Couverture de RDM_025

Article de revue

Présentation

Pages 5 à 25

Notes

  • [1]
    La seule exception massive est celle du Brésil. Mais même là, faute de savoir ou de pouvoir affronter les problèmes posés par une inégalité économique et une criminalité mafieuse également massives, on peut craindre que le gouvernement Lula n’échoue au bout du compte à faire prendre à son pays et pour de bon le tournant démocratique tant attendu.
  • [2]
    Cet appariement en apparence étrange est pourtant parfaitement plausible. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que c’est très exactement lui qui s’impose dans la Chine urbanisée aujourd’hui. Les cent ou deux cents millions de personnes d’ores et déjà bien insérées dans les rouages du marché capitaliste y jouissent d’une grande liberté de s’enrichir, de se distraire ou de voyager. La seule chose qui leur soit interdite est de remettre en cause le monopole politique du Parti communiste.
  • [3]
    Nous empruntons cette distinction à Nancy Fraser ( cf. son article dans la Revue du MAUSS semestrielle n° 23). Et, sur ce thème de la reconnaissance, l’ensemble de ce n° 23 intitulé « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi ».
  • [4]
    C’est au nom du besoin et de la nécessité économiques qu’était justifiée la demande de la redistribution économique. C’est, symétriquement, en tant que victime qu’est demandée la reconnaissance.
  • [5]
    Au passage : il est curieux que les économistes de l’école de la régulation ne se soient pas confrontés à l’œuvre de M. Freitag.
  • [6]
    Il est l’auteur en américain d’une nouvelle traduction de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ainsi que d’un recueil de textes de et autour de M.Weber, Max Weber. Readings and Commentary on Modernity, Blackwell Publishing, 2005. En français, outre trois articles de lui déjà publiés dans la Revue du MAUSS, on lira La sociologie historique comparative de Max Weber, La Découverte/MAUSS, 2002.
  • [7]
    Mais ce qu’il écrit à propos de l’Allemagne vaudrait presque intégralement pour la France.
  • [8]
    Pour prendre toute la mesure du poids de la religion aux États-Unis, outre l’article de S. Kalberg, on conseillera vivement la lecture du Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison-Blanche, de Sébastien Fath, Seuil, 2004.
  • [9]
    Découverte relative. Il existe une énorme littérature sur le clientélisme, même si elle est assez peu développée en France. On la trouvera dans la bibliographie de Tafani. Là où il innove, c’est en dépassant le stade de la monographie pour établir la généralité du phénomène, en couplant étroitement clientélisme et politique.
  • [10]
    P. Tafani rejoint ainsi ce que nous appelons le « tiers paradigme » (A. Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Desclée de Brouwer, 2000).
  • [11]
    Impossible d’amorcer ici la discussion théorique qui s’impose. Que S. Vibert me permette seulement de protester contre l’affirmation que le paradigme du don donnerait une vision dichotomique de l’opposition entre socialité primaire et socialité secondaire. C’est ne pas voir qu’elle ne fait sens pour nous qu’inscrite dans le cadre général du politique, autrement dit seulement comme relation de don/contre-don agonistique généralisée (A. C.).
  • [12]
    Je ne réponds pas pour l’instant à ces lettres de G. Gendre parce que je ne suis pas sûr que ce qu’il y subsiste de critiques du MAUSS ne serait pas levé par une lecture plus systématique des écrits des Maussiens. En revanche, il faut être immédiatement reconnaissant à G. Gendre de nous apporter de nombreux éléments de réflexion.
  • [13]
    B. Karsenti, Mauss, le fait social total, 1994, PUF, coll. Philosophie; C. Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolisme, 1999, La Découverte/MAUSS.
  • [14]
    Publié en 1999 aux éditions Kimé que nous remercions vivement de nous avoir autorisés à reprendre ici l’essentiel de la première partie de ce chapitre. La seconde paraîtra dans le numéro suivant de la revue.
English version

1Voilà plusieurs années que la Revue du MAUSS envisageait, en retardant toujours l’échéance, de consacrer un numéro à l’examen de l’état actuel de la démocratie. Ou plutôt de l’idéal démocratique. Qu’en reste-t-il, où en est-il en définitive ? Gagne-t-il partout en vigueur ? Est-il en voie d’universalisation planétaire ? N’est-il pas, au contraire, en train de s’essouffler, même là où il avait déjà triomphé ? La question pressante aujourd’hui, de plus en plus, ne porte pas tant en effet sur le degré d’effectivité de la démocratie dans telle ou telle région du globe que sur le statut, la consistance et la plausibilité de l’espérance démocratique.

2Assurément, les deux questions – où en est la démocratie ? où en est l’idéal démocratique ? – sont étroitement liées. Et la première mériterait à elle seule une réponse systématique et détaillée, qui fait cruellement défaut.

3En son absence, il est difficile d’apprécier les chances réelles pour la démocratie, à court ou moyen terme, de s’universaliser, c’est-à-dire de s’expor-ter hors de ses terres occidentales d’origine tout en restant vivace là où elle est née. Sans doute, le nombre des pays qui se réclament de la légitimité démocratique et qui lui paient tribut en organisant des élections plus ou moins libres, est en augmentation à travers le monde. Mais on sait à quel point il est difficile aux observateurs internationaux envoyés dans des pays dont ils ignorent à peu près tout et qui ne quittent guère les rares hôtels dotés du confort moderne, de contrôler réellement la régularité des élec-tions. On voit régulièrement les détenteurs du pouvoir exclure de la course au pouvoir, sous les motifs les plus futiles et inopinés, les concurrents sus-ceptibles de l’emporter. En Côte-d’Ivoire, par exemple, hier, au Mexique aujourd’hui. Même en Europe ou aux États-Unis, il y aurait énormément à dire ou à redire sur les découpages des circonscriptions électorales, sur le mode de désignation des candidats ou de validation des scrutins, sur le pluralisme et le fonctionnement des partis ou de la presse, sur la montée de l’absentionnisme, etc. Alors ailleurs ?

4Néanmoins, aussi délicates soient-elles à traiter en pratique, toutes ces questions sont des questions d’ordre empirique, susceptibles en principe de recevoir des réponses factuelles et pas trop dépourvues d’ambiguïté. Les politologues, les spécialistes de la science politique ont sur tous ces points accumulé un grand nombre de données, qu’il reste seulement à réunir, à synthétiser et à exploiter. Énorme travail, mais pas irréalisable a priori.

5Or, la question que nous voudrions soulever ici, celle du malaise qui surgit croyons-nous au cœur même de la démocratie, est d’un ordre plus subtil, presque impalpable. Voilà qui explique notre longue hésitation à la formuler et à l’affronter. Partons, pour en esquisser les contours, de ce que chacun, selon sa sensibilité, prendra comme un constat ou comme une simple hypothèse : non seulement, sur des continents entiers, l’idéal démocratique ne fait plus guère vraiment recette [1], mais il piétine ou régresse. Et même en Occident, on y « croit » de moins en moins. Ou, plutôt, le statut de cette croyance devient de plus en plus problématique et énigmatique.

6C’est lui que nous voulons interroger. Il n’est plus possible en effet de baigner dans l’optimisme libéré par la chute du Mur de Berlin : les grandes illusions totalitaires enfin dissipées (Furet, Le passé d’une illusion, Fayard, 1995), la grande parenthèse refermée (Baechler, La grande parenthèse, Calmann-Lévy, 1993), l’aventure démocratique allait, croyait-on, pouvoir reprendre sa marche en avant vers la fin heureuse de l’histoire (Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homm e, Flammarion, 1992), i.e. vers une généralisation planétaire du couplage de l’économie de marché et de la démocratie représentative, garant d’une ère de paix et de prospérité universelles. Il nous manque, on l’a dit, un bilan incontestable de cette généralisation mondiale annoncée de la démocratie. Anticipons-le : il n’est pas nul, il y a des victoires locales, mais les exemples de l’Afrique, de la Russie ou du Moyen-Orient n’incitent guère à se réjouir. Trop d’avancées d’hier se traduisent en reculs aujourd’hui. Là où la machine économique se met en marche efficacement, en Asie, en Chine notamment, ce n’est manifestement pas dans le cadre de la norme démocratique ( cf. pourtant, à l’inverse, le cas de l’Inde), ce qui conduit à se demander si la prophétie de Jean Baechler selon laquelle le XXIe siècle verra se généraliser le capitalisme mais sans, voire contre la démocratie qui lui avait permis d’éclore, n’est pas en train de s’accomplir plus tôt que prévu.

