Notes
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Moi ? Je n?ai quasiment rien dit? (A. C.)
1Dans le numéro précédent de la revue (n° 21,1er semestre 2003), nous avions entamé la publication du texte de Joël Roucloux, jeune écrivain belge. Cet essai d?« égo-histoire », destiné non à faire un bilan ? bien précoce ? mais à faire le point, a d?abord été écrit dans le cadre d?une correspondance. Il raconte les pérégrina-tions intellectuelles et les enthousiasmes successifs d?un Candide pas si naïf, d?un Bouvard ou d?un Pécuchet pas si sot. La forme narrative permet d?évoquer un certain nombre de problèmes avec une légèreté éclairante, d?où la décision de publier cette chronique. Dans l'« épisode » précédent intitulé « De l'anthropologie culturelle à l'histoire des représentations », JoëlRoucloux racontait notamment comment, après avoir hésité entre l'anti-occidentalisme et l'universalisme, il s?était attaché à ce dernier en se centrant sur l'?uvre de Pierre-AndréTaguieff. Il propose cette fois-ci un commentaire critique de certains aspects de l'?uvre du sociologue et philosophe, au risque de mettre en suspens la dynamique narrative de son récit. La réflexion porte à la fois sur les possibilités et sur les modalités de la discussion, que celle-ci s?envisage entre des cultures très différentes ou à l'intérieur même de la tribu des clercs parisiens. En dépit du tour ? provisoirement ? plus « conceptuel » que prennent ces pages, le « voyage » n?est pas interrompu puisqu?une référence permet de glisser vers une autre. Après une escale dans la philosophie de Chaïm Perelman et l'évocation d?un débat entre James Baldwin et Margaret Mead, la mini-odyssée se poursuit insensiblement et nous donne rendez-vous ? dans le prochain numéro ? avec l'?uvre de Louis Dumont.
QUESTIONS DE MÉTHODE : À PARTIR DE CHAÏM PERELMAN
2L?un des rares textes explicitement méthodologiques de P.-A. Taguieff est un texte d?hommage au philosophe bruxellois Chaïm Perelman, dont le nom était déjà célébré dans les premières lignes de la Force du préjugé. Ce texte publié dans la revue Lignes est intitulé « L?exil et le dialogue : l'étoile de la rationalité juridique » (1989). Il permet d?associer la démarche de l'historien des idées à une théorie implicite de la connaissance. Je me permets de citer quelques extraits substantiels de cette analyse dont les lignes de force m?inspirent encore. C?est en effet, non sans paradoxe, le détour par l'?uvre du très parisien Taguieff qui a attiré mon attention sur l'« école de Bruxelles ».
Le paradigme juridique : quand la rationalité renoue avec la tradition
3Dans le texte dont je donne des extraits, Taguieff commente essentiellement un texte de Perelman daté de 1976 intitulé « Ce que le philosophe peut apprendre par l'étude du droit ».
« Si l'on distingue les deux grandes traditions qui dominent dans l'histoire
de la philosophie occidentale, selon les modèles de rationalité qu?elles
supposent :paradigme logico-mathématique de Platon à Descartes et Leibniz,
paradigme physico-expérimental d?origine aristotélicienne mis en avant
par l'empirisme moderne, l'immense mérite de la Nouvelle Rhétorique de
Perelman aura été d?ouvrir une troisième voie philosophique, fondée sur
le paradigme juridique. [? ] les philosophes mathématiciens, par exemple,
ont toujours supposé que la méthode mathématique était requise pour bien
penser, vraiment penser, philosopher avec rigueur (Descartes ou Spinoza),
ou pour ?mettre fin aux divergences des philosophes par les mêmes procédés
qui mettent d?accord les mathématiques? ? voyez Leibniz ? mais Russel
en a donné une version « empiriste ». C?est cet intellectualisme rationaliste,
tendant à l'idéalisme (même lorsqu?il se dit empiriste), qui ?n?a pas hésité
à témoigner son mépris pour le droit, pour ses techniques et pour ses
auxiliaires?. Allons à l'essentiel : le rationalisme est la philosophie générale
de la rupture, quelle que puisse être la méthode recommandée pour rompre
(avec le sens commun, la tradition, le passé, l'histoire, les préjugés, l'opinion,
la perception sensible, la superstition, etc.). C?est pourquoi le rationalisme
classique tend à poser en idéal épistémique la méthode axiomatique et la
démonstration formelle, de type déductif. Or, le raisonnement juridique
offre un modèle tout autre qui permet de concevoir un type différent de
rationalité :?Alors que Descartes aurait voulu construire son savoir rationnel
à partir d?un doute universel, qui marque une rupture avec le passé, pour
les juristes toute rationalité est continuité?. »
5La rationalité juridique permet de lier l'argumentation à « une raison essentiellement pratique, tournée vers la décision et l'action raisonnables », rationalité pratique déniée ou méconnue par le « dogmatisme rationaliste ». Perelman
écrit : « C?est une illusion de croire qu?un ordre nouveau puisse s?imposer
par sa seule rationalité : s?il est reconnu comme tel, c?est qu?il est conforme
au critère de rationalité préalablement admis, et qu?il n?est donc pas en rupture complète avec le passé. » La rationalité juridique est donc « toujours une
forme de continuité : conformité à des règles antérieures ou justification du
nouveau, au moyen de valeurs anciennes ». De sorte que « seul le changement nécessite une justification, la présomption jouant en faveur de ce qui
existe ». Dans son livre Justice et Raison, Chaïm Perelman écrivait encore :
« Je crois que les seuls moyens discursifs dont nous disposions en la matière
relèvent non de techniques démonstratives, c?est-à-dire contraignantes et
rationnelles, dans le sens étroit de ce terme, mais de techniques argumentatives,
qui ne sont pas contraignantes, mais qui pourraient tendre à montrer le caractère raisonnable des conceptions présentées. » Taguieff poursuit son commentaire par la mise en évidence de quelque chose qui me tient beaucoup à
c?ur et que j?appellerais la compatibilité méconnue entre la tradition et la
rationalité.
