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Article de revue

Vers une nouvelle pensée sociale

Pages 377 à 382

Notes

  • [1]
    Ce texte est le dernier chapitre (chap. 11) du livre de F. Flahault paru en 2005 aux éditions Mille et Une Nuits, Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société (nouvelle édition refondue et augmentée de Pourquoi limiter l’expansion du capitalisme, 2003, Descartes & Cie, Paris). Nos remerciements à l’éditeur pour son aimable autorisation de reprendre ici ce chapitre ( ndlr ).
English version

1La culture occidentale, je l’ai rappelé au début de ce livre, s’est constituée sur la base d’un clivage entre deux niveaux de réalité : monde terrestre et monde céleste, immanence et transcendance, matériel et spirituel. Pendant des siècles, l’Europe se confondit avec la chrétienté et connut des organisations politiques d’inspiration théocratique. La source suprême de l’autorité et de l’ordre social était transcendante. Le pape, successeur des empereurs de Rome, était le plus haut représentant de Dieu sur terre. Le mouvement d’émancipation qui anime l’Occident depuis la Renaissance s’est donc traduit par un renversement (la démocratie à la place du pouvoir venu d’en haut) et par une séparation entre politique et religion. Mais s’il apparaissait désirable de se réconcilier avec le monde terrestre, renoncer à toute forme de salut ou de complétude ne l’était assurément pas. N’était-il pas possible de gagner sur un plan sans perdre sur l’autre ? Ne pouvait-on espérer que la Cité de Dieu finisse par s’établir sur terre ? L’homme ne devait-il pas reprendre à Dieu ce qu’il avait projeté en lui et, nouveau Prométhée, forger une humanité régénérée ? L’idée que le communisme fut une sorte de religion séculière est devenue un lieu commun. L’analogie se fonde essentiellement sur la vision de l’histoire tracée par le Manifeste du parti communiste – l’affrontement final censé déboucher sur un avenir radieux –, une vision qui n’est effectivement pas sans rapport avec les anciennes apocalypses juives et la promesse chrétienne d’une Jérusalem céleste.

2S’étant vigoureusement démarquées de telles croyances, les démocraties libérales pensent avoir mené à bon port le grand mouvement d’émancipation. Toutefois, ce satisfecit autodécerné n’en préserve pas moins un point aveugle. L’idéal révolutionnaire est derrière nous, mais la conception occidentale de l’individu demeure prométhéenne. Et elle constitue elle aussi, à son insu, une forme de religion séculière. L’autonomie revendiquée contre le Dieu patriarcal est empreinte de rivalité et par conséquent prise dans une relation en miroir : s’il est vrai que l’homme a fait Dieu à son image, il faut sans doute renoncer à croire en l’existence de Dieu, mais non pas en l’idée de Dieu dans la mesure où celle-ci équivaut à l’idée même de personne. Récupérer ce que l’homme a projeté en Dieu, c’est l’intégrer à l’idée de soi. Une idée de soi comme « sujet », c’est-à-dire comme substance existant par elle-même, ayant en elle sa source d’être. Le monde qui entoure ce « sujet » ne concerne donc pas son être, mais son avoir. L’homme se trouve face à un monde qui lui est extérieur et dont il s’agit de tirer parti pour produire les commodités dont il a besoin. Sujet cartésien et Homo œconomicus sont les deux facettes d’une même représentation de soi et de la société. Cette représentation a conduit la pensée à se focaliser sur la circulation des biens marchands (les biens qu’on a ou qu’on n’a pas) et à sous-estimer l’importance des biens (au sens le plus large du terme) qui font qu’on est.

3Le bouleversement de cette conception par les connaissances nouvelles (biologie de l’évolution, anthropologie physique, neurobiologie, primatologie, psychologie du développement, anthropologie sociale, linguistique) a des conséquences dans la pensée politique. Il s’agit aujourd’hui de comprendre que ce qui fait lien entre les membres d’une société – et donc aussi ce qui les divise – ne relève pas seulement des intérêts économiques, mais plus largement de ce qui soutient les manières d’être. Il s’agit donc de penser l’économie générale (l’économie des personnes), c’est-à-dire la production et la circulation de différentes sortes de biens grâce auxquels les humains soutiennent tant bien que mal leur sentiment d’exister : biens marchands, certes, mais aussi biens collectifs, que ceux-ci soient matériels ou immatériels, environnementaux ou culturels. La tâche sans fin des cultures humaines – faire qu’il y ait quelque chose plutôt que rien – comporte donc une dimension spécifiquement politique, une dimension qui ne se ramène ni à l’économie ni à la morale et qui passe par l’attention portée aux biens qui alimentent à la fois les liens sociaux et l’existence de soi. Exprimer ces réalités dans le langage de l’économie ou dans celui de la morale, c’est méconnaître leur nature spécifique et les penser de travers.

