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Pages 451 à 473

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Andrew FEENBERG, (Re)penser la technique. Vers une technologie démocratique, La Découverte/MAUSS, 2004,240 p., 20 €.

1 – Andrew Feenberg entend soutenir la cause d’une philosophie qui envisage la technique comme un processus social, et non pas comme une essence atemporelle qui ferait peser sur nous un destin aliénant. Sa position est clairement dirigée contre ce qu’il désigne comme « les théories substantialistes » (ou « essentialistes ») de la technique issues aussi bien de Heidegger que de Habermas – l’un et l’autre ayant en commun, à ses yeux, d’interpréter la technique dans les termes d’une construction transhistorique. Pour conjurer l’abstraction de ces théories, A. Feenberg se tourne volontiers vers les représentants de ce qu’il nomme « la critique anti-utopique de gauche » : Marcuse et Foucault, qui eurent le mérite d’analyser le mode de vie spécifique et l’environnement socio-historique générés par les techniques. Mais c’est « le constructivisme critique » qui qualifie le plus exactement la philosophie de la technique encouragée par Feenberg. Ni favorable au déterminisme technocratique ni tenté par le romantisme réactionnaire, il déclare assumer « une troisième position », misant sur le caractère ambivalent de la technique et sur la conviction qu’elle ouvre à des possibles qu’il appartient aux hommes de réaliser, pourvu qu’ils s’engagent à contrôler démocratiquement les systèmes qu’elle génère : « Les artefacts qui réussissent sont ceux qui trouvent des appuis dans l’environnement social » (p. 33).

2 L’optimisme d’Andrew Feenberg n’est pas incantatoire. Il est pragmatique. Considérer la technique comme un processus social, en référence à Bruno Latour, Jean Baudrillard ou Michel de Certeau, n’est pas une vaine option. Il s’agit d’une décision herméneutique qui sauvegarde l’action et la politique, sous la forme d’une « rationalisation démocratique », c’est-à-dire d’un soutien apporté aux « interventions d’utilisateurs qui défient les structures de pouvoir non démocratiques enracinées dans la technique moderne » (p. 84). Le constructivisme critique est donc une philosophie de combat, prompte à mettre en évidence la capacité des utilisateurs à « réinventer » les techniques qu’ils utilisent ( cf. p. 104-105). L’horizon de sa militance se situe explicitement dans les mots d’ordre d’autogestion brandis en mai 68 (cf. p. 219): la technique libérera les potentialités du monde vécu, à condition que le contrôle se fasse « d’en bas » et qu’on n’en limite pas l’exercice aux modalités qui en furent imposées par le capitalisme moderne.

3 Avouons que si le livre de Feenberg s’en tenait à ces proclamations, il apparaîtrait plus sympathique que prospectif. Tel n’est pas le cas. La revendication néosoixante-huitarde n’y étouffe pas la dimension épistémologique qui constitue la philosophie de la technique qu’il souhaite promouvoir. Ainsi y découvre-t-on une grille d’analyse des techniques propre à exercer le jugement des philosophes. On n’en donnera ici qu’un simple aperçu.

4 Andrew Feenberg propose « une théorie de l’instrumentalisation » dont l’ambition est de fusionner les approches substantialiste et constructiviste de la technique dans une théorie critique à deux niveaux. Cette théorie répondra aux questions de ces deux approches, tout en les amendant l’une et l’autre. Un premier niveau qualifié d’« instrumentalisation primaire » expliquera comment se constitue la fonctionnalité des objets et des sujets techniques. Un second niveau, qualifié d’« instrumentalisation secondaire », permettra de décrire l’actualisation des objets et des sujets dans des réseaux et des dispositifs concrets ( cf. p. 193). Chacun de ces deux niveaux décline des sous-niveaux qui sont autant de perspectives heuristiques. Ainsi, l’instrumentalisation primaire, qui prétend restituer de manière non dogmatique la notion heideggérienne d’« arraisonnement » ainsi que les thèses de Habermas impliquées par sa théorie des médias, offre quatre points de vue pour expliquer 1) comment les objets se trouvent arrachés à leur contexte naturel pour s’intégrer dans un système technique (décontextualisation) et 2) comment ils sont soumis à une réduction de leurs qualités primaires (réductionnisme). Ces deux premiers points de vue donnent une force opératoire à l’arraisonnement heideggérien qui restait trop abstrait. Les deux suivants vont faire de même avec les principes de l’analyse habermassienne des effets réifiants de la technique en expliquant 3) comment l’action technique en vient à « autonomiser » les sujets qui, grâce à elle, ne se laissent plus imposer leur environnement et n’entretiennent plus avec lui, à cause d’elle, d’interactions structurantes (l’autonomisation) et 4) comment ces mêmes sujets se situent stratégiquement par rapport aux objets pour les utiliser à leur avantage (le positionnement).

5 L’instrumentalisation secondaire présente aussi quatre entrées pour parachever la méthodologie constructiviste et argumenter la sous-détermina-tion du développement technologique qui autorise l’expression d’intérêts sociaux et de valeurs intersubjectives. En ce sens, elle se déclare propice à orienter les choix et la gestion du rapport technique-société. Se référant d’abord à B. Latour, Feenberg invite à penser 1°la manière dont les objets techniques sont « enrôlés » dans des réseaux de plus en plus complexes (la systématisation), 2°celle par laquelle ils s’intègrent dans un nouveau contexte social (la médiation), puis 3°la transformation par laquelle le sujet devient un homme de métier à la faveur de son utilisation de ces mêmes objets (la vocation) et, enfin, 4°les stratégies que ce sujet déploie pour échapper au contrôle induit par la technique (l’initiative). Chacune des huit catégories qui composent la grille d’analyse de l’instrumentalisation primaire et secondaire peut ainsi fonctionner comme le prérequis d’un programme de recherche sur la construction de l’objet technique.

6 Il est à peine surprenant que le livre de Feenberg s’achève sur une évocation appuyée de Gilbert Simondon, l’auteur d’un livre trop peu lu chez les philosophes : Du mode d’existence des objets techniques. Feenberg s’attache à montrer la portée interprétative du concept simondonien de « concrétisation » pour comprendre le développement des techniques et la promesse émancipatrice qu’il recèle sur le terrain de la protection de l’environnement, de l’organisation démocratique du travail et de la communication au sein de la société. Peut-être aurait-il fallu solliciter davantage l’œuvre entière de Simondon afin d’élaborer une philosophie de la technique capable d’organiser les paramètres qui interviennent dans le contexte social créé par les objets techniques. L’un des (nombreux) mérites du livre d’Andrew Feenberg pourrait bien être d’inciter à la fréquenter plus précisément.

7 L’auteur de ces lignes est persuadé que la philosophie de la technique argumentée par Andrew Feenberg y gagnera en efficacité.
Jean-Michel Besnier

Leonardo de ARAUJO MOTA, A dàdiva da Sobriedade. A Ajuda Mùtua nos grupos de Alcoolicos Anônimos, Paulus, Sao Paulo, 2004.

8 – « Mauss ne pouvait certainement pas imaginer que, onze ans après la publication de l’Essai sur le don, deux Américains d’âge moyen, alcooliques, mettraient sur pied une organisation qui se répandrait sur toute la planète, organisation basée sur des réseaux sociaux et fondée sur le don » (p. 183). Cet ouvrage, préfacé par Paulo Henrique Martins, propose une analyse maussienne du mouvement des Alcooliques anonymes (AA). À partir d’entretiens réalisés auprès de membres des AA à Fortaleza, au Brésil, l’auteur présente une description non idéalisée des différentes caractéristiques du mouvement : parrainage, bénévolat, autofinancement, entraide, anonymat, absence de hiérarchie. Il comporte également une analyse historique du mouvement et de sa diffusion dans le monde à partir des USA. « Le don de la sobriété » intéressera tous les maussiens qui lisent le brésilien. Le dernier chapitre est particulièrement à recommander.
Jacques T. Godbout

Marcel MAUSS, Sociologia e anthropologia, Cosac & Naify, 2003, Sao Paulo, Brésil.

