Notes
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[1]
A. Caillé écrit [ 2005b] ainsi : « Mais mutatis mutandis, ce qui est vrai des rapports de l’Occident, et notamment des états-Unis, avec les pays à démocratiser – les pays en voie de démocratisation pourrait-on dire – l’est aussi, de plus en plus, au sein des pays démocratiques eux-mêmes. La démocratie n’y est plus vue comme un ordre politique à construire en commun, entre les différents groupes ou classes constitutifs de la communauté politique, mais comme une réalité déjà édi ée qui doit être donnée et distribuée par l’état. On ne songe plus à bâtir un état démocratique. On demande à un état posé comme par essence toujours et déjà démocratique de distribuer des droits ou de la reconnaissance juridique. De co-constructeurs de la démocratie, les individus des sociétés démocratiques en deviennent les créanciers. »
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[2]
Ce texte, enrichi d’une nouvelle première partie intitulée « La question juive et l’état d’Israel », est disponible sur le site wwww. analitica. com/ bitblioteca/ ceresole/ caudillo. asp#01. norberto Ceresole, à côté de son fort penchant populiste-autoritariste datant de son passé d’appartenance aux Monteneros, y expose une conviction antisémite virulente.
1L’époque postmoderne est-elle aussi celle de la postdémocratie ? Avec un glissement imperceptible, une nouvelle forme de l’administration des hommes s’apprête-t-elle au tournant du xxe et du xxie siècle à se substituer à la démocratie au nom de la démocratie elle-même ?
2Dans la Mésentente, ouvrage paru en 1995, Jacques Rancière distinguait deux modalités inconciliables de la démocratie à l’époque postmoderne. Dans la première domine la logique de l’égalité ; dans l’autre, ce sont les arrangements institutionnels d’une structure policée qui occupent le devant de la scène. Le concept de démocratie renvoie à la première modalité. En revanche, la seconde correspond, nous dit Rancière, à une structure dépolitisée ou postdémocratique dans laquelle les sujets s’identi ent entièrement à leur situation socio-politique. C’est la position du sujet qui fournit la clé de la distinction entre la démocratie et la postdémocratie puisque, nous rappelle-t-il, « la démocratie est, en général, le mode de subjectivation de la politique » [ 1995, p. 139].
3Si, en effet, on admet que la démocratie est « l’institution de sujets qui ne coïncident pas avec des parties de l’état ou de la société, des sujets ottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts » [p. 140], la postdémocratie devient le nom d’un système dit consensuel où entrent en conjonction régime d’opinion et régime de droit.
« La postdémocratie, c’est la pratique gouvernementale et la légitimation conceptuelle d’une démocratie d’après le demos, d’une démocratie ayant liquidé l’apparence, le mécompte et le litige du peuple, réductible donc au seul jeu des dispositifs étatiques et des compositions d’énergies et d’intérêts sociaux. La postdémocratie n’est pas une démocratie ayant trouvé dans le jeu des énergies sociales la vérité des formes institutionnelles. C’est un mode d’identi cation entre les dispositifs institutionnels et la disposition des parties et des parts de la société propre à faire disparaître le sujet et l’agir propre de la démocratie » [p. 142-143].
5En somme, la postdémocratie est ce nouvel ethos politique fondé sur l’harmonie nécessaire entre la revendication et sa reconnaissance dans le droit. Elle procède par consensus, et son utopie, précise Rancière, est « celle d’un compte ininterrompu qui présenti e le total de “l’opinion publique” comme identique au corps du peuple ».
6En effet, l’une des manifestations signi catives de la postdémocratie est le déplacement du lieu de débat sur l’intérêt général. Si dans le régime démocratique ce débat a lieu principalement, mais non exclusivement, dans la sphère de l’état, dans le régime postdémocratique il se déplace vers la société civile. Ce déplacement est positivé par la vision postmoderne comme un effet du renforcement de l’horizontalité de la régulation politique opposée à la verticalité de l’état. Puisque l’horizontalité, dans toutes ses formes, sonne aux oreilles postmodernes comme l’élargissement et le renforcement de la démocratie, la démocratie participative est assimilée facilement – presque mécaniquement – à l’approfondissement de l’idéal démocratique. Mais l’horizontalité signi e aussi la dilution du lieu du débat ainsi que du lieu du pouvoir. L’horizontalité n’abolit pas le pouvoir mais tend à le dissimuler derrière toute une série de procédures de participation. Le débat ainsi que les procédures de prise de décision deviennent fonctionnels, allant jusqu’à accoller à la démocratie elle-même cette nouvelle qualité conforme à l’esprit postmoderne : la démocratie fonctionnelle. Prétendant guérir la démocratie de son mal intrinsèque, à savoir son inef cacité décisionnelle, la démocratie fonctionnelle représente en réalité la version modernisée et paci ée de la démocratie organique dont se réclamaient les autoritarismes d’antan.
7Colin Crouch [ 2004] soutient de son côté que la « perte d’enthousiasme engendrée par la démocratie libérale et sa posture sans ambition ont créé une apathie qui favorise la montée de la postdémocratie ». La « banalisation » de la démocratie et la crise de la politique de l’égalité s’alimentent réciproquement et laissent le champ libre à l’affermissement du pouvoir des élites d’entreprise et plus largement des élites d’organisation, ce qui s’accompagne de l’affaiblissement du concept de citoyenneté active. La postdémocratie serait l’autre nom de la gouvernance globale.
