxquels la nature humaine peut assurer la meilleure réalisation de ses potentialités pour le plus grand nombre de personnes [1939, p. 101]. En ce sens, sur le modèle de l’éclectisme politique de Marcel Mauss – et de Karl Polanyi que Dewey tenait en très grande estime [in Westbrook, 1991, p. 460] –, le socialisme démocratique et libéral de Dewey est un socialisme pluraliste et associationniste.
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[28]
Au regard de cette logique de réciprocité, Dewey peut ainsi suggérer de dépasser d’autres dualismes encombrant la théorie morale et politique. Ainsi, note Dewey, « l’ancienne tension entre droits et devoirs, lois et libertés, n’est qu’une variante de la lutte entre l’individu et la société ». En effet, si d’une part la liberté, pour un individu, s’identifie à une capacité d’action positive synonyme d’initiative et d’inventivité, bref de croissance, et si d’autre part toute société ne peut se développer que lorsque de nouvelles ressources sont mises à sa disposition, alors « il est absurde de supposer que la liberté a une signification positive pour l’individu et négative pour les intérêts sociaux » [1916a, p. 169].
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[29]
Voire ne l’ont jamais été [cf. note 23].
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[30]
La note « sanctionnerait » ainsi la capacité de l’enfant à donner et à recevoir, bref à être un bon Homo donator. Ce qui est plus exigeant, me semble-t-il, que la « note de vie scolaire » récemment promue par le ministère de l’éducation nationale…
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[31]
Comme il le souligne dans son Credo pédagogique : « Je crois que l’éducation morale a pour point de référence cette conception de l’école comme forme de vie sociale, que la formation morale la meilleure et la plus profonde se fait précisément en entrant en contact dans de vraies relations avec les autres dans une même unité de travail et de pensée » [1897a, p. 116].
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[32]
Autre article de son Credo : « Je crois que la discipline à l’école devrait procéder de la vie de l’école dans son ensemble et non directement de l’enseignant. Je crois que l’affaire de l’enseignant est simplement de déterminer, en s’appuyant sur une expérience plus vaste et une sagesse plus grande, comment la discipline de la vie devra venir à l’enfant » [1897a, p. 117].
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[33]
tel est le sens de l’expérimentalisme de Dewey. Parce qu’elle est expérience, la démocratie n’a de sens, de force et de vitalité que si elle fait l’objet d’une expérience concrète, pratique et quotidienne. C’est dans une perspective fondamentalement comparable que Mauss défendra un socialisme résolument expérimental, d’où sa prédilection pour les coopératives et les syndicats grâce auxquels il est possible, sans attendre l’hypothétique Grand Soir, de « vivre tout de suite la vie socialiste ». Pour de plus amples développements et rapprochements, voir Ph. Chanial [2008, chap. 8].
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[34]
« nous croyons que l’enseignant est un des ouvriers les plus productifs, que l’intérêt supérieur des écoles et du peuple exige qu’il y ait un contact intime et une coopération efficace entre les professeurs et les autres ouvriers de la communauté dont il faut que l’avenir de la démocratie dépende » – Education Today [1940], cité in Deledalle [1995, p. 43].
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[35]
La position de Dewey est en fait bien plus nuancée. Voir son bel article « Religion and our schools » [1908, traduit in Deledalle, 1995, p. 95-111] où il défend une conception originale de la laïcité, selon laquelle c’est la dimension proprement religieuse de la démocratie qu’il faut défendre contre l’éventuel sectarisme des religions. Ici encore, Dewey n’est guère éloigné du dernier Durkheim.