7Même là où l’espérance démocratique moderne est née, en Europe occidentale et aux États-Unis, les doutes ou en tout cas les incertitudes se multiplient sur son statut actuel. La multiplication des affaires (Enron, Parmalat, Crédit Lyonnais et tant d’autres), les montants toujours plus vertigineux des sommes engagées dans la lutte politique, la corruption apparemment croissante des élites politiques (ou autres d’ailleurs), l’exacerbation des inégalités, tout cela donne le tableau d’une dérive oligarchique et ploutocratique déjà largement entamée ( cf. Laurent Joffrin, « Le gouvernement invisible.

8Naissance d’une démocratie sans le peuple »). Sans espoir de retour ? Elle explique en tout cas au moins pour partie l’atonie croissante du débat politique et l’accroissement sur longue période de l’abstentionnisme. Mais au-delà de ces données empiriques bien palpables, c’est un doute plus profond qui s’installe. En se généralisant, l’idéal démocratique ne tend-il pas, selon la formulation de Marcel Gauchet, à se « retourner contre lui-même » (M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002)?

9Comme si, en somme, trop de démocratie tuait la démocratie (à moins que ce ne soit son insuffisante radicalité ?). Comme si plus il y avait de démocratie partout, de surenchère à la démocratie, de rhétorique démocratique, et plus celle-ci perdait insensiblement de sa réalité.

Aux sources de la désaffection pour la démocratie

10Ce qu’il nous faut en tout cas tenter d’expliquer, au-delà des cas particuliers et des conjonctures locales, c’est à la fois le lien qui unit l’incapacité croissante de l’idéal démocratique à galvaniser les larges masses en dehors du monde occidental et, au sein de ce dernier, la montée régulière sur longue période de l’abstentionnisme et du désintérêt pour la politique.

11Ces deux évolutions procèdent sans doute d’une même source. Laquelle ?

12Une première série d’hypothèses se présentent aussitôt à l’esprit, des plus immédiatement évidentes aux plus complexes. À des degrés divers, elles renvoient au poids croissant de l’économique dans l’organisation des sociétés hypermodernes. Dès lors que les sujets humains, nolens volens, se présentent de plus en plus exclusivement sous les traits de l’Homo œcono-micus, indifférent aux autres, cherchant uniquement à maximiser ses satisfactions propres sur le marché, à l’exclusion de tout autre type de lien social, on peut difficilement s’attendre à ce qu’ils se passionnent pour la démocratie. Ou plutôt ils ne peuvent rechercher en elle et à travers elle que ce qui est propice à l’amélioration de leur revenu et de leur prospérité matérielle individuelle. « L’individualisme, écrivait Tocqueville, est un sentiment réfléchi et paisible, qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis; de telle sorte qu’après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, Gallimard, 1961, p. 105). A fortiori ce qui est vrai de la figure de l’individu doit-il l’être plus fortement encore lorsqu’elle s’identifie à celle d’Homo œconomicuscomme c’est à l’évidence de plus en plus le cas aujourd’hui. C’est bien à travers et sur le marché que l’individu se libère de ses obligations sociales traditionnelles. Plus l’individu se confond avec l’individu économique, plus ce dernier en vient à représenter le type humain dominant au sein d’une société, et plus le champ du débat politique s’y restreint, n’opposant plus que des manières également plausibles de gérer une économie de marché à même de satisfaire les individus économiques.

13C’est dans ce cadre général, déjà peu propice par lui-même à l’épanouissement des vertus démocratiques, que le triomphe ces vingt dernières années d’un capitalisme financier, rentier et spéculatif, violemment inégalitariste, l’exacerbation de l’Homo œconomicus, a nécessairement accru la désaffection pour la chose publique en donnant à penser qu’il n’y a pas d’autres choix politiques recevables que ceux qui contribuent au renforcement du capital spéculatif et des inégalités qui en résultent. Sans compter, parallèlement, que l’énormité des sommes à mobiliser pour organiser des campagnes électorales ou financer des organes de presse crédibles accentue mécaniquement l’avantage compétitif des oligarchies financières dans la lutte pour la conquête de l’hégémonie politique et idéologique.

14Tout cela est bien évident. Et pourtant insuffisant à emporter la conviction, pour des raisons qui tiennent à l’autre versant de la montée de l’individualisme. Nous voyons bien comment sa coalescence avec l’économisme représente une menace pour la démocratie. Mais, en sens inverse, nous rechignons à admettre que l’accroissement de la liberté de choix octroyée à l’individu puisse aller de pair avec une restriction de la démocratie [2].

15Comme il est peu douteux que l’individu hypercontemporain est de plus en plus « libre », ou « libéré », quoi qu’on mette sous cette expression, nous en concluons presque automatiquement que loin de décliner, l’idéal démocratique et la démocratie réelle triomphent au contraire chaque jour davantage. Comment donc arbitrer entre ces deux conclusions opposées, aussi plausibles l’une que l’autre : l’individu libéré en se faisant Homo œconomicus deviendrait chaque jour un peu moins Homo democraticus mais, symétriquement, en gagnant toujours plus de libertés individuelles, Homo œconomicus réaliserait chaque jour un peu plus l’idéal démocratique ?

16Il est évidemment difficile de poursuivre cette discussion sans se mettre d’accord a minima sur un concept recevable de démocratie. Mais le risque est grand ici de se perdre dans des discussions scolastiques sans fin. Il est peut-être pourtant possible de les éviter en s’écartant des approches trop strictement économiques de la démocratie pour faire observer que, quelque définition qu’on s’en donne, ce qui est particulièrement frappant dans le destin actuel de la démocratie, c’est qu’elle apparaît de plus en plus donnée, exportée ou octroyée plutôt que véritablement conquise et construite.

17Qu’elle soit de plus en plus pensée comme quelque chose qui pourrait être donné, comme une chose, un outil technique, une machine presque, c’est ce qui apparaît de manière particulièrement claire dans les théories américaines de la « paix démocratique », et notamment dans leur version bushienne et néoconservatrice. La démocratie n’est pas, dans cette conception, le résultat d’une conquête de leur liberté par les peuples eux-mêmes, mais le fruit d’un apport de l’extérieur, d’un don de la démocratie par les États-Unis. Bien sûr, on considère que les peuples sont demandeurs potentiels de ce don et qu’ils l’accepteront avec reconnaissance, mais ils ne sont pas supposés en être ou pouvoir en être directement les acteurs. Ou à tout le moins faut-il les y aider sérieusement.

18Mais mutatis mutandis, ce qui est vrai des rapports de l’Occident, et notamment des États-Unis, avec les pays à démocratiser – les pays en voie de démocratisation pourrait-on dire – l’est aussi, de plus en plus, au sein des pays démocratiques eux-mêmes. La démocratie n’y est plus vue comme un ordre politique à construire en commun, entre les différents groupes ou classes constitutifs de la communauté politique, mais comme une réalité déjà édifiée qui doit être donnée et distribuée par l’État. On ne songe plus à bâtir un État démocratique. On demande à un État posé comme par essence toujours et déjà démocratique de distribuer des droits ou de la reconnaissance juridique. De co-constructeurs de la démocratie, les individus des sociétés démocratiques en deviennent les créanciers.