8Le concept de postdémocratie englobe aussi ce qu’Alain Caillé [ 2005a] désigne par le concept de « parcellitarisme », qui se manifeste par « la dissolution des formes anciennes du pouvoir, remplacées par une norme apparemment démocratique de l’adhésion et du contrat généralisés – rien n’est censé venir d’en haut, tout procède en théorie de la base, de la spontanéité même des individus ». Or les pratiques concrètes de la démocratie postmoderne nous ont montré que la domination apparente de la base sur l’initiative du mouvement et sur la prise de décision peuvent concrètement s’apparenter à des mécanismes de consultation, mais ne pas aboutir à l’instauration de formes de pouvoir plus puissantes.
« Leur caractéristique première, poursuit Caillé, est que le pouvoir, désormais dénié, euphémisé ou travesti, ne se donne plus à voir comme tel, se rend invisible et somme ceux qui en dépendent de décider eux-mêmes sur un mode pseudo-contractuel et dans le registre de l’adhésion, des changements incessants qu’on les oblige en fait à mettre en œuvre au nom d’une nécessité économique, politique, pédagogique ou gestionnaire présentée comme indiscutable. »
10Parallèlement à cette évolution, marquée par les « nécessités de nos temps » qui se posent comme des vérités dogmatiques, nous assistons dans l’ère postmoderne à l’émergence de la gure du « citoyen-créancier » (Alain Caillé) qui devient le sujet principal d’une « postdémocratie consumériste » [Stavrakakis, 2003]. En effet, on peut aussi aborder le problème à partir d’une interrogation sur le statut des sujets. La démocratie a été, et est toujours, l’instauration des sujets, notamment l’instauration du peuple et du citoyen comme les sujets de la démocratie. nous savons, en suivant Castoriadis et Lefort, que le propre de la démocratie est que cette instauration ne soit jamais dé nitive, qu’elle soit une réinstitution permanente, bref que la démocratie est toujours inachevée [ cf. Insel, 1990]. Or, la postdémocratie entend avoir affaire principalement à des sujets démocratisés. C’est dans cet écart entre sujets de la démocratie et sujets démocratisés ou démocratiques – entre ceux qui créent la démocratie et ceux qui la reçoivent – que réside la spéci cité de la gestion postdémocratique [1].
11Au prix d’un certain schématisme, on peut identi er aujourd’hui les deux pôles opposés du champ d’attraction postdémocratique respectivement au modèle de la « bonne gouvernance » et à la revendication du dépassement de la démocratie représentative, soit par la participation plébiscitaire, soit par sa dilution dans la multitude.
12La bonne gouvernance constitue la version policée, conforme aux normes de l’horizontalité, de la démocratie. Elle cherche sa légitimité en s’apparentant implicitement aux pratiques de la démocratie directe ou participative. Elle se présente comme la réalisation de la démocratie consensuelle. Il s’agit du pôle nord ou occidental de la postdémocratie.
13L’autre pôle est plus diversi é. On y trouve d’un côté des régimes plus proches des formes d’autoritarisme comme les régimes post-totalitaires en Russie ou en Chine d’aujourd’hui, et de l’autre des populismes antilibéraux dont la nouvelle gure de proue semble être depuis quelques années le régime de Chavez au Venezuela. Selon des modalités bien différentes, voire parfois opposées, ces régimes fonctionnent par la mobilisation du peuple autour de la gure du chef ou de l’organisation. La nouveauté de la postmodernité, c’est que cette mobilisation, contrairement aux anciens régimes de mobilisation de masse, s’accommode souvent de l’existence des institutions d’une démocratie représentative, mais les vide de leur substance. C’est la démocratie représentative, l’équilibre des pouvoirs et, dans ses versions les plus extrêmes, le suffrage universel et la souveraineté du peuple qui sont jetés dans les oubliettes de l’histoire au pro t d’une démocratie supposée spontanée.
De la gouvernance
14Dans un article violemment opposé au projet de traité constitutionnel pour l’Europe, Anne-Marie Pourhiet [ 2005] considérait la soumission de ce texte au référendum comme un geste qui « consiste à demander à des peuples d’accepter de “constituer” une Europe sciemment postdémocratique ». tant le processus d’élaboration du traité constitutionnel que son contenu représentaient à ses yeux l’œuvre d’une ère postdémocratique. En effet, un groupe de personnes nommées par les gouvernements s’autoproclame « convention » et, alors qu’il n’est pas mandaté à cet effet, érige des droits nouveaux tout en s’enorgueillissant d’avoir laissé amender son texte par des groupes de pression que personne ne connaît. Le contenu de cette « Constitution » était, selon Pourhiet, à l’image de son processus d’élaboration :
« Le traité constitutionnel ne consacre aucune démocratie véritable et se borne à enkyster ce qu’a toujours été l’Europe communautaire : une collection d’aristocraties échappant au contrôle populaire. L’initiative législative – la conduite de la politique de l’UE – reste entre les mains d’une commission dont on persiste à célébrer l’indépendance, comme si le fait d’échapper à l’in?uence d’instances démocratiques était une qualité politique. Le titre consacré à “la vie démocratique de l’Union” [… ] oppose clairement et dangereusement la démocratie “représentative” à une prétendue démocratie “participative” consistant (article 47) en “un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile”. Voilà ce qu’on appelle abusivement “démocratie” : du lobbying institutionnalisé et une tentative de substituer une “société civile” éclatée, composée de groupes de pression et d’intérêts minoritaires, aux nations et aux peuples » [souligné par nous, A. I.].
