1Les humeurs du temps présent sont sombres dans les milieux intellectuels. Elles le sont presque toujours, car la fonction de l’intellectuel est de dénoncer et de déplorer. L’euphorie n’est de mise qu’en de brèves occasions d’exaltation collective. L’euphorie n’a, en règle générale, pas davantage de justification que la dysphorie. On constate plutôt une disjonction complète entre la réalité et la saveur des perceptions. La question de la logique et de l’intelligibilité des perceptions et du caractère contingent de leur rapport à la réalité serait un thème intéressant d’enquête. Alain Caillé me procure l’occasion d’en tenter l’esquisse, en précisant la question et en la faisant porter sur le point précis de savoir pourquoi, en ce début du XXIe siècle, les milieux intellectuels ont une perception aussi noire et découragée de l’état et des perspectives de la démocratie. Une estimation froide et prudente inclinerait plutôt à diagnostiquer un état des lieux normalement insatisfaisant et des perspectives, sur une ou deux générations, raisonnablement encourageantes. L’estimation de l’état des lieux se fonde sur le constat historique que les affaires humaines marchent toujours plus ou moins mal – le philosophe avancerait que les disgrâces sont le coût de la liberté –, mais que, de temps à autre, elles se mettent à aller anormalement mal. Dans l’ordre politique, on peut soutenir que le XXe siècle a été le pire de l’histoire de l’humanité et qu’il a fait surgir des dimensions jusqu’ici inconnues et même insoupçonnées de la condition humaine. Nous avons quitté ce siècle en 1991. Depuis lors, l’humanité retrouve peu à peu une assise normale, c’est-à-dire chaotique et contrastée. Quant aux perspectives, je soutiendrais volontiers, mais sans aller pour ce faire jusqu’au martyre, que la planète, sortie d’un jeu dipolaire potentiellement mortel, est soumise actuellement à un jeu hégémonique ingérable, chaotique, instable mais non mortel, et promise avec une probabilité forte à un jeu oligopolaire, analogue dans sa logique au concert des nations européennes de jadis.
2Le jeu n’est pas sans danger, mais il est gérable, il favorise la production d’un droit des gens propice à la paix et il impose à chaque joueur des institutions politiques tempérées et des manières modérées et prudentes de jouer. Dans ce cadre général, il peut, bien entendu, survenir des catastrophes locales et même régionales, mais une catastrophe globale me paraît bien improbable.
3Ces propositions ne sont ni optimistes ni pessimistes. Elles prétendent seulement saisir certaines lignes directrices d’une histoire politique en cours d’émergence, avec tous les risques d’erreur que l’entreprise encourt. Il n’en reste pas moins que la dépression ambiante me surprend et me paraît mériter une esquisse d’analyse. Je laisserai de côté les perceptions idéologiques explicites, pour m’attacher uniquement à l’humeur. Pourquoi désespère-t-elle de la démocratie ? Telle est la question. Il est possible, me semble-t-il, de réunir des éléments de réponse, en concentrant l’analyse sur le temps qui passe et sur sa tripartition originaire. Si beaucoup d’intellectuels sont aujourd’hui pleins de désillusions, c’est parce que, avant aujourd’hui, il y a eu hier, et qu’après il y aura demain. La perception peut être analysée selon les trois dimensions du temps.
LE PASSÉ
4Par rapport au passé, l’aspiration à la démocratie doit conduire normalement à poser que post introitum, animal triste est. Pour faire saisir mon propos, je prendrai les choses du plus haut et du plus loin, un point de vue qui convient au débat, puisqu’il est question des perspectives actuelles de la démocratie au regard de la planète et de l’humanité. Le cycle moderne de la démocratisation débute vers 1560 avec la révolte des Provinces-Unies contre l’Espagne. Je considère que, pour ce qui concerne l’Europe – entendue comme une aire culturelle qui va de l’Atlantique au Niémen et du cap Nord à la Méditerranée –, la fin du cycle se situe dans la dernière décennie du XXe siècle ! Toutes les démocraties, dans ce cadre historique, se sont imposées contre des non-démocraties et par l’entremise d’une rupture, appelée « révolution ». Celle-ci a pu prendre les formes les plus anodines, comme au Danemark en 1848, ou les plus dramatiques, comme en France. Que la démocratie ait dû se battre contre la non-démocratie, ne résulte pas d’une précédence logique de celle-ci, mais de données historiques européennes particulières.
