Notes
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[1]
Il ne prétend en aucune manière constituer une véritable synthèse, propre à mettre ensemble les nombreuses contributions parues dans la Revue du M.A.U.S.S. et ailleurs. Il porte sur quelques réflexions à partir d’ouvrages récents sur la théorie maussienne du don [Anspach, 2002; Caillé, 2000; Godbout, 2000; Hénaff, 2002].
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[2]
« Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y avoir un troisième terme » [Castoriadis, 1986, p. 54]. Une condition constitutive du don comme relation triadique [Descombes, 1996, p. 237].
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[3]
Le sens commun de société et des termes qui lui sont liés, comme social, sociétal, sociabilité, ou encore socialité, renvoie à l’idée générale d’association et de réunion marquées par des relations durables. Au niveau du sens commun déjà, l’idée du social est ambiguë. Comme terme englobant, elle qualifie l’ensemble des relations constitutives d’une entité collective ou d’une société. Comme terme plus spécialisé, elle circonscrit une dimension particulière de la vie collective, vue comme extérieure aux sphères économique et politique. Ainsi des références au mouvement social, à la sécurité sociale, au travail social ou encore au service social. Une ambiguïté qui se retrouve au niveau de la vision savante du social.
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[4]
L’institution signifie au sens large les « règles publiques d’action et de pensée » selon Mauss [ 1968, p. 25]. À suivre encore Ricœur, « le langage est la grande institution – l’institution des institutions – qui nous a chacun dès toujours précédé » [ 1985, p. 400].
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[5]
L’idée que la science et la technologie doivent repousser en permanence les frontières de la connaissance des lois de la nature est constamment invoquée pour légitimer les recherches, de quelque nature qu’elles soient.
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[6]
Pour le savoir technoscientifique, « la grande affaire n’est ni la vérité ni l’universalité, mais la puissance. La puissance au sens de domination, contrôle, maîtrise sans doute, mais aussi, et de plus en plus, au sens d’actualisation illimitée du possible par des pratiques manipulatrices et opératrices appliquées à une matière extraordinairement plastique qui inclut le vivant [et donc l’être humain]» [Hottois, 1994, p. 150].
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[7]
Si une limitation de la technique et même de la science était culturellement envisageable, il resterait à se demander « où on trace la limite et qui la trace et à partir de quoi » [Castoriadis, 1999, p. 216].
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[8]
Voir par exemple, Gildas Richard, qui reprend, dans son ouvrage Nature et formes du don [ 2000], une critique fréquemment faite à Mauss, celle de confondre don et échange.
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[9]
Bien d’autres citations pourraient être ajoutées, qui ne feraient que confirmer le large consensus établi autour d’une stricte vision généalogique du don maussien.
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[10]
Une idée reprise par exemple, par Lefort, pour lequel l’Essai sur le don est « un essai sur les fondements de la société » et donc une tentative de savoir « à quelles conditions une société est possible » [ 1951, p. 1401].
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[11]
Avec la redécouverte de l’Antiquité gréco-romaine à la Renaissance, « on reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des notions et des méthodes oubliées; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux » [Lévi-Strauss, 1973, p. 319-320].
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[12]
Interroger les vérités situées de la culture dite moderne ne signifie en aucune manière défendre le relativisme enfermant chaque culture dans les limites de ses propres normes. Mais refuser l’idée d’une irréductibilité des cultures n’implique pas nécessairement de verser dans l’orthodoxie de l’universalisme abstrait.
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[13]
À la fin de son magnum opus, Les Argonautes du Pacifique occidental [ 1922], Malinowski affirme : « Il ne nous sera pas possible de parvenir au but suprême assigné par Socrate, qui est de se connaître soi-même, si nous ne sortons jamais du cercle étroit des coutumes, des croyances et des préjugés qui, dès notre naissance, nous emprisonne » [ 1963, p. 589].
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[14]
Des mots comme don, échange, réciprocité, partage, redistribution et solidarité forment un ensemble d’éléments mal définis et dont l’usage varie fortement d’un auteur à l’autre. De même, un rapide examen des dictionnaires spécialisés en anthropologie, en sociologie et en philosophie, montre combien les entrées « don » et « échange » se caractérisent par des confusions et des malentendus. Ceux qui affichent avec force leur certitude, en prônant le rabattement de la catégorie du don sur celle de l’échange, devraient s’interroger sur une telle facilité et surtout sur un tel réductionnisme. Et plutôt que de parler d’échange de dons, pourquoi ne pas reprendre le verbe « s’entre-donner », même si pour le dictionnaire, il s’agit là d’un terme vieilli ?
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[15]
Cette idée se retrouve à la fois dans les croyances de certaines sociétés et dans des textes savants. Voir, parmi d’autres, Bataille [ 1967, p. 68], Godelier [ 1996, p. 155], Starobinski [ 1994, p. 20] et Taussig [ 1995].
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[16]
Par exemple, Luc de Heusch affirme, à propos de la « royauté sacrée » : « Le corps de la personne royale est précisément le lieu où s’articulent l’ordre naturel et l’ordre culturel. Il est responsable autant de l’équilibre du premier que de l’harmonie du second » [ 1997, p. 216].
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[17]
Par exemple, le roi des Jukun, au Nigeria, passe pour « la source vive de l’agriculture ». Il est ainsi nommé « notre millet, nos arachides, nos haricots » [Heusch, 1997, p. 214]. Ou encore, le terme qui désigne le chef chez les Dii du Cameroun signifie « chef de l’abondance » [Muller, 1999, p. 390].
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[18]
L’opposition entre avarice et générosité peut servir à légitimer une inégalité radicale. Selon un mythe hawaïen, la discrimination entre gens ordinaires et chefs reposait sur le fait que les premiers ne recherchaient que leurs propres avantages et furent ainsi vite oubliés. Au contraire, les seconds, avec leurs longues généalogies qui les reliaient directement aux dieux, savaient se faire des dons les uns aux autres [voir Sahlins, 1996, p. 406].
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[19]
Une telle norme de solidarité, au sens étymologique de « pour le tout », se retrouve par exemple, dans des mythes de fondation pour lesquels un don initial serait le point de départ d’une entité politique [voir Muller, 1999]. D’autres mythes, à l’inverse, fondent la société sur une violence première imposée par des étrangers. Ce qui entraîne néanmoins don et générosité, entre étrangers et indigènes, une fois l’entité politique instituée.
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[20]
Imaginer la donation première comme la source même de l’abondance renvoie, conformément à l’étymologie, à des images de flots, de flux et, plus abstraitement, à ce qui afflue. Mais ces métaphores fluviales, qui évoquent la fertilité et la générosité, peuvent s’inverser et signifier le débordement et la violence destructrice.
-
[21]
« La personnalité [… ] se définit universellement par sa capacité de se reconnaître et de se faire reconnaître en communiquant avec d’autres par le moyen de langages et de symboles » [Ortigues, 1985, p. 522-23].
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[22]
Voir Somlò, un précurseur de Mauss reconnu explicitement par ce dernier, qui se sert de l’expression « der Ruf der Freigebigkeit » [Berthoud, 2000, p. 37-55].
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[23]
« L’idéal serait de donner un potlatch et qu’il ne fût pas rendu » [Mauss, 1973, p. 212].
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[24]
Dans le contexte mélanésien par exemple, ils sont des « hommes de rien » [Strathern, 1971, p. 205; Panoff, 1985].
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[25]
À propos du thème de « la liberté et de l’obligation dans le don », Mauss considère qu’« il ne suffit pas de constater le fait, il faut en déduire une pratique, un précepte de morale » [ 1973, p. 262].
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[26]
Selon Lefort, « le don qui intéresse Mauss est ce don à la faveur duquel des hommes se rapportent les uns aux autres en se distinguant, en se percevant chacun, l’autre de l’autre, et, en s’assurant, chacun, des repères de sa position sociale, peut-être faudrait-il dire, de sa dignité, de son image d’homme » [ 1993, p. 78].
1Ce texte résulte d’un dialogue avec plusieurs publications récentes liées [1] au M.A.U.S.S. Il ne constitue en aucune manière un inventaire raisonné des multiples conditions nécessaires pour montrer que le don est un phénomène universel. Dans l’état actuel de la recherche sur ce thème majeur, une telle prétention serait illusoire. De même, il n’est pas question de confronter explicitement les inévitables divergences entre les quelques auteurs considérés, ni de me ranger clairement aux côtés de l’un ou de l’autre. Pourtant mes prises de position ne pourront manquer de confirmer certains arguments au détriment d’autres.
