EX SITU
1Nul prophète n’étant payé par sa propre patrie, c’est grâce à Solidarité, une ONG de Gaillac, en France profonde ((solidarite. asso@ free. fr),que j’ai pu participer au World Social Forum qui s’est tenu en Inde à Mumbai (ex-Bombay) du 16 au 21 janvier. Le billet GulfAir étant le moins cher, une fois débarqué à 21 heures à « Abu Dhabi international airport », j’ai dû attendre jusqu’à 2 heures du matin le vol pour Mumbai. À peine franchie la porte d’entrée, le voyageur se trouve ébloui, ébahi dans une bruyante et brillante caverne d’Ali Baba : une sorte de soucoupe volante à étage; un geyser de béton jaillit telle une girolle du rez-de-chaussée pour créer une coupole ornée de losanges de grandeur décroissante en céramique bleue qui contraste, pour dire le moins, avec le plancher de la rotonde, fait de tessons vert pâle; en bas, répondant à un cercle intérieur de bijoutiers, la ronde des boutiques habituelles – superette, parfumerie, maroquinerie, une boîte à cigares, un piano-bar… –, mais aussi une mosquée, devant l’entrée de laquelle il fallait passer pour atteindre les toilettes; les prix d’une tombola, une Mercedes et un 4X 4, trônaient au milieu d’une dizaine d’Anglais, professionnels de la décoration intérieure, en train de monter une minimontagne d’oursons en peluche, de draper le pilier central avec des étoffes rougeoyantes et d’y accrocher quatreénormes Cupidons dorés (sans leurs arcs et flèches, mais avec des chaînes de cœurs veloutés) – même si Saint-Valentin oblige, plus kitsch et moins couleur locale que ça, tu meurs ! À l’étage en œil-de-bœuf, une autre ronde de magasins, dont un seul ayant un quelconque rapport avec l’arabité : on y trouve quelques bijoux à l’ancienne et des chameaux en cuir.
2Jusqu’ici, rien qui sorte de l’ordinaire. On pourrait être dans n’importe quel lieu de transit international, si ce n’est l’extraordinaire diversité des transhumants. Les livres de MartinHandford où il faut « chercher Waldo » (« Charlie » pour les francophones) perdu au milieu d’une pléthore de figurants me viennent spontanément à l’esprit ! Je n’ai jamais vu d’aussi près autant de spécimens excentriques de l’humanité se côtoyant dans une cohue de caravansérail, agglomérés dans une apparente indifférence à toute épreuve.
3Des oil men américains, bedonnants, mégot en bouche, accoudés à la balustrade à côté de quelques Afghans, aux apparences de barbouzes à la vraie barbe, avec leurs bérets « galette des rois », sortis tout droit d’une cassette publicitaire d’Al Qaïda; des businessmen européens en costume-cravate, s’acharnant sur leurs portables, assis en compagnie de quelques dignitaires musulmans sortant de leurs caftans douteux le GSM gadgétisé dernier cri, à quelques mètres d’un couple de hippies hirsutes et autres NewAge travellers; des Noires américaines, aux collants bombés et aux T-shirts bondés, traînant leurs pieds et leur caddies, errent à droite et à gauche – la malbouffe en chair sinon en os; l’inévitable cohorte de Japonais âgés, deux par deux comme des disciples bien disciplinés, casquettes blanches en tête, croise une file désordonnée de filles malaises, portant le foulard, sans doute des bonnes retournant au pays – elles aussi vont et viennent, caquetant et tournant en rond, jusqu’à ce qu’un steward les récupère; les annonces de départ sont inaudibles, seuls deux ou trois écrans de télévision indiquent l’heure des embarquements et ils sont occupés la moitié du temps par la photo de l’émir régnant – sur un fond néanmoins plus terre à terre que les nuages télévisés d’où le maréchal Mobutu sortait en messie triomphant; ce qui fait que deux ou trois officiels en blazer rouge circulent à toute vitesse comme des derviches tourneurs, criant à tue-tête, à la recherche désespérée des passagers et surtout des passagères peu programmés pour la prise d’assaut des avions; dans ce brouhaha babélique, je salue en swahili quelques Africains en route pour Dar es Salaam; de la « race » indigène locale, quelques rares spécimens en gandoura immaculée, des barbes bien taillées et des foulards blancs à carreaux rouges; à côté de moi, une Indienne hurle dans son GSM – elle ne sait que faire des 50 kilos de bagages supplémentaires que les siennes lui ont confiés. Derrière moi, une Américaine, joueuse de tennis (les Émirats sponsorisent des événements sportifs tous azimuts, du golf au tennis en passant par la Formule 1), détaille ses derniers exploits à sa compagne.