« [? ] L?utopisme du rationalisme impérial se dévoile ainsi de lui-même,
dont le rêve irréalisable est de fonder toutes les règles d?action sur des
principes transparents aux yeux de la pure raison. Les vaines espérances
d?une morale ou d?une politique définitives s?alimentent à la passion
spécifique du rationalisme intempérant, ce fanatisme caché du désir
d?omnipotence de la raison théorique. Et une leçon de sagesse politique
dérive d?une telle réhabilitation juridico-pratique des formes non rationalistes
de la rationalité : ?Ce qui est sans aucune attache avec le passé ne peut
s?imposer que par la force, non par la raison.? Un peu de rationalisme
éloigne du passé et de la tradition, beaucoup d?exigence rationnelle y
ramène [je souligne]. Le conservatisme comme disposition intellectuelle
et non pas comme idéologie est une dimension inéliminable de la rationalité
pratique, sauf à assumer les conséquences totalitaires de l'éradication de
celle-ci ? ce à quoi conduit l'hypercriticisme. »
Une éthique de la discussion pluraliste
7Grâce à la rationalité juridique, cette nouvelle « étoile » du philosophe, Taguieff croit pouvoir surmonter, au moins du point de vue de la méthode, la tension entre l'universalisme et le relativisme en fondant un « pluralisme universaliste ». Perelman écrit en effet : « Le philosophe, tout comme le juge, a intérêt à entendre les points de vue opposés avant de se décider. En effet, son rôle n?est pas simplement de décrire et d?expliquer le réel, à la manière du savant qui vise l'objectivité, il doit prendre position à l'égard du réel. Son ontologie n?est pas simple description du réel, mais hiérarchisation de ses aspects »; le philosophe, résume Taguieff, n?étant « jamais totalement assuré de l'universalité de ses normes et de ses valeurs », « doit s?engager dans un dialogue aussi systématique que possible, ouvert à tous les contradicteurs et les objecteurs ». « [? ] La raison du philosophe doit rester accessible à la fois aux objections des contradicteurs et à celles des situations concrètes constituant des obstacles ou des exceptions au regard des principes posés comme universels. » J?ajouterais que le « conservatisme » dont il est ici question est d?ordre prudentiel et non pas normatif : son ouverture méthodologique aux objections et aux situations concrètes n?est pas un luxe ou un supplément d?âme, mais le lieu même de sa légitimité puisque c?est par cette ouverture que la rationalité juridique prouve qu?elle est moins dogmatique, plus humaine que les autres types de rationalité.
8Poursuivant l'étoile perelmanicane de la rationalité juridique, le Roi mage Taguieff se déclare donc en recherche d?une « philosophie pluraliste a-dog-matique » qui serait nécessairement « une métaphysique du dialogue et du questionnement, c?est-à-dire une philosophie de l'intersubjectivité ». Il s?agirait rien moins que d?une « voie étroite » mais « seule féconde ». Choisir cette voie et la défendre va de pair, bien sûr, avec une polémique implicite contre les autres traditions et théories de la connaissance. Ces contre-modèles peuvent être énumérés :
- tout d?abord, bien sûr, le rationalisme dogmatique inspiré par le paradigme physico-mathématique, aveugle à la multiplicité, déniant toute sub-stance au conflit des valeurs et se présentant comme la solution a priori à tous les problèmes. En ce sens, le rationalisme dogmatique est un « irénisme autoritaire »? et peut-être, ajouterais-je, à vocation « totalitaire ».
- mais, pour Taguieff, la rationalité juridique et la philosophie rhétorique se distinguent également de la phénoménologie et de ses adaptations herméneutiques ou « communicationnelles ». Il ne s?agirait là en effet que d?une « forme douce et compréhensive » de l'irénisme propre au rationalisme dogmatique. Le pluralisme des valeurs qui nourrit la discussion n?est plus nié autoritairement mais en quelque sorte anesthésié par enveloppement et amollissement. Il s?agirait, dirais-je, d?un irénisme tour à tour émollient et vénéneux : de gentils infirmiers armés de seringues ont pris la place des maniaques de la tronçonneuse.
