Couverture de RDM_026

Article de revue

De la démocratie participative

Expériences, débats

Pages 155 à 170

Notes

  • [1]
    Ce texte est le résumé légèrement commenté de ce qui s’est dit lors de la journée d’étude sur la démocratie participative organisée par le groupe démocratie du conseil scientifique d’ATTAC le 23 octobre 2004 à l’université Paris X-Nanterre (avec le concours du GÉODE, Groupe d’étude et d’observation de la démocratie, Paris-10). Il a été rédigé par Alain Caillé, responsable de ce groupe.
  • [2]
    Professeur de sciences politiques à Paris-VIII et auteur avec Marion Gret d’un ouvrage paru aux éditions La Découverte, Porto Alegre, qui fait référence sur ce sujet.
  • [3]
    Coauteur du livre Porto Alegre, les voix de la démocratie, réalisé avec un collectif d’habitants de Porto Alegre coordonné par l’ONG Solidariedade, photographies de Jacques Windenberger, éditions Syllepse et Charles-Léopold Mayer, Paris, 2003.
  • [4]
    La « communauté » à laquelle ces termes font ici référence désigne les habitants des quartiers populaires et des bidonvilles.
  • [5]
    Cf. Luciano Fedozzi, Gênese e historia do orçamento participativo de Porto Alegre, Porto Alegre, 2000, p. 19-22.
  • [6]
    Tels que définis par Paul-Henry Chombard de Lauwe.
  • [7]
    Outre les espaces propres au budget participatif lui-même, une multitude de commissions municipales, forums et conférences permettent de débattre de l’ensemble des politiques et programmes municipaux.
  • [8]
    Le lecteur pourra se rapporter à son article sur ce thème qui a été publié dans le n° 25 de la Revue du MAUSS semestrielle ( 1er semestre 2005) ( ndlr ).
  • [9]
    Article publié dans Transversales/Science/Culture n° 2 (p. 38-42) et ici abrégé.
English version

1La démocratie participative est à la mode. Municipalités et partis s’y réfèrent et s’en prévalent de plus en plus pour y chercher comme un supplément d’âme et de légitimité. Réel progrès démocratique ou bien poudre aux yeux démagogique, trompe-l’œil et manipulation ? Les avis sont partagés. Mais une chose est sûre : la démocratie représentative partidaire ne peut plus se suffire à elle-même, si elle l’a jamais pu, et il est donc impératif d’inventer, d’organiser et de faire vivre les mille et un lieux – conseils de quartier, peut-être et entre autres, mais aussi associations civiles ou civiques en tout genre, organes d’éducation populaire, conférences citoyennes, etc. – où peut s’exercer cette liberté collective en quoi consiste le politique.

Ire Table ronde : l’expérience brésilienne

2On sait à quel point le renouveau de l’intérêt pour la démocratie participative en France a été inspiré par l’expérience brésilienne des budgets participatifs (consultation instituée des citoyens d’une municipalité qui leur offre la possibilité d’effectuer des choix ayant une véritable incidence budgétaire à hauteur d’un pourcentage non négligeable – 1 %, 5 %, 10 %, et même jusqu’à 20 % – des dépenses d’investissement). Où en est cette expérience impulsée à Porto Alegre et généralisée à des dizaines de villes au Brésil ? À quel degré est-elle transposable en France ?

3Estelle Granet, journaliste et anthropologue qui effectue un important travail de recherche sur l’expérience de Porto Alegre, montre à quel point cette expérience a permis de mobiliser de manière effective des couches importantes de la population la plus défavorisée et de les aider à prendre en charge leurs problèmes matériels tout en contribuant à leur éducation civique et culturelle. Si l’expérience a réussi, c’est qu’elle était portée par un puissant mouvement populaire qui lui préexistait. Le problème, quelque peu paradoxal, qui se pose est d’ailleurs celui du risque que, en raison du succès des expériences de budget participatif, ce mouvement populaire, si vivace et si dynamique, ne se retrouve peu à peu stérilisé par la mobilisation permanente dans les instances participatives mises en place par la mairie, comme si tout devait passer par là. Et qu’il perde ainsi de son autonomie et de son impetus. Sans compter que cette implication des plus motivés dans la gestion effective de nombre des tâches de la municipalité induit une multiplication des commissions et des espaces dans lesquels il faut opérer. Ce qui vient alors à manquer, ce sont les lieux de débat autonomes non fragmentés dans lesquels le mouvement social pourrait retrouver sa cohésion première, sa chaleur, sa vie et son sentiment de solidarité ressenti sur le vif.

4Yves Sintomer [2] voit dans l’expérience des budgets participatifs l’invention d’une sorte de kit institutionnel, un peu partout copié dans le monde (comme l’ont été les formes de démocratie représentative inventées en Europe et aux USA) et qui va très prochainement concerner un bon 10 % des villes d’Amérique du Sud. Il s’agit là en effet d’un puissant instrument de mobilisation, mais aussi de lutte contre la corruption (au point, ce qui n’est pas peu paradoxal, que la Banque mondiale y voit un signe et un moyen de la « bonne gouvernance »). La mesure n’est donc en rien par elle-même anticapitaliste. Au contraire presque, en induisant cette « bonne gouvernance », elle permet d’attirer des capitaux étrangers. Si les budgets participatifs mobilisent les classes les plus pauvres, ils ne produisent pas clairement d’effets nets et palpables en faveur de telle ou telle catégorie défavorisée particulière (les Noirs, les handicapés, les femmes… ). Leur intérêt principal est de permettre l’éclosion de toute une couche de politiciens non professionnels (de citoyens qui vivent pour la politique et non de la politique, serait-on tenté d’ajouter en reprenant la célèbre formule de Max Weber).

5Intervenant dans le débat, Thomas Coutrot rappelle que l’expérience n’est pas tombée du ciel, mais a été impulsée par des militants dotés d’une solide culture et tradition autogestionnaire (trotskiste est-il sous-entendu). À quoi Y. Sintomer répond que ce n’est qu’une partie de l’histoire. Le sociologue brésilien Aecio Mateos, en réponse à une question, précise que la mobilisation n’est pas liée au taux d’alphabétisation. Claire Villiers se demande pourquoi les personnes engagées dans les commissions des budgets participatifs peuvent décider de l’affectation d’une partie des recettes mais pas de la fixation de leur montant.