4Et puisque nous parlons des femmes, c’est surtout de ce côté-là que l’impression d’un incessant carrousel kaléidoscopique règne en maître suprême : des bobonnes néerlandaises, en route pour les plages thaïlandaises, que, pour rester poli, je dirais rubensques (tout en pensant qu’il y en a qui feraient mieux de se voiler), bousculent une autre masse de chair et d’os, de carne y hueso, non seulement voilée, mais entièrement couverte de noir; derrière leurs masques, d’autres se montrent un peu plus visiblement humaines, mais de noir sont tout aussi vêtues – elles croisent sans sourciller (mais comment le savoir ?!) leurs sœurs originaires de Dieu sait quel pays, habillées d’une capeline et d’un jupon en étoffes à la couleur crème, brodées avec de grandes fleurs multicolores et bordées de dentelle; agglutinées en harem autour des blocs de climatisation (le pendant des radiateurs en plein air de la gare du Nord) comme autant de brebis dans une bergerie, une trentaine de femmes habillées encore plus sobrement que nos religieuses d’antan, et entourées de quelques chaperons mâles, attendent, silencieuses comme des zombies, l’heure de leur embarquement embrigadé; avec tout le respect qu’on doit au Prophète et à sa religion, même l’anthropologue, dont pourtant c’est le métier de décrire et pas de décrier, ne peut pas s’empêcher de penser que le sort fait par certaines cultures musulmanes aux personnes dites du sexe n’est pas des plus enviables.
5Mais en campant ce capharnaüm surréaliste, loin de moi toute intention polémique ! J’ai toujours vécu dans et pour l’interculturel. Mais si je n’ai jamais senti aussi fortement qu’ici l’impressionnante variété des cultures humaines, j’ai ressenti en même temps leur incompressible imperméabilité. Tant mieux si la mondialisation ne semble pas pouvoir venir à bout de sitôt des différences culturelles, dira-t-on. Et il est permis de rêver qu’à l’insu de leur plein gré et à leur corps défendant, quelques voyageurs et voyageuses de retour dans leurs foyers se souviendront du spectacle et se demanderont à quoi cette pluralité phénoménale peut bien rimer. Il n’empêche qu’en attendant, Abu Dhabi, microcosme de la mondialisation, est tout ce qu’un autre monde ne doit pas être. La mondialisation est une monadisation. Mais il y a monades et monades. Bien que sans fenêtres sur leurs voisines les plus proches, les monades de Leibnitz étaient néanmoins menées de main de Maître divin vers le meilleur des mondes transcendants. Monadisés et médusés par la Main invisible du Marché, les atomes « libres » d’Abu Dhabi, s’ignorant mutuellement, n’avaient de cesse que de claquer leurs allocations universelles et individualistes sur des objets de luxe surnuméraires et des gadgets superflus.
IN SITU
6Si je me suis permis de reproduire mes notes désabusées de terrain abudhabien, c’est que le vécu du WSF allait non seulement se révéler encore plus cosmopolite, mais surtout, que les participants, à l’encontre des transhumants d’AbuDhabi, interagissaient en permanence, s’interrogeaient réciproquement, se laissaient interpeller à fond par leurs intentionnalités identitaires respectives, dans une atmosphère de sympathique, mais sobre solidarité. Et pourtant, il ne s’agissait pas de quelques centaines, mais de 100000 personnes circulant et communiquant pendant troisjours dans les longues artères et les immenses hangars d’une ancienne friche industrielle (où d’ailleurs travaillaient encore, dans un atelier de mécanique souterrain, une douzaine d’ouvriers, indifférents au brouhaha ambiant). L’Inde a l’habitude des rassemblements mammouths. Mais accueillir et organiser 100 000 délégués remuants ex omni tribu et lingua, faire asseoir plus de 10 000 auditeurs pour les plénières dans de bonnes conditions d’écoute, équiper une centaine d’ateliers et aménager des milliers de stands, créer des salles de cinéma et des estrades pour les spectacles, donner à manger et à boire à tout ce monde, prévoir des sanitaires convenables… il fallait le faire, et ce fut fait sans anicroche apparente.
7Mais en gros, qui était là à Mumbai ? Évidemment tout le beau monde (ou presque) des antimondialistes, le noyau dur des permanents et des sympathisants de Porto Alegre… dont certains logés dans les plus beaux hôtels de la ville, disaient ironiquement certains militants de la base qui se contentaient de modestes logements à l’indienne. Ces grands ténors et prime donne (dont quelques remarquables pasionarias indiennes) étaient invités à prendre la parole lors des séances inaugurales ou des tables rondes. On pouvait les croiser dans les dédales du Forum, donnant des interviews aux médias du monde. Ensuite les dirigeants et les délégués des ONG tiermondistes ou altermondialistes (du Nord surtout), avec courtiers et courtisans de service. Ils se reproduisaient dans leurs stands et dans des ateliers spécialisés. Enfin, mais sûrement pas « last » en qualité ni « least » en quantité, les dignes représentants des Damnés de la Terre : des paysans d’Amérique latine, des syndicalistes européens, des moines tibétains et surtout des adivasi, des dalits et autres intouchables, parias et tribals de l’Inde profonde.