4En somme, nous n’en avons pas encore fini avec le mouvement par lequel l’être humain accepte de faire sa demeure sur cette terre. Ce mouvement débouche sur une ère post-prométhéenne. Entrer dans l’ère post-prométhéenne, c’est renoncer à la position qui a nourri la présomption de l’homme prométhéen, une position de surplomb et d’extériorité par rapport à son environnement.

5Pour ce qui est de l’environnement naturel, un mode de pensée post-prométhéen commence à s’imposer, un premier seuil est en train d’être franchi. « Écologie », « protection de l’environnement », « biodiversité », « développement durable », ces mots et expressions font désormais partie du vocabulaire politique. Si les activités économiques ne prennent pas volontiers en compte leur coût, le politique, lui, doit aux citoyens d’y veiller. Les discours, certes, ne sont pas toujours suivis d’actes ; mais ils témoignent tout de même d’un changement ou d’un début de changement dans les représentations : l’être humain ne domine plus son milieu naturel, il en fait partie. On reconnaît que les altérations qu’il lui fait subir l’altèrent en retour.

6Ce souci de l’environnement se fonde sur des données scientifiques (par exemple, la connaissance des effets de la pollution sur la santé et sur le réchauffement du climat). Mais dans la sensibilité écologique, il faut aussi faire la part d’une certaine sacralisation de la nature : l’individu s’identifie d’autant plus volontiers à elle qu’il conçoit le noyau de son être comme étant extrasocial et qu’il trouve dans le spectacle de la nature un aliment répondant à son désir de liberté et d’infini. Ainsi, plus les idées qui s’attachent à la jouissance esthétique de la nature vont dans le sens d’une exaltation de l’individu, plus la notion de milieu naturel tend à exclure celle de milieu social. Or, nous l’avons vu, le milieu naturel de l’être humain, c’est les autres, c’est la vie sociale.

7Il faudra donc bien en venir à une écologie sociale – second seuil à franchir pour entrer dans l’ère post-prométhéenne. Il faudra bien reconnaître que les configurations sociales et culturelles dont nous faisons partie constituent notre biotope, notre milieu de vie. Il faudra apprendre à les penser comme des écosystèmes plus ou moins riches, plus ou moins vulnérables, formés de réseaux d’éléments interagissants. Des écosystèmes dont la complexité requiert notre attention et nos efforts tant leur équilibre est vulnérable, tant ils sont sujets à des dérives, des cercles vicieux, des réactions en chaîne destructrices. Au lieu de concevoir des individus dotés par nature de leur propre être, on en viendra à penser l’existence même de l’être humain comme inséparable des réseaux dont il est lui-même une maille, réseaux des autres et des choses (matérielles aussi bien qu’immatérielles) dont l’ensemble constitue son milieu de vie.

8Comparés aux écosystèmes animaux, ces réseaux humains et leur configuration présentent toutefois certaines spécificités.

9Premièrement, les « écosystèmes » humains sont à la fois naturels et culturels. Tout en dépendant étroitement de contraintes biologiques et environnementales naturelles, ils résultent également de systèmes d’interactions et de médiations culturelles qui s’autoconstituent. À ce titre, les écosystèmes humains présentent donc le même mélange de gratuité, d’arbitraire et de nécessité que les créations de la vie biologique.

10Deuxièmement, l’existence sociale des humains implique leur participation à plusieurs cercles, plusieurs petits biotopes : famille, amis, vie professionnelle, vacances, etc. Bien que ces cercles soient plus ou moins étroitement connectés entre eux, ils restent distincts les uns des autres.

11Troisièmement, la relation de complémentarité fonctionnelle qui existe entre différents cercles (par exemple, service commercial, service administratif et secteur productif d’une même entreprise, fonctionnaires et salariés du secteur privé, patrons et employés, parents et enfants, professeurs et élèves, etc.) ne se traduit pas nécessairement par une complémentarité existentielle ; les manières d’être et les supports de relations qui fonctionnent dans un cercle peuvent même être incompatibles avec ceux qui ont cours dans un autre.

12Quatrièmement, ces cercles sont eux-mêmes inscrits dans des réseaux beaucoup plus larges dont ils dépendent, tels que l’État-nation ou même l’économie mondialisée.