Le Budget participatif de Porto Alegre : quelles incidences sur les pratiques et les formes de mobilisation des acteurs du « mouvement populaire » ?

6par Estelle Granet[3]

7Le « mouvement populaire » ou « mouvement communautaire [4]» de Porto Alegre s’est constitué dès la fin des années soixante-dix, formé de plusieurs centaines d’associations d’habitants, comités de quartier et autres groupements plus ou moins formels. Ces associations se sont principalement multipliées dans les « vilas », terme utilisé pour désigner les zones d’occupation irrégulière dont le nombre, à Porto Alegre, n’a cessé d’augmenter depuis les années cinquante, sous le coup des profondes mutations économiques, sociales et politiques provoquées par l’entrée à marche forcée du pays dans un processus d’industrialisation et d’urbanisation. Au cours des années soixante-dix, le taux de croissance démographique de Porto Alegre s’est élevé à plus de 27 % contre 16,6 % dans l’État, tandis que le pourcentage de population « favelisée » est passé de 11,4 % au début des années soixante-dix à 33,6 % vingt ans plus tard [5].

8Face à cette montée du sous-habitat, les pouvoirs publics locaux ont développé dès la fin des années soixante-dix une politique d’expulsion et de relogement forcé des populations favelisées dans des zones situées à la périphérie de la ville et dépourvues de toute infrastructure urbaine. En réaction à ces expulsions, des centaines d’associations ont vu le jour. Elles ont mené des actions de résistance aux expulsions tout en poursuivant une politique revendicative, s’appuyant sur le droit au logement et réclamant des pouvoirs publics l’implantation, dans les « vilas », des infrastructures de base : égouts, eau potable, éclairage public… Dans le même temps, ces associations se sont structurées et organisées : en 1983 a été créée l’Union des associations d’habitants de Porto Alegre (UAMPA). L’année suivante, ont surgi les premiers conseils populaires qui, articulant l’ensemble des associations à l’échelle des arrondissements, se sont révélés des espaces inédits de construction collective de stratégies et propositions politiques. [… ]

9Quinze ans après l’implantation du processus, il est possible d’observer une double tendance. D’un côté, le budget participatif a contribué à faire émerger des dynamiques de développement à la fois individuelles et collectives. La grande majorité des individus amenés à participer affirment avoir vécu une transformation radicale, sortant de l’anonymat pour trouver un rôle social en tant qu’« agent du changement ». En termes de formation des citoyens, le budget participatif est une école remarquable, permettant l’apprentissage et la conscientisation par l’action. Venant défendre un projet lié aux besoins exclusifs de leurs communautés, les participants sont placés en situation de rencontre, d’échange et souvent de confrontation des intérêts. De ce débat contradictoire naît une réponse, un projet politique construit collectivement autour de l’identification de besoins et d’attentes partagés. De telles dynamiques, individuelles et collectives, dépassent largement le cadre du budget participatif, de la gestion publique municipale, pour s’exprimer dans d’autres champs, notamment en termes de construction d’alternatives économiques solidaires. Sans remettre en cause un fonctionnement capitaliste dans le contexte duquel la ville de Porto Alegre continue de s’inscrire, le processus de budget participatif libère des énergies pour des processus d’autoconstruction et d’autogestion et ouvre des espaces pour une réappropriation du politique et l’émergence de « sujets acteurs [6] ».

10Mais si les acteurs du mouvement populaire ont, pour beaucoup, connu un processus de développement et de renforcement personnel de leurs pratiques et de leurs savoirs, d’un autre côté, l’organisation du « mouvement populaire » a été fragilisée par le budget participatif. En effet, la multiplication des espaces de discussion et de négociation avec la mairie [7] et l’organisation de ces espaces sur une base souvent territoriale ont fragmenté les forces des leaders communautaires. Ceux-ci sont partagés entre les instances, éparpillés par les besoins des communautés et les urgences quotidiennes de la gestion municipale. Le budget participatif a substitué à la culture de revendication et de lutte qui animait le mouvement populaire une culture de la négociation. Les espaces du budget participatif, en offrant la perspective de résultats concrets et rapides en termes d’amélioration des conditions de vie des communautés populaires, ont vidé les anciens conseils populaires. Engagé dans un processus de cogestion, le mouvement populaire a peu à peu délaissé ses formes autonomes d’auto-organisation.

IIe Table ronde : la démocratie participative en France sur une base locale

11Et en France ? Marjolaine Rauze, maire de Morsang-sur-Orge, qui mène sans doute une des expériences les plus poussées pour impulser une démocratie participative effective, c’est-à-dire qui ne soit pas seulement un semblant destiné à accroître en fait le contrôle de la mairie sous couvert de participation, explique à quel point cette tentative à laquelle elle croit profondément implique une solide obstination et une résolution à toute épreuve. La démocratie participative n’a rien d’évident. Elle n’est ni naturelle ni spontanée. Les limites de l’expérience, bien connues, tiennent à la faible participation des classes populaires (diférence radicale avec ce qui se passe au Brésil) et des jeunes ; au fait aussi que la mairie n’a pas vocation à agir dans le registre associatif ; au fait encore que l’expérience se déroule dans le cadre de l’existant, c’est-à-dire avec des militants politiques et syndicaux (pour ce qu’il en reste) formatés pour divulguer et essaimer la bonne parole et non pour la donner à ceux de l’autre bord. Les militants d’ATTAC sont par ailleurs très absents. Bref, il faut beaucoup de mérite à une municipalité pour jouer le jeu car si on le joue sérieusement, le premier résultat est d’attiser la vigueur des revendications. Sans compter que le cadre législatif et réglementaire interdit presque de laisser des responsabilités à l’opposition, quelque désir sincère qu’on en puisse avoir. Bref, la démocratie participative, c’est difficile. Pourtant, il n’y a pas d’autre choix que de tout faire pour la mettre en œuvre si l’on veut croire en l’idéal démocratique.