19C’est probablement sur ce point que se rencontrent et se télescopent les deux individualismes dont nous notions à l’instant les valences apparemment contradictoires, l’individualisme économiciste, accumulateur, et l’individualisme libératoire; l’individualisme de consommation et l’individualisme de libération. Là aussi que s’articulent et se composent les deux grands moments historiques de la revendication démocratique, celui de la redistribution et celui de la reconnaissance [3]. Pendant les deux siècles écoulés l’essentiel des luttes sociales, une fois conquise l’égale dignité politique, a porté autour de la question de la redistribution des richesses économiques. Tous les autres conflits, les rapports entre les sexes ou les sexualités, entre les cultures, les religions ou les générations, étaient supposés pouvoir s’inscrire dans le cadre prioritaire de la lutte pour la redistribution des ressources économiques. Depuis une trentaine d’années au contraire, ce sont les luttes pour la reconnaissance de l’égale dignité des groupes dominés, femmes, minorités sexuelles ou religieuses, cultures méprisées, etc., qui prennent le pas sur les luttes proprement économiques. La lutte pour l’émancipation des individus s’inscrit dans le cadre de cette lutte pour la reconnaissance. Lutte indissociablement individuelle et collective, ou « communautaire », donc. Mais ce qui est frappant, c’est que cette lutte pour la reconnaissance est très largement menée sur le même modèle que les luttes pour la redistribution économique, comme si la reconnaissance était un bien produit par l’État, devant et pouvant faire l’objet d’une égale distribution [4]. Ici aussi la démocratie est largement perçue comme le résultat d’un don que l’on attend ou exige de l’État supposé intrinsèquement démocratique. Dispensateur de démocratie. Ce qui rend la société idéalement démocratique, c’est que les citoyens se jugent titulaires d’un droit moral à recevoir de la reconnaissance avec les avantages matériels qui l’accompagnent.

20Ainsi s’explique que nos démocraties soient censées pouvoir fonctionner toutes seules, sans démocrates presque, sans militants dévoués à la cause de la démocratie. Ou plutôt, que tous ses membres soient des démocrates, mais des démocrates seulement pour eux-mêmes, uniquement attachés à faire valoir leurs droits, nullement à bâtir et à faire vivre une communauté politique démocratique. C’est que cette dernière est censée être déjà formée et bien formée, une fois pour toutes. Nul besoin d’y contribuer. Il y a des professionnels pour ça, hommes politiques ou fonctionnaires. Nul besoin de délibérer, de débattre entre diverses représentations du bien et du mal.

21D’ailleurs, rien n’est bien, rien n’est mal. L’important, c’est de suivre les procédures.

22Toutes ces remarques, dont on ne méconnaît pas le caractère exploratoire et incertain, pourraient se résumer en une thèse simple : la démocratie est menacée et devient évanescente, elle s’épuise lorsqu’elle est pensée comme déjà réalisée, et non réalité à bâtir ou rebâtir, démocratisation à mener. Ou encore, plus on est assuré de son existence et plus celle-ci défaille.

Le spectre du totalitarisme

23Mais cette thèse à son tour, si on la prend au sérieux, suscite de nouvelles interrogations. Un peu vertigineuses et inquiétantes. Délirantes, jugeront certains. Difficiles pourtant à écarter d’un revers de main. Et si la raison principale pour laquelle la démocratie peine à s’étendre mondialement, à gagner les cœurs et les esprits, celle pour laquelle elle semble de plus en plus désenchantée en Occident, était qu’elle y perd de plus en plus de sa réalité parce qu’elle cède progressivement du terrain face à une autre forme politique, sociale et symbolique qui procède de la démocratie, qui en revêt les apparences et les atours mais qui n’est plus à proprement parler la démocratie ? Qui est même peut-être sa négation. Comment identifier et nommer cette autre forme ? A-t-elle un rapport avec le totalitarisme ? Cette question peut sembler incongrue. Nos sociétés ne se caractérisent-elles pas et ne se légitiment-elles pas par la victoire finale qu’elles ont remporté sur les totalitarismes de droite ou de gauche ? N’en représentent-elles donc pas l’exact opposé ?

24Certes. Pourtant, il faut bien se poser la question : qu’est-ce qui permet d’être sûr que les forces et les dynamiques, les intérêts et les passions qui ont entraîné la formation des totalitarismes du XXe siècle auraient disparu comme par enchantement ? Sans laisser de traces. N’est-il pas plus plausible de supposer que les pulsions totalitaires, variables certes et inégalement actives selon les périodes mais toujours vivaces, ont trouvé à se réinvestir sous des formes nouvelles ? Comprenons bien le statut de cette interrogation. Elle ne peut pas faire sens pour ceux qui limitent la définition de la démocratie à l’organisation d’élections à peu près libres et au renouvellement plus ou moins pacifique des élites au pouvoir – ce qui n’est pas rien, en effet. Pas plus ne peut-elle concerner ceux qui, non sans raisons, estiment que la référence à la démocratie a toujours été de l’ordre de l’idéologie, simple travestissement d’une réalité qui n’est autre en dernière instance que celle de la domination de classe, de l’exploitation, de la gouvernementalité ou du biopouvoir. Mais peut-être parlera-t-elle à ceux, ni esprits faibles ni esprits forts, qui prennent au sérieux l’idéal démocratique, dans la pleine conscience de son indétermination, de sa malléabilité et de sa fragilité. Il est permis de penser qu’à ceux-là, l’hypothèse qu’une des raisons essentielles de la perte de vitesse de l’idéal démocratique est qu’il est de plus en plus battu en brèche par un puissant retour du refoulé totalitaire, sous des formes totalement inédites (et non dites, indicibles), semblera au moins mériter discussion. C’est cette discussion qui émerge comme le moment fort de ce présent numéro de La Revue du MAUSS.

25Dont on comprend mieux maintenant pourquoi nous l’avons tant différé. Non seulement le sujet abordé est immense, à multiples facettes en abîme, truffé de chausses-trappes, de faux-semblants et de faux-fuyants, non seulement il faudrait, pour le traiter un peu sérieusement, mobiliser une masse d’informations empiriques et de références théoriques proprement vertigineuse, mais les questions centrales que nous essayons d’y soulever peuvent sembler presque impalpables, nous l’avons dit. Elles n’ont en tout cas aucune pertinence immédiate dans aucun des champs du savoir spécialisé constitué où elles ne peuvent tout d’abord qu’apparaître nulles et non avenues. Invisibles. Pourtant, et c’est cette conviction qui nous a décidés à nous lancer, à tâtons, il y a bien un malaise dans la démocratie aujourd’hui. L’idéal démocratique est notre seul idéal, mais à cet idéal on croit de moins en moins. Il ne semble plus en mesure de mobiliser, de canaliser et de coordonner les énergies comme il l’a fait en Europe au cours des siècles passés. Il faut bien se demander pourquoi et prendre des risques pour explorer des hypothèses peu fréquentées. Comme toujours dans la Revue du MAUSS, nous avons tenté d’ouvrir au maximum le champ des positions possibles sur la question. Mais, il faut bien l’avouer, c’est ici la tonalité pessimiste qui domine. C’est qu’il est d’abord nécessaire de prendre la pleine mesure du malaise démocratique si l’on veut en effet tenter d’y porter remède. Le numéro suivant se donnera pour tâche d’explorer les voies d’un renouveau possible de l’idéal démocratique. En attendant, entrons brièvement dans le détail des arguments ici échangés.

QUEL MALAISE, DANS QUELLE DÉMOCRATIE ? CERTITUDES, INCERTITUDES, AMBIVALENCES

26Brièvement et rapidement. Nous avons pris une première mesure de la complexité du débat. Elle est telle qu’il convient de laisser chaque texte, plus encore que d’habitude, parler pour lui-même. Indiquons seulement comment les divers articles ici réunis se situent les uns par rapport aux autres. Nous avons placé en premier celui de Jean Baechler qui, avec beaucoup de mordant, moque et stigmatise ceux qui passent leur temps à se lamenter sur la perte, les manques ou le déclin de la démocratie, une spécialité des intellectuels, français notamment selon lui. Ce n’est pas parce que la démocratie connaît nécessairement et de manière récurrente des hauts et des bas, et parce qu’elle focalise les critiques de tous les mécontents, qu’elle est nécessairement menacée à terme.