16Aux yeux d’Anne-Marie Pourhiet, le droit de pétition prévu par le projet – permettant à un million de citoyens d’inviter la Commission à proposer une loi européenne tout en la laissant libre d’apprécier son opportunité – était une « mascarade d’initiative populaire ». Ce droit, tel qu’il est dé ni, ne risquait-il pas de devenir un instrument au service de lobbies d’intérêts particularistes, rendant encore plus opaques les processus de décision ?
17Notre propos n’est pas de rouvrir le débat sur le traité constitutionnel mais d’essayer d’identi er, à travers l’esprit de ce texte et de son mode d’élaboration, les éléments précurseurs qui semblent être ceux d’une nouvelle conception de l’organisation politique qui n’est ni la démocratie représentative classique ni une vraie démocratie directe. S’appuyant sur le constat du déclin de l’enthousiasme des citoyens à l’égard des mécanismes de la démocratie représentative, les précurseurs de ce nouveau modèle d’organisation politique la situent comme un dépassement des canons organisationnels de la démocratie telle qu’elle s’est forgée durant les deux derniers siècles. La démocratie aurait épuisé sa capacité mobilisatrice et perdu son âme suite à sa victoire totale sur ses ennemis. D’où l’idée d’une postdémocratie destinée à sauver l’essentiel de la démocratie sans s’encombrer de ses formes canoniques. Bien sûr, l’identi cation de ce qui est essentiel dans l’idéal démocratique est sujet à débat et chacun, selon son positionnement politique ou son tempérament, mettra en avant certains aspects de cet idéal plutôt que d’autres. néanmoins, même si peu de personnes s’en réclament encore explicitement, on observe dans le champ de la ré exion positive sur la postdémocratie une certaine convergence pour faire de l’ef cacité le critère principal.
18Des instances de prise de position politique dont la qualité principale est d’être hermétiques à l’in uence et au contrôle des instances démocratiques, la promotion d’une démocratie participative – à vrai dire une démocratie de consultation, censée incarner un succédané de la démocratie directe et se substituer à la démocratie représentative honnie –, nous avons là en effet les principaux ingrédients de ce que l’on nomme « la bonne gouvernance » dans les milieux bien-pensants contemporains. En matière d’organisation politique de la société, le projet de traité constitutionnel était sans conteste un des produits les plus élaborés de cette nouvelle norme de conformité à l’air du temps. Il était le pendant politique de la démocratie de marché. Une démocratie qui n’a plus de centre et ne tire plus son pouvoir d’une majorité représentative, mais de la consultation des populations par sondage, par enquête ou par l’intermédiaire d’organes de la société civile dûment sélectionnés.
19Si l’on admet que le succès ambivalent de la modernité a été d’annihiler les grands récits et, par le désenchantement du monde, de nous faire basculer dans la postmodernité, la victoire de la démocratie qui en est concomitante ne débouche-t-elle pas sur l’ère de la postdémocratie ? Cette victoire qui retire tout adversaire à la démocratie ne rend-elle pas l’idéal démocratique superfétatoire ? En ce sens, le projet de traité constitutionnel représentait l’esquisse relativement élaborée d’un des pôles qui constituent aujourd’hui le champ d’expérimentation postdémocratique, celui de la bonne gouvernance.
20Dans leur introduction à un ouvrage fort intéressant paru récemment, Guy Hermet et Ali Kazancigil [ 2005] dé nissent le concept de gouvernance par les huit caractéristiques suivantes :
- elle se conçoit comme un mode de gestion des affaires complexes dans lequel les acteurs principaux se déploient sur le même plan, à l’horizontal ;
- elle commande de gérer les affaires publiques comme si leur traitement ne devait pas différer de celui des affaires privées ;
- elle s’alimente de la croyance selon laquelle les sociétés et les relations entre les pays sont régies, dans tous les domaines, par des mécanismes d’auto-ajustement apparentés à ceux du marché ;
- les acteurs décisifs du dispositif de gouvernance se recrutent ou se choisissent entre eux ;
- il s’agit d’un processus de décision toujours révocable et provisoire, évitant de désigner le lieu du pouvoir ultime et exclusif des autres ;
- les décisions ne sont pas le produit d’un débat ou d’une délibération, mais de négociations, de marchandages et de trocs entre les groupes (d’intérêts ?) ;
- la logique de cooptation s’applique aux politiques sectorielles dans une perspective néocorporatiste ; la démocratie elle-même ne peut être envisagée que comme une démocratie sectorielle ;
- elle est un mode de gestion qui tend à se codi er au regard de normes ou de codes de conduite négociés plutôt que de lois votées en vertu du principe majoritaire.
21Ces caractéristiques dessinent les pourtours d’un gouvernement de « professionnels ». Utilisé d’abord sous les traits de la gouvernance d’entreprise à la suite des théories néo-institutionnalistes inspirées de Coase, récupéré ensuite par les approches de la démocratie participative, la gouvernance permet aux professionnels des politiques publiques de montrer patte blanche, notamment dans la gestion locale et urbaine. À partir de 1990, la Banque mondiale donnait à ce concept ses titres de noblesse en lui assignant la mission de « mettre au compte de l’incompétence des états des pays en développement les échecs constatés et de plus en plus contestés des programmes d’ajustement structurel » [Graz, 2004, p. 40], programmes qui, comme on le sait, ont été imposés par la même institution avec le soutien du FMI et des dirigeants du G 7. Depuis la sacralisation du concept de gouvernance, la Banque mondiale a consacré un volume de nancement important aux programmes d’ajustement favorables au marché sans plus avoir besoin de recourir aux termes de « réforme de l’état » ou de « transformation sociale ».