12Georges Gontcharov, infatigable militant et accoucheur de la démocratie participative en France depuis une quarantaine d’années, initiateur des réseaux ADELS et certainement la personne qui en France connaît le mieux tout ce qui s’est fait et tenté en la matière, liste quelques-uns des problèmes principaux auxquels la démocratie participative se heurte, et qui s’accroissent au fur et à mesure qu’on veut passer d’une « démocratie descendante » à une « démocratie ascendante » et que, à l’inverse, on s’élève dans l’échelle de la participation, allant de la simple consultation à la concertation, à l’élaboration de projets (l’utopie) en passant par le partage de la décision.

13Au nombre des problèmes :

  • le fait que la démocratie participative, comme l’indiquait M. Rauze, n’est pas facilitée par la loi, qui réserve le monopole de la décision juridiquement légitime aux instances élues dans le cadre de la démocratie représentative ;
  • le risque que ne se forme une sorte d’injonction incantatoire à participer qui décourage les meilleures volontés et se révèle in fine contre-productive ;
  • la difficile articulation entre élus, techniciens et citoyens ;
  • l’étroitesse des bases sociales de la participation qui ne mobilise en fait que les classes moyennes, la petite-bourgeoisie et, en grande majorité, les « jeunes retraités ». Soit pas plus de 2 à 4 % de la population totale.

14Bref, il est d’autant plus tentant pour les municipalités de démissionner que la démocratie participative, ça prend du temps et que ça sert principalement à former des opposants. Pourtant, contrairement à ce que pourrait donner à entendre ce résumé des propos de M. Rauze et G. Gontcharov, tout est loin selon eux d’être noir dans ces expériences, où il se dit et se fait beaucoup de choses malgré tout. Peut-être faut-il d’abord se garder de trop idéologiser. C’est sur des petites choses – le lampadaire qui ne marche pas, le trop-plein de crottes de chien, les robinets qui fuient – que la démocratie participative s’amorce. Et c’est bien ainsi. Car, précise G. Gontcharov, c’est uniquement si les municipalités prennent les gens au sérieux sur ces petites choses qu’ils les convaincront qu’ils seront aussi pris au sérieux sur les plus grandes. Cela étant, le problème se pose du cadre et de l’échelle de la participation : le quartier, la commune, le canton, le département, la région, etc. ? « Le grand trou noir, c’est en fait le niveau intercommunal », échelle à laquelle se posent la plupart des problèmes mais à laquelle ne correspondent pas les financements adéquats.

15Claire Villiers, ancienne présidente d’AC ! (Agir contre le chômage), qui vient de prendre ses fonctions d’animatrice de la démocratie participative au sein du conseil régional de l’Île-de-France, insiste avant tout sur le fait qu’il est impossible de pousser les gens à participer véritablement sans changer leurs conditions de vie et de travail. Comment des salariés harassés par de longues journées de travail et soumis toute la journée à une situation de domination pourraient-ils comme par miracle et instantanément se muer en libres citoyens vertueux ? Rien n’est fait, en tout état de cause, pour favoriser la participation active des chômeurs et des groupes sociaux marginalisés. À la limite, on voit fonctionner une sorte d’injonction paradoxale à participer qui, en faisant apparaître la participation comme une forme de contrôle social, décourage de participer véritablement. Ce qui frappe, à fréquenter les instances élues, c’est de constater à quel point notre société française est restée monarchique et combien elle continue à se méfier des « corps intermédiaires » et des associations. Le rêve de chaque élu, de chaque maire ou de chaque président, est en fait de communiquer directement avec chaque citoyen pris individuellement en passant par-dessus la tête des associations.

sur les conseils de quartier à paris

16par Jean-Pierre Worms

17Jean-Pierre Worms, grande figure historique comme G. Gontcharov de la démocratie de proximité et du monde associatif en France, fait part ici des premières observations que lui inspirent ses fonctions de président de l’Observatoire parisien de la démocratie locale (auquel collaborent universitaires et chercheurs divers), et le travail mené depuis quelques mois par cet observatoire qui, dans son esprit, doit accorder autant d’importance à l’avis des membres des conseils de quartier qu’à celui des experts, et, même s’il est le résultat d’une commande de la Mairie de

18Paris, doit travailler du point de vue de la démocratie en général et pas seulement pour le compte de l’actuelle majorité.

19J.-P. Worms distingue quatre axes de questionnement ouverts par l’observation du fonctionnement des conseils de quartier :
1. « Tout ce qui concerne le rapport à la population. Le premier problème, ici, c’est celui de la représentativité. Il y a, de toute évidence, une énorme différence entre la toute petite fraction d’un arrondissement qui est investie, qui participe aux différentes instances, et la grande masse de la population. Et parmi cette grande masse de la population, bon nombre de gens sont, de fait, exclus de la citoyenneté, par des tas de facteurs : sociaux, démographiques, culturels. Et là, il y a un vrai problème : comment améliorer la représentativité des instances, de toutes les instances, pas seulement des conseils de quartier ? Deuxièmement, à partir du moment où on a ces instances, sont-elles des représentants ou sont-elles des passeurs, i.e. ont-elles vocation à parler au nom de, ou à ouvrir au maximum un espace de parole et de prise de responsabilité à tous les habitants ?

202. « Le problème de la diversité des populations, dans un quartier, dans la ville de Paris. Comment, à partir de cette diversité, construire une citoyenneté partagée, la même citoyenneté pour tous, alors que les gens y entrent à partir de situations et de préoccupations différentes ? Cela renvoie au problème de la diversité/unité, de la sectorisation des instances. On a des instances qui sont affectées à telle ou telle catégorie de population – les étudiants, les étrangers non communautaires, les jeunes, etc. Il y a également les associations. Comment cet éclatement des entrées dans la citoyenneté peut-il être pris en compte ? En clair, quelle est la place dans les conseils de quartier des différentes instances et des représentants des différentes catégories présents dans les autres instances ? Comment organiser ce croisement d’appartenances pour recomposer l’unité de la citoyenneté parisienne ?