8Le WSF de Mumbai, c’était un peu (trop) leur fait, et surtout (à juste titre) leur fête à eux. Même dans « mon » atelier qui s’adressait en principe à un enjeu global, le débat est vite devenu indo-indien – comment faire pour que les laissés-pour-compte soient mieux pris en compte dans une société à plusieurs vitesses ? Il est à espérer que les solutions envisagées lors du Forum soient un peu moins illusoires sur terre que les sirènes des religions minoritaires par lesquelles les intouchables se laissent toucher.
9Des passerelles permettaient quelques contacts entre ces troismondes.
10Mais sans facilitateurs ni interprètes, il y a des limites à ce qu’ils peuvent comprendre et entreprendre ensemble. J’avais déjà rencontré les mêmes limites en organisant un colloque (à Dakar en 1982) sur la gestion de la faune sauvage au vu du développement. Dans un premier temps, nous avions projeté d’y faire participer des chasseurs traditionnels. Mais à la lumière d’une initiative similaire, nous nous sommes rendu compte que les « indigènes » soit cherchaient à discourir comme leurs interlocuteurs intellectuels, soit parlaient leur langue à eux – et se ridiculisant dans le premier cas, ne se faisant pas comprendre dans le second. À chaque lieu sa logique et son langage. Cette impossibilité d’être partout à la fois faisait que les troisquarts des participants trouvaient que le fait de pouvoir (se) manifester en public justifiait et amplius leur présence au WSF. De jour comme de nuit, que de processions populaires, proclamant ceci (« Paysans du monde, même combat »), protestant contre cela (« Bush et Cie no pasaran ! »), que de spectacles, que de danses, que de chants, parfois à la limite du folklore pur, pourrait penser un esprit chagrin. Mais pourquoi le Peuple n’aurait-il pas le droit, lui aussi, à son ars gratia artis? « The medium is the message » : quoi qu’il en soit de leur instrumentalisation révolutionnaire, tambouriner, se mouvoir comme un seul corps, chanter en chœur n’a-t-il pas un sens suffisant en et pour soi-même ? Un sens religieux des plus profonds : en observateur (plus ou moins participant) de l’enthousiasme de tous ces militants reliés ensemble dans un même élan effervescent vers cet autre monde transcendant, mais vécu comme imminent sinon immanent, comment ne pas penser à l’intichiuma des aborigènes australiens, à cette fête exaltante qui avait inspiré à Durkheim son interprétation explicative du fait religieux ?
11Partout des gens qui dialoguaient en tête à tête ou qui discutaient en groupe. Le « think tank » se transformant en un « talk shop ». On était interpellé à tout bout de champ. Un ancien drogué de Delhi m’invite à visiter le stand de l’association qui l’a sauvé; un jeune Australien (de deux mètres et portant le drapeau de son ASBL) me propose un impôt mondial sur les ressources ((prosper@ vicnet. net. au) et termine sa harangue en disant que ma génération ayant salopé le monde, nous devrions avoir la décence de déguerpir illico, laissant aux « baby-boomers » le soin de remettre la Terre en marche. Je suis reconnu par un de mes anciens étudiants de Louvain, un Latino-Américain qui a renoncé à sa carrière d’avocat afin de parcourir la planète en conscientisant ses habitants à une meilleure gestion de ses ressources limitées. Je passe une heure agréable en compagnie de mon voisin, curé de Naninne, et, avant qu’il ne soit happé par une jeune et jolie journaliste, je salue un des piliers belges du WSF, François Houtart, ravi et rayonnant en dessous d’un palmier. En face de lui, un fakir assis en tailleur à la croisée des chemins principaux; de sa tête et de son tronc pendouillaient des balles de ping-pong épinglées dans sa chair : un écriteau explique que « sa souffrance n’est rien à côté de celle des victimes de la Banque mondiale » – et les passants d’épingler à leur tour sur sa poitrine leurs mots d’ordre (dont une carte postale qui voudrait que la science se mette au service de la paix au lieu de réduire le monde en miettes – « science for peace not for pieces ! »). Quelques mètres plus loin, il faut faire attention de ne pas marcher sur les corps de grévistes de la faim, étalés sur le tarmac au milieu de leurs acolytes excités.