2Mais avant tout, il faut admettre que la théorie du don, dans le monde actuel, n’est nullement évidente en dehors du cercle relativement étroit de ceux qui œuvrent pour mettre en valeur l’héritage de Mauss. Les raisons qui militent contre cette théorie sont nombreuses. Dans plusieurs de ses caractéristiques majeures, la modernité peut sembler s’être imposée contre le don. Même l’apport de Mauss reste sous certains aspects ambigu, et des éclaircissements s’imposent. Toutes ces difficultés ne peuvent être éludées et doivent, au contraire, être affrontées sans détour. Mais avant de s’engager dans cette voie, il faut circonscrire succinctement la conception du don que je vais m’efforcer de défendre malgré les apparentes évidences qui la nient.
LE POSTULAT DU DON
3Le don, comme terme générique renvoyant à de multiples formes spécifiques à travers le temps et l’espace, est posé en tant qu’objet complexe, ambivalent et paradoxal. Les divers types de don, au-delà de leurs évidentes différences, relèvent tous d’un fonds commun. Ce dernier, dans sa plus grande généralité, suppose l’existence de dons horizontaux et de dons verticaux, à la fois descendants et ascendants. Les premiers concernent les membres vivants d’un ensemble humain et incluent des dons symétriques entre pairs – engagés par exemple, dans le jeu de la réciprocité des « échanges cérémoniels ». Plus rigoureusement, ces dons se caractérisent par une asymétrie alternée des positions, en raison de la supériorité reconnue du donneur – ce qui devrait confirmer l’importance de la donation proprement dite pour la compréhension du don dans toute son extension.
4Invariant anthropologique, ou mode d’être et d’agir proprement humain, le don exprime la double composante constitutive de toute société. C’est dire qu’il présente également une dimension fonctionnelle. Il comprend donc une part d’utilité. Mais une telle dimension est toujours prise dans une exigence de sens comme condition du « tenir ensemble » d’une collectivité. En d’autres termes, le don est foncièrement une pratique sociale destinée à la fois à affirmer son appartenance à une communauté et à se distinguer dans son individualité : à se faire reconnaître. Ces deux modalités de la reconnaissance sont à des degrés variables indissociables. Mais toute rivalité, tout défi interpersonnels et entre groupes, soumis aux exigences du don, ne sont pas assimilables à une lutte sans merci pour la reconnaissance.
5L’idée que le don, dans sa forme archaïque, constituerait un fondement ou un point de départ absolu, qu’il serait ainsi au commencement de tout et contiendrait du même coup tout ce qui, plus tard, sera amené à se différencier, n’est pas défendable. Selon l’hypothèse maussienne, le don est conçu comme un point de départ logique par rapport à d’autres dimensions telles que la religion, le sacrifice, la dette, la réciprocité, l’échange, ou encore l’intérêt. Des composantes du don archaïque ont ainsi une portée universelle. Aussi l’enjeu est-il de confronter le postulat du don à d’autres théorisations qui nient l’existence effective du don ou qui lui attribuent une place subordonnée.
6Le don est ainsi une mise en sens, ou encore une mise en relation; il constitue l’opérateur fondamental pour créer et maintenir une relation humaine. Une telle relation suppose la médiation de tiers ou d’entre-deux, propres à unir et à séparer les acteurs. Tout tiers symbolise un ensemble de valeurs partagées et renvoie, de manière ultime, à l’institution même de la société [2]. Donner équivaut à engager un dialogue avec autrui, mais aussi à affirmer une supériorité. Une telle relation première n’est certes pas extérieure à la composante utilitaire ou fonctionnelle de la vie humaine et sociale, mais elle est foncièrement marquée par sa nature symbolique. Seule manière de transcender les oppositions majeures constitutives de la condition humaine.
7Ainsi des oppositions définies par le genre et l’âge, mais aussi de celles qui s’établissent entre l’individu et la société, les vivants et les morts, ou encore, entre les êtres humains et l’altérité radicale – les dieux ou toute autre forme de transcendance. Les relations de don, dans leur universalité, se présentent comme autant d’actions expressives symbolisant un ensemble de valeurs ultimes, celles de la vie proprement humaine qui est faite tout à la fois d’alliances, de partages, d’appartenances et de marques de distinction personnelles. À travers ces multiples relations, la commune humanité des individus s’affirme, au-delà de l’exigence de la simple survie. Une société est foncièrement un système de relations de nature symbolique. En d’autres termes, « tout parle » [Mauss, 1973, p. 220].
8Ces relations de don doivent être déconstruites, pour en mesurer l’importance majeure dans la compréhension des sociétés et de la condition humaine. Un travail qui dépasse largement les capacités individuelles. Ce texte s’appuie sur quelques travaux marquants et tente de mettre l’accent sur des aspects jugés essentiels pour poursuivre dans la voie d’une théorie générale du don et, plus largement, de l’action humaine et sociale considérée sous l’angle de la reconnaissance. Une voie jalonnée de difficultés qu’il ne serait pas acceptable d’ignorer.
LE DON À L’ÉPREUVE DE LA MODERNITÉ ?
9À partir de Mauss et de son savoir basé sur quelques sociétés dites archaïques, comment concevoir le don comme fondement de la socialité humaine ? L’idée même de la modernité comme mutation ou rupture radicale semble devoir s’imposer comme vérité définitive. Est-il alors possible de refuser la vision orthodoxe d’une humanité définie selon les critères d’un « grand partage », où l’Occident moderne constituerait une culture supérieure à toutes les autres, enfermées pour leur part dans les limites d’une tradition globalement dévalorisée ?
10À partir de cette constatation, une approche comparative du don se heurte à divers obstacles, au point de voir dans le don le témoin d’un passé révolu. Les sociétés dites modernes peuvent même se concevoir comme des organisations contre le don. Ce dernier apparaît à beaucoup d’esprits modernistes comme une entrave à la liberté. Pour illustrer cette tendance forte à nier la pleine existence des relations de don comme autant de marques d’une permanence propre à l’ensemble de l’humanité, quatre points seront brièvement abordés : 1) la question du social; 2) le recours au langage économique pour comprendre l’ensemble de la vie sociale; 3) la recherche d’une maîtrise illimitée du monde dans lequel plus rien n’est donné, mais tout est produit, y compris la société et les individus; 4) l’enfermement dans le contraste d’un double lieu commun oscillant entre l’idéalisme du don pur et le réalisme du don calculé.
La question du social
11Une première interrogation, inévitable mais lourde de désaccords, porte sur la dimension sociale irréductible de la condition humaine. Ce qui devrait nécessairement conduire à discuter la notion de société, cette catégorie centrale de la tradition sociologique. Avant même de se pencher sur les multiples « problèmes de la société », c’est l’idée même de société qu’il faudrait s’efforcer d’expliciter. Pour s’engager dans une telle voie, plusieurs exigences s’imposent – à commencer par l’établissement d’une distinction claire entre ces notions conjointes du social et de la société, comme catégories du sens commun [3] et comme concepts d’une vision savante. Mais dans le monde (post)moderne, l’idée même de « faire société » se heurte à de nombreuses critiques. On s’accorde à considérer que le concept de société, ou encore l’approche relationnelle du social, a bien occupé une place centrale dans le développement des sciences sociales et plus spécifiquement de la sociologie. Mais, aujourd’hui, non seulement on se demande si ce concept est encore essentiel et pertinent, mais on va jusqu’à proclamer qu’il est tout simplement devenu dénué de sens, sauf pour un usage propre au sens commun. Des auteurs affirment qu’ils renoncent au concept de société, pour le remplacer par exemple, par les notions en vogue de flux ou de réseaux [ cf. Urry, 2000]. Alain Touraine [ 1997,1998] défend une voie proprement asociologique en affirmant que la sociologie ne peut plus être le savoir dont l’objet serait le social ou la société. Pour lui, « le triomphe du capitalisme imposa l’idée d’un affaiblissement des contraintes sociales et politiques », et « la différenciation croissante entre les sous-systèmes sociaux, chacun possédant sa logique propre, devenant étrangers les uns aux autres, enlève tout contenu à l’idée même de société » [ 1998, p. 123].
12Et pour lui, le processus de la globalisation entraîne des effets au niveau social et politique et tendrait à la déliaison du lien social et à la fragilisation de l’État-nation.
13Même en relativisant cette perception d’une déliaison générale, le lien social semble devoir se construire dans le seul temps présent. Disparaît toute référence au passé – vu comme dépassé – et à l’avenir (en raison de l’absence de toute attente explicite). Ce possible enfermement dans un présent sans mémoire et sans projet, ou sans perspective d’avenir, permettrait de comprendre pourquoi la cohésion sociale est si fragile. La double relation au passé et à l’avenir, constitutive de toute société, serait donc en crise.