5En deux mots : l’immense mouvement de fondation et de refondation déclenché par l’effondrement de la partie latine de l’Empire romain à la fin du Ve siècle a conduit, en un millénaire, à une expression politique appelée les « anciens régimes », où une dynastie victorieuse ou chanceuse se présente, à la manière de Constantin, comme le vicaire de Dieu ici-bas, en charge du bien commun d’un peuple de sujets. C’est contre ces « hiérocraties tempérées » que se sont dressés tous les mouvements progressistes. Une révolution était nécessaire, car il n’existe aucune continuité logique entre un régime qui enracine le pouvoir en Dieu et en son vicaire et un autre qui en voit la source exclusive dans chacun des individus qui composent le corps politique. Si l’on tient que cette dernière conception est plus conforme à la nature humaine et à la nature des choses, on tient aussi que l’aspiration à la démocratie est un devoir d’état humain et que la révolution est un passage et un coût inévitables. On comprend comment et pourquoi la révolution est devenue en Europe un objectif positif, et pourquoi et comment elle a fait l’objet d’élaborations idéologiques, qui ont fini par en faire, aux yeux de certains, non plus un passage coûteux mais une valeur et un idéal.
6Une sorte de « révolutionite » est née, dont la France s’est fait une spécialité au XIXe siècle et qu’elle a réussi à vendre ailleurs au XXe. Ce prurit idéologique doit normalement infecter deux populations distinctes : les intellectuels et les exclus, provisoires ou définitifs, des bénéfices espérés du passage à la démocratie. Une fois émergée, consolidée et thématisée, la révolutionite se trouve deux usages distincts selon le contexte. Elle peut servir la bonne cause là où la démocratie n’a pas déjà triomphé. Là où elle a gagné, elle se tourne contre elle, en se mettant en quête d’arguments idéologiques prouvant que la démocratie actuelle est une tromperie et qu’il en existe une définition plus authentique encore à conquérir. Les arguments réalistes ne manquent pas pour étayer les arguments idéologiques, car les démocraties réelles marchent normalement mal, comme tout ce qui est humain. Mais prétendre aller au-delà de la démocratie dans un sens progressiste ou en sortir dans un sens réactionnaire, c’est viser et fonder, si on réussit, une non-démocratie, mais d’une variante nouvelle : non plus une hiérocratie tempérée mais une idéocratie, car seule l’idéologie a pu convaincre qu’il était possible d’abolir les disgrâces humaines et que la révolution était une apocalypse désirable. L’histoire du XXe siècle a enseigné que, en se laissant aller à ces rêveries et à ces sottises, on aboutissait aux crimes les plus atroces et aux catastrophes les plus inouïes.
7Pour la première fois depuis le XVIe siècle, les intellectuels se retrouvent contraints de renoncer à la révolutionite et de prendre le monde comme il est, c’est-à-dire imparfait et attristant. Pendant un lustre, entre 1990 et 1995 à peu près, tout le monde a joui de la divine surprise qui, comme il se doit, s’est transformée en déception, car la réalité est décevante, mais sans le recours en appel naïf à des lendemains enchantés. Les idéologies antidémocratiques ont toujours recruté parmi les imbéciles et les brutes.
8Les brutes sont probablement de tous les temps, qui attendent dans l’ombre l’occasion de tuer. Les imbéciles sont, eux aussi, ubiquitaires, mais ils sont également gradués. Tous les degrés de bêtise ne sont pas appropriés à tous les contextes. Pour trouver des intellectuels qui, aujourd’hui et après le XXe siècle, réussissent à se persuader par des arguments raisonnés qu’il est possible de dépasser les points d’imperfection de la démocratie sans imposer aux gens l’enfer, il faut descendre beaucoup plus bas qu’avant 1914 dans les cercles de la Lumpenintelligentsia.
9Ainsi, la perception de l’état actuel de la démocratie dans le monde est marquée trois fois dans le sens négatif : il n’y a plus rien à viser, car tout a été atteint; il n’y a plus rien à espérer, car ce qui a été atteint est insatisfaisant mais ne peut être dépassé sans entraîner des catastrophes; si les seuls recours sont des mollahs insanes ou des écologistes débiles, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle !