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[36]
. tel est bien notamment le sens de son plaidoyer, anti-utilitariste et réformiste, pour l’éducation professionnelle. Ainsi écrit-il dans « L’éducation d’un point de vue social » [1913] : « Du moment où les hommes doivent être capables par leur travail d’être utiles aux autres, ils doivent être préparés à le faire intelligemment, tout à la fois avec l’habileté technique nécessaire et avec l’intelligence plus large qui perçoit les relations existant entre les choses et notamment entre l’acte individuel et les intérêts collectifs. Aussitôt que l’on cesse d’opposer l’une à l’autre la connaissance pure et l’activité pure, le problème de l’éducation professionnelle se transforme. Son but n’est plus de préparer l’homme en vue du régime industriel établi, mais de faire appel à l’industrie, aux travaux professionnels comme à une forme pédagogique. Par ce moyen, on relèvera le niveau intellectuel de l’activité pratique et c’est le régime industriel établi qui, en dernier ressort, s’en trouvera transformé » [in Delledalle, 1995, p. 93 ; voir également Dewey, 1900a, chap. 1 ; 1916a, chap. 19,20,23 ; 1916b].
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[37]
« toute expérience devrait faire quelque chose pour préparer une personne à des expériences ultérieures d’une qualité plus profonde et plus vaste. C’est la signification même de croissance, continuité, reconstruction de l’expérience » [1916a, p. 49]. Par ailleurs, c’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre la valeur même des traditions transmises par l’éducation. Comme le rappelle J. Zask, « pour que la tradition soit un facteur de développement de l’individualité et de liberté – pour qu’elle soit démocratique –, loin de s’imposer à l’élève comme une autorité indiscutable, elle doit avoir pour pré-réquisit que l’individu soit partie prenante dans l’acquisition d’un savoir et qu’il ait conscience des relations entre la méthode et les résultats atteints. La valeur d’une tradition vient de ce qu’elle fournit le contexte dans lequel la liberté et la personnalité de l’individu peuvent s’exercer » [1999, p. 118, note14].
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[38]
« L’enseignant n’est pas à l’école, souligne Dewey dans son Credo pédagogique, pour imposer certaines idées et habitudes à l’enfant. Il est à l’école en tant que membre de la communauté pour choisir les influences qui devront affecter l’enfant et l’aider à réagir correctement à ces influences » [1897a, p. 116-117].
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[39]
Autre article de son Credo pédagogique : « Je crois que l’art de donner ainsi forme aux capacités humaines et de les adapter au service social est l’art suprême, art qui appelle à son service les meilleurs des artistes ; et qu’aucune intuition, sympathie, délicatesse, capacité d’exécution n’est trop grande pour ce service » [1897a, p. 124].
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[40]
En version originale : « Give a dog a bad name and hang him » [1988, p. 4].
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[41]
J’ai déjà abordé cette question, notamment dans un texte publié dans cette revue [Chanial, 2002]. Je me permets donc d’être allusif, bref moins long, et de renvoyer le lecteur à ce texte ainsi qu’à mon ouvrage dont il s’inspire. Par ailleurs, les deux textes majeurs de Dewey ont été publiés dans la revue : « Démocratie et nature humaine » été traduit partiellement dans La Revue du MAUSS n° 19 [2002] et on pourra lire, dans le présent numéro, « La démocratie créative ».
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[42]
En effet, d’une façon plus générale, la démocratie ne peut se déduire d’aucun trait inhérent à la nature humaine, que l’on se fonde sur ses déterminants biologiques ou psychologiques.
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[43]
[1939c, p. 97 ; 1939a, p. 233-234]. Dans cette perspective, l’expérience démocratique n’est pas sans rapport avec l’expérience religieuse [cf. Rockfeller, 1991]. Comme Dewey le montre dans son principal ouvrage consacré à la religion, A Common Faith [1934], aborder le monde dans une perspective religieuse ne consiste pas à croire qu’il a été créé par une puissance surnaturelle quelconque et qu’il serait soumis à son empire. L’attitude religieuse est celle qui manifeste un sens de l’interdépendance de l’homme avec le monde qui l’enveloppe et nourrit ce sentiment que nous sommes parties prenantes d’une totalité plus large, au sein de laquelle notre sort suppose la coopération de la nature et des autres [1934, p. 25]. L’expérience religieuse suppose ainsi pour Dewey un sentiment de piété et de confiance face au monde, à la nature, donc à la nature humaine elle-même. néanmoins, cette « piété naturelle » ne constitue ni un acquiescement passif et fataliste à ce qui est, ni une idéalisation romantique du monde. Dans Quest for Certainty [1929], Dewey écrit ainsi : « La foi religieuse qui est sensible aux potentialités de la nature et de la vie associée doit, en raison de sa dévotion à l’idéal, manifester de la piété à l’égard de ce qui est. Elle ne doit pas avoir l’esprit chagrin face à ses défauts et aux épreuves que nous subissons [...]. La nature et la société recèlent en elles-mêmes la projection de possibilités idéales et les moyens propres à les actualiser [...] En dépit de toutes ses imperfections et de ses défauts, la nature – dans laquelle il faut inclure l’humanité – peut susciter un sentiment de piété en tant que source d’idéaux, de potentialités et d’aspirations et demeure éventuelle de toutes les formes de bien et d’excellence accessibles » [cité in Ryan, 1995, p. 241].