12C’est vrai qu’il faut de tout pour faire un monde. Et tout le monde y était ou presque à Mumbai ! Des plus grands avec leurs causes communes (des organisations nationales et internationales, des syndicats transcontinentaux, des ONG multinationales) aux plus petits avec à la limite une cause unique (la libération de tel ou tel prisonnier politique, l’appui à un foyer pour handicapés mentaux); des plus classiques et centraux aux plus marginaux et mutants (le PROUT ou le Programme pour prévenir non seulement de la cruauté envers les animaux, mais même à l’égard des plantes; la défense des droits des travailleurs sexuels, travestis et autres homosexuels); des plus pacifiquement engagés (« Indian doctors for peace and development ») aux plus enragés militants (mais ne préconisant pas le recours aux armes); des plus globaux aux plus locaux; des plus savants et technoscientifiques (le « School of human genetics and population health », les stands d’informatique avancée, contestataire et parfois gratuite, des librairies bien fournies et pas chères pour un sou – avec l’« Islamic bookstall » et ses titres plutôt intégristes faisant face au « Left and progressive bookstall ») aux plus ésotériques et éthérés (les anthroposophes et autres écoles de sciences spirituelles – une des grandes bifurcations dans l’imaginaire du WSF ayant lieu entre un changement venu du dedans et une mutation imposée du dehors; mais la présence d’un Swami « X » promettant comme nos marabouts de Maubeuge « no miracles but a genuine spiritual and practical guidance for all your problems – health, fame, marriage, art and more » me laissa un peu rêveur); des plus professionnels (« Lawyers Collective ») aux plus populaires; des plus constants aux plus conjoncturels; des plus ciblés (eau, énergie, « world breast feeding week », « cow protection », tourisme) aux plus généraux (positivement : la sécurité alimentaire, l’énergie durable, l’eau propriété de l’humanité; négativement : contre la guerre non seulement en Irak, au Népal, en Palestine, mais tout court, contre l’impérialisme des USA, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, de l’Organisation mondiale du commerce – conspuée en particulier par un groupe de fermiers japonais); des plus ouverts aux plus fermés (l’atelier sur la sexualité musulmane était réservé aux femmes). Et puisque nous parlons de nouveau des femmes, notons comme il se doit leur présence massive (aux « sex workers » qui cherchaient à être reconnues comme des « real workers » répondaient des militantes dénonçant non seulement la violence domestique, mais outre les abus sexuels tous azimuts, la prostitution sacrée qui est encore apparemment l’apanage de certains temples hindous). Si les deux ou trois documentaires que j’ai vus sur la condition féminine en Inde sont représentatifs, le sous-continent est encore plus polarisé que le nôtre entre la femme idéalisée en épouse (fidèle) et mère (maternante), et la femme objet de toutes les formes de commerce avilissantes. Commerces : des plus religieux (les chrétiens étant plus manifestement présents que les musulmans et en rangs œcuméniquement réunis – à part les Jésuites de Goa qui écoulaient des produits artisanaux à partir de leur étal propre) aux plus sécularisés (ce qui ne veut pas dire rabiquement laïques); des plus gratuits aux plus commerciaux (les rangées de boutiques aux produits artisanaux et artistiques étaient prises d’assaut – surtout par les militantes du Nord – dès l’ouverture des portes; on se serait cru aux soldes chez nous !) Mais à part d’authentiques coopératives aux prix plus ou moins fixes et raisonnables, il y avait aussi deux ou trois marchands de tapis à cheval sur le « White Skin Tax », l’équivalent indien du « prix toubab » d’Afrique.
13J’aurais pu ramener un conteneur avec les tracts, pamphlets et autres brochures distribués par les militants à Mumbai. J’ai même reçu sixfois la feuille « Six sutras for peace and happiness » (mais comme il n’y avait pas de papier hygiénique dans notre appartement spartiate… ). Pas mal brodaient sur le slogan des altermondialistes « Another world is possible », à commencer par ceux qui proclamaient que « Only one other world is possible – a communist one ». (Des opposants au WSF – dont il sera conclusivement question – venant d’un contre-forum organisé en face, circulaient librement à l’intérieur de la foire.) Un autre monde était proclamé possible pour « les enfants, les femmes, les hors-castes, les transsexuels, les informaticiens, les enseignants… » et même pour l’Amérique ! Seuls les vieux et la bande à Davos paraissent bannis du nouveau monde. Et puisque nous parlons d’absence, la Chine brillait par la sienne – en dépit ou à cause des groupes protestant contre sa politique au Tibet ou envers le Falung Gong, des réfugiés du Bhutan. Des Pakistanais étaient là en force malgré des rapports plus tendus entre leur pays et l’Inde qu’entre cette dernière et la Chine.