9 – Profitons-en pour saluer cette première traduction intégrale en brésilien de Sociologie et anthropologie. Une traduction actualisée de l’Essai sur le don en turc moderne devrait sortir sous peu. Où l’on mesure qu’une des raisons essentielles pour lesquelles Mauss est si peu et si mal pris en compte dans les histoires reçues de la sociologie (et même de l’anthropologie), c’est que, peu, guère ou mal traduit, il est tout simplement à peu près inconnu à l’étranger. Si nos lecteurs de divers pays voulaient bien nous aider à faire le point sur cette question, nous leur en serions reconnaissants.
Alain Caillé

Ferruccio ANDOLFI, Lavoro e Libertà. Marx, Marcuse, Arendt, Diabasis, Reggio Emilia, Italie, 2004,237 p., 17,50 €. – Elena PULCINI, Il potere di unire. Femminile, desiderio, cura, Bollati Boringhieri, 2003,194 p., 18 €.

10 – Francesco FISTETTI, I Filosofi e la polis. La scoperta del principio di ragione insufficiente, Edizione Pensa Multimedia, Lecce, 2004,425 p. – Pour les lecteurs du MAUSS qui lisent l’italien, cette fois, trois livres qui font peu ou prou écho aux réflexions de la revue. Le premier, dans sa discussion philosophique du travail, réagit assez longuement (et favorablement, p. 204 sq.)

11 au n°18 de la Revue de MAUSS semestrielle (« Travailler est-il (bien) naturel ?»). E.Pulcini, professeur de philosophie à l’université de Florence, qui nous avait déjà présenté (dans L’individuo senza passioni, Bollati Boringhieri, 2001) la meilleure discussion croisée de la conception derridienne et de la conception MAUSSienne du don, aborde ici le débat féministe à la lumière notamment du paradigme du don. Quel rapport les femmes entre-tiennent-elles au don (au caring ou au souci de l’autre)? Cette discussion est inévitable. Il nous faudra y revenir. Francesco Fistetti, professeur de philosophie à Bari, accompagne la réflexion du MAUSS ( cf. son texte remarquable sur l’individualisme méthodologique et sa contribution à l’Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique) depuis de nombreuses années déjà. Il interroge ici la tradition philosophique des XIXe et XXe siècles sous l’angle de son rapport à la cité dans le souci de montrer que le fil rouge qui relie les différents auteurs de cette tradition est leur certitude des insuffisances de la raison calculante. Leur anti-utilitarisme, donc.

Francesco FISTETTI, Comunità, Il Mulino, Bologne, 2003,190 p., 10 €.

12 – Toujours par F. Fistetti, une histoire philosophique du concept de communauté en général et de communauté politique en particulier, à l’intersection du thème heideggérien du Mit-Sein (ou bataillien de l’être-avec) et du paradigme MAUSSien du don. Avec l’article de Stéphane Vibert publié dans le présent numéro du MAUSS (et le livre de Roberto Esposito, Communitas, paru il y a quelques années), tous les éléments sur le thème du commun et de ses rapports au don sont maintenant réunis. Reste, peut-être, à les systématiser.

Sergio LABATE, La verità buona. Senso e figure del dono nel pensiero contemporaneo, Cittadella Editrice, Assise, 368 p, 20 €.

13 – Principalement consacré à la pensée de Heidegger, Derrida et Marion (avec un reproche au passage, p. 307, à Caillé qui affirmerait que le don est à lui-même sa propre fin – je ne comprends pas, AC). Vaut par l’idée, développée à la fin, que le véritable modèle de la relation de don est la naissance.
Francesca R. RECCHIA LUCIANI, Filosofia, Scienze Umane e Razionalita.

Peter Winch e il relativismo culturale, Pensa Multimedia, Lecce, 2004, 289 p. – Dimitri D’ANDREA et Elena PUCINI (sous la dir. de), Filosofia della globalizzazione, Edizioni ETS, Pise, 294 p., 18 €.

14 – Encore deux échos italiens, plus assourdis et lointains. Chacun des thèmes, et notamment le débat récurrent de l’universalisme et du relativisme, intéresse tout lecteur du MAUSS (à quand, au fait, un ouvrage en français sur PeterWinch ? En attendant : pour une lecture non winchienne de Wittgenstein, rappelons le bel article de Philippe de Lara dans le n°17 de la Revue du MAUSS, « Chassez le naturel »). Les dernières pages se réfèrent au premier numéro de la Revue du MAUSS publiée désormais en italien, chez Bollati Boringhieri à Turin.

15 Ce n° 1 reprenait notre n° 13 sur « Le retour de l’ethnocentrisme »; le n° 2 vient de paraître : avec quelques articles italiens inédits, il comporte un choix de textes du n° 20, « Quelle “autre mondialisation”? », soit le thème du livre coordonné par D. d’Andrea et E. Pulcini. (Le n° 3 du MAUSS italien reprendra le n° 22 sur le religieux.)

Noël BARBE et Serge LATOUCHE (sous la dir. de), Économies choisies ? Échanges, circulations et débrouilles, Éditions de la MSH, coll. Ethnologie de la France, cahier 20,2004,209 p., 18 €.

16 – Ce recueil de textes que nous présentent N. Barbe et S. Latouche est tout à fait remarquable. Qu’il s’agisse des SEL (S. Laacher), des réseaux d’échange réciproque de savoir (N. Joly et J.-P. Sylvestre), des réseaux marchands internationaux animés par les migrants du Maghreb (L. Messaoui et A. Tarrius), de la communauté Emmaüs (F. Liégard) et de bien d’autres thèmes encore, chaque article fait clairement et synthétiquement le point en une quinzaine de pages. On apprend beaucoup sans jamais s’ennuyer parce que chacun des articles – est-ce le fruit de la formation ou de la coloration ethnologique du recueil ? – donne à voir. Et, donc, à penser. Que voit-on, en définitive ? De l’économie informelle (chère à S. Latouche)? de l’économie solidaire (chère à J.-L. Laville)?

17 clandestine ? au noir ? en marge ? réticulaire ? Un peu de tout cela à la fois.

18 Un seul (petit) regret : manifestement, les auteurs paraissent souvent mal connaître Mauss et le MAUSS, alors que tout devrait les conduire dans cette direction. Mais, quoi qu’il en soit, on trouvera là un complément parfait au n° 21 de la Revue du MAUSS sur l’alteréconomie.

Stéphane DUFOIX, Les Diasporas, PUF-Que sais-je ? 128 p.

19 – On pourrait considérer qu’une bonne part des réseaux marchands internationaux (tels que ceux analysés par L. Messaoui ou A. Tarrius) sont animés par des « diasporas » ethniques – maghrébines, chinoises, arméniennes, turques, etc. Ce terme de diaspora fait désormais l’objet d’usages multiples en sciences sociales. Bien contrôlés ? Un très bon point sur l’histoire et l’actualité de la notion dans ce petit livre.

Alberto MAGNAGHI, Le Projet local, Mardaga, Sprimont (Belgique), 2003,124 p.

20 – Dans l’ensemble des projets d’économie alternative, un des projets possibles, rarement évoqué en France actuellement mais qui gagne du terrain un peu partout, est celui d’un autodéveloppement local durable.

21 Très influent en Italie, Alberto Magnaghi est connu aujourd’hui comme son principal théoricien et praticien. On lira donc avec intérêt cette traduction de son livre, vite épuisé en Italie.

L’ÉCONOMIE POLITIQUE n°23, « Sciences éco : comment l’Université produit ses professeurs », 2004,10 €.

22 – Après le récent scandale suscité par l’énorme biais en faveur de l’ultralibéralisme militant manifesté par le dernier jury de l’agrégation du supérieur en sciences économiques, ce numéro analyse le recrutement de l’enseignement supérieur, en économie ou ailleurs, et se demande comment le réformer (avec des textes de F. Legendre, Y. L’Horty, M. Flandreau, M. Lallement, D. Gaxie, L. Van Lemesle). On lira également avec intérêt un article très critique d’Amartya Sen (texte de E. Bénicourt). Trop critique, sans doute (il croit trop aisément que l’aspiration à la liberté, à la solidarité et à la créativité se laisse résorber dans les fonctions d’utilité classiques et sous-estime donc l’originalité de Sen chez les économistes); curieusement critique (il semble à la fois reprocher à Sen d’être trop orthodoxe et de ne pas rompre vraiment avec l’utilitarisme d’un côté, pour, de l’autre, laisser entendre que, de toute façon, seul l’utilitarisme disposerait du vrai critère du juste et du désirable); mais la mise en lumière du fait que Sen ne propose en définitive rien de bien concret, et corrélativement, que ses concepts ne sont guère opératoires, tout cela mérite discussion.