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[44]
On retrouve là, comme le rappelle J. Zask [1999, p. 118], un geste typiquement pragmatiste. En évaluant un idéal – ou un principe, une idée – en fonction des conséquences qu’il produit, Dewey peut court-circuiter le problème métaphysique de l’origine ou des qualités intrinsèques de la nature humaine. L’idéal démocratique, et à travers lui cette foi dans la nature humaine, peut ainsi être compris comme une hypothèse – une « instrumentalité éthique » – qu’il s’agit de tester au regard de ses résultats.
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[45]
L’avancement de l’âge de l’apprentissage dès quatorze ans n’en est qu’un exemple, comme la mise en cause, sans alternative conséquente, du collège unique.
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[46]
Ainsi, nombreux sont les boursiers d’hier, d’origine très modeste, aujourd’hui enseignants, qui confessent leur incapacité à donner en retour à leurs élèves, d’origine sociale comparable, ce qu’ils ont reçu de l’école. C’est d’ailleurs ce qui semble en partie avoir motivé deux enseignants d’Henri IV à mettre en place des classes préparatoires (des « prépas » de « prépas ») destinées aux meilleurs élèves issus des milieux défavorisés [cf. Rotman, 2006 ; Combemale, Coquart, 2001].
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[47]
On trouvera un excellent florilège de ce type de critiques dans l’important discours de nicolas Sarkozy sur la jeunesse et l’éducation prononcé le 3 septembre 2006 en clôture de l’université d’été de l’UMP. Par exemple, « l’école dans le primaire et le secondaire, ce n’est pas la délibération, le colloque permanent. L’école, c’est la transmission des savoirs, des normes et des valeurs ». Par ailleurs, il rappelle explicitement que « la mission des enseignants n’est pas l’intégration à une société qui est de toute façon la leur, mais la préparation à la vie dans cette société ». Une société, ajoute-t-il, où « tout se mérite, rien n’est acquis, rien n’est donné » (je souligne).
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[48]
Cf. le débat, complexe, sur les méthodes de lecture. Même si « le retour à la syllabique » ne constitue pas, en soi, un grand pas en arrière, cet oukaze ministériel manifeste une singulière cécité au regard des pratiques pédagogiques effectives et une méthode de réforme de l’école assez préoccupante.
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[49]
« À la maison ou à l’école, dans ces lieux où les traits essentiels de la personnalité de chacun sont supposés se former, la procédure habituelle que nous employons consiste à examiner toute question en s’en remettant à une “autorité” – celle des parents, des enseignants, des manuels. Les dispositions ainsi forgées entrent à ce point en contradiction avec la méthode démocratique que, dans un contexte de crise, elles peuvent conduire à adopter des attitudes profondément antidémocratiques, tant dans leur forme que dans leur finalité – comme lorsque l’on s’écrie “la loi et l’ordre sont en danger” pour faire accepter, dans les sociétés dites démocratiques, le recours à la force et la suppression des libertés civiles » [1939c, p. 100].
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[50]
D’où l’intérêt réel des débats actuels sur la mise en œuvre d’un service civil pour les jeunes, en direction du monde associatif ou même directement dans les écoles (soutien scolaire, etc.). Cette question a été indirectement discutée dans la revue, notamment autour des enjeux et des modalités d’un revenu de citoyenneté. Voir notamment La Revue du MAUS (trimestrielle), n° 15-16,1er et 2e trimestre 1992.