13Dès lors qu’on s’oriente vers ce type de description, la culture ne peut plus être comprise comme un supplément d’âme, ni même comme le capital identitaire d’une classe sociale, d’un peuple ou d’une minorité. La culture, nous l’avons vu dans un précédent chapitre, répond à un trait encore plus fondamental de la condition humaine : conjurer le vide que toute conscience de soi porte en elle, faire qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Soutenir l’existence même de chacun en lui permettant de participer à un monde commun, en apportant des « supports d’être-ensemble », c’est-à-dire des choses (matérielles et immatérielles), des centres d’intérêt et des activités qui créent un lien entre soi et les autres. De même que dans un écosystème, plusieurs espèces vivent les unes par les autres (dans les formes les plus élémentaires d’interdépendance, une certaine espèce de fourmis, par exemple, cultive un champignon qui à son tour héberge les larves de fourmis), les humains font vivre leur culture et leur société, et celles-ci les font vivre – matériellement, bien sûr, mais aussi psychiquement.

14Vus sous cet angle, les biens marchands font partie de la culture et ils y jouent un rôle indispensable. Toutefois, plus leur abondance, jointe à l’omniprésence de la publicité, les associe étroitement à la vie commune, plus ils évitent au consommateur la moindre réflexion sur la place du vide dans sa vie, la meilleure manière d’y remédier ou – pourquoi pas ? – d’en faire bon usage. L’avidité spontanée de l’être humain et son goût pour les biens les plus visibles, la facilité avec laquelle il tombe dans l’addiction et le « toujours plus » ne le portent que trop à identifier son plus-être avec l’argent et la consommation, le progrès de la société avec la croissance de l’économie. Dans une société démocratique, on l’a souvent écrit, l’État respecte la liberté de choix des citoyens et ne leur prescrit donc pas une définition de la « vie bonne ». Il serait plus honnête de reconnaître qu’il n’a pas à la leur prescrire puisque l’économie le fait à sa place.

15Dans la mesure où l’État démocratique laisse aux citoyens la liberté de vivre comme ils le désirent, il ne doit pas seulement favoriser la prospérité économique. Il lui faut aussi, précisément pour qu’ils jouissent effectivement de cette liberté, contribuer au maintien et au développement de la vie sociale et des biens non marchands. En l’absence de liens avec les autres, en l’absence d’un enracinement dans un monde commun, la liberté se vide de son contenu : l’individu désocialisé voit son être même s’étioler. La liberté n’est qu’une garantie formelle tant qu’elle ne se traduit pas par une participation effective à des biens qui circulent dans la société, les biens marchands, certes, mais aussi les biens qui, tout en ayant une inscription marchande (comme c’est le cas, par exemple, pour le cinéma, le sport, la musique, les ingrédients d’un plat, etc.) ne s’y réduisent pas, procèdent également du don, de la transmission et se rattachent aux biens collectifs qui existent du fait qu’on est plusieurs à en jouir.

16Si l’existence de soi et la vie en société sont les deux faces d’un même bien premier, reconnaître que la politique n’est pas seulement concernée par les droits individuels et par l’économie, mais aussi par ce bien premier ne conduit nullement à une ingérence de l’État dans la vie privée ou à quelque forme d’embrigadement et de servitude. Le propre des régimes totalitaires est de confondre l’État et la société, de placer celle-ci sous le contrôle de celui-là et par conséquent d’étouffer la vie sociale, sa spontanéité, sa liberté et sa diversité, comme ces régimes le font aussi pour l’économie. Reconnaître que la vie sociale constitue une fin en soi, c’est renverser ce rapport : l’État n’est pas le tout de la société, il est au contraire au service de celle-ci. Et la citoyenneté n’est elle-même que l’une des formes de notre participation à la société. De toute manière, nous ne participons jamais qu’à quelques-uns des réseaux qui constituent l’étoffe de la société. Dans la représentation que nous nous faisons d’elle, elle constitue un tout, mais dans notre expérience vécue, le tissu social nous environne et nous dépasse dans le temps comme dans l’espace.