14Des Israéliens étaient présents, mais je n’ai vu que le stand des Palestiniens et n’ai reçu qu’une feuille volante « Bush, Sharon et le Premier ministre indien, même combat liberticide ! » Avec un seul stand et peu d’intervenants de taille, les Africains ne faisaient pas le poids. Je n’ai pas croisé non plus de délégués des pays de l’Est. S’il y avait beaucoup de monde à Mumbai, ils ne représentent pas tout le monde, loin s’en faut.
15Partout aussi des affiches, des posters, des calicots, des banderoles, des drapeaux. À côté des mots d’ordre prévisibles – « Down with imperialism ! », « Stop war ! » (propagé notamment par un groupe de vétérans américains)–, les suivants m’ont particulièrement frappé : « Globalization is clonization », « Cast out castes », « Globalization weds Aarinization » (occidentalisation ?!), « Save water from globalization », « Save our children from commercialised education ». Certains me laissaient au moins ethnolinguistiquement perplexe : « Sex workers are workers », « The Unorganised Workers Federation » ou « The Beautiful Trade Foundation ». Bien qu’il soit devenu leur lingua franca, les habitants de notre « Global Village » n’arrivent pas toujours à se faire comprendre en anglais. Cela dit, si les francophones se plaignent parfois de ne pas comprendre certaines choses faute des mots pour les dire (« esprit » qui doit servir pour « mind » et « soul », ou « sorcellerie » qui confond les ennemis irréductibles que sont l’anti-sorcier et le sorcier), ils peuvent au moins distinguer le pur phénomène de la globalisation avec ses potentialités prometteuses de sa (f)actualisation étriquée par une minorité de financiers nantis : l’(im)mondialisation en cours.
MYSTERIUM MAGNUM
16Une expérience inoubliable donc, et à la limite du dicible. Mais il faut en parler à ceux qui n’ont pas pu y être. Pour ses détracteurs, le Forum social mondial, en vrai cirque, au mieux ne donne lieu à rien si ce n’est au show suivant (que les promoteurs espèrent réaliser en Afrique). Mais en essayant de montrer que Mumbai a eu ou aura des retombées non seulement pratiques mais politiques, ses défenseurs n’auraient pas compris grand-chose non plus au sens profond et propre de ce genre de sacrement social. « Une grand-messe de plus », ai-je entendu de la bouche des cyniques.
17En quoi ils se trompent totalement. Une célébration eucharistique non seulement affirme, mais confirme, ex opere operato, une communauté chrétienne. Mumbai non seulement fut une réalisation religieuse, mais réalise du religieux aussi réellement que le marteau qui enfonce un clou.
18Le rationaliste qui imagine que ce sont les idées pures qui mènent le monde, le philosophe qui prétend que idéalement, les raisons d’être impersonnelles et éternelles devraient avoir raison des démagogues populistes et des collectivités charismatiques sont victimes d’une anthropo-logique des plus irréelles et inhumaines. L’homme concret, el hombre de carne y hueso, l’existant individuel, incorporé dans son corps propre et incarné dans sa situation socio-historique, ne survit pas grâce à des spéculations abstraites. Personne de vivant n’est devenu religieusement théiste suite à la lecture d’une preuve philosophique de l’existence de Dieu. La foi est toujours une expérience idiosyncrasique, intégrale et organique, dans laquelle après coup, on peut par analyse abstractive cibler un côté conceptuel. Si la raison raisonnante peut venir à bout d’un problème, elle est intrinsèquement incapable de comprendre le mystère, non pas parce que ce dernier serait foncièrement irrationnel, mais tout simplement parce que l’existence ne s’essentialise pas, parce que fondamentalement la vie se vit et ne se comprend pas. L’altermondialisme et le postdéveloppement (comme d’ailleurs la mondialisation et le développement) ne sont pas des systèmes de pensée, mais de véritables religions, c’est-à-dire des réseaux de relations humaines dévoués à une cause transcendante et qui se réalisent en se renforçant grâce à des rencontres répétées. Dire que Mumbai ne ressemble à rien si ce n’est une convention baptiste ou que José Bové a plus que quelque chose d’un Billy Graham laïque, c’est dire tout simplement la vérité, et une vérité qui suffit largement à sa cause. « Another world is happening » pouvait-on lire sur une feuille distribuée par ActionaidAsia. Plus pertinemment, on devrait dire : « Another world is a happening ».