Christian CHAVAGNEUX, Économie politique internationale, La Découverte-Repères, 2004,128 p.

23 – Par l’excellent rédacteur en chef de la revue L’économie politique (publiée par Alternatives économiques), une mise au point lumineuse sur ce secteur de la science économique qui est mal connu et peu développé en France. Les enjeux en sont pourtant considérables : les États restent-ils les acteurs principaux de l’ordre économique ? Ne sont-ils pas plutôt les membres d’une nouvelle classe dirigeante transnationale ? Mais quid des acteurs non étatiques (ONG, mafias, etc.)? Un parfait complément au n° 20 de la Revue du MAUSS (Quelle « autre mondialisation »?), où on avait déjà pu lire un texte de C. Chavagneux.

Robert BOYER, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Odile Jacob, 2004,267 p., 23,50 €. – François EYMARD -DUVERNAY, Économie politique de l’entreprise, La Découverte-Repères, 2004,128 p.

24 – Associons ici ces deux ouvrages écrits par les chefs de file, respectivement, de l’école de la régulation et de l’école des conventions en économie, tantôt alliées tantôt en forte concurrence. Chacun, en effet, mais celui de R. Boyer plus encore que celui de F. Eymard-Duvernay, peut être lu comme une introduction au cœur doctrinal de chacune des écoles, tant il est pris de précautions pour bien spécifier en quoi l’école défendue se rapproche de certaines et se démarque d’autres écoles de la science économique (théories de la variété du capitalisme pour l’école de la régulation, néo-institu-tionnalisme pour l’école des conventions). On admirera la clarté des exposés.

25 R. Boyer (également cité dans la présentation de ce numéro) rassemble tous les arguments qui permettent de penser que non, décidément, les divers capitalismes ne sont pas tous appelés à se calquer sur le modèle patrimonial anglo-saxon actuellement dominant ( cf. d’ailleurs, en ce sens déjà, son article dans la Revue du MAUSS semestrielle n°9, « Comment peut-on être anti-capitaliste ? »). L’exposé par F. Eymard-Duvernay des analyses économiques de l’entreprise est particulièrement lumineux.

26 Dans les deux cas, cependant, quelque chose laisse le lecteur sur sa faim ou vaguement insatisfait. Quoi ? Deux éléments principaux, sans doute.

27 D’une part, l’acharnement même mis à affirmer la singularité de l’école défendue apparaît parfois excessif (étant nous-mêmes amis et concurrents des uns et des autres, nous ne pouvons que leur conseiller de prêter davantage attention à leurs convergences qu’à leurs petites différences; sans quoi, nous serons tous très vite balayés par le rouleau compresseur de l’économie anglo-saxonne et mondiale mainstream. Mais n’est-ce pas déjà largement fait ? On a beau conseiller… ). Et, au bout du compte, lorsqu’on aborde la partie positive des argumentaires respectifs, on s’aperçoit qu’ils s’inscrivent en fait non pas dans le cadre de la science économique (toujours mainstream, forcément mainstream, comme l’a montré depuis longtemps Pascal Combemale ), mais dans celui de la sociologie et de la science ou de la philosophie politiques. Bref, de la science sociale. Dès lors, la question se pose avec acuité : plutôt que de se proclamer économistes contre vents et marées et d’accroître le prestige et la légitimité de la discipline (déjà très excessifs), en ne recevant en échange que des miettes de reconnaissance, nos amis ne feraient-ils pas mieux de s’inscrire définitivement sous la bannière de la science sociale, dont ils seraient alors des figures de proue, et d’apporter ainsi la preuve que pour dire des choses pertinentes sur l’économie, il vaut mieux ne pas se réclamer de la science économique (même si une formation d’économiste y aide)? Chiche !

Philippe D’IRIBARNE, Le tiers monde qui réussit. Nouveaux modèles, Odile Jacob, 278 p., 22,50 €.

28 – La question ici posée est très complémentaire de celle de R. Boyer (le capitalisme est-il unique ou multiple ?): existe-t-il un modèle unique de la bonne gestion (ou gouvernance) des entreprises, ou bien les modalités de la gestion doivent-elle s’adapter aux particularités des cultures locales ? Ou encore : doit-on moderniser les pays les moins riches « malgré leur culture » ou en s’appuyant sur elle ? C’est, bien sûr, la seconde réponse que défend, brillamment, Ph. d’Iribarne, dont la thèse s’appuie sur de très nombreuses études, toutes passionnantes. Le point essentiel à considérer est que c’est uniquement en Occident qu’est instaurée une coupure rigide entre les rôles fonctionnels et les rôles privés ou sociaux (p. 19), bref, entre la socialité secondaire et la socialité primaire.

29 Ailleurs, la bonne gestion ne peut pas ne pas prendre en compte une interpénétration structurelle des rôles primaires et secondaires. Comment ne pas dissoudre les impératifs d’efficacité fonctionnelle dans ceux de la personnalisation des relations ? En faisant triompher une règle morale en surplomb (la morale, capital le plus précieux ?): « Même là où les formes d’organisation qui tendent à prédominer dans le monde économique, et souvent dans le monde politique, sont marquées à des degrés divers par l’autocratie et la corruption, il existe dans la société civile des formes de fonctionnement où règne une distribution beaucoup plus poussée du pouvoir jointe à un vif attachement à une éthique. La famille de frères au Mexique, la confrérie religieuse au Maroc, la tontine au Cameroun, le réseau d’amis se confortant mutuellement dans une vision stricte de leurs devoirs en Argentine… » (p. 262). Cette discussion, au-delà du monde de la gestion et de l’entreprise, permet, transposée, de renouveler certains des termes de la querelle de l’universalisme et du relativisme.

Philippe MERLANT, René PASSET et Jacques ROBIN (sous la dir. de), Sortir de l’économisme, Éditions de l’atelier/Transversales, 2003,219 p.

30 – Patrick VIVERET, Reconsidérer la richesse, L’Aube, 2003. – L’appel que nous lançons aux économistes non orthodoxes (non mainstream ) à sortir du champ imaginaire et institutionnel de la science économique est évidemment motivé par le sens de l’urgence qu’il y a à faire sortir nos sociétés (et nos politiques) de l’économisme. Sur ce thème, on lira les contributions réunies par nos autres amis de l’ex-revue Transversales (rassemblés autour de la « maison Grenelle », ce pôle si actif du rocardisme de gauche, souvent si radical dans ses analyses). Tout le monde y est, de René Passet ou André Gorz en passant par Edgard Morin, Stéphane Hessel, Roger Sue, Patrick Viveret et tant d’autres. On sait que le rapport rédigé par Patrick Viveret pour l’ex-secrétariat d’État à l’Économie solidaire a impulsé de nombreux et passionnés débats dans tout le secteur associatif. Le voici enfin publié. Faut-il croire que la richesse marchande donne la bonne et juste mesure de la vraie richesse ? Assurément non, et P. Viveret le démontre aisément. Faut-il, est-il possible, cependant, de changer radicalement de définition sociale légitime de la richesse (en se fondant par exemple, sur les indicateurs de développement humain défendus par A. Sen)? Voilà qui est peut-être moins sûr que ne le croit P. Viveret. Nous en discuterons avec lui lors d’une prochaine rencontre du MAUSS.

Jean-Marie HARRIBEY, La Démence sénile du capital. Fragments d’économie critique, Éditions du passant, 2004 ( 1re édition, 2002), 366 p., 15 €.

31 – Et pourquoi pas, aussi, avec Jean-Marie Harribey, qui critique (p. 41 sq.)

32 justement la position de D. Méda ou P. Viveret, de manière parfaitement logique pour qui prend au sérieux (comme elle doit l’être) la conception marxienne du travail productif ? J.-M. Harribey est certainement, au sein d’ATTAC, l’économiste le plus populaire, le plus écouté, le plus productif, le plus pédagogue et, ce qui ne gâche rien, le plus courtois. Le plus critique, également, de la thématique latouchienne de la décroissance conviviale.