LE PRÉSENT
10Pourquoi, après avoir tiré l’échelle, ne pas se convertir à la réalité et prendre les démocraties comme elles sont, à la fois imparfaites et perfectibles ? Pourquoi, en d’autres termes, ne pas se reconvertir de la révolution à la réforme, une conversion inscrite dans la logique même du mouvement séculaire hors des anciens régimes ? Il me semble que, à l’égard du présent, le pessimisme et les déplorations tombent victimes d’une perception faussée par le court terme. Pour en saisir adéquatement la fausseté, il convient de prendre une vue précise des dispositifs et des procédures démocratiques.
11Le principe fondateur exclusif de la démocratie est l’enracinement de toute relation de pouvoir dans ceux qui obéissent, et qui s’y résolvent, parce qu’ils calculent que, en déléguant à des positions de pouvoir, à titre circonscrit, temporaire et réversible, des individus présumés compétents, ils maximisent leurs chances de voir réussir des entreprises collectives. Dont résulte une conséquence majeure, à savoir que l’espace social est spontanément distribué en trois espaces distincts. Un espace individuel et intime est celui de l’individu en charge de et responsable de la gestion de sa vie et de son existence. Un espace collectif est celui des individus amenés à conjuguer leurs efforts pour atteindre des objectifs partagés, qu’ils soient économiques, religieux, ludiques, cognitifs ou autres. Un espace commun est celui où tous les individus et tous les groupes sont réunis pour atteindre en commun les objectifs qui leur sont communs, à savoir la paix et la justice. On peut convenir d’appeler « privé » les espaces individuel et collectif et « public » l’espace commun.
12Ce dispositif général peut recevoir les définitions institutionnelles les plus variées. Quelles qu’elles soient, elles ne tarissent jamais plusieurs sources de déplorations antidémocratiques, car elles sont inscrites dans les procédures mêmes induites par le dispositif. J’en retiendrai trois, les plus abondantes et les plus intarissables. La première dénonce le chaos démocratique. Il est réel et trompeur, car il y a chaos et chaos, selon qu’il conduit ou non vers un ordre. Le chaos est réel, car chaque espace doit exploser normalement dans toutes les directions. Si chacun est responsable de lui-même, la diversité humaine garantit une dispersion extrême des choix. Si les groupes s’organisent au service de leurs membres, ils ne peuvent éviter d’entrer en concurrence et, pour échapper aux dérapages violents, de se rencontrer sur des espaces spécialisés – économiques, religieux, sportifs… –, où chacun essayera de pousser le plus loin possible ses positions et de contrarier le plus possible celles de ses concurrents. Si tous entrent en charge du bien commun, les chances sont nulles qu’ils tombent d’accord sur sa définition et encore moins sur son effectuation : des visions, des programmes, des projets surgiront de partout et en tous sens. Mais ce chaos est aussi trompeur, car les individus subissent des contraintes sur lesquelles se guider, les groupes en concurrence pacifique sont conduits à des positions d’équilibre successives et le bien commun peut être atteint par essais, échecs et tris. En termes plus savants, on avancera que la démocratie est « un chaos à attracteurs ». Pour saisir le chaos, il suffit de regarder autour de soi au jour le jour, ce qui est à la portée de tout un chacun. Pour repérer les attracteurs, il faut tenir compte du temps, ce qui est plus difficile. Quelle pourrait être l’unité de temps à considérer ? Il n’y a pas de réponse assurée, mais la génération, soit vingt-cinq ans, paraît devoir être l’unité de compte. Au-dessous, on ne perçoit que le chaos; au-dessus, des ordres émergents peuvent être repérés.
13Si la première source provoque des sanglots, la deuxième soulève des hoquets. La seule définition d’un espace public et d’un espace privé est l’occasion de corruptions par l’entremise d’un marché politique inévitable.
14Or la démocratie repose sur la délégation de pouvoir et la distinction du public et du privé. Donc les délégués politiques sont inévitablement corrompus et la démocratie avec eux. Le syllogisme se démontre facilement.