213. « Il est tout à fait important de noter que, au-delà de la consultation, il y a, d’ores et déjà, de la part des participants à ces instances une demande de partenariat. Partenariat associé, à égalité de dignité, dans l’élaboration et le suivi des prises de décisions qui appartiennent légitimement, de toute évidence, aux élus du suffrage universel. La construction de ce partenariat est demandée très fortement au sein de toutes les instances. Au-delà du rôle consultatif, est-ce que ces instances ont vocation, et comment le font-elles, à ouvrir des espaces pour que les initiatives des citoyens prises en dehors d’elles puissent se développer, être confortées par l’instance ? Est-ce que l’instance doit s’approprier tout ce qui se passe de dynamique dans le quartier ? ou au contraire favoriser les dynamiques qui lui sont extérieures, et comment se fait ce rôle d’ouverture à l’initiative des citoyens ?

224. « Les effets sur le fonctionnement de la municipalité. Il est tout à fait évident qu’à partir du moment où les citoyens se mêlent de la vie démocratique, le rôle des élus ne peut pas être celui auquel on a été habitué un peu traditionnellement, comme ayant un monopole de la légitimité, à l’écoute de la population mais prenant seuls la décision. Nous sommes effectivement dans une situation qui va bousculer profondément le rôle et les fonctions d’élu. Nous sommes également dans une situation qui va bousculer – cela se passe déjà aujourd’hui – le fonctionnement des services de la ville. Il n’y a qu’à voir, effectivement, la présence des fonctionnaires dans toutes les réunions de concertation, en dehors des heures de travail habituelles et en dehors de leur mode de travail habituel. Cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la définition même de la rationalité administrative comme de la compétence professionnelle des fonctionnaires, mais aussi sur leurs relations avec les élus et sur l’articulation des légitimités politiques, techniques et citoyennes. Il y a là un enjeu tout à fait essentiel de la démocratie participative. C’est aussi le fonctionnement de la démocratie représentative, pour reprendre les critères un peu traditionnels de la définition, qui est profondément mis en cause. »

IIIe Table-ronde : éducation populaire et participation citoyenne

23Peut-il se produire un plein développement de la démocratie participative sans que se développent également diverses formes d’éducation populaire et civique ? Ce n’est pas impossible si l’on en croit le cas du Brésil où, on l’a vu, l’analphabétisme et l’illettrisme n’entravent pas la participation aux budgets participatifs. Mais il est douteux que la chose soit transposable en France ou en Europe occidentale, où il convient, bien plutôt, de se demander si l’éducation populaire n’est pas elle-même une forme de démocratie participative.

24Bernard Kervella, membre du bureau du conseil scientifique d’ATTAC, rappelle la structure et le mode de fonctionnement d’ATTAC, association d’éducation civique et populaire tournée vers l’action. De même Anne-Marie Fixot, directrice de l’UFR de géographie de l’université de Caen, expose le mode de fonctionnement de l’association Démosthène (dont elle est la présidente) qui existe à Caen depuis plus de dix ans, rassemblant sur une question donnée de cent cinquante à cinq cents personnes dans des réunions plénières. Elles ont lieu cinq ou six fois par an ; y interviennent généralement deux personnalités de bords opposés dans le cadre d’un thème de réflexion annuel (l’an passé : la question du bonheur ; cette année, l’Europe). Parallèlement fonctionnent des ateliers de travail et de réflexion sur des questions diverses – la drogue, les espaces publics, les conseils de quartier, l’engagement, etc. – qui permettent une animation civique dans la ville de Caen. Les limites sont toujours les mêmes : faible participation des jeunes (sauf des étudiants épisodiques si un thème peut être utile pour un examen) ; impossibilité de faire déboucher quoi que ce soit en pratique avec une mairie qui ne pratique la démocratie participative que de façon purement instrumentale. Une étude, très générale, serait à faire pour analyser les mille et une manières de faire croire à une bonne volonté en matière de participation alors que le réflexe de base de la classe politique, de droite ou de gauche, est de croire en son absolue et exclusive légitimité et d’être persuadée de l’incapacité des citoyens ordinaires à décider de quelque problème que ce soit et du danger qu’il y aurait en conséquence à leur laisser effectivement la parole.

25Pour sa part, Jean-Pierre Le Goff (auteur, entre autres livres, de la Barbarie douce et de la Démocratie post-totalitaire, éditions La Découverte), animateur du club « Politique autrement », rappelle les grandes étapes de l’histoire de l’éducation populaire et souligne la difficulté qu’il y a à la faire vivre dès lors qu’elle n’est plus articulée à la dynamique qui fut celle du mouvement ouvrier, dès lors qu’elle n’est plus animée par une espérance centrale partagée et que (comme le montrait déjà le sociologue Joffre Dumazedier dans les années soixante) la montée des loisirs de masse propose à chacun une foule d’activités beaucoup plus attrayantes que la réflexion ou l’apprentissage collectifs [8]. Et ce manque d’attrait est bien plus fortement ressenti par les plus jeunes que par leurs aînés. Le problème se pose donc de savoir comment assurer la transmission intergénérationnelle de certaines valeurs civiques et d’un savoir de base dans le cadre d’un hyper-individualisme contemporain croissant. Dans ces conditions historiques nouvelles, l’éducation populaire doit, selon J.-P. Le Goff, se concevoir dans un souci d’ouverture totale au dialogue, hors de tous les repères de la certitude, de tout étiquetage, en renonçant à toute pose de dénonciation victimaire. Il ne croit pas que ce soit le cas à ATTAC qui, selon lui, ne se hisserait à ce niveau de démocratie effective que si elle accordait, aussi, la parole à des défenseurs convaincus du libéralisme économique. À quoi certains dans la salle objectent que ceux-là sont de mauvaise foi. Jacques Capdevielle répond (un peu plus tard) que de toutes les organisations politiques qu’il a fréquentées, ATTAC, de par sa structure en réseau et non pyramidale, et grâce à l’utilisation des outils informatiques qui lui sont corrélés, est de loin la plus démocratique qu’il ait connue. Les erreurs de la direction y sont ainsi immédiatement connues et dénoncées.