33 J’ai pour ma part (A. C.) avec lui de multiples désaccords. Notamment, je ne crois pas aux vertus scientifiques de la théorie de la valeur-travail (ce qui n’ôte rien à la théorie du travail improductif… ), et pas plus, que la chose à faire serait de recommencer éternellement la critique de l’économie politique en vue de faire enfin advenir une science économique plus scientifique (depuis le temps… ). Il faut plutôt apprendre à se déprendre du point de vue économique, justement. L’idée si courante (et si paresseuse)

34 que la solution à tous nos maux passe par la suppression du capitalisme et l’édification d’une économie de marché non capitaliste n’est guère recevable telle quelle (il n’y a pas de marché sans capital, pas plus que de vrai catholicisme sans pape, comme disait Engels). Et quant à l’idée complémentaire qu’elle pourrait/devrait être totalement autogérée (p. 322) et que l’investissement collectif remplacerait pour l’essentiel l’investissement privé (p. 325), elle inquiète (nous connaissons déjà les résultats). À moins de cela, il n’y aurait, selon J.-M. Harribey, pas d’alternative véritable au capitalisme. Je crois au contraire que c’est l’invocation permanente d’alternatives aussi radicales qu’impraticables et dangereuses qui paralyse.

35 L’autre monde auquel nous aspirons est ici, pas dans un ailleurs absolu, et c’est ici qu’il faut tenter de le construire. Cela n’empêche pas que tous les petits articles ici réunis sont clairs, bien informés et, de surcroît, écrits avec élégance et un vrai sens de l’humour.

Matthieu AMIECH et Julien MATTERN, Le Cauchemar de DonQuichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, Castelnau-le-Lez, 2004,174 p., 15 €.

36 – On lira ici une critique tonique de J.-M. Harribey (et des principaux économistes d’ATTAC). Peut-on indéfiniment chercher dans la fuite en avant de la croissance la solution aux maux des capitalismes nationaux, sans se soucier, autrement qu’en paroles, des dégâts écologiques et de la situation des travailleurs du tiers monde ? Curieusement cette critique de l’idéologie du progrès, si elle mentionne en passant François Partant, ne dit rien des défenseurs actuels de l’idée de décroissance conviviale (et notamment de S. Latouche), dont pourtant les auteurs sont manifestement plus que proches quant au fond. La discussion, nécessaire, tourne donc un peu court. De même, l’idée, juste, que la jeunesse actuelle se voit en quelque sorte volée de tout discours critique possible et vouée à l’impuissance en raison de la force du système, n’est pas creusée. À développer.

GROUPE MARCUSE, De la misère humaine en milieu publicitaire, La Découverte, coll. Sur le vif, 2004,128 p., 7,50 €.

37 – Pour ce qui est de l’acronyme, c’est encore plus fort (plus long en tout cas) que MAUSS. MAR-CUSE signifie : Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie. Ce livre est évidement indispensable à toute réflexion autour des thèmes de la décroissance ou de la sortie de l’économisme. Il n’y a croissance, est-il très bien montré, que pour autant que la publicité en allume et en entretient le désir. Elle n’est donc pas seulement un adjuvant du capitalisme, mais l’un de ses rouages essentiels. Et il n’y a pas lieu d’opposer une mauvaise publicité, racoleuse et perverse, à une autre qui serait bonne, honnête et supportable : « On ne peut pas séparer la publicité de ses excès, tout simplement parce que ce n’est que par ses excès que la publicité peut avoir de l’effet » (p. 14). Ce n’est pas seulement un pamphlet, mais aussi une analyse précise et documentée, d’une écriture très claire. À discuter.

ATTAC, Le développement a-t-il un avenir ? Pour une société économe et solidaire, Mille et Une Nuits.

38 – Cette discussion sur le statut de l’idéal du développement est également au cœur de ce livre d’ATTAC, épuisé en quelque jours. Rédigé à titre principal par J.-M. Harribey, il a le mérite d’une grande clarté. Il rassemble en peu de pages, aisément accessibles, nombre d’informations et d’analyses, ainsi que ce qui apparaît comme la position dominante d’ATTAC. Contre le discours de la décroissance (présentée par ses défenseurs comme devant être « conviviale », ce qui ne mange pas de pain), on accordera qu’il y a quelque chose de difficilement admissible à exhorter les pays les plus pauvres à renoncer par avance au développement que nous avons connu et dont nous sommes, au moins pour l’instant, les heureux héritiers. Mais, à vrai dire, en l’état, l’opposition virulente (au sein d’ATTAC et en dehors) entre les champions de la décroissance conviviale et ceux qui, comme dans cet ouvrage, prônent le « refus du développement actuel totalement disqualifié [… ] en faveur [du choix] d’un développement radicalement requalifié » autour de la satisfaction des besoins essentiels et d’une « décélération progressive et raisonnée de la croissance matérielle » (p. 205), apparaît des plus rhétoriques. Et le restera aussi longtemps qu’on n’aura pas expliqué concrètement quelles productions on veut faire disparaître (les armements ? les voitures ? la publicité ?), dans quelle mesure et pourquoi, ce qu’on fait des salariés licenciés, comment on finance la sécurité sociale et les retraites, etc. Et tant, également, qu’on n’aura pas réussi à lier une éthique de vie personnelle à un projet politique crédible. De ce point de vue, les références complaisantes au modèle cubain pur et dur (sans parler du sandinisme) – dont on déplore qu’il ait été gâché par la libéralisation économique et par la réémergence d’un peu de marché (p. 123) – ne sont pas trop encourageantes…

Anselm JAPPE, L’Avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Lignes, éditions Scheer, 124 p., 13 €.

39 – Très intéressante et précise comparaison entre les analyses de la mort de l’art, opposées mais complémentaires, d’Adorno et de G. Debord, par l’un des meilleurs connaisseurs de Debord. Là aussi, le point décisif est celui du retournement du progrès en son contraire. En 1955, Debord demande la destruction de toutes les églises.

40 « Trente-cinq ans après, il tire le constat que ce programme a été réalisé par les progrès de la domination spectaculaire » (p. 112). Dès lors, rien n’est plus subversif que de préserver ce qui nous reste des états antérieurs d’une humanité non encore unifiée par la marchandise capitaliste.

Immanuel WALLERSTEIN, Sortir du monde états-unien, Liana Levi, 2004, 192 p., 16 €.

41 – Comment rassembler les forces « anti-systémiques », sachant que le système touche à sa crise terminale et que les États-Unis sont « une superpuissance isolée qui a perdu tout pouvoir réel, un leader mondial que personne ne suit plus et que peu de personnes respectent »? Voilà la question que pose inlassablement I. Wallerstein. La piste principale pourrait être, selon lui, de confier les activités productives à « des structures de taille moyenne, décentralisées et sans but lucratif », sur le modèle de « la plupart des grandes universités et des hôpitaux américains » (p. 119).

42 « Démarchandisation, poursuit-il, ne veut pas dire démonétisation mais élimination des profits » (p. 120). L’idée mérite réflexion. Mais qu’implique-t-elle concrètement : une généralisation ou une forte montée en puissance des SCOP et des associations marchandes à but non lucratif ? Où puiseraient-elles leur puissance ?

Jacques ATTALI, La Voie humaine. Pour une nouvelle socialdémocratie, Fayard, 2004,204 p., 15 €.

43 – D’une tout autre inspiration – on s’en doute –, le dernier Attali surprend agréablement. L’analyse des tensions du monde contemporain (tiraillé entre démocratie de marché, société de marché qui menace la première de ruine, totalitarismes éthiques et démocratie) est étonnamment précise, informée et concise. Guère optimiste, notamment pour la France, mais aussi pour le monde en général. Excellente critique de la gauche européenne et de ses faux-semblants. Quels remèdes pour refonder la démocratie ? Ce qui surprendra le lecteur du MAUSS (outre la qualité de la première partie), c’est que les remèdes proposés sont massivement anti-utilitaristes, et figureraient en bonne place dans le MAUSS quand ils n’y figurent pas déjà depuis longtemps. « L’au-delà du marché n’est pas la propriété collective des biens de production, mais la gratuité » (p. 127). « Il faut d’abord veiller à ce que reste gratuit ce qui l’est aujourd’hui, à savoir les biens dits “d’hospitalité” – services rendus à des amis, repas partagés, fêtes, amour, tendresse » et, plus généralement, tout ce qui peut être fourni par les organisations civiques ou d’économie solidaire. Ce programme est ensuite détaillé en diverses mesures (qui tournent trop au catalogue technocratique), parmi lesquelles l’instauration d’un revenu de citoyenneté (lié à l’« utilité sociale »). On déchante cependant face à une timidité excessive sur la question des inégalités. Attali montre bien que leur explosion est à la racine de la plupart des maux actuels. On s’attendrait donc à ce qu’il préconise (comme le MAUSS) l’instauration d’un revenu maximum symétrique à celle d’un revenu minimum. Mais tout ce qu’il nous dit, c’est « qu’il ne faut pas chercher à réduire la richesse lorsqu’elle est acquise par des activités socialement utiles » (p. 159). Or nul ne doute que Bill Gates (et bien d’autres) ne considère ses activités comme « socialement utiles ». Et Attali, lorsqu’il était le directeur, dispendieux, de la Banque européenne des pays de l’Est, considérait sûrement ses propres activités de la même manière…

Christian MAROUBY, L’Économie de la nature. Essai sur Adam Smith et l’anthropologie de la croissance, Seuil, coll. Travaux, 2004,251 p., 23 €.