22En 1992, Willy Brandt a réuni la Commission on Global Governance. Son but était de penser l’ordre mondial nouveau après la dislocation de l’URSS. La dé nition à laquelle sont parvenus les membres de cette commission résume relativement bien la nouvelle approche politiquement correcte qui consiste à mêler dans un grand ensemble ou tous les acteurs, sans hiérarchiser leur rôle ou leur in uence politique : « La gouvernance est la somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publics et privés, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus continu de coopération et d’accommodement entre des intérêts divers et con ictuels » [ ibid., p. 42].
23La commission a mis en avant l’idée de normes négociées à l’échelle planétaire en s’appuyant sur des institutions puissantes, libres de souveraineté, ce qui signi e concrètement indépendantes des in uences politiques ou partisanes. Le FMI, la Banque mondiale, l’OMC sont là pour édicter les normes, réguler les politiques et les comportements des états à l’échelle planétaire, et les forums mondiaux pour assurer le spectacle de la participation.
24À la lumière des pratiques de la bonne gouvernance, tant à l’échelle mondiale qu’européenne, on constate que ce concept mou, enrobé d’un discours policé et consensuel, permet encore une fois aux dominants et à ceux qui aspirent à dominer de se protéger contre le risque d’une demande de participation durable et effective à l’exercice de l’autorité de la part des citoyens, qui deviennent en fait l’Autre. Car, après tout, la question de la bonne gouvernance est d’abord une affaire de gestion et de direction. Il suf t pour s’en convaincre de regarder le champ d’application de ce concept dans son domaine originel qui est l’entreprise.
25Roland Pérez [ 2003, p. 23] rappelle que « la gouvernance est focalisée sur une catégorie d’acteurs clés de toute organisation [qui sont] les dirigeants de cette organisation ». Il s’agit d’une « catégorie parfois réduite à une personne, le plus souvent représentée par un petit groupe fortement hiérarchisé autour du leader, quelquefois exprimée par un réseau semi-hiérarchisé et aux contours mal dé nis ». Si, en effet, les sujets de la gouvernance, au sein de l’entreprise, sont les dirigeants, ne le sont-ils pas également dans l’espace politique national ou mondial ? Que ceux-ci puissent faire aussi partie des dirigeants des OnG internationales ou être des leaders de confédérations syndicales, cela ne change pas le fond des choses. En ce sens, on ne peut que suivre Guy Hermet quand il af rme qu’il y a une parenté entre la gouvernance « démocratique » et l’autoritarisme libéral – c’est-à-dire un régime à pluralisme limité selon la dé nition de Juan Linz [Hermet, 2005, p. 43]. La principale différence entre les deux, selon Hermet, est que dans les dictatures « libérales », le pluralisme se trouve circonscrit à des ns idéologiques ou macropolitiques, tandis que dans le modèle proche de la gouvernance européenne, il se présente sous un but fonctionnel et technique [ ibid., p. 44]. Pour lui, « la gouvernance est le nom de l’après-démocratie, de l’hétérarchie comme troisième mode de gestion des affaires publiquesprivées à côté des marchés et de l’organisation bureaucratique ».
26En essayant de dé nir le rôle que peut jouer l’Europe comme soft-power dans la gouvernance mondiale, Pascal Lamy et Zaki Laïdi [ 2002, p. 201] soulignent qu’aujourd’hui, « les états n’ont plus de vision claire de ce qu’est le “bien commun” [et que] cette crise conduit chaque acteur à considérer sa marge propre d’action extérieure », aboutissant à une forte création de richesse privée et assez peu de biens publics. Cette impuissance des états, notamment depuis l’essouf ement des politiques keynésiennes et les crises plus ou moins organisées des systèmes d’état-providence, accompagnée de la transformation des citoyens-électeurs en citoyens-assurés, pose la question des nouvelles modalités d’endiguement de la souveraineté du peuple. La gouvernance est le nouveau nom et la nouvelle modalité d’évitement du partage réel de la souveraineté, aux divers échelons, avec ceux d’en bas. Elle vise à dépolitiser l’administration des hommes pour la transformer en affaire d’experts et non de citoyens.
27La gouvernance correspond dans la postmodernité à la remise en cause des conditions dans lesquelles l’autorité et la légitimité politique se sont formées dans la modernité. Dans des sociétés plus individualistes, socialement et culturellement plus éclatées, soulignent Lamy et Laïdi, la gouvernance exprime un concept de pouvoir basé sur des réseaux souples, modulables et uctuants. En suivant Michel Foucault, ils retrouvent une proximité entre la société moderne (fordiste) du xxe siècle et le concept de société disciplinaire, alors que la société contemporaine (en réseau) serait plus proche de la société de contrôle [ ibid., p. 202]. Cette interprétation du basculement de la discipline en contrôle éclaire, me semble-t-il, l’un des ressorts du pôle nord de la postdémocratie.
28Le changement dans le principe d’autorité conduit en effet l’état à négocier en permanence sa légitimité. Mais il est à noter qu’il n’en va pas de même au sein de l’entreprise, institution phare de la société de marché, ou, dans un autre registre, dans les organisations dites de la société civile dont la légitimité est parfois (souvent ?) autoproclamée.