14Comment une société, sans valeurs partagées inscrites dans son histoire et dans ses traditions culturelles mais aussi sans véritable vision d’avenir, pourrait-elle orienter ses membres et leur permettre ainsi de donner un sens à leur existence et des raisons de vivre ensemble ? Faut-il penser que chaque individu, bien que sans repères, est à proprement parler le maître de sa vie, et admettre ainsi la viabilité d’un pluralisme extrême des valeurs ? Ne faut-il pas plutôt constater que la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes s’écarte de notre réalité vécue, toujours prise dans de multiples formes d’interdépendance ?
15Toutefois, dans les limites de l’individualisme ambiant, l’irréductible dimension sociale apparaît comme une pure contrainte ou bien, au contraire, comme une relation libre de nature strictement contractuelle. Et pourtant : pas d’être proprement humain, aussi individualisé soit-il, sans un ensemble d’institutions propres à inscrire ses actions et ses idées dans un univers normatif plus ou moins bien défini [4]! Tout individu, malgré toutes les dénégations idéologiques, est un être social. Autant dire que la question de savoir qui, de l’individu ou de la société, est premier est dépourvue de sens, sauf à s’enfermer dans une vision proprement dichotomique, opposant des entités indépendantes réifiées ou hypostasiées. Avec une telle radicalisation de la distinction individu-société, la représentation du social s’enferme dans une conception double, constitutive de toute une pensée savante orthodoxe : pour penser ce qui tient ensemble les membres d’une société, les théories héritées de la tradition philosophique se partagent entre une voie politique et une voie économique. Il suffit d’évoquer à cet égard la figure emblématique de Hobbes, symbole majeur de la doctrine du contrat social, et celle d’AdamSmith, le plus souvent simplifiée au point d’incarner la logique du pur marché, fondée sur l’intérêt individuel comme seule motivation de l’action humaine.
16Dans les deux cas, selon des modalités différentes, les relations inter-personnelles n’ont plus leur place dans une telle conception tronquée du social. Faut-il croire que la vie sociale, en tant que « part irréductible de la vie humaine » pour reprendre une formulation de Mauss, peut être assurée par les seules logiques de l’État et du marché, même en y ajoutant l’univers mal défini de l’obligation morale ? Avant de se définir par son appartenance politique et par son interdépendance fonctionnelle ou économique, l’individu est un être humain reconnu comme tel dans des relations inter-personnelles, propres à contenir les multiples formes de domination et d’instrumentalisation. Mais dans le contexte idéologique d’un individualisme exacerbé, l’être humain est vu comme un être libéré de ses relations directes avec autrui – et porté de plus à s’opposer à toute contrainte : l’être humain se voit et tend à agir comme un individu qui n’a plus « à penser qu’il est en société » [Gauchet, 1998, p. 173].
L’économique comme nébuleuse sémantique
17Dans une telle atmosphère, toute idée du social se ramène à une métaphore du marché. Selon une représentation diffuse, toute relation entre des personnes ou des groupes serait régulée selon la logique de l’offre et de la demande. Une manière de faire disparaître toute trace de relation sociale, ramenée à de stricts échanges calculés. Une telle dérive individualiste peut être diversement qualifiée : dépersonnalisation, désymbolisation, ou encore désocialisation. Mais elle peut être vue, de manière positive, comme une avancée dans la voie d’une rationalisation des relations humaines. L’individu peut alors affirmer sa pleine singularité dans une atmosphère marchande propre à permettre l’optimisation de toute chose, dans une ambiance de pure concurrence.
18Cette vision d’une vénalité généralisée s’exprime dans une nébuleuse sémantique qui fait appel à tout un vocabulaire constitutif du savoir économique. Il ne s’agit pas d’une simple question de mots. L’usage de catégories comme « intérêt », « échange », « capital » ou « marché », généralisé à l’ensemble de la vie individuelle et collective, obscurcit la compréhension de l’altérité culturelle, ramenée à une modalité inférieure du modèle de référence. Mais, simultanément, le danger est bien de nous méprendre sur la signification profonde de nos pratiques et de nos idées, en redoublant simplement les représentations immédiates que notre société se fait d’elle-même, ou en tombant dans le piège des préjugés les plus répandus. Certes, ces catégories constituent, pour nous, une interprétation du monde, mais elles entraînent paradoxalement une incompréhension des autres et finalement de nous-mêmes. Ces notions du lexique (néo)libéral trouvent un sens en dehors de la sphère proprement économique, au point de structurer une vision du monde largement partagée – des catégories propres à orienter les pratiques individuelles et collectives, exprimant tout à la fois une vérité humaine, un univers de sens, des normes et des valeurs spécifiques.
19Constitutives du langage ordinaire et largement diffusées par les médias, elles sont reprises dans les discours savants sur l’être humain et la société.
20Mais un travail rigoureux sur la portée des mots et sur la nécessité d’en établir la généalogie se heurte inévitablement à l’usage généralisé de mots confus et du même coup souvent interchangeables. Dans un tel conformisme intellectuel, nombre de travaux en sciences sociales ne font que conforter la vision du monde dominante et en viennent à diffuser des affirmations tenues pour vraies sans véritable argumentation. Faute d’une telle mise en perspective, maints travaux en sciences sociales ne sont que des répliques savantes de la manière commune et réductrice de penser le monde et n’apportent aucune contribution effective à la compréhension de la réalité humaine et sociale, ne faisant que conforter la justification idéologique imposée par de nombreux décideurs.
La toute-puissance de l’imaginaire technoscientifique
21La vision économique du monde n’est pas le seul obstacle pour penser l’univers du don dans toute sa complexité. Selon une vision ethnocentrique ancrée dans la pensée commune et savante, l’humanité entière est jaugée à l’aune du modèle d’expansion sans limites de l’univers technoéconomique [5]. Ce qui implique l’existence, à travers le temps et l’espace, d’un seul type anthropologique fondamental exprimant ainsi ce qui est proprement humain dans l’homme, ou ce que signifie être humain. L’humanité obéirait à une véritable « loi » de l’évolution progressive.
22À l’origine du monde, l’être humain serait totalement soumis aux forces de la nature. Grâce à sa capacité d’invention, sous la pression de la nécessité et au travers d’un savoir-faire cumulatif et toujours plus efficace, il échapperait peu à peu à une telle emprise naturelle. Selon cette conception technocentrée de l’histoire, l’humanité serait d’abord soumise aux possibilités réduites de la pierre taillée et du silex. Mais aujourd’hui, elle serait engagée dans la voie de tous les possibles, grâce aux technologies de l’information et de la communication et aux biotechnologies. L’horizon imaginaire de cette représentation de l’histoire s’apparente à la croyance que tout peut se fabriquer, jusqu’à (re)créer un monde artificiel [6].
23Une telle « mégamachine » à produire en permanence du nouveau a ainsi tendance à imposer sa marque à l’ensemble du monde. Potentiellement sans fin et pourtant toujours limité de fait, ce mouvement est à la fois un inachèvement continuel et une constante négation de toute frontière. Par sa puissance même, il tente d’orienter, à des degrés divers et selon différentes modalités, toutes les idées et toutes les actions vers un monde toujours plus instrumentalisé comme condition même d’une libération individuelle. Un tel mouvement peut se définir comme un double processus d’illimitation et d’artificialisation. Rien ne peut donc en principe arrêter la quête d’un savoir pour produire avec une efficacité accrue et pour augmenter sans fin la richesse disponible. L’artificialisation est indissociable de l’illimitation.
24Elle permet d’abord de suppléer à l’insuffisance du donné naturel, ensuite de s’y substituer et finalement de le dépasser, pour en triompher définitivement [7].
25Tout doit pouvoir être inventé, fabriqué et approprié.
26Se développe ainsi un savoir pour produire littéralement l’être humain.
27Cette artificialisation de l’homme trouve sa légitimité en partie dans la vision d’un être humain plastique, malléable et surtout perfectible – une quasi-obsession chez nombre de biologistes et d’ingénieurs, qui pensent devoir sortir par tous les moyens l’être humain de sa condition limitée d’être vivant.
28Le fantasme n’est-il pas de faire de l’être humain un produit de lui-même et du « maître » un être auto-maîtrisé ? Paradoxe d’un être à la recherche effrénée de la liberté et pris dans la poursuite d’une maîtrise intégrale jusqu’à sa propre instrumentalisation…
29La leçon est claire : dans les sociétés modernes, rien n’est donné aux hommes tant au niveau individuel que collectif. Dans les sociétés archaïques et traditionnelles au contraire, la croyance en la toute-puissance d’une instance transcendantale est universellement exprimée dans le langage du don comme un don originaire ou premier, une donation, ou encore comme une grâce.