15Les intérêts particuliers et privés ont des espérances de gains contraintes par leur concurrence et par les résultats atteints par celle-ci. Le seul moyen d’échapper à ces contraintes est de tricher, mais la tricherie n’est payante qu’à condition de devenir légale. Les acteurs privés ont donc intérêt à faire le siège du public, afin d’obtenir de celui-ci des subventions, des exemptions, des protections aux dépens d’autres acteurs privés. Or les délégués aux positions de pouvoir dans le public, c’est-à-dire les politiciens, ont, de leur côté, besoin d’appuis et de moyens pour se faire élire et réélire. Il se crée ainsi un marché politique, où les groupes de pression les plus efficaces s’entendent avec les politiciens les moins scrupuleux. Ces corruptions sont réelles et inévitables. Le citoyen les regrette, s’il n’y contribue pas, mais il se console par la considération que le marché politique pourrait être un coût de la démocratie, sans compromettre par lui-même et encore moins ruiner le bien commun. Des politiciens pourraient arriver au pouvoir par les voies les plus douteuses et l’exercer au service des gens les plus suspects, sans que cette corruption les prévienne absolument de s’occuper du bien commun et d’en réaliser des proportions raisonnablement satisfaisantes. Le seul moyen de vérifier si le pari du citoyen est stupide ou non, est d’introduire à nouveau le temps et de le compter en générations. Sur mille ans, la République de Venise a-t-elle plutôt servi ou non les Vénitiens ?
16Sur troissiècles, la monarchie constitutionnelle anglaise a-t-elle plutôt profité ou non aux Anglais ? Sur deux siècles, la République des États unis d’Amérique a-t-elle ou non plutôt fait prospérer les Américains ? Les réponses ne sont pas douteuses, mais il est plus facile et plus courant de s’en tenir au court terme et de s’indigner des corruptions.
17La troisième source est plus subtile, qui plonge les idéologues dans le désespoir. Dans une démocratie, le politique doit s’occuper des intérêts communs : ni les intérêts collectifs ni les intérêts individuels ne le regardent en rien, tant que la paix, la loi et le droit sont maintenus. En termes positifs, ce théorème affirme la seule responsabilité des individus dans la gestion de leur existence et des groupes dans la poursuite de leurs objectifs. Considérons seulement le cas des individus. Le théorème signifie que chacun est seul habilité à définir les termes de son bonheur, le seul responsable des moyens de le poursuivre et le seul bénéficiaire ou la seule victime des résultats. Par une illusion apparemment irrésistible, chacun se persuade facilement qu’une telle latitude laissée à l’individu doit normalement le conduire à l’échec et au malheur. Chacun en est persuadé non pas pour lui-même mais pour les autres, dont il est prêt à affirmer qu’ils auraient bien besoin de guides et de conseillers vers le bonheur. La démocratie ne nie pas que tel puisse être le cas pour quelques-uns, pour beaucoup, pour la plupart, mais elle affirme qu’il revient aux individus d’en exprimer le besoin et à l’espace privé de leur en procurer les secours. En aucun cas, le public et le pouvoir politique n’ont à prendre en charge le bonheur des gens, ils sont là uniquement pour s’efforcer de réunir les conditions communes du bonheur de chacun. Or, la manie propre aux intellectuels et aux idéologues est de prétendre faire le bonheur des gens sans leur demander leur avis, ce qui ne peut se faire que par l’exercice d’un pouvoir politique coercitif, c’est-à-dire non démocratique. On comprend pourquoi les avancées de la démocratie depuis quatresiècles, en les privant des occasions de témoigner aux autres une sollicitude que personne ne réclame, les a persuadés de la décadence imminente de la nation, de la civilisation et aujourd’hui de l’humanité, privées de leur conduite éclairée et musclée.