27Si J. Baechler a raison, c’est le thème même de ce numéro qui se voit frappé d’inanité. Le malaise dans la démocratie ne serait, à l’en croire, que celui des intellectuels menacés de perdre leur statut social. À quoi Alain Caillé, bien obligé de défendre l’intérêt du numéro qu’il coordonne, répond assez vertement (trop ?) que c’est une bien curieuse conception de la démocratie que celle qui refuse par principe d’entendre la voix des mécontents, qu’elle entre d’ailleurs en contradiction avec d’autres positions de Baechler et que cette certitude de la réalité éternelle, comme immarcescible et imputrescible de la démocratie, est précisément ce qui amène à douter de son effectivité et de sa pérennité.

28Alain Joxe, en bon intellectuel français (cette espèce que J. Baechler n’aime guère), prend la question sous un tout autre angle. Celui d’une histoire longue de l’idée de démocratie qui l’amène à rappeler comment elle a toujours reposé sur l’exclusion d’une partie de la population – femmes, métèques, colonisés – et comment seule la vision européenne et notamment française de la démocratie avait su la définir sur une base pleinement universaliste, et non implicitement raciste. La globalisation, sous prétexte de démocratie, reconduit en fait une vision largement ethniciste, dans laquelle les sans-papiers, les divers « sans » se retrouvent dans une position inférieure à celle des métèques à Athènes. Et Joxe d’en appeler à « faire le plein de la mémoire critique [… ] [pour] relever le défi médiéval des bigots sinistres qui entourent la chefferie américaine et des banquiers délinquants qui naviguent sans contrôle dans les zones grises de la globalité ».

29Jean-Pierre Le Goff, on le sait, s’est attaché dans plusieurs ouvrages à dresser le portrait de la nouvelle forme sociale dominante, qu’il qualifie de barbarie douce. Encore démocratique, sans doute, mais d’une démocratie post-totalitaire qui n’a pas su régler ses comptes avec son passé, et dont le trait dominant est l’émergence d’un « pouvoir informe », un pouvoir qui ne se dit et ne se montre plus comme tel. J.-P. Le Goff synthétise ici ses analyses, les replace en perspective historique, pour conclure à un affaissement des dynamiques démocratiques : « Avec le pouvoir informe, le chômage de masse et la fin des utopies, le défoulement s’exprime désormais sur un mode où se mêlent la souffrance et l’agressivité, la plainte et la dénonciation. Le désir se retourne, se charge de ressentiment et devient plus mortifère. Si la nouvelle posture individualiste maintient l’exigence d’un bonheur hédoniste, elle s’affirme désormais sous la modalité de la figure de la victime ayant des droits, affirmant sa singularité irréductible, dénonçant et soupçonnant d’emblée les pouvoirs et les institutions [… ]». Où l’on retrouve la coalescence de l’individualisme de consommation et de l’individualisme de libération que nous pointions tout à l’heure.

30Vision trop noire de la situation contemporaine, jugerait certainement Philippe Corcuff qui nous livre ici, à travers l’exposé des analyses de Jacques Ion et de leur critique par Annie Collovald et Franck Poupeau, un examen très équilibré du rapport de l’individualisme contemporain à l’engagement politique. D’abord, nous dit-il, il convient de nuancer la thèse d’un basculement complet des formes anciennes, collectives, aux formes individualisées du militantisme, du militantisme d’appareil au militantisme en réseau. Et puis, plus profondément, il y a derrière la déploration contemporaine sur les ravages de l’individualisme – autre forme de ce que J.Baechler nommait le democratic blues – le présupposé implicite que la démocratie serait une donnée naturelle des sociétés humaines (et non une construction fragile à entreprendre), assorti de la certitude que, sauf situation d’aliénation et de domination, la participation aux affaires publiques serait intrinsèquement plus plaisante que ces divers loisirs (jeux, sports, télé, voyages)

31dont J.-P. Le Goff retraçait la genèse. Voilà qui ne coule nullement de source et qui doit nous inciter à introduire davantage de complexité dans nos analyses de la démocratie contemporaine.

32Est-ce ici qu’il convenait de placer l’article de Jacques Dewitte dont l’orientation est plus philosophique que proprement politique ? Sans doute, parce qu’on y trouvera maints échos à ce qu’on vient d’évoquer. J. Dewitte part du célèbre et précieux plaidoyer de John Stuart Mill pour la liberté :
« Si toute l’humanité moins une personne était d’une seule opinion, l’humanité n’aurait pas davantage le droit de réduire cette personne au silence que celle-ci [… ] n’aurait le droit de réduire au silence l’humanité. » Mieux, en cas d’unanimité absolue, il conviendrait d’encourager la discordance pour préserver la liberté. Or, déclare J. Dewitte, « l’une des plus grandes menaces qui pèsent actuellement sur la démocratie, c’est sans doute paradoxalement son succès lui-même ou, plus exactement, le consensus unanime dont elle fait l’objet ». Voilà qui irait dans le sens des critiques qu’il était possible d’adresser à J. Baechler. Pourtant, et cela irait au contraire dans le sens des remarques de ce dernier, pourtant il convient de se méfier tout autant de la pente criticiste, révisionniste, négationniste des intellectuels, toujours prompts à vouloir avoir raison seuls contre tous. Elle porte à sympathiser avec toutes les causes diabolisées. Mais cette « sympathie par antipathie pour l’antipathie » est évidemment problématique. Comment trancher, sachant qu’il n’existe pas de critère objectif transcendant mais que, pour les raisons qui viennent d’être dites, on ne peut se satisfaire non plus d’un subjectivisme impuissant – ni du consensus dialogique ou rationnel ni du dissensus pour le dissensus ? C’est tout le problème, à la fois de la démocratie et de l’entreprise de connaissance. Qui doit au minimum nous inciter à porter le soupçon sur le consensus unanime dont bénéficie la démocratie aujourd’hui sans pour autant que nous nous empressions de basculer dans une posture de la dénonciation ou de la déploration. C’est ici qu’il faut affronter la question du rapport de la démocratie et du totalitarisme.

LE SPECTRE DU TOTALITARISME

33Aucun ordre évident ne se dégage dans l’abord des textes regroupés sous cette tête de chapitre. Peut-être, pour rester dans la foulée des discussions menées dans la première partie, le plus logique serait-il de débuter par la lecture de l’article de Pascal Michon. D’une part, le lecteur y trouvera une des meilleures caractérisations idéaltypiques de la période ultracontemporaine – clairement situées par rapport aux analyses de A.Appadurai, Z. Bauman, L. Boltanski et È. Chiapello, Beck, Castells ou Giddens, et de l’autre, il restera dans le registre de l’ambivalence et de l’incertitude caractéristique de la première partie. P. Michon s’emploie en effet à dégager les limites des approches qui caractérisent la période par la montée des réseaux, notre monde serait un « monde postmoderne réticulaire », pour renvoyer dos à dos aussi bien ceux qui l’encensent au motif qu’il libérerait les individus de la dictature des appareils que ceux qui le vitupèrent au motif qu’il serait gros d’un nouveau totalitarisme. Sa caractéristique principale, soutient P. Michon, est d’être « fluide »; or cette fluidité est par nature ambivalente. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’empire et de domination, mais le propre de cet empire est d’être fluide (proche de « l’empire du chaos » récemment analysé par A. Joxe). Or, c’est cette fluidité que les outils intellectuels disponibles nous interdisent de penser. Elle ne prend sens que sous l’éclairage d’une pensée du rythme, amorcée au début du XXe siècle puis laissée à l’abandon et oubliée. C’est elle qu’il faut faire revivre, et qui revivra car les problèmes auxquels nous nous affrontons aujourd’hui sont loin d’être aussi inédits qu’on le croit habituellement. La mondialisation était déjà survenue, au détour des années1900, produisant des effets assez similaires à ceux auxquels on assiste aujourd’hui.

34Il y a chez P. Michon sinon une analyse en termes d’éternel retour, au moins, et même s’il s’en défend mollement, une approche en termes de cycles. La vision défendue par Michel Freitag est quant à elle nettement plus linéaire, même s’il s’en défendrait sûrement lui aussi. Auteur d’une imposante sociologie et anthropologie générale, qui situe les sociétés historiques dans le cadre d’une théorie générale systématique des modes de régulation [5], un des principaux penseurs de la postmodernité, Michel Freitag défend ici la thèse que la postmodernité, caractérisée par un mode de régulation qui n’est plus politique mais opérationnel, voit se développer une forme nouvelle de totalitarisme, « sans nom et sans visage », étroitement liée à la globalisation. Ce totalitarisme nouveau est, évidemment, très différent des totalitarismes « classiques », nazisme et communisme, dont M. Freitag nous donne par ailleurs une analyse généalogique idéaltypique.