29Dans l’ensemble, les auteurs accueillent favorablement le concept de gouvernance comme un processus de formation de la légitimité par la négociation. Mais le fait que cette légitimité ne soit plus instituée mais continuellement négociée, au moins en apparence, dans un cadre uctuant, ne laisse presque aucune prise institutionnelle à ceux qui ne sont ni des professionnels de la société civile ni des dirigeants ou aspirant à l’être. Par conséquent, la gouvernance n’apparaît plus que comme l’autre nom du modèle technolibéral de gouvernement. Son but, nous dit Guy Hermet, est de déparasiter quantitativement le pluralisme en l’allégeant de ses éléments les plus nuisibles à l’ef cacité. Il s’agit par conséquent de « s’affranchir de la contrainte démocratique ou de la pression de la base dans chaque secteur tout en s’abstenant en principe d’en rejeter aucun a priori ».
30Transposée à l’échelle mondiale, la « bonne gouvernance » présente le même tropisme technocratique entre les mains des professionnels des grandes institutions internationales. Avec la primauté du droit, la bonne gouvernance devient une conditionnalité de premier rang imposée par les pays riches pour venir en aide aux pays pauvres. L’introduction des OnG dans la gestion publique devient le gage de la bonne gouvernance en raison de leur caractère prétendument apolitique, non bureaucratique et surtout purement désintéressé. On retrouve leur équivalent dans la démocratie de marché sous la forme d’autorités de marché et d’autorités sectorielles de régulation indépendantes de l’état. Ainsi la gouvernance participe à l’affaiblissement de la hiérarchie entre ce qui est public et ce qui relève du privé, et crée les conditions favorables à la privatisation de la démocratie libérale.
31L’Union européenne, non seulement dans son fonctionnement interne, mais aussi dans sa logique d’élargissement qui impose comme une vérité gravée dans le marbre l’acquis communautaire (environ cent mille pages de normes pour la plupart techniques) et une enveloppe de critères politiques bien vagues dénommés « critères de Copenhague », représente aujourd’hui une des réalisations politiques les plus avancées de ce modèle de gouvernance.
Du caudillisme
32Le second pôle de l’espace postdémocratique est constitué par une remise en cause ouverte de la démocratie libérale. Reconnaissant l’essouf ement de l’idéal démocratique, notamment parmi les classes populaires, il veut se situer à l’opposé du modèle de démocratie de marché que représente le concept de gouvernance. Ses versions ouvertement autoritaires qui allient sans scrupules une économie de jungle avec l’autoritarisme musclé n’ont pas bonne presse parmi les militants critiques de la mondialisation dans le monde occidental. En revanche, on constate un certain engouement dans la gauche alter et antimondialiste pour la remise en cause violente de la démocratie représentative au pro t d’un régime participationniste-plébiscitaire et pour la posture anti-américaine, pro-pauvres et vaguement ethno-nationaliste de Hugo Chavez, l’ex-of cier putschiste et président élu et réélu du Venezuela. Les référents de philosophie politique du modèle de Chavez se réclament de la postdémocratie.
33Plusieurs observateurs du monde latino-américain soutiennent que l’un des inspirateurs de Chavez, après la n de son incarcération due à sa participation à la tentative de coup d’état, fut norberto Ceresole, un politologue d’origine uruguayenne vivant en Argentine. Ce personnage sulfureux, mort en 2002, a publié en 1999, quelques mois après l’élection de Chavez au poste de président, un petit opuscule dont l’ambition était de fournir une assise théorico-politique au pouvoir de ce nouveau caudillo. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, Caudillo, Ejercito, Pueblo (El modelo Venezolano, o posdemocracia), l’ambition de Ceresole était de fonder, à travers « le modèle vénézuélien de postdémocratie », un nouveau modèle susceptible de couvrir principalement le continent latino-américain mais aussi, avec des adaptations en fonction des particularités sociales-historiques locales, le monde arabo-musulman [2]. Si on laisse de côté le verbe en é d’un personnage sulfureux, on retrouve dans cette brochure les principaux ingrédients du pôle qui se réclame de la postdémocratie au nom de l’antilibéralisme, de l’antipositivisme, de l’anti-américanisme et de l’antimondialisation, ainsi que de l’antimarxisme traditionnel.
34Selon Ceresole, « le Venezuela s’est converti en un centre d’intérêt stratégique au sein de la politique mondiale [...] Hugo Chavez n’est pas seulement capable d’assurer la conduite du Venezuela : il peut être aussi la référence obligatoire pour les grandes masses de déshérités et les forces armées humiliées de toute notre Amérique hispano-créole ». Ainsi, le régime chaviste serait « un processus unique » puisque c’est le peuple vénézuélien lui-même qui aurait généré un caudillo en lui donnant mandat. Chavez, incarnant à la fois les qualités du chef civil et du chef militaire, serait obligé, selon Ceresole, de respecter l’ordre donné par ce peuple. Le cœur du modèle résiderait dans cette relation peuple-leader, et il est impérieux de la maintenir sans la pervertir par des tentatives de démocratisation du pouvoir. « Démocratiser le pouvoir a une signi cation claire et sans ambiguïté aujourd’hui au Venezuela : [… ] annuler le pouvoir. » Ceresole met en avant quatre caractéristiques qui fondent selon lui l’originalité du modèle postdémocratique chavézien, ou chaviste :
- il se différencie du « modèle démocratique » libéral et néolibéral : l’idée selon laquelle le pouvoir doit demeurer concentré, uni é et centralisé est contenue – de manière implicite mais parfaitement claire – dans le mandat populaire (le peuple élit une personne et non pas « une idée » ou « une institution ») ; il ne s’agit pas d’un régime « anti-démocratique », mais d’un
régime « postdémocratique » ;- il se différencie de toutes les formes de « socialisme réel » ; ni « l’idéologie » Ni « le parti » ne jouent le rôle de dogmes ;
- il se différencie des « caudillismes » traditionnels ou conservateurs ; le mandat populaire – qui transforme un leader militaire en dirigeant national avec une dimension internationale – est exprimé démocratiquement, et en Outre avec un sens précis : conserver la culture (indépendance nationale) tout en transformant la structure (sociale, économique, morale) ;
- il se différencie des « nationalismes européens » qui se sont manifestés lors de la Première Guerre mondiale, notamment en vertu de certains des éléments déjà signalés à propos du « socialisme réel » : ni « le parti » ni « l’idéologie » n’ont de fonctions motrices ; la seule fonction motrice est le « vote populaire » qui donne aux décisions leur caractère démocratique originel.