19Il ne s’agit pas de renoncer aux avancées des Lumières ni de renier les acquis des révolutions (entre autres française et russe, industrielle et informatique), mais de renouer, au-delà de notre individualisme intellectualiste et de notre économicisme exsangue, avec la réalité primordiale d’un certain bon sens populaire et « primitif ». Le bon peuple sait non seulement qu’il faut vivre d’abord, puis philosopher, mais que des notions philosophiques détachées des personnes qui les portent n’ont aucun sens. Pour qu’il y ait des grand-messes, il faut qu’il y ait des grands prêtres. Nous admettons, en dépit des profs rasoirs, qu’il faut des pédagogues. Comment se fait-il que tout démagogue soit unanimement exécré comme un dictateur mal éclairé ? Étymologiquement au moins, il y a place pour un meneur du peuple qui ne le fait pas tourner en bourrique. Si la mondialisation est une pandémie, c’est un José Bové plus qu’un ChristianBarnard qui mérite le prix Nobel de médecine.
IN CAUDA VENENUM
20Dura lex, sed lex – peu importe l’ordre que le révolutionnaire voudrait mettre ou remettre à la place de l’ordre établi, il aura toujours affaire non seulement à des refus plus radicaux que les siens, mais au rejet sinon du monde qu’il projette, au moins des moyens pour y arriver. Le problème, c’est que le phénomène révolutionnaire à proprement parler fait partie intégrante du millénarisme messianique spécifique à l’imaginaire judéochrétien. Même dans sa version sécularisée, le monde occidental continue à proclamer la Fin imminente, définitive et décisive, de cette anthropogenèse qu’il voit couronner la cosmogenèse tout court. Davos n’envisage pas de salut hors du marché mondialisé. Et l’autre monde que prévoit PortoAlegre, pour l’essentiel, non seulement ne sera pas suivi par d’autres mondes, mais tout le monde devra s’y trouver pour toujours. La fraternité, la liberté, l’égalité enfin réalisées entre les hommes en équilibre équitable avec leur milieu naturel, que peut-il arriver d’autre et surtout de mieux ?
21Non seulement Monsanto, MacDonald et Coca-Cola doivent quitter l’Inde à la suite des impérialistes britanniques (« Quit India », comme ne cessait de le crier JoséBové à Mumbai), dans le monde de demain et qui est à portée de main, il n’y aura pas plus de place pour l’entreprise néolibérale qu’il n’y en a au ciel pour le péché – où de toute façon aucun plaisir sensuel (et surtout pas sexuel) n’est inclus au programme. Dans ses mémoires, Nehru s’indignait encore d’avoir été exclu des wagons réservés aux Européens. Mais son Inde, devenue indépendante, n’a pas su se débarrasser de l’apartheid des castes. Non seulement il y a encore troisclasses dans les trains, mais il y en a même trois dans la première ! En faisant une fixation sur le (mauvais) Blanc, on se trompe de cible. Changer la couleur des caïds ne change rien à la condition humaine. Avec des Mobutu, IdiAmin et autres Mugabe en même lieu et même place que les gouverneurs coloniaux, il n’est pas sûr que les Africains aient gagné au change. Il ne faut pas seulement que le pouvoir dominant du capital étranger et ses mercenaires locaux quitte l’Inde, le système même doit être déguerpi de la terre des hommes pour laisser place non pas à l’atopique égalité de l’humanisme occidental ( Homo aequalis), mais à l’utopique asymétrie acceptable et acceptée de l’autorité de l’Homo hierarchicus.
22Il ne s’agit pas d’incriminer l’inspiration judéo-chrétienne des relents chiliastes et cataclysmiques du WSF, mais de reconnaître que le militantisme monolithique, que le manichéisme moralisateur de la Weltanschauung occidentale n’est pas nécessairement le maître achat en matière d’activation des énergies humaines. Sur ce marché-là, il y a sinon mieux, du moins des solutions alternatives qui valent plus que des produits blancs, puisqu’ils ont pour nom des labels de qualité tels que philosophies hindoue et bouddhiste ou pratiques « primitives » et nomades du monde. Pour le dire plus clairement et crûment : à l’insu, sans doute, de son plein gré, le WSF pourrait faire partie intégrante de cette occidentalisation du monde décrite et décriée par Latouche. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’articule à une chronologie qui est à des années-lumière des logiques du temps de l’Inde, de la Chine ou du monde nomade.
23Rien d’étonnant donc qu’au totalitarisme foncier du WSF ait répondu de l’autre côté de l’autoroute un rassemblement tout aussi monothétique, le « Mumbai Resistance ». Que les missionnaires chrétiens se consolent. Ils n’ont peut-être pas réussi à convertir l’Inde massivement à leur monothéisme massacrant (l’Islam s’étant accaparé les âmes absolutistes bien avant eux).