Entre l’idéal du don pur et le dévoilement du don calculé
30Dans le contexte d’une avancée irrésistible de la logique marchande et d’un mouvement sans fin d’une technoscience conquérante, le don, dans la perspective maussienne, est pour le moins en porte-à-faux. Il est même rejeté, ou au mieux dévalorisé et instrumentalisé. Mais même quand le don est effectivement pris en considération, la réflexion dont il est l’objet reste le plus souvent prisonnière d’une double vision réductrice. De manière récurrente, les prises de position comme les débats s’inscrivent – jusqu’à la simplification outrancière – dans le cadre d’une représentation parfaitement dichotomique. Une opposition radicale divise deux ensembles de termes antithétiques, propres à circonscrire deux univers sémantiques rigidement séparés et, somme toute, conformes aux lieux communs de notre vision moderniste de l’homme et de la société. Sont ainsi constamment mis en contraste d’une part, l’utilité, l’intérêt, le calcul, en un mot l’égoïsme du monde de la marchandise, et d’autre part, la gratuité, le désintéressement, c’est-à-dire l’altruisme ou le don pur, qui renvoient à la tradition chrétienne de la charité et de l’amour du prochain. Le don relèverait d’un idéal du désintéressement et de la gratuité; ou, à l’inverse, il ne serait qu’une fausse apparence pour masquer la recherche de l’intérêt égoïste. Ou encore, une différenciation plus ou moins radicale s’établit entre une vue idéaliste et moralisatrice du don, comme action spontanée, et une action marquée par les fortes exigences d’une normativité utilitariste. Donner n’est plus alors une vertu ou un devoir, ou encore une obligation, le sujet n’est plus guidé par une intention morale et par le sentiment profond d’une dette : il a intérêt à donner, car l’utilité d’une telle action résiderait bien sûr dans l’espoir et la possibilité de recevoir en retour, selon les exigences d’une stricte logique de l’équivalence.
31Qu’il s’agisse de défendre l’idéal du don pur ou de dévoiler la vérité du don calculé, la chose donnée est dépourvue de toute portée symbolique. De même, l’être humain est conçu, en conformité avec l’idéologie moderne, comme un individu. Pris ainsi entre ces deux réductionnismes symétriques et inverses, le don est aisément ramené au seul moment de la donation ou relève de la catégorie générique de l’échange. Double parti pris moraliste et économiciste, symbolisé de manière exemplaire par Derrida et Bourdieu, mais aussi par bien d’autres [8]. Plus largement encore, le clivage entre ces deux idées réductrices du don illustre une divergence majeure entre les domaines de la philosophie et de la théologie d’une part, et celui d’une bonne partie des sciences sociales. Pour les premières, le don résulterait du découpage de la réalité sociale en domaines spécialisés, conformément au processus de la différenciation fonctionnelle ou institutionnelle; pour les secondes, l’hégémonie de la logique économique sur l’ensemble de la société permettrait de retrouver toute la vérité du don dans la seule composante de l’intérêt.
32Prise entre ces deux positions extrêmes, l’approche maussienne se démarque difficilement. L’idée même du don comme « fait social total » n’est guère acceptable pour un mode de pensée constitutif de la modernité qui sépare et fragmente toute réalité. Le don comme catégorie anthropologique ne serait plus guère qu’une survivance. Ne subsisterait alors qu’un don « différencié », qui pourrait être qualifié de « don moral ». Dans un monde fortement individualisé, il exprimerait un sens de la solidarité et un devoir intériorisé envers les autres.
LE DOUBLE HÉRITAGE DE MAUSS
33Outre toutes ces manières de faire obstacle à une lecture proprement maussienne du don, une ultime difficulté doit être surmontée. Elle porte sur les interprétations de l’œuvre de Mauss, telle qu’elle est présentée depuis plusieurs décennies par divers auteurs. Il ne s’agit pas là de s’engager dans une analyse plus ou moins exhaustive et de montrer combien Mauss est loin d’être un auteur aisément accessible – et pourquoi il est presque toujours abordé à partir d’un éclairage particulier renvoyant à l’un ou l’autre de ses textes. De façon plus limitée, toute construction d’une théorie générale du don ne peut éluder la question de l’existence d’une double lecture de l’Essai sur le don : le don archaïque est vu à la fois comme la forme primitive de l’échange et du contrat modernes, et comme le principe de la socialité humaine.
34Dans la littérature anthropologique, tout particulièrement en langue anglaise, l’Essai sur le don est présenté comme une contribution inscrite dans l’univers de la pensée évolutionniste. Par exemple :
« L’évolution tracée par Mauss est celle des “prestations totales” –
caractérisées par un échange entre groupes dans lequel les biens matériels
ne sont qu’un élément parmi tout un ensemble de transferts non économiques,
à l’échange de dons entre personnes en tant que représentants de groupes–
à l’échange marchand moderne entre individus. Celui-ci s’est développé à
partir des “prestations totales” par un processus graduel de réduction et de
contraction. Les échanges entre groupes qui avaient un aspect esthétique,
religieux, moral, juridique et économique, ont été démontés ( stripped down)
pour ne laisser que des échanges purement économiques entre des individus.
Les objets d’échange eux-mêmes subissent une évolution parallèle. Les
biens cérémoniels représentés par les bracelets kula sont séparés du groupe
et de la personne et se développent dans le type de monnaie dépersonnalisée
des économies modernes [9] » [Parry, 1986, p. 457].
36En bref, l’Essai sur le don aurait « comme but central de construire une sorte de préhistoire de notre type moderne de contrat juridique et économique » [ ibid.].
37Dans une interprétation tout aussi unilatérale – et pour le moins fort discutable –, la réflexion de Mauss sur le don s’inscrit, pour beaucoup d’auteurs, dans les limites d’une étude d’ethnologie comparée. Elle aurait comme objet la seule humanité archaïque et au-delà, elle ne serait guère plus qu’une spéculation « évolutionnaire ». Certes, Mauss envisage les faits sociaux dans leur diversification historique, à partir d’une origine relative pour en dégager un mouvement de développement progressif. Mais ces mêmes faits sont abordés à partir de l’idée d’un fondement commun à toute l’humanité. C’est dire qu’un même point de départ, celui de la société archaïque, doit permettre de rendre compte des faits sociaux, sous l’angle de leur origine et de leur évolution d’une part, et de leur fondement d’autre part. La catégorie de l’archaïque, qui en général ne se différencie guère de celle de primitif, renvoie en effet, de manière assez confuse, à une double référence : le plus souvent, elle constitue le point de départ chronologique de l’histoire; mais on peut aussi s’appuyer sur elle pour dégager des fondements permanents de la vie sociale en général.
38Il est donc possible de mettre à jour chez Mauss une double démarche.
39Se préoccuper de l’origine et donc de l’évolution suppose une perspective historique fondée normalement sur des données empiriques, même si les représentations évolutionnistes de l’histoire apparaissent souvent comme de pures spéculations. L’évolution se présente ainsi comme un ordre fondé sur l’idée que les phénomènes complexes sont supérieurs et qu’ils découlent de phénomènes simples et donc inférieurs.
40Progressivement, Mauss en vient à nuancer cette linéarité du simple au complexe et même à l’éviter totalement. Dans l’Essai sur le don, le point de départ chronologique est le don défini comme un « phénomène complexe ». À partir de cette complexité première, Mauss s’engage dans une critique radicale de l’évolutionnisme, sous l’une de ses formes largement répandue et qualifiée d’« économie naturelle ». En d’autres termes, une finalité utilitaire, virtuellement présente dès l’origine, caractériserait de manière exclusive la « nature humaine ». À ce rejet d’une représentation du sujet humain comme « être de besoin » correspond le refus de voir dans le troc l’origine du lien social. Une idée qui hante pourtant de nombreux économistes, enclins à se réclamer sous une forme ou sous une autre du récit des deux sauvages qui établissent une relation d’échange en vue d’obtenir un bien utile [ cf. Berthoud, 1995].