36Pour Ceresole, la postdémocratie vénézuélienne est fortement enracinée dans la culture politique hispano-créole dont les antécédents seraient les mouvements nationaux et populistes tels que le péronisme, avec la participation permanente d’un peuple glori é et d’une force militaire nationalisée, et la révolution cubaine. Il rappelle qu’à Cuba, « depuis la chute de Moscou, ce qui subsiste est l’action têtue d’un caudillo qui cimente le peuple-nation ». C’est pourquoi la postdémocratie vénézuélienne doit tourner le dos aux critiques des libéraux et des néolibéraux qui exigent la distribution ou la démocratisation du pouvoir, ainsi qu’aux critiques des marxistes qui réclament la participation populaire, « qui consiste à remplacer le leader concret, physique, par le peuple qui est abstrait et générique ». Le marxisme, dans cette approche, est rejeté avec autant d’énergie que le libéralisme parce qu’il représente « l’exacerbation de la pensée des Lumières et de ses conséquences : le rationalisme et le positivisme ».
37Il n’est pas question pour nous de délégitimer dogmatiquement la politique chavézienne en la marquant du sceau du populisme ou d’assimiler son action aux propos exaltés de l’une de ses sources d’inspiration. Les mesures prises par son gouvernement en faveur des déshérités (une ambitieuse politique d’éducation et de santé en faveur des pauvres, un programme alimentaire, la distribution des terres non exploitées), sa résistance à la pression de l’hégémonie américaine et notamment à la privatisation de la gestion des ressources pétrolières du pays n’ont pas les mêmes effets que le populisme de marché de l’idéologie néolibérale. Mais cela ne doit pas nous empêcher de voir que ce populisme pro-pauvre se manifeste aussi par l’abolition de la distance de la société avec elle-même (le rappel permanent de la fusion du peuple et de son leader) et laisse en permanence la porte ouverte aux dérapages ou aux errements toujours possibles de l’homme providentiel dans les méandres de la gestion de son pouvoir. L’introduction par Chavez dans la nouvelle Constitution vénézuélienne du référendum révocatoire à mi-mandat (qui n’existe aujourd’hui que dans trois pays au monde) témoigne moins de la réalisation de la démocratie directe que de l’esprit plébiscitaire qui anime ce régime. La démocratie participative mise en œuvre au niveau des quartiers ne comporte pas moins le risque d’une surpolitisation qui prélude souvent, comme ce fut le cas d’autres expériences que nous avons connues au xxe siècle dans le tiers monde, à une dépolitisation tout aussi massive. En n, peut-on laisser dans l’ombre si facilement les deux piliers auxquels Hugo Chavez se sent obligé de s’adosser pour contourner les structures qui lui demeurent hostiles : l’armée, dont il est issu et qui constitue la véritable colonne vertébrale de l’état, et la population non organisée appelée à s’enrôler dans des Cercles bolivariens pour le soutenir [ cf. Lemoine, 2002] ? Pierre Beaudet [ 2004] soutient que nous sommes devant un nouvel épisode de l’histoire de ces héros populistes d’Amérique latine, « qui ont tant donné à leurs peuples, à l’exception d’une seule chose : la capacité de s’organiser de manière autonome ». Avec d’une part, l’enrôlement du peuple non organisé dans des cercles formés d’une dizaine de personnes, et de l’autre, un appareil étatique solidement tenu et assis sur l’armée, n’avons-nous pas ici le spectacle d’une postdémocratie participationniste ?
38Le régime castriste de Cuba ou, dans un autre registre, les régimes au pouvoir en Malaisie ou à Singapour, ou encore, différemment, le régime chinois où se mélangent la dictature du parti et une société de marché en pleine expansion, le régime de Poutine, tous, malgré leurs profondes différences, peuvent être considérés aussi comme des régimes postdémocratiques. Les dirigeants actuels et bon nombre d’intellectuels en Russie ou en Chine, sans aller jusqu’à la caricature des régimes dictatoriaux post-totalitaires à laquelle on assiste aujourd’hui dans certains pays de l’ex-URSS, revendiquent ouvertement la nécessité de régimes autoritaires dans leur pays en les drapant de la vertu politique de l’ef cacité face aux particularismes locaux, aux traditions et à « l’âme du peuple ». La différence avec les discours de la « bonne gouvernance », c’est qu’ils revendiquent ouvertement la supériorité d’un pluralisme limité et la nécessité de tenir les gouvernés à distance de l’administration des hommes. Parmi ceux-ci, le régime de Chavez, par sa volonté égalitariste en matière économique et sociale et parce qu’il en a les moyens grâce à la rente pétrolière, est pour le moment le plus proche de la première modalité de la démocratie que nous avons rappelée au début de ce texte. Mais comme il essaye de combiner en même temps les arrangements institutionnels d’un régime postdémocratique, il nous semble être, comme l’Union européenne, un cas qui résume au mieux les tensions internes de l’ère postdémocratique.