26Dans une tout autre optique, Dominique Donnet-Kamel, chercheure à l’INSERM et qui a participé aux premières et uniques conférences publiques de consensus organisées en France sur la question des OGM (en 1998), expose leur origine (au Danemark), leur fonctionnement : des citoyens tirés au sort, devant qui les experts viennent longuement exposer leur point de vue et se voient sommés de répondre à toutes les questions comme dans un jury de cour d’assises, et qui rendent in fine un verdict motivé – très réservé en l’occurrence sur les OGM (contrairement aux attentes du parlement PS de l’époque qui avait organisé ces conférences dans l’idée que seul un manque d’information expliquait les réticences populaires aux OGM et que ces conférences permettraient de les surmonter), notamment quant à la question de la traçabilité. Elle expose, dans un souci de détailler les technologies démocratiques et même scientifiques possibles, les diverses formes existantes de « jurys citoyens », scenario workshops, etc. Tout cela est extrêmement prometteur, à la fois pour la démocratie et pour la science elle-même – les experts sont souvent surpris de voir que des citoyens informés sont parfois mieux en mesure qu’eux-mêmes de trancher des problèmes épineux. Non parce qu’ils sont plus savants – c’est par hypothèse le contraire –, mais parce que l’étant moins qu’eux, ils ont un point de vue plus général et moins borné. Reste que ces expériences ne sont guère développées en pratique, comme si la méfiance atavique des politiques et des experts envers les citoyens devait presque toujours triompher. Et notamment en France. Le problème est qu’il n’existe guère de lieu qui les rassemble et qui permette de leur donner une visibilité et une audience suffisantes.

les conférences de citoyens [9]

27par Jacques Testart

28Ironie du développement technologique : c’est au moment où les innovations abondent, signe apparent d’une maîtrise de l’homme sur son destin, que surgit l’incapacité dramatique à prévoir les conséquences de leur usage. C’est dans ce contexte qu’apparaît la nécessité de nouvelles modalités d’évaluation des choix technologiques afin d’une part, de mettre la technoscience en démocratie (les intérêts des lobbies scientifico-industriels correspondent-ils à l’intérêt commun ?), et d’autre part, d’enrichir l’expertise technicienne par les capacités de jugement des gens ordinaires. Il s’agit non seulement d’une caution démocratique apportée (ou refusée) au progrès technique, mais aussi d’une dimension nouvelle de la prise de risque, comme si la complexité des éléments matériels mis en jeu ne pouvait être appréhendée que par la complexité de l’esprit humain. Pourtant une telle foi dans le jugement populaire n’échappe à la naïveté que si on s’efforce d’optimiser les moyens de formation, de réflexion, d’échange et de créativité de l’esprit humain. C’est ce à quoi prétendent les « conférences de citoyens ».

29Deux conférences de ce type ont été organisées en France : en 1998, par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) sur les OGM, et en 2002, par la Commission française du développement durable (CFDD), en partenariat avec le Musée des sciences de la Villette, sur le thème « changements climatiques et citoyenneté ».

30En 1987, le Danemark lançait la première « conférence de consensus » et, à ce jour, environ cinquante consultations ont été organisées sur ce modèle dans le monde, dont la moitié au Danemark. Rappelons qu’il s’agit de réunir un petit nombre de personnes (en général une quinzaine) pour un processus en trois phases comportant d’abord leur formation à la thématique ciblée (souvent en deux weekends) afin de les préparer à interroger eux-mêmes des « personnes-ressources » de leur choix (experts, décideurs, praticiens… ), puis à élaborer leurs conclusions à l’issue d’une concertation approfondie au sein du groupe. Bien des aspects de ces « forums hybrides » ( 1) varient d’une consultation à l’autre. Parmi les plus importants figurent le choix des citoyens recrutés et celui des formateurs ( 2). Pour le choix des citoyens, il est aujourd’hui convenu de respecter la diversité, si ce n’est la représentativité (impossible à assurer dans un échantillon aussi petit) et la neutralité a priori. Ainsi le recrutement par petites annonces risquerait de favoriser les porteurs d’opinion (militants, lobbies) – et il est même conseillé d’éliminer les particuliers ayant un intérêt objectif à défendre (employés du secteur visé, éléments d’associations ou d’intérêts financiers concernés) parmi les citoyens choisis au hasard sur une base diversifiée (sexe, âge, profession, opinion politique… ). Quant aux formateurs, ils sont proposés par un comité de pilotage dont l’objectivité est une condition essentielle. Ce comité, où les spécialistes sont minoritaires et d’opinions variées, choisit les formateurs compétents, soit en reconnaissant unanimement leur neutralité, soit en assurant la diversité des positions. On doit considérer ces conférences comme un processus de recherche des meilleures conditions démocratiques, c’est-à-dire que, comme dans un véritable programme de recherche, les procédures doivent être clairement définies, rigoureusement suivies, et soumises ultérieurement à l’analyse critique ( 3).

31La dénomination fréquente « conférence de consensus » prête à confusion pour deux raisons. D’une part, l’expression définit depuis longtemps la confrontation d’experts (surtout en médecine) dans le but de définir les « bonnes pratiques » de leur exercice. D’autre part, l’expression laisserait croire que le but est de parvenir à tout prix à une position commune, en neutralisant les opinions minoritaires, alors qu’il s’agit d’exprimer et de respecter la variété des points de vue, même si on se réjouit toujours de conclusions unanimes.