44 – Un peu trop sinueux et long. Ce n’est qu’à partir de la page 173, avec le chapitre6 sur la sympathie, qu’on entre vraiment dans le vif du sujet, à savoir – au-delà du classique « Adam Smith problem » (le conflit apparent entre la Richesse des nations et la Théorie des sentiments moraux évoqué et pluralisé au chapitre 5) – le problème posé par l’opposition entre l’anthropologie évolutionniste, économiciste et naturaliste un peu partout présente chez Smith – disons, une anthropologie utilitariste, reconstituée pièce à pièce et avec érudition et précision par l’auteur – et l’anthropologie massivement anti-utilitariste de la Théorie des sentiments moraux. Malgré ces réserves (auxquelles il faut ajouter que l’auteur allie à sa remarquable connaissance de la littérature anglo-saxonne une ignorance totale des débats français – rien sur la lecture de Jean-Pierre Dupuy ou sur les travaux de J.-P. Cléro ou C. Laval, par exemple), la lecture de ce livre sera indispensable à tout débat sur le statut de l’œuvre d’AdamSmith et donc sur les sources profondes du libéralisme économique et de l’idéologie de la croissance ( cf. aussi, de ce point de vue, Impasse Adam Smith de Jean-Claude Michéa). L’homme doit-il être vu comme un animal acquisitif, uniquement soucieux d’améliorer son sort matériel ( of bettering his own condition), ou comme cet animal particulier qui entend d’abord être loué ? La solution esquissée par C. Marouby semble largement recevable : la réponse de Smith est que l’homme désire être loué pour ses capacités à sacrifier au « principe de frugalité » plus qu’au « principe de dépense » (cité p. 214). Smith écrit en effet : « Dans la constance de son industrie et de sa frugalité, dans son sacrifice constant du bien-être et d’un plaisir encore plus grands qui seront plus lointains mais plus durables, l’homme prudent est toujours soutenu et récompensé par l’entière approbation du spectateur impartial, l’homme au-dedans du cœur » (cité p. 214).

45 Traduisons dans les termes de Max Weber : ce n’est pas par crainte d’être damné de toute éternité que l’Homo œconomicus moderne, le capitaliste, se conforme aux principes utilitaristes de Benjamin Franklin, mais par désir d’être loué. Ou encore, c’est par souci anti-utilitariste de la reconnaissance que l’homme se fait utilitariste… C’est en tout cas, apparemment, ce que pensait Adam Smith !

CAHIERS D’ÉCONOMIE POLITIQUE, n°46, L’Harmattan, hiver 2004,174 p.

46 – Ce numéro publie le dernier article rédigé par notre ami Roger Frydman avant sa mort, « Existe-t-il une division du travail entre les disciplines des sciences sociales ?» et des textes, l’un d’Arnaud Berthoud, l’autre d’Alain Caillé, en écho et en hommage.

Clifford GEERTZ, Le Souk de Sefrou. Sur l’économie du bazar (traduction et présentation de Daniel Cefai), éditions Bouchêne, 2003,263 p., 40 €.

47 – On ne saurait trop insister sur l’importance de la traduction de ce livre de CliffordGeertz. Quand l’un des plus grands anthropologues vivants se penche sur le fonctionnement du marché à Sefrou (Maroc), le résultat est à la fois une des principales contributions à l’anthropologie sociale et culturelle du Maroc, du Maghreb et, au-delà, du Moyen-Orient, et un des textes clés de l’anthropologie économique, l’équivalent, dans un tout autre univers, du célèbre Les argonautes du Pacifique occidental de B.Malinovski.

48 Ici, l’objet d’étude n’est pas le système kula du don cérémoniel, mais cette économie du bazar, à la fois totalement marchande (au sens où elle se déploie sur des lieux de marché – des market places, dirait Karl Polanyi) et non marchande puisqu’elle est tout entière régie par une exigence de personnalisation, seule à même de pallier le manque d’information des partenaires de l’échange que, par ailleurs, elle contribue à reproduire. Elle est donc très exactement à mi-distance entre le système du don et le système du marché (au sens d’un self-regulated market). Ou, plutôt, elle consiste en une économie de marché personnalisée, à la fois proche et aux antipodes de l’économie de marché impersonnelle des modernes et de la théorie économique. C.Geertz nous en donne à la fois le type idéal, bien au fait de la théorie économique (avec un fort appui sur G.Akerloff) et la « description dense ». À lire obligatoirement par tout économiste ou anthropologue sérieux. On ne peut que remercier Daniel Cefai, auteur d’une traduction impeccable et d’une vaste introduction parfaitement éclairante. Quand on se rappelle que quelques mois auparavant, le même D. Cefai sortait dans « La bibliothèque du MAUSS », la traduction des principaux textes anglo-saxons consacrés à la théorie et à la pratique de l’enquête de terrain ( cf. L’enquête de terrain, La Découverte/MAUSS, 2003,39 € – le must absolu pour tout sociologue, ethnologue ou journaliste) et l’assortissait d’une présentation de plus de 200 pages, d’une érudition époustouflante, on se demande vraiment comment il fait. Où s’arrêtera-t-il ?

Philippe NOREL et alii, L’Invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Seuil, 2004,590 p., 26 €.

49 – Toujours à propos de la discussion sur le degré d’ancienneté et d’universalité du marché, on lira avec intérêt cette histoire d’inspiration polanyienne (dans une collection dirigée par JacquesGénéreux), quoiqu’assez bémolisée : la vraie nouveauté, ce n’est pas l’apparition de marchés autorégulés, mais de systèmes de marchés autorégulés, nous dit l’auteur. C’est bien d’ailleurs ce que l’on constate dans le cas du souk de Sefrou. Permet une solide actualisation des sources.

François CUSIN et Daniel BENAMOUZIG, Économie et sociologie, PUF-Quadrige, 2004,496 p., 22 €.

50 – Pour tous ceux qui enseignent ou développent des recherches à l’intersection de la sociologie et de la science économique, le livre de F. Cusin et D. Benamouzig sera précieux. À conseiller en priorité aux étudiants qui, à un titre ou un autre, suivent un double cursus de sociologie et de sciences économiques (ou d’AES). Le plan est bien conçu, et les neufs grands chapitres ( 1. Économie et sociétés traditionnelles; 2. Différenciation sociale et autonomisation de l’économie; 3. Conflits et concurrence; 4. Rationalisation; 5. Les logiques du marché; 6. Les organisations économiques; 7. Les dynamiques de l’innovation; 8. État, économie et société; 9. Interdépendances et mondialisation) permettent de faire le tour d’une vaste littérature. L’objectif affiché est de bâtir une « sociologie générale de l’économie ». On y souscrit a priori des deux mains (nous-même, A. C., dans la préface au recueil français de textes de Mark Granovetter – Le marché autrement, Desclée de Brouwer –, avions insisté sur l’idée que la tâche importante aujourd’hui n’est pas tant de bâtir une « nouvelle sociologie économique » que de renouer avec l’esprit de la sociologie classique qui a toujours été, et de part en part, une sociologie de l’économie). Quant au fond, on reste quand même sur sa faim. Sous couvert de sociologie générale de l’économie, la question pourtant centrale du rapport entre les deux disciplines est tout simplement éludée, et sur chacun des points abordés, une fois rappelés les fondamentaux (ce qui est déjà bien et vaut recommandation du livre), toutes les discussions tournent court dès qu’on entre dans le vif des sujets traités. L’œuvre de Weber n’est guère mobilisée en fait, et Mauss, apparemment bien traité dans le premier chapitre, n’est étudié que dans ses dimensions les plus banales et dans une grande ignorance des débats théoriques qui entourent sa lecture. Il manque donc à cet ouvrage de deviner qu’il peut exister un lien entre ce dont il traite dans le chapitre 1 et le reste du livre, et que c’est cette question-là (qu’est-ce qu’il subsiste, et comment, de l’univers du don au sein de l’univers du marché, du monde de la Gemeinschaft dans celui de la Gesellschaft, si l’on préfère ?) qui commande toutes les autres. Et voilà ! Si nos auteurs avaient lu la Revue du MAUSS (la seule en France à parler systématiquement depuis vingt-cinqans de leur objet d’étude) au lieu – bourdivisme et académisme soft obligent – de l’ignorer superbement ou de la renvoyer en bas de page au pôle des doux rêveurs, on commencerait à pouvoir parler de choses sérieuses.