Conclusion
39Certains trouveront exagérée voire extravagante cette mise en parallèle, au titre des deux pôles d’un même espace postdémocratique, de la « bonne gouvernance » et des populismes antilibéraux. Ils n’auront pas totalement tort si l’on privilégie dans l’analyse l’aspect formel des modes d’administration des hommes et des femmes. Mais il nous semble que la norme de la bonne gouvernance et les régimes populistes-plébiscitaires ont en commun d’abolir la question du lieu de la représentation politique et de ruiner du même coup la hiérarchie entre les affaires publiques et les affaires privées, bâtissant ainsi leur légitimité sur la gure du citoyen-créancier (créancier des organisations ou créancier du chef populaire). Il est à noter que, sous des modalités différentes, ils se réclament tous du concept de société civile. L’utilisation de ce référent bien ambivalent facilite le passage en douceur de la démocratie vers les différentes modalités des régimes postdémocratiques. Or, s’il faut remettre en cause la mainmise des possédants et des élites sur le pouvoir dans le cadre des démocraties libérales durant le siècle passé, il ne nous semble pas pour autant qu’il faille aujourd’hui se débarrasser, au nom de l’idéal démocratique, et notamment au nom de l’idéal d’égalité, de la représentation politique, des assemblées élues avec éventuellement un mandat révocable dans certains cas, des garanties institutionnelles pour la libre prise de parole et pour l’exercice du contrôle. ni de l’idée de souveraineté populaire ou du principe du suffrage universel comme moments ultimes de la légitimité politique.
40Aujourd’hui, la question de la légitimité se pose à nouveau avec une grande acuité. Quelle est la légitimité de la société civile, notamment quand ses acteurs prétendent pouvoir se substituer au peuple ? nous avons vu dans les manifestations organisées de la droite vénézuélienne contre Chavez que ces initiatives prises « au nom de la société civile » peuvent parfaitement être l’expression on ne peut plus criante des intérêts de la classe possédante et devenir la couverture d’une tentative de coup d’état militaire postmoderne qui fut heureusement et rapidement mise en échec par la mobilisation populaire. Mais l’inverse est tout aussi vrai dans nombre de cas. Le label de société civile cache souvent dans les pays du Sud une lutte menée par une génération montante d’élites, en collaboration avec les OnG internationales, en vue de la prise du pouvoir au nom de la modernité. Qu’en est-il alors de l’avancée vers une administration des hommes et des femmes par eux-mêmes, même si les nouveaux administrateurs se présentent mieux, sont plus propres et plus beaux que les anciens ?
41Au nord comme au Sud, les tentatives actuelles d’institutionnaliser la société civile par la gouvernance sont peut-être les manifestations les plus sophistiquées de la perspective postdémocratique. Elles expriment d’une manière sourde mais puissante l’aspiration à la mise en place d’une représentation sectorisée des intérêts et la dilution de fait de l’intérêt général. L’intériorisation et la positivation de la perte de la portée symbolique et mobilisante de l’idée d’intérêt général au pro t des intérêts sectoriels et parcellaires constituent paradoxalement l’arrière-fond commun des différents modèles de sortie de la démocratie libérale. Il est en effet surprenant de constater que tout ce qui, dans le cadre de la postdémocratie, semble aller dans le sens de la démocratisation – notamment la participation, la négociation paci ée et plus généralement toutes les tentatives d’horizontalisation des procédures de l’administration des hommes – renforce en fait la postdémocratie, qui procède du refus du principe de base de la démocratie : le partage réel du pouvoir.
42Face à l’avènement de la postdémocratie, il existe aussi une double dif culté pour se positionner du point de vue de l’idéal démocratique et sans tomber dans la sacralisation des pratiques de la démocratie libérale du xxe siècle. La première dif culté tient à la localisation de l’espace politique. La plupart des critiques de la postdémocratie partent de l’idée que sans la nation, il n’y a pas de démocratie. Ce qui sous-entend souvent que l’étatnation est le cadre de réalisation indépassable de l’idéal démocratique et que le postnational signi e forcément le postdémocratique sous de multiples formes. nous retrouvons, dans cette af rmation, les ressorts du rejet des tentatives d’élaboration d’un espace politique européen supra ou postnational par les démocrates souverainistes des « nations européennes ». C’est ainsi que l’on aboutit à une formulation très répandue parmi ceux qui en Europe ont dit « non » au projet de traité constitutionnel : « Plus il y a d’Europe, moins il y a de démocratie. » Cette af rmation n’exprime pourtant qu’une demi-vérité parce que l’on peut soutenir aujourd’hui avec autant de pertinence, sinon plus, l’af rmation inverse : moins il y aura d’Europe, moins il y aura de démocratie dans chacun des pays européens. Autrement dit, nous sommes bien devant un problème dont la résolution ne passe assurément pas par le retour aux bons et rassurants état-nations et aux peuples homogènes (par leur langue, leur culture et leur histoire).
43Il reste beaucoup de questions dont les réponses sont vagues quand elles ne sont pas totalement absentes. Parmi celles-ci, une nous semble être d’une grande acuité : comment faire être et faire vivre la démocratie dans une société de masse d’une part et dans un registre supranational d’autre part ?