24Mais des messies occidentaux ou occidentalisés, de Marx à Mao en passant par Lénine, ont fait un tabac parmi les marginaux mutants et militants du sous-continent. Pour leurs représentants rassemblés à quelques milliers dans le parc poussiéreux (et abandonné ?) d’un collège vétérinaire, un autre monde est non seulement possible, mais certain, et il sera communiste ou il ne sera pas. Les deuxfois où je suis passé au Mumbai Resistance, les expatriés pouvaient se compter sur les doigts d’une main (c’est vrai qu’il n’y avait pas de traduction simultanée des speeches qu’on devinait des plus révolutionnaires).
25En revanche, les prix étaient nettement plus prolétaires qu’en face – 30 roupies ( 50 centimes) pour 4 tickets repas ! Les paysans aussi étaient plus sobrement pour ne pas dire plus pauvrement vêtus que leurs homologues du WSF, et les manifestations folkloriques (chants et danses) aussi engagées (certains diraient instrumentalisées) que leurs équivalents chinois dans les années de la Révolution culturelle. À côté d’une exposition de posters et de caricatures anti-impérialistes, il y avait une dizaine de vendeurs de livres tous les uns plus révolutionnaires que les autres. Je me sentais de retour à AddisAbeba à l’apogée de la révolution de Mengistu, au milieu des étudiants colportant les œuvres de Marx, Lénine et Mao.
26Il n’empêche que si, à un certain niveau d’analyse non pas des plus abstraits, mais des plus concrets, les choses d’extrêmement complexes deviennent d’une simplicité fulgurante, alors une radicalisation polarisée des remèdes s’impose de toute évidence empirique. On peut continuer à tendre la joue tant qu’il s’agit de la sienne et tant que la force de frappe ne vous enlève pas la mâchoire. Mais quand quelques riches, avec la complicité des autorités policières et judiciaires, massacrent les pauvres en pagaille – comme cela semblerait être le cas dans maintes régions rurales de l’Inde–, alors il ne faut pas être trop jésuite pour justifier un éventuel recours à la juste guerre. La charte du WSF exclut les mouvements préconisant la violence armée. On aimerait savoir ce que les esprits occidentaux au cœur du WSF pensent de la nécessité de la Résistance contre l’occupant nazi ou de la légitimité des Luddites qui faisaient moins dans la dentelle des riches qu’un JoséBové. Si au vu de l’existence des États de droit démocratiques, le recours à la violence au Pays basque ou en Irlande du Nord peut paraître équivoque et excessif, n’y a-t-il jamais de cas limites (l’Afrique du Sud hier, la Palestine et certains coins de l’Inde aujourd’hui) où la lutte armée pourrait représenter un moindre mal ? Les simplismes d’un certain communisme primaire ont perdu une grande partie de leur plausibilité face à la complexité changeante du Nord. Mais au Sud, la redoutable lucidité du marxisme-léninisme fait parfois penser que quand la forêt même est manifestement pourrie, il n’y a plus lieu de préserver à tout prix tel ou tel arbre sacré.
27À part les tracts distribués d’ailleurs en toute liberté dans l’enceinte même du WSF, la position radicale a été exprimée au mieux, à mon avis, dans une plaquette, « The economics and politics of the World Social Forum », publiée par le Research Unit for Political Economy ((rupein-dia@ rediffmail. com). L’opacité opérationnelle du steering committee, ses financements ambigus (notamment de la Ford Foundation), d’une déviation récupératrice des forces vives de la révolution, d’un réformisme révisionniste…, tout cela mérite réflexion et réponse. Là où je ne suivrai plus les auteurs, c’est quand ils tombent dans une intransigeance intolérante tout aussi totalitaire que celle qu’ils dénoncent chez leurs adversaires. Le post-modernisme occidental qu’ils voient à l’œuvre en amont du WSF n’est pas aussi mou et démissionnaire qu’ils l’imaginent.
28Refuser que l’histoire puisse avoir un seul et unique sens objectif n’est pas préconiser une pléthore de non-sens purement subjectifs. Le relativiste se contredisant formellement puisque son relativisme serait universellement et univoquement valable, le postmoderne se dit relationniste. Loin d’être absolument relatives, certaines valeurs et visions fondamentales ne peuvent qu’être relativement absolues. Moi et les miens, suite à une discussion démocratique du genre habermassien, nous avons non seulement le droit, mais nous ne pouvons pas faire autrement que d’affirmer que nous absolutisons jusqu’à nouvel ordre telle ou telle philosophie ou pratique du monde.