Paul BOUFFARTIGUE (sous la dir. de), Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, La Dispute, 2004,286 p. – Patrick CINGOLANI, La République, les sociologues et la question politique, La Dispute, 2003, 170 p.

51 – Un état très complet et actualisé de la question, avec des textes, notamment, d’Alain Bihr, Louis Chauvel, Sabine Fortino, Roland Pfefferkorn, Michel et Monique Pinçon, Jean-Pierre Terrail, etc. Indispensable. Chez le même éditeur, Patrick Cingolani publiait l’an passé une critique de l’imprégnation positiviste et « sociocratique » de la sociologie française, de Comte à Castel en passant par Durkheim et P.Bourdieu, et en appelait, dans une ligne d’inspiration proche de Jacques Rancière, à une sociologie qui « tienne compte des incomptés » et leur donne enfin la parole. Au-delà des classes sociales d’antan, en somme, trop sociocratisées.

Agnès ANTOINE, L’Impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Fayard, 410 p., 25 €.

52 – On le sait, il n’y a pas question plus décisive, pour une bonne compréhension de l’œuvre de Tocqueville, que celle de la place qu’il attribue à la religion. En quoi permet-elle aux Américains de compenser leur matérialisme pratique, leur utilitarisme et leur individualisme ? En quoi le christianisme a-t-il contribué à la naissance de l’idéal démocratique de l’égalité ? Quel rôle, enfin, a joué chez Tocqueville lui-même son enfance religieuse même s’il explique avoir perdu la foi très jeune (à 16 ans)? Sur tous ces points essentiels, on ne trouvera pas ouvrage plus informé et précis que celui d’A. Antoine.

Serge AUDIER, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Vrin/EHESS, Contextes, 2004,319 p., 25 €.

53 – Une histoire très informée et très éclairante des lectures françaises de Tocqueville depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, de Sorel et Bouglé jusqu’à Dumont, Lefort et Gauchet. L’objectif principal de l’auteur est de montrer le caractère partiel, partial et discutable du néotocquevillisme de Dumont, Furet, Lipovetski et Gauchet qui privilégierait indûment, dans sa lecture de Tocqueville, l’accent mis sur la montée inexorable de l’individualisme.

54 Cette lecture de Tocqueville (dont l’auteur montre qu’elle n’est nullement celle de Claude Lefort) a sans doute « contribué, dans les années quatrevingt, à endormir, sur le plan idéologique, la vigilance des sociétés démocratiques vis-à-vis des nouvelles formes d’inégalité et d’exclusion qui commençaient à se développer » (p. 306). On notera en tout cas que, même si certains auteurs américains (Bell ou Lasch) vont dans le même sens que nos néotocquevilliens français, les auteurs principaux, Walzer, Taylor, Sandel ou Barber, en font un tout autre usage en mettant l’accent, au contraire, sur le théoricien de l’association, cette machine à contrer les effets pervers de l’individualisme. Comme, en France, Philippe Chanial ( cf. Don, justice et association. La délicate essence de la démocratie, Découverte/MAUSS, 2001,27 €).

Pierre ROSANVALLON, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme, de 1789 à nos jours, Seuil, 458 p., 25 €.

55 – L’ouvrage de Philippe Chanial que nous venons d’évoquer développait, entre communautarisme, libéralisme et républicanisme, une philosophie politique de l’association qui actualise et explicite la tradition somme toute si mal connue, et en tout cas si mal comprise, du socialisme associationniste français, de Pierre Leroux à Jaurès. L’anthropologie sociologique de Marcel Mauss peut être considérée comme le contrepoint et le couronnement scientifique de cette tradition – également actualisée dans le n° 11 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Une seule solution, l’association ?», dans le n° 16, « L’autre socialisme », et dans l’ouvrage collectif Association, démocratie et société civile (J.-L. Laville, A. Caillé et alii, La Découverte/MAUSS, 2000). Tradition longtemps dominée et systématiquement vaincue en France par les multiples avatars du républicanisme jacobin. Histoire bien connue dans ses grands lignes. On sait qu’il a fallu attendre 1901 pour voir pleinement reconnu le droit à la libre association.

56 Mais dans le détail ? Eh bien, pour le détail, pour l’essentiel, pour comprendre les passions fortes qui ont structuré tout le débat politique en France depuis 1789, il faut absolument lire le dernier livre de Pierre Rosanvallon, véritable mine d’informations et de références. Ne serait-ce que pour mieux comprendre comment les débats d’aujourd’hui étaient déjà ceux d’hier et d’avant-hier.

Philippe RYFMAN, Les ONG, La Découverte-Repères, 128 p. – Autre

57 mine d’informations et source de multiples réflexions, le parfait petit livre de Ph. Ryfman. Qu’est-ce qu’une ONG ? Combien sont-elles dans les diverses parties du monde et divers secteurs ? Quel rôle jouent-elles ? positif ? négatif ? Depuis quand ? Comment ? Pourquoi ? À toutes ces questions, le lecteur trouvera des réponses particulièrement claires. Ou, en tout cas, l’état du débat. Et le cœur du débat n’est au fond autre que le débat français bi-séculaire transposé à l’échelle du monde. La mouvance associative (qui en son principe ne s’autorise que d’elle-même) peut-elle, doit-elle compléter les États et les entreprises, s’y substituer le plus possible et conquérir son autonomie ? Ou bien n’est-elle en définitive que leur émanation ? Ou encore, sous couvert de démocratie, l’explosion associationniste ne sape-t-elle pas les fondements de la démocratie représentative ?

Le Mahãbhãrata, t. I, La genèse du monde, Gilles Schaufelberger et Guy Vincent (textes traduits du sanskrit et annotés par), Les presses de l’université Laval, Québec, 2004,890 p. – On sait qu’en Inde, le Mahãbhãrata

58 est l’équivalent de Homère pour les Grecs ou de la Bible pour les Hébreux puis pour nous. C’est donc un des quelques textes capitaux de l’histoire de l’humanité qui est enfin disponible en version française non pas intégrale (il y a tellement de variantes… ), mais complète et systématique. On ne peut que saluer le travail des traducteurs : c’est à la fois parfaitement lisible et pourvu de tout l’appareil d’érudition et d’explicitation nécessaire, mais qui n’entrave pas la lecture.

Daniel DAGENAIS (sous la dir. de), Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, Presses universitaires de Laval, Québec, 2003. – Sous

59 la direction de D. Dagenais, un ensemble de textes rédigés à l’occasion du cinquantième anniversaire du grand triptyque de H. Arendt, Origins of Totalitarianism ( 1951), et qui tous, dans la droite ligne du travail accompli autour de la revue Société et du Groupe d’étude de la postmodernité (animés inlassablement par MichelFreitag à Montréal), posent la question cruciale : dans quelle mesure nazisme et communisme, ce que M. Freitag appelle les « totalitarismes archaïques », n’ont-ils pas été la préfiguration d’un totalitarisme plus puissant, parce que plus doux et invisible, diffus dans la globalisation et diffusé par elle ? Nous reviendrons sur ce thème dans notre prochain numéro.

Alain MONTANDON (sous la dir. de), Le Livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, Bayard, 2004,2036 p., 59 €.