32Il faut immédiatement faire remarquer la grande différence entre la conférence de citoyens et les procédés habituels de consultation populaire que sont le référendum ou le processus électif : c’est seulement dans la conférence de citoyens qu’une formation complète est assurée, ce qui est la condition même du choix éclairé sans lequel la démocratie serait usurpée. En même temps, les profanes devenus citoyens éclairés disposent alors de deux prérogatives exceptionnelles :
celle d’interroger « au fond » des personnalités choisies par eux-mêmes afin de compléter et d’assurer leurs opinions, et celle d’échanger entre eux afin d’enrichir et de confronter leurs convictions. Le prix à payer pour cette performance démocratique est de réduire l’exercice à un échantillon plutôt que de l’appliquer à la population entière. La conférence de citoyens est ainsi la mise en pratique « en milieu confiné » de la vieille utopie d’une éducation exhaustive et généralisée. Tous les observateurs de telles conférences se sont étonnés de la capacité de citoyens candides à délibérer sur des sujets complexes, à apporter une vision dégagée des enjeux locaux, à proposer des solutions de bon sens ignorées par les spécialistes. Ainsi est battue en brèche l’hypothèse facile d’un « public irrationnel » qui serait incapable d’apprécier les bienfaits de la technoscience. Il reste que de tels « panels » ne sont pas composés de n’importe qui : seulement une personne sollicitée sur trois environ accepte de consacrer plusieurs week-ends au bien commun sans en retirer aucun bénéfice personnel puisque la procédure comprend l’anonymat et le bénévolat. Des super-citoyens donc, mais seulement par leur démonstration de civisme, ce qu’on ne saurait considérer comme un biais qu’en confondant démocratie et populisme.

33Pourtant, les conférences de citoyens, et leur apport potentiel à la régulation démocratique, sont minimisées sous différents prétextes, le moins pertinent étant que leur répercussion pratique serait négligeable. Or c’est justement cette marginalisation publique de la procédure et de ses résultats qui empêche de les connaître et de les reconnaître ! Nous avons constaté le peu d’intérêt des médias pour cette seconde conférence de citoyens (plus faible encore que pour la première), peut-être parce que l’État y était moins présent que dans la précédente (OGM, 1998), organisée par l’OPECST qui dispose d’un pouvoir de représentation bien supérieur à celui de la CFDD. De façon générale, la conférence de citoyens n’est pas un lieu de spectacle ou d’exhibition ; elle est privée de vedettes, d’éclats de voix, et même de « scoops » puisque ses conclusions ne sont que des propositions. De plus, elle établit un rapport direct entre les profanes et les experts ou les décideurs, sans qu’intervienne la médiation journalistique. Voilà bien des caractéristiques qui expliquent la désaffection des professionnels de l’information, presque tous absents de la conférence de presse qui clôturait l’élaboration citoyenne, le 11 février 2002, et se contentant de citer brièvement une dépêche de l’AFP…

34Dans ce jeu, les médias ne sont pas seuls en cause. Car l’expression des citoyens éclairés incite généralement à la réserve et à la précaution plutôt qu’à donner carte blanche aux promoteurs des technologies. D’où la défiance des industriels, des chercheurs ou des experts, largement intéressés au développement technoscientifique, et usant donc de leur influence pour réduire l’impact de propositions qui constitueraient des « freins au progrès ». De son côté, le milieu associatif n’a pas toujours admis son exclusion de la procédure en estimant qu’il incarne l’expression citoyenne la plus éclairée et en revendiquant un rôle déterminant dans l’élaboration. Il y a là une confusion entre experts et profanes, les militants associatifs relevant souvent de la première catégorie mais jamais de la seconde. À ce sujet, les conférences françaises de citoyens ont évité l’écueil d’autres assemblées européennes, qui recrutent le « panel de citoyens » par voie de presse au risque d’aboutir à un débat partisan entre porteurs d’opinion. Il ne s’agit pas de nier l’intérêt de tels débats contradictoires, ni du lent travail quotidien du mouvement associatif, mais leur fonction est complètement étrangère à la vocation des conférences de citoyens.

35Parmi les forces réticentes à ces conférences, on ne peut s’abstenir de citer aussi nombre d’élus de la nation. Ceux-ci exposent souvent un raisonnement fallacieux sur le risque démagogique qu’il y aurait à remplacer la responsabilité parlementaire par l’opinion de personnes dépourvues de mandat électif. Par là même ils confondent la remontée vers les décideurs du sentiment populaire, et son affichage public, avec la charge décisionnelle que nul ne dénie aux élus.

36Mais cette fausse défense semble cacher un enjeu bien réel : si la conférence de citoyens parvenait à se faire entendre jusqu’au Parlement, nos élus ne pourraient pas évincer ses propositions sans s’en expliquer.

37Il existe, bien sûr, une « conception gouvernementale de la conférence de consensus » ( 4), considérée comme un moyen de belle apparence pour sortir d’une impasse économique et politique. Ainsi la médiation de l’OPECST – structure parlementaire supposée indépendante et neutre – a-t-elle permis au gouvernement français de mener en 1998 un « débat », de développer une « information » et d’établir un « dialogue » au sujet des OGM, sans jamais s’engager à tenir compte de cette consultation pour prendre des décisions. Cette entreprise révélait l’instrumentalisation de la conférence citoyenne en lui assignant essentiellement une fonction éducative, selon le précepte scientiste mais erroné que c’est l’obscurantisme qui nourrit l’opposition aux développements technoscientifiques. Une analyse comparable a été faite en Grande-Bretagne où Levidow a estimé que le pouvoir cherche à « technologiser la démocratie » plutôt qu’à démocratiser la technologie. Il nous semble que cette difficulté ne peut être réduite que par la transparence absolue des procédures et l’engagement du Parlement à ouvrir un véritable débat sur les conclusions de la conférence.

38On pourrait aussi envisager le recours à des conférences de citoyens, au-delà de leur fonction actuelle de régulation a posteriori des productions technoscientifiques, pour évaluer en amont les programmes de recherche au moment de leur élaboration, ou aussi pour aborder les questions de bioéthique ( 5), ( 6). De même, des conférences menées sur le même sujet simultanément dans plusieurs pays permettraient de montrer la convergence des intérêts entre les citoyens du monde, alors que les politiques d’État tendent à diviser les habitants de la terre. Sur le sujet épineux, et ruineux, des aides à l’agriculture par exemple, la CFDD souhaite impulser en 2003 trois conférences nationales organisées respectivement dans un pays du Nord (la France), du Sud (le Mali) et de l’Est (la Pologne).