LE FUTUR
18Il reste à introduire le futur, pour saisir pleinement le brouillard qui peut obnubiler la perception de l’état des lieux démocratiques. L’avenir brouille la vue de deux manières. Il est absolument imprévisible, car les histoires humaines sont contingentes, ce qui ne les empêche pas d’être rétrospectivement intelligibles. Il est impossible, au sens le plus rigoureux du terme, d’affirmer ou de dénier que demain sera démocratique. Tout au plus peut-on, sur un terme de une ou deux générations, construire des scénarios et peser tant bien que mal leur probabilité de réalisation. Or, tant la construction que la pesée sont dans la dépendance étroite du présent. Les scénarios ne peuvent naître que d’extrapolations à partir de traits actuels. Quant à la pesée des probabilités, elle est puissamment affectée par le sentiment inspiré par le présent. Si l’on perçoit aujourd’hui des développements souhaitables et qu’on les estime portés par une conjoncture favorable, on affectera volontiers une probabilité supérieure au scénario qui leur correspond dans le futur. Or, il est manifeste que la perception du présent était plus euphorique en 1989-1991 qu’elle ne l’est en 2001-2004. Les raisons en sont évidentes, mais, quelles qu’elles soient, elles ne sauraient servir d’indices sûrs pour estimer l’avenir de la démocratie dans le monde.
19Avant de se livrer à des supputations, il faut encore éviter le second piège tendu par l’avenir. Le futur s’étend entre l’instant qui vient et l’infini. Autrement dit, un critère de terme est indispensable. Or le terme temporel de la démocratisation, considérée dans le temps nécessaire pour réunir les conditions de sa possibilité, pourrait être très long. On peut considérer qu’en Europe, la préparation des conditions qui ont permis qu’éclatassent les révolutions placées entre la logique hiérocratique et la logique démocratique, a duré un millénaire. La Suisse a mis cinqcentcinquanteans pour trouver son assise provisoirement définitive, et l’Allemagne a exigé à peu près le même délai, entre la sortie de la féodalité au début du XVe siècle et 1989 ! Rien ne permet d’affirmer que la Russie, la Chine, l’Asie antérieure, l’Afrique…, ne réclameront pas des délais aussi longs, même si on fait valoir quelques arguments forts en faveur d’une accélération marquée de l’histoire. Mais, quelle que soit son intensité supposée, il est certain qu’il était tout à fait déraisonnable de se laisser convaincre, en 1991, que la Russie avait abordé le rivage de la démocratie, que l’Afrique subsaharienne en touchait le seuil, que le monde arabe allait incessamment s’extraire de sa faillite politique séculaire et que la Chine était sur le point, après1989, de se convertir à un régime politique dont elle n’a jamais eu la plus petite idée au long d’une histoire politique millénaire.
20Par quelque bout qu’on les prenne, les perceptions de la démocratie, non seulement aujourd’hui mais à toutes les époques, n’ont de chances qu’aléatoires et anecdotiques de toucher les réalités. Pour augmenter ces chances, non pas jusqu’à des certitudes, ce qui n’est jamais possible, mais jusqu’au plausible et au probable, il faut adopter un point de vue tout à fait différent, qui combine la théorie et l’expérimentation. C’est le travail du chercheur, qu’il soit philosophe, sociologue ou historien. L’intellectuel ne cherche pas, il croit savoir, soit qu’il s’exprime hors de son champ de compétence soit que, ayant négligé de se doter d’une compétence quelconque, il s’estime compétent en tout. Le citoyen ne cherche pas non plus, car ce n’est pas son métier et il a autre chose à faire. Il peut se laisser persuader par les médias et les guides d’opinion que tout va de mal en pis, mais la persuasion reste superficielle et sans conséquences, car les préoccupations des gens s’attachent à leur sphère étroite d’activité, sur laquelle ils ont des vues très réalistes. Les intellectuels ont le monde et l’humanité, passés, présents et futurs, comme sphère d’activité. Leurs vues sont forcément irréelles car mal informées. Ainsi pourraient s’expliquer les perceptions systématiquement noires et négatives de toute la gent intellectuelle depuis à peu près quatre siècles, une inclination de plus en plus marquée desiècle ensiècle, jusqu’à culminer peut-être aujourd’hui. Les perceptions sont restées sans conséquence notable ni sur le cours des affaires humaines ni sur la recherche, une insignifiance croissant avec les succès de la démocratisation. On pourrait peut-être plaider que, aujourd’hui et en Occident, la démocratie est si bien installée que l’insignifiance historique et cognitive des intellectuels pourrait bien annoncer leur disqualification voire leur disparition. En France tout particulièrement, il serait temps d’installer au musée des Arts et Traditions populaires une vitrine consacrée à Homo intellectualis gallicus!