44Pour une partie non négligeable et en croissance rapide de la population mondiale, les distances géographiques et culturelles se raccourcissent et les conditions de la communicabilité s’élargissent. Les moyens d’une démocratie délibérative au sein d’une société de masse existent donc plus qu’au siècle dernier. Mais en même temps, nous sentons que, à moins de tomber dans le fétichisme communicationnel et de se griser des lendemains de liberté que nous prépare la société cognitive en réseau, un réel problème persiste : si nous ne sommes pas les sujets d’un espace politique, que pouvons-nous faire ensemble de plus que de continuer à rester branchés au réseau ? Que pouvons-nous faire si justement cet espace politique s’émiette dans les méandres du réseau, ou se perd de vue dans l’horizontalité ? En ce cas, pourquoi communiquer si nous n’avons pas d’espace commun dans lequel nous pouvons agir en tant que sujets ayant la volonté de bâtir ensemble un destin ? Peut-on encore parler de l’idéal d’égalité – qui, rappelons-le à nouveau, constitue le ressort de l’aspiration à la démocratie – si les hommes et les femmes ne peuvent pas s’instituer comme des sujets de la démocratie et deviennent des objets communicationnels ou des objets de la consommation ou de la votation ?
45Selon Marcel Gauchet [ 2002, p. 382], l’aboutissement de la démocratie ne peut être qu’une individualisation des sujets sur tous les plans, et plus particulièrement sur le plan politique. En conséquence, « la perspective classique d’une puissance d’ensemble ne fait plus directement et expressément sens, même si elle continue d’être largement présupposée ». La présence de ces sujets déliés, « sans rien au-dessus d’eux », de plus en plus sceptiques envers la politique, sape, nous dit-il, « la possibilité de leur conversion en puissance collective ». En effet, la démocratie libérale perd progressivement son âme et s’éteint dans le triomphe de la société des individus. De l’autre côté, les « révolutionnaires postmodernes » cherchent désormais le salut dans la multitude et dans la différence.
46D’autres ressortent les vieilles antiennes de l’autoritarisme favorables aux laissés-pour-compte. Dans cette perte de repères propre à l’époque postmoderne, il nous semble pourtant que la question politique principale que soulève l’idéal d’égalité n’a pas changé : qui gouverne réellement ?
47D’où et de qui reçoit-il la légitimité pour gouverner ? La gouvernance, l’horizontalité, la verticalité, le dépassement de la démocratie représentative par la démocratie participative, la multitude ou la solitude ne sauraient nous faire oublier que la démocratie est avant tout l’institution de communautés polémiques autour d’un litige fondateur. Ce litige porte aujourd’hui encore sur le contenu de l’idéal d’égalité et sur ses modalités de réalisation.
Bibliographie
Bibliographie
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- Caillé Alain, 2005a, « Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 25,1er semestre ( Malaise dans la démocratie. Le spectre du totalitarisme).
- – 2005b, « Présentation », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 25,1er semestre.
- Ceresole Norberto, 1999, Caudillo, Ejercito, Pueblo (El modelo Venezolano, o posdemocracia), Caracas.
- Crouch Colin, 2004, Post-Democracy, Polity Press, Cambridge.
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- Graz Jean-Christophe, 2004, La Gouvernance de la mondialisation, La Découverte, coll. Repères, Paris.
- Hermet Guy, 2005, « La gouvernance serait-elle le nom de l’après-démocratie ?
- L’inlassable quête du pluralisme limité », in La Gouvernance. Un concept et ses applications, op. cit.
- Hermet Guy, kaZancIgIl Ali, 2005, « Introduction », in La Gouvernance. Un concept et ses applications, op. cit.
- Hermet Guy, kaZancIgIl Ali, prud’homme Jean-François (sous la dir. de), 2005, La Gouvernance. Un concept et ses applications, Karthala, coll. Recherches internationales, Paris.
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- Lemoine Maurice, 2002, « Chavez sauvé par le peuple », Le Monde diplomatique, mai.
- Pérez Roland, 2003, La Gouvernance de l’entreprise, La Découverte, coll. Repères, Paris.
- Pourhlet Anne-Marie, 2005, « Qui veut de la postdémocratie ? », Le Monde du 11 mars.
- Rancière Jacques, 1995, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, Paris.
- Stavrakakis Yannis, 2003, « Re-Activing the Democratic Revolution : the Politics of transformation beyond Reoccupation and Conformism », Parallax, vol. 9, n° 2, Routledge.
Notes
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[1]
A. Caillé écrit [ 2005b] ainsi : « Mais mutatis mutandis, ce qui est vrai des rapports de l’Occident, et notamment des états-Unis, avec les pays à démocratiser – les pays en voie de démocratisation pourrait-on dire – l’est aussi, de plus en plus, au sein des pays démocratiques eux-mêmes. La démocratie n’y est plus vue comme un ordre politique à construire en commun, entre les différents groupes ou classes constitutifs de la communauté politique, mais comme une réalité déjà édi ée qui doit être donnée et distribuée par l’état. On ne songe plus à bâtir un état démocratique. On demande à un état posé comme par essence toujours et déjà démocratique de distribuer des droits ou de la reconnaissance juridique. De co-constructeurs de la démocratie, les individus des sociétés démocratiques en deviennent les créanciers. »
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[2]
Ce texte, enrichi d’une nouvelle première partie intitulée « La question juive et l’état d’Israel », est disponible sur le site wwww. analitica. com/ bitblioteca/ ceresole/ caudillo. asp#01. norberto Ceresole, à côté de son fort penchant populiste-autoritariste datant de son passé d’appartenance aux Monteneros, y expose une conviction antisémite virulente.