35La différence principale est « qu’on n’est plus en présence d’une posture subjective de nature politique qui nie la réalité telle qu’elle existe par elle-même dans son altérité extérieure, mais d’une subversion interne directe de la réalité qui forme l’horizon de notre expérience objective, subversion qui implique une intégration directe de l’expérience dans la réalité elle-même à mesure que le mode de cette expérience cesse d’être réflexif et représentatif pour devenir immédiatement actif et opératoire, et que la réalité est directement le produit de cette opérativité systémique ». Cette régulation postmoderne totalitaire – et on retrouve là des éléments d’analyse qui recoupent ceux présentés par A. Joxe ou par P. Michon – a pour caractéristique de n’avoir plus de centre, plus besoin de chef (« puisque étant omniprésent de manière diffuse, il n’est plus représenté ni représentable; il est immédiatement présentation de soi, et il n’existe que dans sa “présentification” continuelle »). Plus généralement, « en son autoréférentialité, le fonctionnement systémique est spécifiquement sans valeur et sans finalité, sans identité et sans fondement, et il ne requiert donc aucune justification ». C’est que « l’approche purement technologique de la réalité a envahi aussi le politique où le contrôle s’est substitué au pouvoir à mesure que les systèmes de la gestion opérationnelle directe remplaçaient les institutions modernes qui régissaient encore les pratiques de vie et les rapports sociaux par le sens et par les valeurs transcendantales qui y étaient investies ». Et l’opposition à ce totalitarisme d’un genre inédit est d’autant plus difficile qu’il est de sa nature de produire un sujet individuel émancipé à l’égard de toute contrainte objective, le vouant à l’indétermination et le laissant en proie à ce que Hannah Arendt nommait l’« abîme de la liberté ».

36L’analyse présentée par Alain Caillé entretient de nombreuses affinités avec celles de M. Freitag. Elle procède de l’hypothèse que les passions qui avaient engendré les totalitarismes d’hier, passions nées sur le sol des démocraties modernes, ne peuvent pas avoir disparu comme par enchantement et d’autant moins que nous ne savons toujours pas trop comment penser les drames d’hier. Et d’ailleurs, savons-nous encore penser en termes politiques ? Plus concrètement, nul ne peut exclure que nos sociétés si démocratiques ne soient bientôt, ou d’ores et déjà, victimes d’un retour du refoulé totalitaire. Ce refoulé en définitive inanalysé. Plusieurs formes de retour du refoulé sont concevables, et d’ailleurs pas nécessairement incompatibles : le retour des idéologies d’hier ( cf. Le Pen ou J. Haider), la montée d’un totalitarisme du marché symétrique au totalitarisme politicoidéologique, l’épanouissement d’un totalitarisme religieux ( cf. Al-Qaeda), un mélange de toutes ces formes, etc. Pour sa part, A. Caillé défend l’idée que nous assistons au développement de plus en plus hégémonique d’un nouveau type de rapport social, à la fois politique, symbolique et économique, qui préserve toutes les formes de la démocratie, sa coquille, mais qui tel un bernard-l’ermite les ronge de l’intérieur. Cette nouvelle forme de rapport social n’est pas un totalitarisme, mais une forme de perversion de la démocratie symétrique au totalitarisme d’hier, et qu’A. Caillé propose de nommer un parcellitarisme, aussi proche et éloigné de la démocratie que l’ont été les totalitarismes, ces négations de la démocratie au nom de la recherche d’une démocratie plus réelle et authentique. Là où le totalitarisme imposait de tout unifier de force dans des totalités organiques, et ne supportait pas ce qui subsistait d’individualité libre, d’altérité ou de différence, le parcellitarisme au contraire réduit tout en parcelles – idées, organisations, familles, communautés sociales ou politique, etc. – et ne supporte pas les formes du commun autres que celles constitués, fugacement et de manière éphémère, par les particules élémentaires qu’il a « libérées ». En s’appuyant notamment sur les analyses de J.-P. LeGoff, A. Caillé esquisse un tableau croisé des continuités et des oppositions entre totalitarismes d’hier et parcellitarisme d’aujourd’hui. Comme chez Michel Freitag, la conclusion est qu’il n’y a pas de fatalité, que le projet démocratique est tout à fait à même de rebondir, mais que ce sera beaucoup plus dur que ne l’imaginent ceux qui ne voient pas la réalité et la puissance de ce parcellitarisme.

37Peut-être tout cela pourrait-il se dire autrement et sous la forme d’une question : la démocratie n’est-elle pas nécessairement vouée à dépérir à partir du moment précis où elle cesse d’être pensée comme démocratisation, démocratie à conquérir et à construire – démocratie à laquelle les individus démocratiques doivent concourir, donnant à l’esprit de la démocratie autant ou plus qu’ils ne peuvent espérer en recevoir en retour–, et où elle commence à être imaginée comme réalité déjà solidement instituée, à laquelle il n’y a dès lors plus rien à offrir mais dont on peut seulement espérer recevoir ?

38En conclusion de cette partie, on trouvera deux textes plus brefs (et peut-être plus faciles à lire… ), qui font écho aux analyses précédentes.

39Gilles Gagné réfléchit ironiquement sur le rapport au temps très particulier qui se développe à l’ère de la globalisation : nous possédons toujours plus de choses, mais avons toujours moins de temps. D’où l’injonction qui nous est faite désormais d’apprendre à perdre du temps, meilleur moyen d’en regagner. Pour sa part, dans une conférence donnée au cercle « Politique autrement », Jean-Michel Besnier rappelle la démarche de Georges Bataille à la veille de la Seconde Guerre mondiale. On ne saurait trop conseiller aux lecteurs qui connaissent mal Bataille, et notamment aux jeunes générations, de lire ce texte qui rappelle des combats intellectuels trop oubliés : comment lutter contre l’abjection qui monte sans légitimer des formes de démocratie d’ores et déjà défaillantes ? Faut-il lutter contre le fascisme avec les armes du fascisme ? Transposons : faudra-t-il lutter contre le parcellitarisme avec les armes du parcellitarisme ? Ou sinon : avec lesquelles ? et jusqu’où ? Ces questions risquent fort de devenir rapidement d’actualité.

VU DEPUIS L’AMÉRIQUE

40De toute évidence, la discussion sur l’état de l’idéal démocratique ne peut pas faire l’économie d’un détour par une réflexion sur la position actuelle des États-Unis qui s’en sont arrogé le titre de champion et défenseur presque exclusif. Jusqu’à ne pas hésiter à l’imposer par la force, et même au mépris des droits de l’homme ou des règles de la démocratie internationale constituée. Puisque les États-Unis sont par principe une nation démocratique, la nation démocratique par excellence, ils auraient le droit, voire le devoir de violer les normes de la démocratie pour mieux la réaliser, semblent-ils penser. Restent-ils malgré tout dans l’orbe de la démocratie ? La démocratie a-t-elle au contraire d’ores et déjà cédé la place à la logique de l’empire ? Et, dans ce cas, de quel type d’empire s’agit-il ?

41Voilà de multiples questions, inévitables, mais auxquelles on ne saurait prétendre répondre aisément.

42Ce qu’il importe en tout cas de comprendre, avant de pouvoir entrer plus avant dans ce débat, c’est à quel point la discussion que nous entamons ici sur le malaise démocratique devrait être systématiquement spécifiée pour tenir compte de l’écart croissant qui sépare les représentations de l’état du monde de part et d’autre de l’Atlantique (sans parler du Pacifique). Vue depuis l’Europe, la réalité américaine semble paradoxale. Voilà une nation qui a poussé plus que toute autre l’individualisme jusqu’à ses dernières conséquences, plus parcellarisée si l’on veut que toutes les autres, et où pourtant les institutions de type communautaire, les fameuses associations religieuses ou civiles dont Tocqueville notait déjà l’importance, jouent un rôle dont on ne trouverait pas l’équivalent en Europe. Et d’ailleurs, elle est toujours une nation (et même de plus en plus nationaliste), elle se pense comme telle, alors que l’idée même de nation est devenue obscène en Europe.