39Mais pourquoi ne pas utiliser la puissance démocratique de tels outils pour enrichir la vie politique nationale elle-même ? Constats largement partagés (parfois depuis peu… ) : 1) on ne peut plus affirmer « la démocratie, c’est le vote » si ce vote n’est pas l’expression de consciences suffisamment éclairées ; 2) on ne peut pas éclairer la conscience des électeurs sans les intéresser aux enjeux à long terme des politiques proposées et sans s’intéresser à leurs propres préoccupations ; 3) on ne peut intéresser les citoyens à la vie politique qu’en explorant sans tabou ni superficialité tous les problèmes réels ou fantasmés qu’ils évoquent.

40Références ( 1) M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe : Agir dans un monde incertain, Seuil 2001. ( 2) D. Boy, P. Roqueplo, D. Donnet-Kamel : « Un exemple de démocratie participative : la “conférence de citoyens ” sur les OGM., Rev. Franç. Sc. Po., automne 2000. ( 3) P.-B. Joly et alii : L’innovation controversée : le débat public sur les OGM en France, apport du CRIDE (INRA, Grenoble), janvier 2000. ( 4) C. Marris, P.-B. Joly : « La gouvernance technocratique par consultation ? Interrogation sur la première conférence de citoyens en France », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 38, p. 97-124,1999. ( 5) S. de Cheveigné, D. Boy, J.-C. Galloux : Les biotechnonogies en débat, Balland, 2002.( 6) J. Testart : Contre les technosciences, les conférences de citoyens. ATTAC au Zénith, Mille et une nuits 43, p. 39-48,2002.

IV e Table ronde : démocratie participative et économie

41Cette table ronde, un peu tronquée (du fait de l’absence de Jean-Louis Laville), soulevait la question des rapports entre démocratie participative et économie. Marie-Christine Simiand, membre du réseau national des conseils de développement, expose le rôle de ces conseils à partir de l’exemple grenoblois. Il existe, à cet échelon intermédiaire entre les quartiers ou les municipalités et la région (ce lieu du trou noir de la démocratie dont parlait G. Gontcharov), toute une série d’instances consultatives dont le rôle véritable et les fonctions ne sont pas vraiment clairs. Parfois, explique M.-C. Simiand, elles font germer une idée, ce qui permet de donner à ceux qui y participent le sentiment de ne pas être nécessairement inutiles. Dans une veine proche de celle de Claire Villiers, Thomas Coutrot (économiste bien connu, de la DARES) montre comment l’aspiration moderne à la démocratie se heurte au clivage imposé à la grande masse entre une citoyenneté libre en droit, au plan politique, et une situation de subordination et d’aliénation vécue dans le monde du travail. La question démocratique centrale est donc celle de savoir comme résoudre ou surmonter cette antinomie. Sachant que la solution ne pourra pas venir du libéralisme, puisque c’est lui qui la crée, ni du social-étatisme, qui a débouché sur un échec historique. Le rôle historique de l’altermondialisme est d’esquisser une solution en proposant une double voie. La première passe par la constitution de formes d’organisation économique alternative. Les coopératives ont fait la preuve de leur efficacité, même si elles ne peuvent apparemment pas être généralisées à l’échelle de l’économie tout entière. Face aux entreprises qui ferment ou dans les régions sinistrées, l’économie solidaire et notamment le développement des services aux personnes offrent aussi des solutions possibles. La seconde voie est celle du contrôle exercé sur l’économie. Celui de l’État, bien sûr, mais aussi le contrôle citoyen. Les grandes campagnes lancées contre telle ou telle marque non respectueuse de normes sociales ou environnementales minimales permettent d’obtenir des résultats non négligeables. Il faudrait également envisager le cas de la démocratie actionnariale (défendue par pas mal de gens), qui accorde un même poids et un même pouvoir au groupe des salariés et à celui des actionnaires, même si T. Coutrot, pour sa part, n’y croit guère. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de ne pas séparer la réflexion sur la démocratie politique de la question de la démocratie économique.

42Jean-Luc Charlot, président de l’association « Moderniser sans exclure » (fondée par B. Schwartz), militant et analyste de longue date de l’économie solidaire, en livre une analyse quelque peu désabusée, qui a fait tiquer dans la salle mais qui soulève pourtant des questions essentielles si on ne veut pas mythifier la démocratie participative, l’associationnisme ou l’économie solidaire. Cette dernière, pour parler le langage de Karl Polanyi, et telle que théorisée en France par Jean-Louis Laville et Bernard Ème, se caractérise par le souci d’« hybrider » les ressources propres au bénévolat (la réciprocité, l’esprit du don), celles qui proviennent de la redistribution (les subventions publiques) et les ressources marchandes, en donnant le primat au bénévolat et à la réciprocité sur la redistribution et l’échange marchand. Toutes ces expériences d’économie solidaire, souvent impulsées par la détresse et un sens profond de la solidarité, explique J.-L. Charlot, sont nécessaires et démarrent habituellement dans l’enthousiasme. Le problème c’est que, plus encore peut-être que les coopératives, elles peinent à s’inscrire dans la durée. Leur fonctionnement suppose la création d’un espace public d’intermédiation qui ne parvient pas en fait à se pérenniser. Très vite, les entreprises ou associations d’économie solidaire ne fonctionnent plus que grâce à la mobilisation de quelques personnes, voire, fréquemment, d’une personne unique dont elles sont devenues la chose, tandis que s’exacerbent les tensions entre salariés et bénévoles. Les formes mêmes de la démocratie procédurale propres aux associations de 1901 (vote secret, AG régulières, etc.) ne sont en fait guère respectées ou seulement dans le semblant. La question se pose donc de savoir si la forme « association » n’a pas fait son temps, non seulement en tant que forme juridique (la loi de 1901) mais, plus généralement, en tant que forme sociale, politique et symbolique.