29Qui décide de jouer à la monogamie ne dit pas que la polygamie est hors jeu. Il dit que devant l’impossibilité de jouer à quoi que ce soit avec un méta-ballon, il faut bien jouer avec un ballon plutôt qu’avec un autre et qu’il vaut mieux jouer avec le ballon qu’on préfère. Ayant préféré jouer avec un ballon rond, il trouve normal que dans un premier temps, ceux qui viennent jouer chez lui ne lui imposent pas du jour au lendemain leur ballon ovale. Or c’est ce qu’ont toujours fait les missionnaires, religieux ou laïques : « Mon ballon (la Révélation de Jésus ou de Mahomet, la Raison de Marx ou d’Einstein… ) est LE ballon, et le vôtre est superstitieux ou stupide. »
30C’est pourquoi, si je devais appuyer activement l’avènement d’un autre monde, ce ne serait ni en rêvant avec le WSF ni en résistant avec ses opposants de Mumbai, mais en marchant avec Ekta Parishad ((landre-forms@ ekta-parishad. org). Menés par P.V.Rajgopal (un Gandhi bis, encore plus calmement charismatique et rudement malin que notre JoséBové), des centaines de milliers de paysans se mettent littéralement en marche (comme nos croisés et pèlerins d’antan), pour reprendre la terre en main – pour remettre la terre dans les mains de ceux qui la travaillent, envers et contre tous, y compris, le cas échéant, les forces de l’autorité établie, mais sans recourir à la force armée. Tout le pouvoir au « petit » peuple local. Priorité à la sécurité alimentaire. Ce n’est pas parce que j’ai pu côtoyer le gourou de près pendant quelques jours ni parce qu’EktaParishad nous a accueillis à bras ouverts que je plaide pour leur chapelle. C’est qu’ils étaient à la fois spatialement ailleurs et symboliquement au-delà du WSF. Une délégation massive du mouvement « Land First », manifestait bruyamment au WSF, mais en même temps la masse des troupes et leurs leaders locaux, appuyés par des sympathisants du dehors, se retrouvaient à quelques kilomètres pour un « Mela » ou happening festif et conscientisateur. Plus de 2000 délégués paysans venus de toutes les régions de l’Inde sont restés assis pendant troisjours aux pieds des orateurs enflammés, des intellectuels gramsciens, des experts engagés, des militants d’autres continents, témoins et acteurs du combat pour un monde plus humainement équitable et écologiquement équilibré. Ni entièrement dans la mouvance du WSF ni entièrement dehors (et encore moins contre ou à côté), l’être en marche de Rajgopal et « son » EktaParishad, son autonomie conviviale et nomade me semblaient déjà audelà, ailleurs et autrement que tous nos paradis et projets prométhéens.
ADIEU AUX (L)ARMES
31On ne quitte pas de gaieté de cœur des amis avec qui on a vécu des choses aussi inconcevables qu’indicibles. Mais quand en plus, on a l’impression de les abandonner en première ligne, la tristesse se double de la mauvaise conscience de l’intellectuel désengagé. C’est vrai que de la bataille de Bizerte à la guerre du Biafra, de la révolution éthiopienne à la rébellion algérienne, de mon bidonville romain à mon village ujamaa, j’ai déjà donné.
32Il n’empêche que l’ancien combattant que je suis devenu n’a fréquenté à Mumbai que des troupes au repos, loin du feu de l’action. La trêve finie, leurs forces récupérées, réconfortés dans leur mission (de la « liturgie » à la militance engagée, il n’y a qu’un pas – du moins étymologique), mes amis de Solidarité et d’EktaParishad sont repartis au front. La lotta continua – la relève pour la lutte pour un autre et meilleur monde me paraît assurée. L’homme blanc, car je ne peux parler que pour lui, ne fait pas que sangloter. L’altruisme ne saurait pas être moins anthropophage que la charité qu’il remplace ne fut cannibale. Mais même ambigu, le souci d’autrui est mille fois préférable à un égocentrisme sans équivoque. Et la culture d’abhorrer le vide autant sinon plus que la nature. Jusqu’à preuve du contraire, il doit y avoir dans n’importe quelle culture vivable un pourcentage de gratuité pure, d’oblativité généreuse. Certes nos missionnaires laïques (post) modernes paraissent moins pieux et puritains que les apôtres des générations précédentes (dont la mienne) et la Bonne Nouvelle qu’ils annoncent et activent ne concerne que ce bas-monde. Mais avec une profonde sympathie et sans condescendance paternaliste aucune, je vois chez les « jeunes » expatriés cette même implication excentrique et cet enthousiasme empathique pour la cause des Damnés de la Terre qui ont pu animer leurs aînés.
33Cela n’est pas un nunc dimitis – je ne suis que préretraité et, surtout, aucun monde messianique ne saurait être le meilleur. Mais en attendant, n’importe quel monde paraît préférable au nôtre. Un autre monde doit être possible, ou il n’y aura plus de monde humain du tout. D’où mes respects et hommages à tous ceux qui, en donnant un coup de pouce apostolique au Destin, contribuent à changer en mieux la face de nos terres dévastées par l’immondialisation en cours.