60 – Anne Gotman (sous la dir. de), Villes et hospitalité. Les municipalités et leurs étrangers, Éditions de la MSH, 2004,492 p., 28 €. – Inutile de rappeler aux lecteurs du MAUSS que la question de l’hospitalité est au cœur du « paradigme du don ». C’est dans la relation d’hospitalité que s’échangent les « symboles » qui la transforment en amitié pérenne et transmissible aux descendants. On pouvait craindre une concurrence entre les deux livres. Ce n’est nullement le cas. Le « Gotman », comme ses titre et sous-titre l’indiquent, est centré sur l’accueil des étrangers en France aujourd’hui. Le « Montandon » est tout simplement magnifique. Un monde à lui seul où l’on peut se promener, à travers le temps et l’espace, presque indéfiniment. Les articles anthropologiques et étymologiques initiaux (Marie-Claire Grassi et Danielle Perrot) sont excellents. Après, chacun suivra le fil de son inspiration en fonction de son époque ou de son pays de prédilection. À moins qu’il ne préfère se laisser guider par les thèmes (par exemple, le juif errant, l’étranger, le fantôme, le parasitisme, etc.). Bref, on a là une mine à peu près inépuisable.

Albert BASTENIER, Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 2004,346 p., 28 €.

61 – L’hospitalité implique la reconnaissance de l’altérité, sans laquelle plus personne n’accueille et plus personne n’est accueilli. Mais entre ceux qui sont nés sur le même sol, y a-t-il encore lieu de distinguer entre accueillants (plus ou moins) et accueillis ?

62 Toujours est-il, selon Bastenier, qu’il faut en finir avec les dénégations d’altérité sur lesquelles repose le discours antiraciste convenu, et commencer par reconnaître que nos sociétés sont devenues des sociétés multi-ethniques.

63 Comment, dès lors, les penser ?

Claude THIBERGE, La Ville en creux, Éditions du Linteau, 2002,333 p., 23 €.

64 – Qu’est-ce qui rend certaines villes bonnes à vivre (et d’autres invivables)? demandait le n° 14 de la Revue du MAUSS qui, avec l’aide de Jacques Dewitte, explorait un certain nombre de pistes. Leur dimension anti ou supra-utilitariste, sans doute (qui n’est pas l’an-utilitarisme, l’absence de toute fonctionnalité). L’existence de médiations – courées, passages – entre espaces privés et publics, répondait Nicolas Soulier. L’existence de « creux », places, promenades, boulevards, répond C.Thiberge qui nous livre, dans une perspective phénoménologique, les fragments d’une belle histoire de l’art de bâtir les villes et éduque notre regard.

Stephen SMITH, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Levy, 2003,248 p., 17 €.

65 – Ce n’est pas, ce n’est plus que l’« Afrique noire est mal partie », comme l’écrivait RenéDumont il y a une quarantaine d’années.

66 C’est tout simplement qu’elle se meurt et que « le présent y est sans avenir ». La démonstration de Stephen Smith, remarquablement informée, est malheureusement implacable, et conduit tout droit à une question simple et terrible : peut-on laisser un continent entier s’autodétruire ? Que faire, demandera-ton ? D’abord, constater, sans faux-fuyants. Puis tenter d’expliquer. Au rang des explications auxquelles les MAUSSiens doivent prêter sérieuse attention : deux des principaux facteurs qui contribuent au délabrement de l’Afrique sont autant de dérives ou de perversions de la logique du don. L’« aide occidentale », tout d’abord, qui enferme dans le cercle vicieux de la dépendance et ne profite in fine qu’aux donneurs. L’obligation du don clientélaire, ensuite, le don patrimonial, qui interdit tout épanouissement d’un véritable sens du public, de la nation ou de l’État. Gift/gift. Plus que jamais, le don révèle qu’il peut être un poison. Selon les doses, le moment, la personnalité du donateur ou du donataire, il fait vivre ou bien il tue. Ici, il tue.

Yves DUPONT (sous la dir. de), Dictionnaire des risques, Armand Colin, 2003,421 p.

67 – Au-delà de la seule Afrique, personne ne peut exclure que ce soit l’humanité tout entière qui soit en passe de s’autodétruire. Pollution, trous dans la couche d’ozone, protocole de Kyoto, principe de précaution, risques majeurs, clonage, effet de serre, grippe aviaire, sida, raréfaction du pétrole, etc. Le nombre de connaissances à mobiliser pour tenter de se repérer dans la société du risque est tel… que ce dictionnaire est bienvenu.

Laurent CHERLONNEIX, Philosophie médicale de Nietzsche : la connaissance, la nature, L’Harmattan, 2002,226 p., 20 €, et Nietzsche : santé et maladie, l’art, L’Harmattan, 2002,322 p., 26 €.

68 – Par le frère de notre regretté ami Jean-Louis Cherlonneix, qui nous a quittés il y a quelques années dans la fleur de l’âge – cf. ses articles dans le MAUSS dont deux sous le pseudonyme de Luc-Marie Nodier, nom sous lequel il a également signé son Anatomie du bien, consacrée au platonisme et à ses rapports secrets avec le nietzschéisme (La Découverte/MAUSS, 1995) –, et qui est lui aussi philosophe, une étude systématique de la philosophie de Nietzsche considérée au premier chef comme une méditation sur la vie, bien sûr, mais plus précisément sur la santé et la maladie. C’est également dans cette direction qu’allait Jean-Louis (comme son frère Laurent s’en est aperçu après sa mort). Et si, derrière les plaisirs et les peines de l’utilitarisme (et le refus anti-utilitariste de les calculer), le vrai débat opposait diverses conceptions de ce qui fait la santé ou la maladie, maladies de l’âme comprises ?

Bernard LAHIRE, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004, 778 p., 29 €.

69 – Ne peut-on aimer à la fois les Variations Goldberg de Bach et la pétanque, le Lagavulin et le pastis ? ou bien – comme Sartre – Wittgenstein et Zevaco (le second plus que le premier, ce qui est bien compréhensible)? Eh bien, si. Et seul le préjugé d’unité et d’homogénéité de nos goûts, censément hiérarchisables selon une échelle unique de la légitimité, nous empêche le plus souvent de le croire a priori. Bernard Lahire poursuit ici son travail de déconstruction-dépassement du concept d’habitus(amorcé par ses livres précédents, L’homme pluriel ou Portraits sociologiques). Sans renier les acquis de la critique des inégalités culturelles, il s’agit désormais, dans le cadre d’une sociologie de l’individu, au-delà et dans le sillage d’une théorie de la consommation ostentatoire ou de la distinction, d’élaborer « une théorie des variations inter-individuelles et intra-individuelles [qui] [… ] analyse le jeu et les effets de la distinction culturelle à l’échelle des écarts inter-individuels et des écarts de soi à soi, au lieu de cantonner l’analyse à l’échelle des rapports entre groupes ou classes de la société » (p. 739). Projet parfaitement légitime et pertinent, abondamment illustré ici (un peu trop; ne faudrait-il pas faire plus court ?). Mais au-delà de la mise en évidence de la systématicité des « dissonances culturelles », sauf aux deux extrêmes de l’échelle de la légitimité, est-il vraiment possible de poursuivre un tel programme sans élaborer du même mouvement une psychologie ou une anthropologie générale (scientifique ou philosophique)? Et ce volet de la discussion est encore très embryonnaire. Quel rapport, par exemple, entre le désir de se distinguer et le désir de reconnaissance (thème du dernier numéro du MAUSS, le n° 23, De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi)?

Jeremy BENTHAM, Défense de la liberté sexuelle. Écrits sur l’homosexualité (traduit par Évelyne Meziani, présenté par Christian Laval), Mille et Une Nuits, 143 p., 2,5 €.

70 – Jusqu’où l’individualisme peut-il et doit-il être poussé ? Tous les débats actuels ramènent à cette question centrale.

71 Posée de manière emblématique et matricielle d’abord à propos de l’homosexualité. On lira avec plaisir et amusement le plaidoyer de Bentham en faveur de sa dépénalisation. Hors de tout moralisme, les arguments pour ou contre sont soupesés au trébuchet du principe d’utilité (pour les individus et pour le collectif). Si l’argument pour la criminalisation était le risque que la pédérastie fait courir à la natalité, alors conclut Bentham, « s’il était juste de brûler vifs les pédérastes, il faudrait faire rôtir vivants les moines à tout petit feu. Si un pédéraste, à ce que dit le moine canoniste Bermond, détruit l’ensemble de l’espèce humaine, Bremond l’a détruite je ne sais combien de milliers de fois de plus » (p. 26). Il serait amusant d’essayer d’imaginer l’argumentaire de Bentham sur la question du mariage homosexuel et de l’homoparentalité. En ayant garde de ne pas oublier, comme le rappelle C. Laval (p. 138), comment Michel Foucault voyait, dans l’actuelle vague de libération sexuelle, « la manifestation d’un nouveau régime de la sexualité soumis à l’injonction d’une jouissance à maximiser ».