43Pour qui voudrait comprendre en profondeur cet écart entre les deux rameaux de la civilisation occidentale, on ne saurait trop conseiller la lecture de l’article de Stephen Kalberg, un des meilleurs connaisseurs au monde de l’œuvre de Max Weber [6], qui mobilise les outils de ce dernier pour expliquer les incompréhensions croisées de l’Allemagne et des États-Unis en matière de politique internationale [7]. Ce que les observateurs ne parviennent pas à comprendre, c’est la puissance maintenue de la tradition calviniste aux États-Unis, son idéal de maîtrise du monde, de devoir ( if you should do it, then you can do it), de rectitude tout d’une pièce et sans détours.

44Ce n’est pas que les intérêts matériels n’entrent pas en ligne de compte dans la détermination de la politique étrangère américaine, mais ils ne permettent pas d’expliquer l’idéalisme missionnaire qui l’anime. Symétriquement, les Américains, pour qui l’État est par principe l’objet de toutes les méfiances, ne comprennent pas qu’il est pour les Européens le moyen de réaliser la justice – cette justice que les Américains cherchent dans l’action individuelle –, et pas seulement un monstre bureaucratique et corporatiste archaïque.

45Chaque partie se montrant incapable de comprendre, ou même de simplement voir les valeurs de l’autre comme des valeurs, taxe son vis-à-vis de pur cynisme. Car, en effet, si on ôte la culture, il ne reste que les intérêts.

46Mais le plus grand facteur d’incompréhension est à chercher du côté des thèses – toutes d’origine européenne, note Kalberg – qui depuis plus d’un siècle ont identifié modernisation et sécularisation. Or ce qui est vrai pour l’Europe ne l’est en aucune façon des États-Unis [8]. C’est là qu’il faut chercher les raisons de la réélection de G. W. Bush. Mieux que Kerry, beaucoup trop européen, il a su incarner l’idéal puritain de l’homme d’un seul bloc, déterminé et sûr de lui.

47De même, Dick Howard voit dans les modèles américain et français les deux interprétations possibles de la révolution démocratique qui façonne la modernité. Le premier consiste en une démocratie républicaine, le second en une république démocratique. « L’expérience française cherchait à créer une identification de la société avec l’État qui en représentait l’unité, alors que l’autre, l’expérience américaine, se servait de l’État (et de la Constitution) pour assurer l’autonomie des membres de la société. » La première expérience s’organisait autour d’une « politique de la volonté », la seconde à partir d’une « politique du jugement ». Curieusement, si l’on comprend bien D. Howard, c’est en tant que metteur en scène d’une politique de la volonté – d’une tradition politique française, donc – que Bush aurait été réélu. Voilà qui semble aller à l’encontre de l’analyse de S. Kalberg. Mais sans doute le propos de D. Howard vise-t-il surtout à insister sur l’indétermination et l’instabilité des réponses possibles à l’exigence démocratique, dont il tente de cerner les contours à partir d’une relecture de Marx ici campé en penseur radical non pas du socialisme, « impolitique », mais de la démocratie radicale.

LES PARTIS POLITIQUES ET LA DÉMOCRATIE

48Pour qui désire se donner une mesure du degré de malaise que connaît la démocratie, il pourrait sembler qu’il n’y ait pas de meilleur objet d’étude que le fonctionnement des partis politiques, si mal connus en définitive, parce que rarement étudiés de l’intérieur. Or les trois études réunies ici nous donnent des réponses déconcertantes, qui doivent nous amener à changer nos lunettes d’observation habituelles.

49On ne saurait trop insister, croyons-nous, sur l’importance de l’étude de Pierre Tafani. Synthétisant ici ses nombreuses études de terrain – en Corse, en Corrèze, dans le Nord-Pas-de-Calais –, les inscrivant dans le cadre d’un examen très systématique de la littérature savante mondiale et en rupture avec le cadre épistémologique usuel des sciences sociales, il fait apparaître sous nos yeux légèrement médusés une réalité dont nous subodorions peu ou prou l’existence, par bribes, mais dont nous n’avions jamais pris la pleine mesure : le clientélisme dans les partis politiques. Si P. Tafani a raison – et comment en douter à le lire ? –, la démocratie représentative, qui est d’abord une démocratie partidaire, est donc une démocratie clientélaire. Dès lors, il ne suffit plus de s’imaginer que les électeurs votent rationnellement pour ceux qui représentent au mieux les intérêts matériels et moraux de leur groupe d’appartenance – classe sociale, catégorie socio-professionnelle, etc. – et que les militants sont animés à la fois par un surplus de motivation idéologique et par la perspective d’accéder à quelque fonction élective. Tout cela reste vrai, mais à condition d’ajouter qu’à de degrés divers, l’ensemble de ce processus est surdéterminé par la logique clientélaire dans laquelle il s’encastre. Comprenons bien la nature et l’enjeu de cette « découverte [9] ». Il ne s’agit pas de montrer que ici ou là, comme dans la mairie du Ve arrondissement sous Tibéri par exemple, interviennent occasionnellement des relations de clientélisme. Ce qu’établit l’analyse de P. Tafani, c’est que le fonctionnement des partis politiques est intrinsèquement de type clientélaire, même s’il ne se réduit évidemment pas à cette seule dimension. Ce clientélisme fonctionne à un double niveau. Au sein des partis, la relation qui s’établit entre le patron de telle ou telle tendance et ceux qui le suivent évoque la logique des familles à la cour de Versailles sous l’Ancien Régime. Mais le clientélisme fonctionne aussi de manière systématique dans le rapport aux électeurs, et plus précisément aux électeurs qui votent dans les circonscriptions électoralement stratégiques. Ce sont celles-là qu’il faut gagner et tenir au moyen de faveurs clientélaires, les autres pouvant être abandonnées aux aléas du vote abstrait et impersonnel. L’électeur n’est donc pas, dans ce cadre, sollicité en tant que membre d’une catégorie socio-économique générale mais comme personne particulière.

50Au fond, ce qu’exhume P. Tafani, c’est, dans le cadre des partis politiques, ces appareils en apparence impersonnels de la vie politique abstraite, l’énorme continent des relations de personne à personne, ou encore de ce qu’au MAUSS, nous nommons la « socialité primaire », régie par les obligations du don et du contre-don. Obligations évidemment ambiguës du point de vue de l’idéal démocratique. D’un côté, en effet, on peut dire que la logique du clientélisme revient à « acheter » des électeurs par des cadeaux ou des faveurs, et qu’il introduit une relation de subordination entre le patron et ses clients. Mais, de l’autre, elle produit une « humanisation » (humaine, trop humaine ?) évidente de la politique. Toujours est-il que là encore, P.Tafani le montre bien, les approches holistes ou individualistes se révèlent également impuissantes à cerner le phénomène [10].

51Les études monographiques menées respectivement sur la préparation du congrès de Dijon au Parti socialiste, par Vincent Desmeuliers, et sur le fonctionnement des Verts, par Jean-Paul Russier, apportent, nous semble-t-il, de l’eau au moulin de P. Tafani, même si elles ont été conduites dans une tout autre optique. L’objectif principal de V. Desmeuliers est d’expliquer comment, par quels mécanismes concrets, la majorité du parti parvient à reproduire sa majorité. L’outil principal selon lui est le monopole de l’accès au fichier général exercé par le secrétariat du parti. Ce monopole est toutefois tempéré par le contrôle des fichiers locaux par les secrétaires et trésoriers de section. Ceux-là, affiliés à telle ou telle tendance du Parti socialistes, savent quels militants il faut absolument relancer, lesquels peuvent être plutôt négligés. Jean-Paul Russier de son côté dégage et décrit de manière très concrète le rôle de l’individualisme chez les Verts, parti soucieux au plus haut point, on le sait, de respecter l’individualité et les particularités de chacun. Le militantisme, comme l’écrit J.-P. Russier, s’y effectue « à la première personne ». Du coup, le travail de la conviction et de l’adhésion s’y avère particulièrement complexe et exigeant. Il faut faire en quelque sorte du sur-mesure pour fixer les nouveaux adhérents.