41Pour Mauss, il faut « “faire sauter” les doctrines courantes sur l’économie “primitive” », car « c’est bien autre chose que de l’utile qui circule » [ 1973, p. 266-267]. Le point de départ de l’évolution humaine n’est pas le troc entre des individus, mais au contraire un ensemble de relations entre des « collectivités qui s’obligent mutuellement » [ ibid., p. 150]. Sur cette base, Mauss s’engage dans une démarche qui repose, selon sa propre expression, sur une « reconstitution » [ ibid, p. 239], très explicite dans plusieurs passages de l’Essai sur le don. Globalement, l’évolution tendrait à s’identifier à un mouvement progressif de différenciation fonctionnelle et d’individualisation. Au bout de ce processus évolutif devraient apparaître tout naturellement l’échange et le contrat modernes.
42Mais à cette tentative de découvrir la genèse des institutions de la modernité, Mauss juxtapose une démarche fondée sur l’idée de l’existence d’éléments communs entre les sociétés archaïques et les sociétés modernes, au point de pouvoir dégager comparativement des principes propres à la condition humaine et des propriétés universelles de la vie sociale. Il est ainsi question du « caractère non plus simplement historique mais naturel, inhérent à la nature sociale de l’homme, de certaines institutions et modes de représentation » [ 1969, p. 182]. En particulier, la triple obligation de « donner, recevoir et rendre » est posée comme le principe au fondement de toute forme instituée de don et, plus radicalement, de l’action humaine en général. Le don est ainsi conçu comme une vérité universelle, car « nous croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés [10] » [ ibid., p. 148].
43Avec cette mise à jour d’un fondement universellement partagé, Mauss contribue à mettre en perspective et à relativiser les modes d’agir et de penser constitutifs du projet de la modernité. Une manière d’imposer à ses lecteurs de revoir les résultats de sa « reconstitution ». Pour autant que l’Essai sur le don soit lu avec attention, le don archaïque est soumis à un double éclairage. De manière très explicite, Mauss avance l’idée d’une double « révolution » : d’une part, celle qui transforme les « faits totaux » du système archaïque en des pratiques et des institutions différenciées, et d’autre part, celle qui devrait humaniser la modernité grâce à la « morale éternelle » du don. Mauss parle, au sujet des Romains et des Grecs, d’une « véritable, grande et vénérable révolution », dont l’une des caractéristiques majeures est d’avoir séparé ce que le don archaïque confondait et qui lui apparaît alors comme une « incapacité [… ] d’abstraire et de diviser » [ ibid., p. 239 et 193]. L’humanité se serait ainsi débarrassée d’une « moralité vieillie » et d’une « économie du don trop chanceuse » [ ibid., p. 239].
44Mais cette vision rétrospective fondée sur le découpage moderne des différenciations institutionnelles est pour le moins relativisée. Toujours à suivre Mauss, une seconde « révolution » marquerait son temps et sa société. « Les thèmes du don, de la liberté et de l’obligation dans le don, celui de la libéralité et de l’intérêt qu’on a à donner, reviennent chez nous, comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié » – et d’ajouter que « cette révolution est bonne » [ ibid., p. 262].
45Ce que le regard évolutionniste critiquait apparaît comme une vérité humaine. Ce qui pouvait sembler être une « moralité vieillie » devient une « morale [… ] éternelle » [ ibid., p. 263]; « l’incapacité d’abstraire » se transmue en une capacité éminemment humaine : par exemple, « de nos jours, les vieux principes réagissent contre les rigueurs, les abstractions et les inhumanités de nos codes » [ ibid., p. 260]. Certes, cette seconde « révolution » se présente bien plutôt comme un retournement : ainsi « on peut et on doit revenir à de l’archaïque, à des éléments » [ ibid., p. 263].
LA COMPARAISON FONDAMENTALE
46Malgré de telles ambiguïtés, les acquis maussiens peuvent s’inscrire dans toute une tradition occidentale pour envisager comparativement la condition humaine. Depuis plusieurs siècles, une élite intellectuelle très minoritaire s’est efforcée de connaître d’autres sociétés que la sienne, pour en retour s’interroger sur ses propres fondements culturels [11]. Nul doute que la modernité, à rebours d’autres cultures et dans le sillage de la Grèce ancienne, a toujours tenté de connaître d’autres sociétés. Mais cette connaissance lui a permis d’exercer de multiples formes de violence à travers le monde. La modernité politique et économique s’est ainsi manifestée par la conquête, la domination et l’exploitation, sans compter la violence religieuse de la conversion. Il n’en reste pas moins que cette manière d’imposer la réalisation d’un seul monde, par l’usage de la force souvent la plus brutale et légitimée par l’alibi d’une « mission civilisatrice » – ou encore du « fardeau de l’homme blanc » – ne constitue pas la seule modalité possible de la relation de la modernité avec l’altérité culturelle.
47Cette quête d’un savoir sur le monde permet aussi une pratique de la décentration culturelle, en relativisant la représentation dominante de la modernité, défendue comme une nouveauté historique et culturelle radicale, ou comme un absolu à partir duquel toute réalité sociale et historique serait évaluée et hiérarchisée [12]. Une telle décentration constitue la seule voie possible pour penser l’« unité-dans-la-diversité » de l’humanité. Elle suppose une mise en perspective des sociétés et des cultures, pour en dégager de possibles invariants qui ne se réduisent pas aux seules composantes biologiques et psychologiques de la condition humaine.
48Merleau-Ponty a exposé très brièvement mais très clairement les exigences d’un tel savoir comparatif. Pour lui, « le savoir sera fondé sur ce fait irrécusable que nous ne sommes pas dans la situation comme un objet dans l’espace objectif, et qu’elle est pour nous principe de curiosité, d’investigation, d’intérêt pour les autres situations, comme variantes de la nôtre, puis pour notre propre vie, éclairée par les autres, et considérée cette fois comme variante des autres, finalement ce qui nous lie à la totalité de l’expérience humaine, non moins que ce qui nous en sépare » [ 1960, p. 137-138].
49Pour construire un tel savoir, en mesure d’interroger radicalement nos vérités situées, la démarche de Dumont s’impose comme une contribution majeure pour s’engager dans la voie d’une « comparaison d’ordre fondamental » [ 1983, p. 17]. La comparaison ainsi conçue est une traduction.
50Les manières de penser et d’agir des autres ne peuvent s’exprimer que dans notre propre langage. Nos idées sur le monde ne peuvent se formuler que dans les limites de nos catégories d’analyse. Comment alors comprendre l’autre à partir de nos propres termes de référence, même si ces derniers sont à leur tour soumis à l’éclairage de l’altérité ? Pour éviter de s’enfermer dans un raisonnement analogique, le va-et-vient de nous aux autres et des autres à nous devrait s’inscrire dans une dynamique propre à renforcer progressivement la qualité comparative des termes de référence. Mais il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire.
51Une comparaison établie à partir des catégories constitutives de la vision économique du monde et généralisées à l’ensemble de la vie individuelle et collective ne ferait que redoubler les représentations immédiates que notre société se fait d’elle-même [13]. Une comparaison exigeante suppose un travail rigoureux sur la portée des mots et sur la nécessité d’en établir la généalogie, avant de les promouvoir au rang de concepts pour penser tout à la fois l’unité et la diversité de l’humanité [14].
52Néanmoins, dans de nombreuses sociétés, des phénomènes présentent de telles similitudes qu’il est possible, tout au moins dans un premier temps, de les réunir sous le même terme, en vue de les constituer en un seul objet de recherche. Telle est par excellence la notion de don, vue comme une composante majeure commune à de multiples sociétés. Envisagé de cette manière, le don reste une catégorie mal assurée; il n’en constitue pas moins une notion générique incluant de multiples formes spécifiques. Cela implique notamment qu’aucun type de don ne devrait être considéré de manière isolée. Parler de don revient idéalement à envisager un ensemble de relations, ou un système de faits. Ce que reconnaît très clairement Mauss, quand il affirme : « Nos recherches dispersées sur les prestations totales et le potlatch, en particulier notre essai sur le don, sont, si l’on veut, fragmentaires et se localisent arbitrairement sur des systèmes d’institutions séparées » [ 1969, p. 440].
53Pour éviter une telle fragmentation, il conviendrait de ne pas se focaliser sur une forme particulière de don, comme si elle permettait à elle seule de caractériser un type de société. Au contraire, il serait judicieux de partir d’une grille d’analyse aussi englobante que possible, pour découvrir des caractéristiques communes, bien que présentes comme telles dans aucune société particulière. Sinon le risque est d’insister unilatéralement sur les différences, comme si le don devait être fractionné en entités de nature différente. L’idéal n’est-il pas de penser le don à la fois dans son unité anthropologique et dans la pluralité de ses formes instituées dans l’histoire et dans les cultures ?