43Jean-Louis Laville, ayant eu connaissance de ce compte rendu, désire y insérer le commentaire suivant : « L’intervention de Jean-Luc Charlot est intéressante et mérite débat. Toutefois, elle ne peut suffire à traiter de la question des rapports entre économie solidaire et démocratie participative. D’une part, parce que l’économie solidaire n’est pas présentée, ce qui fait que pour certains participants à la discussion, les interprétations sont faites sur une réalité qui n’est guère située. En particulier, il serait intéressant d’avoir une prise de la parole de représentants du Mouvement d’économie solidaire ( 4-6 place de Valois, 75001 Paris, 0142965539, mm-e-s@ wanadoo. fr)dont l’organisation témoigne d’une réflexion sur l’articulation entre démocraties représentative et participative. D’autre part, parce que les relations entre démocratie participative et économie solidaire font l’objet d’un travail en cours entre le Brésil et la France qui a été mis en œuvre à partir du constat d’une segmentation excessive des approches. D’un côté, des contributions consacrées à la démocratie participative ne parlent pas d’économie solidaire, de l’autre, les présentations de l’économie solidaire n’ont pas toujours mis l’accent sur sa dimension de démocratie participative. Or la présence de plus en plus marquée du thème de l’économie solidaire dans les forums sociaux montre qu’il existe un lien entre les deux thématiques qu’il convient d’expliciter. Il s’agit d’un chantier ouvert et dont les étapes pourront être présentées dans les prochaines journées d’ATTAC centrées sur la démocratie participative. »

Conclusion

44De toutes ces contributions, le rapporteur de cette journée (A. Caillé) retient quant à lui les premières leçons suivantes :

  • une des motivations à s’investir dans la démocratie participative, qui est en même temps un des principaux obstacles auxquels elle se heurte, est le mépris constant et profond des autorités, des élus ou des experts envers les citoyens ordinaires (mépris particulièrement fort en France qui reste une société largement monarchique et hiérarchique en fait, à peu près autant qu’elle est démocratique et égalitariste en paroles, que la monarchie soit de droite ou de gauche). Un seul exemple : comme le rappelait D. Donnet-Kamel, lors de la tenue des conférences citoyennes sur les OGM, Laurent Fabius s’était fortement opposé à toute immixtion de la « démocratie directe » ( sic) au sein de la démocratie représentative.
  • démocratie directe ? La question n’a justement été posée par personne de savoir la place que pourrait et devrait occuper la démocratie directe (caractérisée par la systématisation du tirage au sort des responsables parmi les volontaires aux fonctions de direction, i.e. ceux qui s’estiment suffisamment compétents pour affronter le bilan critique qui sera fait de leur gestion) au sein de la démocratie participative.
  • le problème principal aujourd’hui est celui de la limitation des couches civiques aux classes plutôt aisées (mais pas trop et massivement de l’âge des « jeunes retraités »). Au-delà : la montée de l’hyper-individualisme contemporain représente un obstacle considérable à toutes les tentatives d’impulser une participation démocratique. Toutes les expériences de démocratie directe, politiques ou économiques, se heurtent à la très grande difficulté de se stabiliser et de s’instituer dans la durée. Passée une première phase d’enthousiasme, le soufflé retombe trop souvent. Il est possible, bien sûr, d’imputer le fait à l’hyper-individualisme mentionné, et à bien d’autres facteurs encore. Mais, au-delà des difficultés propres à la période contemporaine, ce constat doit inciter à prendre fermement au sérieux l’idée que si l’aspiration à la démocratie est naturelle, la construction et la pérennisation de formes démocratiques ne le sont pas du tout et nécessitent donc des efforts de tous les instants. Telle était la certitude des démocrates de l’Antiquité ou des républiques italiennes, si persuadés que la démocratie pouvait à tout moment se corrompre qu‘ils n’avaient de cesse, année après année, d’inventer des méthodes et des procédures toujours plus subtiles pour lutter contre la tendance inexorable à leur corruption. Aussi longtemps que nous ne serons pas persuadés, comme eux, que la démocratie est à la fois l’invention humaine la plus précieuse mais aussi la plus périssable, nous n’avancerons pas.

Notes

  • [1]
    Ce texte est le résumé légèrement commenté de ce qui s’est dit lors de la journée d’étude sur la démocratie participative organisée par le groupe démocratie du conseil scientifique d’ATTAC le 23 octobre 2004 à l’université Paris X-Nanterre (avec le concours du GÉODE, Groupe d’étude et d’observation de la démocratie, Paris-10). Il a été rédigé par Alain Caillé, responsable de ce groupe.
  • [2]
    Professeur de sciences politiques à Paris-VIII et auteur avec Marion Gret d’un ouvrage paru aux éditions La Découverte, Porto Alegre, qui fait référence sur ce sujet.
  • [3]
    Coauteur du livre Porto Alegre, les voix de la démocratie, réalisé avec un collectif d’habitants de Porto Alegre coordonné par l’ONG Solidariedade, photographies de Jacques Windenberger, éditions Syllepse et Charles-Léopold Mayer, Paris, 2003.
  • [4]
    La « communauté » à laquelle ces termes font ici référence désigne les habitants des quartiers populaires et des bidonvilles.
  • [5]
    Cf. Luciano Fedozzi, Gênese e historia do orçamento participativo de Porto Alegre, Porto Alegre, 2000, p. 19-22.
  • [6]
    Tels que définis par Paul-Henry Chombard de Lauwe.
  • [7]
    Outre les espaces propres au budget participatif lui-même, une multitude de commissions municipales, forums et conférences permettent de débattre de l’ensemble des politiques et programmes municipaux.
  • [8]
    Le lecteur pourra se rapporter à son article sur ce thème qui a été publié dans le n° 25 de la Revue du MAUSS semestrielle ( 1er semestre 2005) ( ndlr ).
  • [9]
    Article publié dans Transversales/Science/Culture n° 2 (p. 38-42) et ici abrégé.
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