52Ni V. Desmeuliers ni J.-P. Russier n’évoquent explicitement des pratiques de clientélisme (peut-être en découvriront-ils après avoir lu P.Tafani… ), mais ce qui ressort à l’évidence de la lecture des trois articles qui composent cette section, c’est le rôle éminent des relations interpersonnelles dans le fonctionnement des partis politiques. Avouons-le : voilà qui n’étaie en rien l’hypothèse d’un malaise dans la démocratie, d’une possible dérive totalitaire ou parcellitaire qui la menacerait. Si malaise il y a, c’est plutôt celui qui résulterait du maintien de pratiques d’un autre temps, quasi féodales ou claniques, et non de l’émergence de logiques postmodernes fatales à la démocratie partidaire. Et d’ailleurs ni V. Desmeuliers ni J.-P. Russier ne concluent – si l’on excepte certaines dérives au PS – que la démocratie serait foncièrement bafouée. On notera toutefois, en ce qui concerne les Verts, que ce qui les menace, plus qu’un refus de démocratie est plutôt une exacerbation du principe démocratique liée à un hyperindividualisme, et qu’on retrouve là des traits propres au « pouvoir informe » stigmatisé par J.-P. Le Goff, M. Freitag ou A. Caillé, une dénégation du pouvoir et du politique qui conduit à l’impuissance.

53Mais, à y réfléchir davantage, loin que les partis politiques représentent le lieu où l’on pourrait le mieux observer l’évolution de la démocratie vers des formes post-démocratiques, totalitaires ou parcellitaires, ils sont au contraire les derniers endroits où ces dérives sont susceptibles de survenir puisque par hypothèse, ils rassemblent des gens qui croient encore à la politique et à la démocratie. Les derniers des démocrates ?

54On le voit, l’hypothèse d’un malaise profond dans la démocratie (pour les malaises légers, il y en a toujours eu) n’est au terme de ce parcours ni vérifiée ni invalidée. En tout état de cause, ni M. Freitag ni A. Caillé, pour nommer ceux qui défendent ici les positions les plus radicales, n’affirment que la démocratie aurait purement et simplement disparu de nos sociétés pour laisser entièrement la place à un totalitarisme nouveau ou à un parcellitarisme. Ils se sont seulement attachés à cerner l’émergence de cette forme sociale nouvelle, sans préjuger de la place qu’elle occupe et du degré auquel elle a effectivement supplanté la logique démocratique. Si leurs analyses peuvent sembler « pessimistes », c’est parce qu’elles sont animées par l’espoir de redonner vie, souffle et vigueur renouvelée à l’idéal démocratique. Quelles possibilités nouvelles s’ouvrent-elles à lui ? C’est ce qu’explorera le prochain numéro de la revue du MAUSS semestrielle.

LIBRE REVUE

55Comme c’est fréquemment le cas, une bonne partie des textes réunis en « Libre revue », dont il faut dire ici un mot rapide pour finir, auraient aussi bien pu figurer dans la partie thématique. C’est notamment le cas du bel article d’Elena Pulcini qui dessine une position originale et convaincante dans le débat féministe – or, comment discuter du statut de l’idéal démocratique sans entrer dans ce débat ? – dans des termes immédiatement parlants pour les lecteurs du MAUSS. Il fait peu de doute, explique E.Pulcini en reprenant la discussion sur le rapport des femmes à la dispensation des soins, au caring, que celles-ci n’entrent pas dans le cycle de la triple obligation de donner, recevoir et rendre de la même manière que les hommes, qu’elles y sont d’emblée et plus immédiatement impliquées qu’eux. Le problème qui se pose à elles, dès lors, sans dénier la différence des conditions historiques qui séparent les deux genres, en « assumant un héritage symbolique millénaire », est de faire en sorte d’éviter la naturalisation idéologique qui les a aliénées en les assignant, ou les assujettissant au don, pour leur permettre de devenir sujets libres du don, en raison de « leur accès privilégié à une logique de contamination et d’“exposition” à l’autre ».

56De même, la fin de la réflexion amorcée dans le numéro précédent par Stéphane Vibert sur le rapport entre don et communauté ne rompt pas avec l’espace des réflexions précédentes puisqu’elle se demande dans quelle mesure le don est bien ce qui, au sein des démocraties modernes, permet de reproduire dans le champ associatif une dimension de communauté. La réponse est affirmative, mais assortie toutefois de certains bémols qui visent autant les pratiques de type associationniste, le tiers secteur si l’on veut, que la manière dont le paradigme maussien du don les interroge. Dans les deux cas, on trouverait un point de départ trop individualiste pour atteindre à l’essence véritable du rapport social que l’auteur pour sa part recherche du côté du holisme de Louis Dumont [11].

57De même encore, un texte reçu quelques jours avant la mise en fabrication du numéro, et revendiquant l’anonymat, reprend au fond l’interrogation sur le statut de l’aventure démocratique par le bais d’une réflexion performative sur la destinée de l’art moderne. Contrepoids idéel à l’utilitarisme ambiant ? incarnation de la gratuité dans un monde marchand ?

58âme d’un monde sans âme ? lieu du génie personnel dans un monde impersonnel ? Toutes ces figures incarnées par l’artiste moderne tendent vers la même conclusion, radicale, tirée par cet artiste anonyme, qu’on laisse le lecteur découvrir s’il ne l’a pas déjà devinée. Ne préfigure-t-elle pas, comme tel a été si souvent le cas avec l’art, de l’avenir de la démocratie ? Son autoeffacement ?

59De même enfin, Kisito Owana proteste contre les positions trop relativistes à ses yeux défendues par Serge Latouche ou Raimundo Pannikar dans le n° 13 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Le retour de l’ethnocentrisme. Purification ethnique versus universalisme cannibale » ( 1999).

60Ce n’est pas parce que la démocratie a été inventée quelque part, en Occident, que sa généralisation serait problématique (qui se plaint de l’universalisation du football ?) – et d’ailleurs, il est faux de soutenir qu’elle n’aurait pas existé en Afrique, comme il le montre à partir de divers exemples.

61Mais, on l’a vu, à l’exception de l’article de K. Owana, cette nouvelle série de réflexions sur la démocratie s’entrecroise avec la question du don.

62Qu’est-ce que donner, en définitive ? Donner est-il généreux ? En quel sens ?

63On reconnaît là les questions de base du paradigme du don. Qui reçoivent ici un éclairage original à travers les critiques ou les interrogations adressées au MAUSS par Gérard Gendre qui a la particularité, au-delà de sa formation de philosophe, qu’il n’a manifestement pas oubliée, d’être un professionnel de la collecte des dons, un fundraiser, ou un gift(s)raiser pourrait-on dire, œuvrant aux confins, donc, du marché, de l’associatif et du don [12]. Il fait bien apparaître l’irréductibilité de la pulsion de donner à autre chose qu’elle-même. L’enjeu est essentiel.

64Dans l’éternel retour des mêmes questions – l’altruisme, le don ne sont-ils pas des formes plus ou moins déguisées et détournées de l’égoïsme ? –, l’article de Helena Lopes représente, croyons-nous, une véritable avancée parce qu’il présente un bilan très clair et très convaincant de l’échec des tentatives faites depuis deux ou trois décennies pour intégrer dans leur fonction d’utilité – dans le modèle de l’Homo œconomicus – la part d’altruisme, d’ouverture à l’autre et de moralité qui en avait été exclue par construction de manière à analyser un sujet n’agissant que dans le rapport à des choses, aux biens désirables. Mais il y a là un stratagème voué à l’échec, montre parfaitement H.Lopes, puisque le rapport à l’autre ou à la morale n’est réintégrable dans les fonctions d’utilité qu’au prix de la perte de ce qui faisait précisément la dimension d’altérité ou de moralité. « En transposant sans autre forme de procès, écrit-elle, les concepts forgés dans le premier territoire (celui de l’indifférence morale) vers le second, la théorie des jeux a “triché” une première fois. Avec l’ajout d’arguments moraux à la fonction d’utilité, la tricherie se redouble. Non seulement autrui est inséré de manière ad hoc dans un monde qui ne le reconnaît pas, mais encore il y est démis du statut particulier dont presque tous les philosophes l’honorent. » H.Lopes conclut donc à l’incommensurabilité de l’utilité, des normes et des sentiments moraux, et elle plaide in fine pour une théorie multidimensionnelle de l’action au croisement du paradigme maussien du don et de la théorie des stades moraux de Kohlberg (tel qu’il est relu par Habermas dans Morale et communication).