72 Contradictions et tensions de la libération.

Henri RAYNAL, Dans le secret, Fata Morgana, 2004,75 p., 13 €.

73 – Par notre ami Henri Raynal ( cf. ses beaux textes dans le MAUSS) dont on aime la quête philosophique qui prend la forme de poèmes en prose, une expérience de pensée poétique et philosophique sur la réclusion et le rapport à l’Énigme. Envoûtante.

Alain CAILLÉ, Paix et démocratie. Une prise de repères, introduction de Boutros BoutrosGhali, UNESCO, Centre international des sciences de l’homme, Byblos, 2004,112 p. (on se le procure gratuitement à l’UNESCO, 1 rue Miollis, 75015, bureau 15-39, Paris, ou par demande e-mail adressée à Mme K. Babalovska : K. BBalalovska@ unesco. org).

74 – « Les démocraties ne se font pas la guerre. » Voici le dogme « scientifique » énoncé, bien avant Bush, par BillClinton et qui justifie par avance toute guerre possible – en légitime attaque – aux rogue states (aux États voyous). Si les démocraties sont pacifiques, si nous voulons la paix dans le monde, alors il importe de répandre partout la démocratie, y compris par la force et la guerre. On sait ce qu’il advint de ce théorème en Irak. Ce petit livre entreprend la discussion du théorème, pour établir, on s’en douterait, que les choses ne sont pas tout à fait aussi simples que ça. Comme le montre bien également B. Boutros Ghali, ancien secrétaire général de l’ONU, qui n’y fut pas réélu (une première) précisément parce qu’il était bien persuadé que les choses ne sont pas aussi simples que ça…

Jean-Pierre TERRAIL, École. L’enjeu démocratique, 2004, La Dispute, 158 p, 11 €.

75 – On ne saurait trop attirer l’attention sur l’importance de ce petit livre, résumé et adaptation plus grand public de l’ouvrage précédent de l’auteur, De l’inégalité scolaire (recensé dans le MAUSS n° 20 par Christian Laval), J.-P. Terrail est un des principaux sociologues français de l’éducation, mais c’est sans pédantisme aucun et en nous épargnant le volumineux appareil de références qui sous-tend son travail qu’il dessine ici, sur ces enjeux si cruciaux, une position qui permette de sortir de l’éternelle et inexpiable querelle des « républicains » (un peu caricaturés, et qui pourront en fait puiser ici d’amples munitions) et des « pédagogues », le plus souvent assignés les premiers à la droite et à la réaction, les seconds à la gauche et au progrès. Or si le positionnement à gauche de l’auteur ne fait pas de doute – et d’autant moins qu’il préconise l’absence de sélection ou d’orientations spécialisées hors du cadre de l’École commune avant 18 ans –, son argumentaire constitue une véritable machine de guerre rigoureuse et implacable contre tout le pédagogisme pseudo-progressiste qui a nourri les réformes de l’enseignement depuis plusieurs décennies.

76 Non, il n’y a pas d’infériorité des capacités langagières ou logiques des enfants des classes populaires. Et cela va à l’encontre aussi bien du fatalisme de gauche (d’un Bernstein ou d’un Bourdieu) que de droite (puisqu’il n’y a rien à faire, sélectionnons au plus tôt et renonçons à éduquer le plus grand nombre). Non, le problème de l’École n’est pas non plus un problème de moyens, contrairement à ce que proclament les syndicats, et même s’il en faut, assurément. Il réside d’abord dans une claire définition de ce que doivent être les savoirs fondamentaux et, surtout, dans la compréhension de ce qu’implique leur enseignement. Réputés peu enclins à l’abstraction, les enfants des classes populaires (mais avec eux, une bonne part des populations d’âge scolaire) se voient proposer un enseignement « concret », imagé, ludique, supposé leur éviter les rigueurs de l’abstraction et la pénibilité de l’apprentissage. C’est là – sous couvert de les aider – les vouer à l’échec, car le savoir scolaire, qu’il soit orthographique, grammatical ou mathématique, est par nature abstrait. Enseigner, c’est apprendre à abstraire. Prétendre éduquer par le concret, par des exemples ou des historiettes amusantes, c’est interdire d’apprendre, ou « enseigner l’ignorance » (comme l’avait brillamment soutenu Jean-Claude Michéa il y a quelques années). Les enfants des classes aisées et diplômées s’en tirent parce que les parents passent derrière eux; les autres sont assignés à l’échec et à la haine de l’École. Principale accusée, puisque l’essentiel se joue en CP : la méthode de lecture globale et ses ravages. Où le savoir du sociologue conforte le bon sens des parents, insensibles au bon sens apparent des pédagogues.

77 On pourra discuter les solutions suggérées par J.-P. Terrail, mais au moins pose-t-il à propos de l’École la question si souvent négligée au nom du contexte et du concret : qu’est-ce qu’enseigner ?

Rémi LENOIR, Généalogie de la morale familiale, Seuil, coll. Liber, 2003,587 p., 28 €.

78 – Tout le problème, explique R. Lenoir, c’est que presque toujours, nous confondons la famille avec la parenté et que nous l’imaginons, dans son imarcescible naturalité, indifférente en soi aux différences entre classes sociales (p. 17). Même les sociologies de la famille, qui prennent acte de la crise de l’institution familiale, et invoquent le « démariage », la « famille incertaine », « la famille monoparentale », la « famille recomposée », etc., contribuent au fond à accréditer l’image d’une certaine naturalité de la famille dont toutes les formes précitées ne seraient que des avatars, des déviations ou des dégénérescences. Or, en tant que distincte de la parenté (en tant que signifiant de la parenté, aussi arbitraire que les signifiants du signe saussurien), la famille a bien sûr une histoire. Mais c’est encore trop ou trop peu dire. L’histoire de la famille, utilisée de manière non critique, contribue à son tour à la naturalisation de l’institution, rendant du coup incompréhensibles ses mutations actuelles. L’histoire de la famille n’est pas celle des évolutions d’une institution toujours déjà là, elle est généalogie, et celle-ci est indissociable de la généalogie de l’État.

79 Car la famillle porte de part en part la marque de « l’esprit d’État », et son destin est étroitement lié à celui de ce dernier (p. 483 sq. ). On voit l’enjeu des analyses ici menées, dans l’esprit de Bourdieu, dont R. Lenoir est peut-être le plus ancien et le plus fidèle disciple. Jusque dans l’écriture (qui ne rend pas toujours la lecture aisée). Reste qu’on ne pourra pas réfléchir désormais sur la famille sans se référer à cet ouvrage.

David LE BRETON, Le Théâtre du monde. Lecture de Jean Duvignaud, Presses de l’université Laval, 2004, et L’interactionnisme symbolique, PUF, 2004,249 p., 14 €.

80 – Reçus à la dernière seconde avant le bouclage de ce numéro, ces deux livres seront également précieux aux lecteurs du MAUSS.

81 On admire chez David Le Breton, si productif, une écriture à la fois précise, souple et sensible. Et une formidable érudition, jamais pédante. Il la met ici au service d’un exposé vibrant de sympathie de l’œuvre de J.Duvignaud, si peu connu des jeunes générations, c’est à craindre, et pourtant sans doute le plus profondément maussien des sociologues français contemporains. S’ils ne devaient lire qu’un texte de lui, il faudrait recommander absolument à nos lecteurs qui l’ignoreraient son admirable Le don du rien (Stock). Comment la pensée maussienne du symbolisme s’articule-t-elle avec la conception déployée par l’interactionnisme symbolique américain, désormais tenu en France par un nombre croissant de socio-logues comme le cœur même de la sociologie, mais malgré tout toujours aussi mal connu ? On trouvera dans le second livre de D. LeBreton un guide clair et complet, qui a le mérite d’esquisser (dans le chapitre 2) une sorte de type idéal des thèmes de cette école en fait si éclatée et diverse.

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