DE LA DONATION OU DE LA SUPÉRIORITÉ DU DON PREMIER
54Pour tendre vers un tel horizon, la grille d’analyse maussienne est élaborée à partir de l’idée de l’existence de similitudes profondes entre les sociétés archaïques et modernes. Mais comment saisir dans toutes ses dimensions le système de don, actualisé dans des variations infinies ? Mauss lui-même a centré son analyse sur le « rendre », comme l’un des trois moments du cycle du don, et n’a considéré pleinement qu’une composante, celle de l’obligation. Une manière de mettre en évidence la portée institutionnelle du don, comme un fond commun à l’humanité tout entière.
55Une démarche complémentaire pourrait porter sur ce qui est logiquement le premier moment du don, celui du « donner », à partir du mobile défini par Mauss comme « caractère volontaire ». Le système de don serait ainsi abordé à partir de ce qui pourrait être qualifié d’action spontanée, de volonté donatrice ou de donation. Avec ce parti pris, posant le don proprement dit comme point de départ, l’objectif n’est pas de réhabiliter l’imaginaire du don pur entre les êtres humains. Ni de réduire les effets du « don cosmique » à une dette primordiale imposant une réponse sous la forme du sacrifice, ce « cadeau fait aux hommes en vue des dieux et de la nature » [Mauss, 1973, p. 164]. En revanche, entrer dans l’univers du don par la donation permet de comprendre « pourquoi la réciprocité n’est pas suffisante pour maintenir le monde social » [Gouldner, 1973, p. 269].
56Quels arguments avancer pour mettre en lumière la part essentielle de la donation dans le phénomène global du don ? Quelles que soient ses formes instituées, le don présente une double face. Il est une ouverture à autrui, en vue de partager et d’exprimer sa solidarité. Mais il est simultanément une action généreuse qui permet d’affirmer sa supériorité. Paradoxe du don, qui tout à la fois unit dans l’alliance et la paix, et sépare dans le défi et la rivalité. Il y a dans la donation, comme premier mouvement logique du cycle du don, une asymétrie foncière, celle qui symbolise la source même de la vie. Le don premier parle de fertilité, de fécondité et plus encore d’abondance. La donation est une largesse, pour reprendre le titre même de l’ouvrage de Starobinski [ 1994]. Mais dans les relations des êtres humains entre eux, la donation est irréductiblement liée à des conditions imposées à celui ou à celle qui reçoit le don.
57Ces quelques considérations sont insuffisantes pour penser le thème de la donation dans toute sa portée symbolique. L’analyse du social à travers la question du don doit comprendre le domaine imaginaire des rapports à l’altérité radicale sous une forme ou une autre. Dans la perspective maussienne, toute relation à une entité supérieure – qu’il s’agisse du religieux dans un sens large, du politico-religieux, ou même du politique proprement dit – s’exprime d’abord dans le langage du don. L’expérience humaine imaginée, symbolisée et vécue s’inscrit fondamentalement dans la socialité multidimensionnelle du don. À travers un nombre considérable de récits, de narrations et de mythes, dans de multiples sociétés fort différentes, la croyance prévaut que dans les premiers temps du monde humain, tout a été donné. Pour illustrer une telle vision, mentionnons quelques exemples parmi bien d’autres.
58Les chasseurs-cueilleurs perçoivent et vivent leurs rapports au monde invisible selon les principes de la parenté. « Les Mbuti [de l’ex-Zaïre] par exemple, disent explicitement que la forêt leur donne nourriture et abri, chaleur et vêtement. Ils voient le gibier, le miel et d’autres aliments naturels comme des dons. » Ils disent encore qu’ils sont « les enfants de la forêt » [Bird-David, 1992, p. 29]. Et comme tels, ils doivent partager et donner ce qu’ils ont quand ils sont sollicités, sinon ils sont critiqués pour leur manque de générosité [Bird-David, 1990, p. 191]. Le partage est donc érigé en valeur prioritaire, grâce à laquelle la source de l’abondance ne devrait pas tarir.
59De même, dans une communauté de cultivateurs du Nigeria central, le soleil est défini comme « Taanbwei », c’est-à-dire le « père Soleil » [Berthoud, 1982, p. 103]. Il passe pour la cause ultime de l’ordre du monde et la source de toute vie. Il symbolise celui qui donne sans jamais recevoir [15].
60Mais au-delà de ces « petites sociétés », comment considérer la question du politique dans sa relation étroite avec le religieux, dans toute l’histoire de l’humanité et dans la multiplicité de ses formes culturelles ? Dit de manière très schématique, les figures politico-religieuses se présentent universellement comme des intermédiaires, ou des points de jonction, entre deux mondes. Elles peuvent être conçues comme autant de points d’articulation entre une transcendance, celle du monde invisible des dieux, des esprits, des ancêtres ou encore du surnaturel, et le monde des vivants inscrits dans l’univers sémantique d’une culture définie.
61Des figures politico-religieuses comme les aînés, les prêtres, les chefs, ou encore les rois, décrites et analysées dans de multiples travaux ethnographiques, occupent une position de médiation. Elles sont en quelque sorte à la charnière des deux axes, vertical et horizontal, constitutifs du système de don [16]. Elles apparaissent comme autant de formes historiques et culturelles destinées à maintenir l’équilibre d’un monde reçu par les êtres humains, grâce à leurs relations privilégiées avec un tiers transcendant, seul en mesure d’assurer la légitimité d’une unité politico-religieuse ou d’un nous englobant. Ainsi, chez les Nambikwara, le chef est « celui qui unit » ou « celui qui lie ensemble » en se montrant généreux [Lévi-Strauss, 1955, p. 330-32]. Pour la plus grande partie de l’humanité traditionnelle, la générosité est indissociable de l’autorité politico-religieuse ou du pouvoir proprement politique [17]. Cette générosité doit assurer la prospérité commune. Au contraire, toute manifestation d’avarice mettrait en danger l’existence même de la société, en s’aliénant les donateurs premiers et en interrompant la dynamique du partage comme l’expression tangible de la communauté politico-religieuse [18].
62Aucune société ne peut se comprendre par le seul éclairage de la notion de réciprocité. Cette dernière « est une relation “entre” deux termes. Elle ne dissout pas les parties distinctes au sein d’une unité supérieure, mais, au contraire, conjugue leur opposition et, par là même, la perpétue » [Sahlins, 1976, p. 222]. Parler de réciprocité, de don réciproque, ou encore de don agonistique n’est donc pas concevable sans la prise en considération des obligations solidaires en mesure d’englober rivalités et conflits [19].
63Mais avec la modernité, cet imaginaire d’une donation première, symbolisée de multiples manières, pourrait sembler dépassé. D’abord parce que la pensée savante insiste depuis plusieurs siècles sur le fait que les êtres humains créent leur propre société. Une manière d’écarter toute idée d’hétéronomie religieuse au profit du récit contractualiste. Une manière encore d’inscrire la modernité dans le seul univers de l’équivalence généralisée ou, plus largement, de la conditionnalité sous toutes ses formes. Soumise aux exigences d’une démarche comparative, une telle prétention d’autonomie n’est nullement évidente. Ne serait-il pas plus fructueux d’envisager une continuité entre le politico-religieux de l’humanité archaïque et traditionnelle et le politique de la modernité ? À commencer par voir dans la donation première une force instituante pour l’ensemble de l’humanité.
64Sous une forme transformée, le don symbolise toujours les sources de la vie proprement humaine, malgré l’emprise plus ou moins aliénante des systèmes de croyances et des imaginaires religieux. La donation est ce qui donne la vie; elle est la cause même de l’abondance, au sens de ce qui excède les stricts besoins de la survie; elle est surtout ce qui donne naissance aux relations humaines et au lien social [20].
DE LA RECONNAISSANCE
65Cette insistance sur la donation, telle qu’elle apparaît dans toute sa pureté dans la manière humaine de se représenter une forme ou une autre de l’au-delà, ne doit pas être vue comme la raison d’être d’une dette primordiale, à partir de laquelle la compréhension du monde deviendrait possible. À l’intérieur du schéma maussien, la donation est une composante essentielle du don. Elle est inséparable de l’obligation. Le « don-donation » suppose liberté, spontanéité et créativité, mais il ne peut se concevoir que dans les limites, plus ou moins larges selon les contextes sociaux et culturels, du « don-obligation », prescrit par des rites, des coutumes, des normes, des règles, ou encore des principes moraux, c’est-à-dire par tout ce qui renvoie au passé. À travers ces deux mouvements indissociables, les pratiques du don symbolisent la commune humanité des acteurs. Tout être humain, pour exister comme tel, doit être reconnu par autrui. C’est dire que le don comme forme générique s’inscrit pleinement dans le champ de la reconnaissance. La finalité ultime du don générique, à travers la circulation de choses et de mots, comme autant de symboles, est de créer, maintenir et renouveler la relation humaine. Dans la multiplicité de ses formes instituées, à travers le temps et l’espace, le don se rapporte toujours à une exigence constitutive de notre humanité, exprimée, selon les contextes, par des termes comme honneur, prestige, dignité, identité, respect, considération et d’autres encore. Dans tous les cas, l’être individuel aspire à être reconnu et traité comme une personne, c’est-à-dire à pouvoir reconnaître autrui et être reconnu par lui. Le don est fondamentalement un mouvement de reconnaissance réciproque [21].