65Retour à l’anthropologie, donc. Qui s’achève en feu d’artifice sur deux textes importants. Avec, pour commencer, l’interrogation de Vintila Mihailescu : qu’est-ce qu’une « vraie » sarma ? Comment un chou farci peut-il être plus ou moins « réel »? À partir de cette question insolite, V. Mihailescu revisite tous les thèmes centraux de l’anthropologie, des classifications cognitives à la Mary Douglas au don d’alliance ou de tradition en passant par la définition des identités collectives, pour conclure que la science du social doit être une science des attentes. Une science à construire dans les termes d’un paradigme du chou, à l’en croire. À marier avec le paradigme du don, le paradigme de Marcel Mauss selon nous ?

66Mais comment entendre ce paradigme ? Dans le sillage des belles relectures de Mauss effectuées par Bruno Karsenti et Camille Tarot [13], nous l’avons quant à nous identifié à un paradigme du symbolisme en insistant sur l’idée que non seulement les dons doivent être conçus comme des symboles mais que, réciproquement, les symboles ne sont intelligibles comme tels, au-delà de leur fonction de signes, que replacés dans l’espace du don. Cette notion de symbole paraît cependant trop vague à Pascal Michon qui, dans le deuxième chapitre de son Éléments d’une histoire du sujet[14], passé trop et injustement inaperçu des MAUSSiens, entreprenait une interprétation systématique de Mauss selon une ligne tout à fait originale et convaincante, tendant à faire de Mauss non pas tant le penseur et l’inventeur du symbolisme que le découvreur de l’importance sociologique capitale du rythme.

67L’analyse des formes nouvelles du capitalisme que nous présente P.Michon dans la partie thématique du présent numéro procède tout entière de cette relecture de Mauss. Dans la première partie de ce chapitre d’Éléments d’une histoire du sujet, il reprend à nouveaux frais la discussion sur le statut de la notion de personne chez Mauss et montre à la fois comment son célèbre article sur ce thème est à de nombreux égards décevant et en régression par rapport à ce que Mauss avait préalablement élaboré sur ce thème, et comment la lecture structuraliste qui en est habituellement donnée est fautive. « La personne apparaît chez le dernier Mauss d’une manière très différente de celle envisagée par le structuralisme. Elle correspond moins [… ] à une situation parfaitement localisée par des différences qu’il serait possible d’observer dans la synchronie, qu’à un lacis d’appartenances dont la nature, l’ampleur, voire l’intensité varient au cours du temps; dans la mesure même où ce point du tissu social n’existe qu’en se remettant sans cesse en jeu dans le travail d’intrication des groupes que réalise le système des échanges » ( Éléments…, p. 94). Reste à savoir si la pensée du symbole et la pensée du rythme sont réellement différentes et incompatibles. Nous reviendrons sur cette question dans le numéro suivant.

68Ce n° 25 de la Revue du MAUSS semestrielle s’achève sur un émouvant hommage rendu par Étienne Lévy à son oncle Pierre Mauss, neveu de Marcel, qui vient de mourir à l’âge de 94 ans et dont É. Lévy rappelle la contribution décisive à la publication des œuvres ou des lettres disponibles de Marcel Mauss. Ainsi va la tra-dition, le don à travers les âges d’un legs précieux.

69Post-scriptum. Signalons plus particulièrement, dans la partie « Bibliothèque du MAUSS », l’article consacré par Richard Sobel à deuxlivres de notre ami François Flahault ( cf. son bel article « Identité et reconnaissance dans les contes » dont les lecteurs du MAUSS ont pu prendre connaissance dans le n°23 de la revue) et la longue note de François Fourquet sur l’Esquisse d’une histoire universelle de JeanBaechler.

Notes

  • [1]
    La seule exception massive est celle du Brésil. Mais même là, faute de savoir ou de pouvoir affronter les problèmes posés par une inégalité économique et une criminalité mafieuse également massives, on peut craindre que le gouvernement Lula n’échoue au bout du compte à faire prendre à son pays et pour de bon le tournant démocratique tant attendu.
  • [2]
    Cet appariement en apparence étrange est pourtant parfaitement plausible. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que c’est très exactement lui qui s’impose dans la Chine urbanisée aujourd’hui. Les cent ou deux cents millions de personnes d’ores et déjà bien insérées dans les rouages du marché capitaliste y jouissent d’une grande liberté de s’enrichir, de se distraire ou de voyager. La seule chose qui leur soit interdite est de remettre en cause le monopole politique du Parti communiste.
  • [3]
    Nous empruntons cette distinction à Nancy Fraser ( cf. son article dans la Revue du MAUSS semestrielle n° 23). Et, sur ce thème de la reconnaissance, l’ensemble de ce n° 23 intitulé « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi ».
  • [4]
    C’est au nom du besoin et de la nécessité économiques qu’était justifiée la demande de la redistribution économique. C’est, symétriquement, en tant que victime qu’est demandée la reconnaissance.
  • [5]
    Au passage : il est curieux que les économistes de l’école de la régulation ne se soient pas confrontés à l’œuvre de M. Freitag.
  • [6]
    Il est l’auteur en américain d’une nouvelle traduction de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ainsi que d’un recueil de textes de et autour de M.Weber, Max Weber. Readings and Commentary on Modernity, Blackwell Publishing, 2005. En français, outre trois articles de lui déjà publiés dans la Revue du MAUSS, on lira La sociologie historique comparative de Max Weber, La Découverte/MAUSS, 2002.
  • [7]
    Mais ce qu’il écrit à propos de l’Allemagne vaudrait presque intégralement pour la France.
  • [8]
    Pour prendre toute la mesure du poids de la religion aux États-Unis, outre l’article de S. Kalberg, on conseillera vivement la lecture du Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison-Blanche, de Sébastien Fath, Seuil, 2004.
  • [9]
    Découverte relative. Il existe une énorme littérature sur le clientélisme, même si elle est assez peu développée en France. On la trouvera dans la bibliographie de Tafani. Là où il innove, c’est en dépassant le stade de la monographie pour établir la généralité du phénomène, en couplant étroitement clientélisme et politique.
  • [10]
    P. Tafani rejoint ainsi ce que nous appelons le « tiers paradigme » (A. Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Desclée de Brouwer, 2000).
  • [11]
    Impossible d’amorcer ici la discussion théorique qui s’impose. Que S. Vibert me permette seulement de protester contre l’affirmation que le paradigme du don donnerait une vision dichotomique de l’opposition entre socialité primaire et socialité secondaire. C’est ne pas voir qu’elle ne fait sens pour nous qu’inscrite dans le cadre général du politique, autrement dit seulement comme relation de don/contre-don agonistique généralisée (A. C.).
  • [12]
    Je ne réponds pas pour l’instant à ces lettres de G. Gendre parce que je ne suis pas sûr que ce qu’il y subsiste de critiques du MAUSS ne serait pas levé par une lecture plus systématique des écrits des Maussiens. En revanche, il faut être immédiatement reconnaissant à G. Gendre de nous apporter de nombreux éléments de réflexion.
  • [13]
    B. Karsenti, Mauss, le fait social total, 1994, PUF, coll. Philosophie; C. Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolisme, 1999, La Découverte/MAUSS.
  • [14]
    Publié en 1999 aux éditions Kimé que nous remercions vivement de nous avoir autorisés à reprendre ici l’essentiel de la première partie de ce chapitre. La seconde paraîtra dans le numéro suivant de la revue.
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