17Comment la nouvelle pensée sociale, aujourd’hui encore en gestation, se développera-t-elle ? Un premier pas consistera à élargir le cercle des facteurs pris en compte dans le calcul des richesses. On commence à le faire pour ce qui est de l’environnement physique ; l’introduction de nouveaux indicateurs correspond à des responsabilités que l’État et les entreprises pourront de moins en moins ignorer. On y viendra aussi pour l’environnement social, mais sans doute pas avant que d’inquiétantes dégradations n’obligent les gouvernements à réfléchir en termes d’écologie sociale. Ce qui vient spontanément à l’esprit lorsqu’on prononce le mot de richesse, ce sont des biens visibles ; les biens substantiels (par exemple, un coffre rempli d’or) répondent bien mieux au désir infantile que les biens relationnels. De plus, on peut les compter, ce qui n’est pas possible pour les biens qualitatifs, et encore moins pour le bonheur. Une enquête récente sur la perception que les Européens ont de leur bien-être montre que celle-ci reflète dans une large mesure la situation économique des États dans lesquels ils vivent. Toutefois, certains pays tels que l’Irlande ou l’Espagne manifestent un niveau de satisfaction supérieur à celui de leur économie, alors que dans le cas de la France, c’est l’inverse. Dominique Méda, Patrick Viveret, Jacques Généreux et d’autres (tout récemment, J. K. Galbraith) ont mis en question la pertinence du PIB en tant que mesure de la richesse et ont plaidé en faveur d’un élargissement de la gamme des biens pris en compte – biens collectifs, culturels et relationnels. Mais en admettant que l’on s’accorde un jour sur ce type d’indicateurs, il faudra nécessairement, avant d’en arriver à des évaluations chiffrées, en passer par une phase durant laquelle les aspects correspondants de la vie sociale seront décrits en mots et en phrases.

18Or, étant donné les critères de légitimité du discours public qui ont cours actuellement, les mots souffrent d’un handicap par rapport aux chiffres. En effet, non seulement les chiffres sont plus maniables (au sens où ils peuvent être mis en relation de manière rigoureuse avec d’autres données chiffrées), mais ils paraissent plus convaincants parce que plus objectifs. De deux facteurs, l’un exprimé en chiffres, l’autre en mots (par exemple, le nombre d’élèves par classe et le style de relation que le professeur entretient avec eux), la donnée chiffrée apparaîtra toujours plus pertinente et convaincante que la donnée qualitative. Surtout lorsque s’y ajoute l’esprit de sérieux et la connivence masculine. Or, dans les situations de communication professionnelles ou publiques, dans les débats politiques, il s’agit moins de dire vrai que d’avoir raison, de dire ce qui sera reçu comme pertinent (tout en donnant l’impression que l’on parle dans le seul souci de dire vrai). Le résultat est donc inévitablement que les réalités qui sont exprimées en chiffres paraissent plus réelles que celles qui sont décrites par des mots. En pareil cas, la représentation que l’on se fait de la réalité dépend donc moins de la réalité elle-même que de l’autorité dont est revêtu le langage utilisé pour parler de cette réalité et de la situation dans laquelle on en parle.

19Le fait que, dans le cadre des communications publiques (notamment dans le domaine politique), l’argumentaire chiffré tend à l’emporter n’empêche pas les personnes qui y recourent de reconnaître en privé, dans des situations de communication informelles, que tel ou tel fait formulable en mots est en réalité essentiel. L’évaluation de ce qui est important n’est donc pas la même selon le niveau de discours, public ou privé, officiel ou informel. Pour parvenir à une meilleure appréhension de la réalité, il est alors nécessaire que ce qui se dit en privé parvienne à se doter de la légitimité suffisante pour se dire en public et y être reçu officiellement comme pertinent. Pour que ce passage s’opère, deux facteurs sont essentiels. D’abord, le nombre de personnes qui partagent – mais souvent sans le savoir – les mêmes jugements énoncés dans des situations informelles. Plus ces personnes sont nombreuses et prennent conscience de leur nombre, plus elles tendent à faire reconnaître publiquement ce qu’elles ne formulaient jusque-là qu’en privé, et plus leur discours s’impose avec force. Ensuite, la reprise du discours privé (qui paraît nécessairement minoritaire en regard du discours autorisé) par une instance de légitimation, par exemple l’estampille scientifique, capable de lui donner pignon sur rue, d’en faire un discours doté d’autorité. La présence de ces deux facteurs et leur synergie modifient le rapport de force. Il devient alors possible de justifier des décisions et des orientations sur la base du discours émergent. Ce qui paraissait hier irrationnel, infaisable et non pertinent devient aujourd’hui rationnel, judicieux et réaliste.

20Dans la perspective que je viens d’esquisser, le progrès de la société – s’il est possible – ne tient pas à un objectif grandiose tel que le « renversement du capitalisme » ou sa transformation radicale, mais à une lente modification des lieux communs (des représentations communément partagées) concernant l’être humain et la société. Un changement qui, s’il s’opère, entamera la force du discours dominant et rendra légitime une autre manière de penser et d’agir.

Notes

  • [1]
    Ce texte est le dernier chapitre (chap. 11) du livre de F. Flahault paru en 2005 aux éditions Mille et Une Nuits, Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société (nouvelle édition refondue et augmentée de Pourquoi limiter l’expansion du capitalisme, 2003, Descartes & Cie, Paris). Nos remerciements à l’éditeur pour son aimable autorisation de reprendre ici ce chapitre ( ndlr ).
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