66Dans son Essai sur le don, Mauss ne développe pas le thème du don de manière systématique sous l’angle de la reconnaissance. Mais cette dernière est exprimée par divers termes comme prestige et honneur certes, mais aussi respect, renommée, glorification, face, grandeur et même reconnaissance. Dans le sillage de Mauss et à la suite de différents auteurs contemporains, il faut mettre en évidence la vertu du don, qui est de permettre à la fois l’estime de soi et le respect d’autrui. Mais pour éviter de tomber dans l’idéalisme naïf d’un don propre à instaurer et à maintenir inconditionnellement des relations de confiance, il conviendrait de se demander ce qui pousse les êtres humains à agir. La réponse à une telle interrogation est malaisée, sauf à s’enfermer dans les facilités théoriques de la figure de l’individu rationnel mû par ses seuls intérêts. Mais cette représentation d’un être humain capable de faire des choix fait l’impasse sur un niveau plus profond et guère contrôlable, celui des passions et des désirs. Un tel soubassement psychique est constitutif de l’« homme total » [Mauss, 1973, p. 304]. Mais la passion de s’enrichir, même exprimée dans le langage de l’intérêt et vue ainsi comme le seul moteur d’une action humaine viable, doit être fortement relativisée. À la lumière des monographies portant sur de nombreuses sociétés archaïques, la passion d’être reconnu est plus fondamentale pour affirmer son être dans ses nécessaires relations avec les autres. Cette passion, comme les autres, est contenue, au double sens du terme, dans les pratiques du don. La vertu du don réside dans la possibilité de « se faire valoir », de manifester la valeur et les mérites de sa personne, en se comparant en quelque sorte aux autres. Mais cette valorisation, estimée comparativement, porte à la fois sur ce qui assure l’appartenance à un groupe et sur ce qui permet de s’affirmer dans son identité subjective.
67Telle est la double face du don, qui se réfère à un nous d’intensité et de taille variables, et à un je reconnu dans sa personnalité propre et dans ses rapports interpersonnels avec un tu.
68Une distinction devrait être faite entre la reconnaissance démocratique – celle qui attribue à tout individu la qualité de membre à part entière d’une entité sociale et politique déterminée – et la reconnaissance aristocratique ou agonistique, qui se manifeste pleinement dans des compétitions interindividuelles, pour se situer au-dessus du commun dans un champ de reconnaissance déterminé. La compétition constitutive du don est une action fondée sur l’estime de soi, telle qu’elle se constitue dans les relations avec autrui. La rivalité généreuse passe ainsi pour une vertu noble. Les rivaux entrent dans une compétition cérémonielle pour la « renommée de générosité [22] », pour « être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort et le plus riche » [ ibid., p. 270]. Mais cette lutte pour la reconnaissance poussée à l’extrême, illustrée notamment par le potlatch amérindien tel qu’il est rapporté par plusieurs ethnographes, est un « produit monstrueux du système des présents », ou s’actualise dans des pratiques qui exercent de « véritables ravages » [ ibid., p. 203 et 213]. Plus encore, ces formes hyperboliques de rivalité généreuse poussent les protagonistes à rechercher une supériorité incontestable, au point de rêver que l’adversaire ne puisse re-donner à son tour [23]. Un désir profond ne serait-il pas alors d’avoir le statut d’un dieu parmi les humains ? Et d’être ainsi le donateur premier dont la supériorité s’imposerait au point d’exclure toute rivalité. Mais dans un tel contexte de lutte, ne pas re-donner revient à ne plus être visible et à cesser d’exister socialement. À l’honneur et au prestige des gagnants correspondent la honte et le poids de l’humiliation des perdants. Des expressions comme être « aplati », « perdre la face » ou être traité de « face pourrie » [ ibid., p. 202 sq.] traduisent toutes la peur d’être stigmatisé par le regard méprisant des autres.
69Violence et don peuvent-ils être dissociés ? Avant même de pouvoir tenter de répondre à une question aussi redoutable, il importerait de s’interroger non seulement sur ce qui est préalable au geste même de donner, mais aussi sur les effets que ce geste entraîne. En d’autres termes et pour en rester au seul don de biens matériels, comment ne pas se demander d’où proviennent les biens donnés et reçus ? Plus précisément, qui a le pouvoir de donner et qui produit ce qui circule ? Et que deviennent ceux qui n’ont rien à donner [24]? Être reconnu comme un être humain et social à part entière suppose une aptitude à donner, ce qui implique de ne pas devoir se battre pour survivre. De même doivent être pris sérieusement en considération les effets du don, aussi bien pour ceux qui donnent que pour ceux qui reçoivent. Les uns peuvent se servir de la pratique du don, intentionnellement ou non, pour accroître leur gain matériel, les autres chercher à établir avec les donataires une relation de stricte domination.
70Diverses formes de don, perverties, malfaisantes ou encore maléfiques, constituent autant d’opérateurs de relations déshumanisantes. Le don n’est alors qu’un moyen pour augmenter pouvoir et richesse au détriment d’autrui. Il est ce qui permet d’afficher son mépris à l’égard des donataires, particulièrement dans le don aux pauvres. Ou encore, symbole à la fois de la vie et de la mort, il est « don-poison » [Mauss, 1969, p. 46-51]. Le don n’assure donc pas inconditionnellement un mouvement de reconnaissance partagée. Le don en retour n’est jamais fixé, même dans les contextes les plus cérémoniels et les plus ritualisés. Il n’y a certes pas de don sans règles ou obligations instituées. De même, pas de dons équilibrés sans un fort sentiment d’appartenance à des nous, dont le plus englobant devrait être – et est déjà très partiellement – l’humanité tout entière.
71Aussi, contre une morale toujours plus envahissante de l’intérêt privé, transmuée en une vénalité dégradante, l’approche maussienne se doit de défendre une éthique du don [25]. Au-delà de ses multiples formes instituées, la relation de don est création et maintien de la reconnaissance d’autrui, par la médiation des choses et des paroles, sauf à verser dans des dérives destructrices. Le don n’est autre que la vie, comme la condition nécessaire d’une participation effective au monde [26]. Ce qui suppose de pouvoir répondre à plusieurs questions essentielles : qui donne quoi et à qui ? Ou encore : une telle action, comment se passe-t-elle, quand et où ? Les formes spécifiques de don créatrices de valeurs relationnelles sont toutes des formes culturellement définies du « principe même de la vie sociale normale » [Mauss, 1973, p. 263]. De manière plus explicite, un tel principe trouve sa pleine expression dans un don dont l’intention des acteurs est d’être socialement reconnus d’une manière ou d’une autre.
LE DON MALGRÉ TOUT
72Avec le projet de la modernité, des logiques spécifiques de l’action s’autonomisent progressivement, au point d’instituer des domaines radicalement différents. L’insistance sur la gratuité du don charitable, propre à la sphère religieuse, laisse en quelque sorte le champ libre à l’expression la plus instrumentalisée de l’intérêt, dans un univers économique toujours plus dominant. De la même façon, les relations impersonnelles tendent à se dichotomiser. S’instaure ainsi une antinomie bien ancrée dans nos représentations et dans nos institutions, celle qui oppose donation et intérêt.
73D’une part, mais de manière tout à fait subordonnée, la donation comme gratuité – héritage de la tradition chrétienne de la charité et de la figure du prochain qui se retrouve dans le champ de l’aide caritative et humanitaire.
74D’autre part, l’intérêt calculé propre à des individus pris dans une réciprocité utilitaire et une indifférence partagée. Mais ce dualisme entre un ordre économique « naturel » et des « restes » est aujourd’hui largement remplacé par un modèle économique généralisé [Berthoud, 1989]. Le langage des coûts et des avantages semble suffire pour comprendre le monde. Les catégories économiques, devenues hégémoniques, rendent invisibles la part du don constitutive de maintes actions individuelles et collectives ou, au mieux elles les travestissent.
75Ce discours économique généralisé est devenu l’objet de réflexion du MAUSS depuis plus de vingtans. Cette aventure intellectuelle a permis de reprendre de manière systématique la critique radicale de la visée totalitaire du modèle économique. Elle a progressivement débouché sur la difficile construction d’une voie alternative et complémentaire à partir des acquis théoriques de Mauss. Peut-être le temps serait-il arrivé de dépasser la juxtaposition des contributions individuelles, pour parvenir à une synthèse qui serait une véritable œuvre collective ?
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Notes
-
[1]
Il ne prétend en aucune manière constituer une véritable synthèse, propre à mettre ensemble les nombreuses contributions parues dans la Revue du M.A.U.S.S. et ailleurs. Il porte sur quelques réflexions à partir d’ouvrages récents sur la théorie maussienne du don [Anspach, 2002; Caillé, 2000; Godbout, 2000; Hénaff, 2002].
-
[2]
« Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y avoir un troisième terme » [Castoriadis, 1986, p. 54]. Une condition constitutive du don comme relation triadique [Descombes, 1996, p. 237].
-
[3]
Le sens commun de société et des termes qui lui sont liés, comme social, sociétal, sociabilité, ou encore socialité, renvoie à l’idée générale d’association et de réunion marquées par des relations durables. Au niveau du sens commun déjà, l’idée du social est ambiguë. Comme terme englobant, elle qualifie l’ensemble des relations constitutives d’une entité collective ou d’une société. Comme terme plus spécialisé, elle circonscrit une dimension particulière de la vie collective, vue comme extérieure aux sphères économique et politique. Ainsi des références au mouvement social, à la sécurité sociale, au travail social ou encore au service social. Une ambiguïté qui se retrouve au niveau de la vision savante du social.
-
[4]
L’institution signifie au sens large les « règles publiques d’action et de pensée » selon Mauss [ 1968, p. 25]. À suivre encore Ricœur, « le langage est la grande institution – l’institution des institutions – qui nous a chacun dès toujours précédé » [ 1985, p. 400].
-
[5]
L’idée que la science et la technologie doivent repousser en permanence les frontières de la connaissance des lois de la nature est constamment invoquée pour légitimer les recherches, de quelque nature qu’elles soient.
-
[6]
Pour le savoir technoscientifique, « la grande affaire n’est ni la vérité ni l’universalité, mais la puissance. La puissance au sens de domination, contrôle, maîtrise sans doute, mais aussi, et de plus en plus, au sens d’actualisation illimitée du possible par des pratiques manipulatrices et opératrices appliquées à une matière extraordinairement plastique qui inclut le vivant [et donc l’être humain]» [Hottois, 1994, p. 150].
-
[7]
Si une limitation de la technique et même de la science était culturellement envisageable, il resterait à se demander « où on trace la limite et qui la trace et à partir de quoi » [Castoriadis, 1999, p. 216].
-
[8]
Voir par exemple, Gildas Richard, qui reprend, dans son ouvrage Nature et formes du don [ 2000], une critique fréquemment faite à Mauss, celle de confondre don et échange.
-
[9]
Bien d’autres citations pourraient être ajoutées, qui ne feraient que confirmer le large consensus établi autour d’une stricte vision généalogique du don maussien.
-
[10]
Une idée reprise par exemple, par Lefort, pour lequel l’Essai sur le don est « un essai sur les fondements de la société » et donc une tentative de savoir « à quelles conditions une société est possible » [ 1951, p. 1401].
-
[11]
Avec la redécouverte de l’Antiquité gréco-romaine à la Renaissance, « on reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des notions et des méthodes oubliées; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux » [Lévi-Strauss, 1973, p. 319-320].
-
[12]
Interroger les vérités situées de la culture dite moderne ne signifie en aucune manière défendre le relativisme enfermant chaque culture dans les limites de ses propres normes. Mais refuser l’idée d’une irréductibilité des cultures n’implique pas nécessairement de verser dans l’orthodoxie de l’universalisme abstrait.
-
[13]
À la fin de son magnum opus, Les Argonautes du Pacifique occidental [ 1922], Malinowski affirme : « Il ne nous sera pas possible de parvenir au but suprême assigné par Socrate, qui est de se connaître soi-même, si nous ne sortons jamais du cercle étroit des coutumes, des croyances et des préjugés qui, dès notre naissance, nous emprisonne » [ 1963, p. 589].
-
[14]
Des mots comme don, échange, réciprocité, partage, redistribution et solidarité forment un ensemble d’éléments mal définis et dont l’usage varie fortement d’un auteur à l’autre. De même, un rapide examen des dictionnaires spécialisés en anthropologie, en sociologie et en philosophie, montre combien les entrées « don » et « échange » se caractérisent par des confusions et des malentendus. Ceux qui affichent avec force leur certitude, en prônant le rabattement de la catégorie du don sur celle de l’échange, devraient s’interroger sur une telle facilité et surtout sur un tel réductionnisme. Et plutôt que de parler d’échange de dons, pourquoi ne pas reprendre le verbe « s’entre-donner », même si pour le dictionnaire, il s’agit là d’un terme vieilli ?
-
[15]
Cette idée se retrouve à la fois dans les croyances de certaines sociétés et dans des textes savants. Voir, parmi d’autres, Bataille [ 1967, p. 68], Godelier [ 1996, p. 155], Starobinski [ 1994, p. 20] et Taussig [ 1995].
-
[16]
Par exemple, Luc de Heusch affirme, à propos de la « royauté sacrée » : « Le corps de la personne royale est précisément le lieu où s’articulent l’ordre naturel et l’ordre culturel. Il est responsable autant de l’équilibre du premier que de l’harmonie du second » [ 1997, p. 216].
-
[17]
Par exemple, le roi des Jukun, au Nigeria, passe pour « la source vive de l’agriculture ». Il est ainsi nommé « notre millet, nos arachides, nos haricots » [Heusch, 1997, p. 214]. Ou encore, le terme qui désigne le chef chez les Dii du Cameroun signifie « chef de l’abondance » [Muller, 1999, p. 390].
-
[18]
L’opposition entre avarice et générosité peut servir à légitimer une inégalité radicale. Selon un mythe hawaïen, la discrimination entre gens ordinaires et chefs reposait sur le fait que les premiers ne recherchaient que leurs propres avantages et furent ainsi vite oubliés. Au contraire, les seconds, avec leurs longues généalogies qui les reliaient directement aux dieux, savaient se faire des dons les uns aux autres [voir Sahlins, 1996, p. 406].
-
[19]
Une telle norme de solidarité, au sens étymologique de « pour le tout », se retrouve par exemple, dans des mythes de fondation pour lesquels un don initial serait le point de départ d’une entité politique [voir Muller, 1999]. D’autres mythes, à l’inverse, fondent la société sur une violence première imposée par des étrangers. Ce qui entraîne néanmoins don et générosité, entre étrangers et indigènes, une fois l’entité politique instituée.
-
[20]
Imaginer la donation première comme la source même de l’abondance renvoie, conformément à l’étymologie, à des images de flots, de flux et, plus abstraitement, à ce qui afflue. Mais ces métaphores fluviales, qui évoquent la fertilité et la générosité, peuvent s’inverser et signifier le débordement et la violence destructrice.
-
[21]
« La personnalité [… ] se définit universellement par sa capacité de se reconnaître et de se faire reconnaître en communiquant avec d’autres par le moyen de langages et de symboles » [Ortigues, 1985, p. 522-23].
-
[22]
Voir Somlò, un précurseur de Mauss reconnu explicitement par ce dernier, qui se sert de l’expression « der Ruf der Freigebigkeit » [Berthoud, 2000, p. 37-55].
-
[23]
« L’idéal serait de donner un potlatch et qu’il ne fût pas rendu » [Mauss, 1973, p. 212].
-
[24]
Dans le contexte mélanésien par exemple, ils sont des « hommes de rien » [Strathern, 1971, p. 205; Panoff, 1985].
-
[25]
À propos du thème de « la liberté et de l’obligation dans le don », Mauss considère qu’« il ne suffit pas de constater le fait, il faut en déduire une pratique, un précepte de morale » [ 1973, p. 262].
-
[26]
Selon Lefort, « le don qui intéresse Mauss est ce don à la faveur duquel des hommes se rapportent les uns aux autres en se distinguant, en se percevant chacun, l’autre de l’autre, et, en s’assurant, chacun, des repères de sa position sociale, peut-être faudrait-il dire, de sa dignité, de son image d’homme » [ 1993, p. 78].