- la rationalité juridique s?oppose tout autant à ce que j?appellerais ces irénismes à rebours que sont les « pluralismes absolus sans espoir » ? soit « les philosophies néotragiques (de style nietzschéen ou wébérien), néo-cyniques (J.-F. Lyotard) ou néosophistiques (les philosophies empiristes du langage) ».
- enfin, elle s?oppose aux « synthèses molles » et autres syncrétismes expéditifs où le conflit des valeurs est esquivé par un confusionnisme bienpensant (Taguieff donne l'exemple des contradictions du mouvement antiraciste).
9Plusieurs de mes correspondants occasionnels ont bien voulu prêter attention à la dimension méthodologique de ma démarche, dimension qui me paraît non moins importante que la définition des contenus et, à vrai dire, plus urgente.
10Sans se concerter, ils ont parlé d?une « éthique de la discussion » en prenant soin de mettre cette expression entre guillemets. Ils voulaient dire par là que ce que je recherche peut être intéressant, mais diffère sensiblement de ce que l'on entend généralement par là en relation avec la philosophie de Habermas.
11En effet, contrairement à plusieurs de mes interlocuteurs et correspondants, je n?ai guère médité Habermas, notamment d?ailleurs à cause du point de vue peut-être cavalier et expéditif de Taguieff : la raison communicationnelle et l'éthique de la discussion habermassienne seraient un irénisme secrètement autoritaire et ne relèveraient donc pas moins d?une philosophie de la rupture que le rationalisme dogmatique. Je m?avoue parfaitement incapable de trancher sur le fond : mon sentiment de ne pas avoir fait fausse route est tout à fait intuitif et arbitraire. Jürgen Habermas a eu l'occasion d?intervenir directement sur des sujets qui me tiennent plus immédiatement à c?ur que sa philosophie propre. D?une part, il a été l'un des principaux animateurs de la querelle des historiens allemands sur la mémoire et l'historicisation du nazisme ( Historikerstreit). Habermas ne s?est pas contenté de dénoncer les thèses d?Ernst Nolte, ce qui, j?y reviendrai, va tout à fait dans le sens que je souhaite : il a paru amalgamer trois historiens aux démarches sensiblement différentes et dénoncer à partir de cet amalgame un air du temps préjudiciable à la démocratie allemande. Une discussion minutieusement argumentée au cas par cas et en fonction de normes précises ? la déontologie propre à l'historien par exemple ? aurait été sans doute plus légitime et plus efficace.
12Plus récemment et de manière beaucoup plus critiquable, Habermas a paru orchestrer une véritable diabolisation des questions relatives à l'eugénisme qui avaient été soulevées par Peter Sloterdijk ( Hysterikerstreit). La raison habermassienne s?est ainsi exposée à la réputation d?être une instance de légitimation d?une éthique normative sous-jacente qui, quant à elle, prendrait grand soin de se dérober à la discussion. Toutes ces raisons, qui sont de bien mauvaises excuses, ont contribué à mon ignorance crasse de la « bonne nouvelle » habermassienne. Jusqu?à plus ample informé, je renvoie au point de vue très critique d?Alain Caillé [1] sur Habermas, lequel point de vue, autrement argumenté que le mien, ne m?a pas donné envie de revenir sur mes réticences de départ.
Un tribunal de fait
13Non, c?est bien la méditation de la rationalité juridique perelmanicane telle qu?elle m?a été révélée par les études de Taguieff qui est à l'origine de l'« éthique de la discussion » embryonnaire que je recherche. Aussi n?est-il pas inintéressant de signaler que Taguieff développe aussi un point de vue critique à l'égard de Perelman au point d?en appeler à une rhétorique postperelmanicane.
14Pour Taguieff, Perelman aurait eu tendance à sous-estimer la dimension inévitablement conflictuelle et polémique de toute argumentation : toute argumentation serait, en quelque manière, une contre-argumentation. La rationalité juridique de Perelman tendrait donc in fine à une philosophie par trop conservatrice, statique, du consensus là où Taguieff recommanderait plutôt une philosophie dynamique de la controverse. Le modèle du philosophe n?est plus tant alors le juge, aussi ouvert soit-il, que l'avocat ou le procureur. Le polémologue se propose d?étudier l'interaction propre au débat de ces derniers.
15Voici huit ans que j?observe les ?uvres et les engagements de Taguieff et ce qu?est devenue la « philosophie de la controverse » qu?il appelait de ses v?ux à l'orée des années quatre-vingt-dix. Je crains beaucoup qu?elle n?ait basculé dans le polémisme, c?est-à-dire qu?elle ne soit retombée dans ce que la rationalité juridique avait notamment pour vocation d?éviter : le pluralisme agonistique et désespéré de type « nietzschéo-wébérien », la « guerre des dieux ». Tel aurait été le destin de l'hybristaguiévienne par-delà ses grandes promesses des années quatre-vingt.
16Nombre de questions dont je me suis occupé au cours de ces huit années qui me séparent de mon « tournant » de 1994 peuvent être avantageusement décrites à la lumière de l'analogie juridique et de la notion de jurisprudence.
17La mesure de quarantaine intellectuelle prise à l'encontre d?AlaindeBenoist, penseur maudit aux idées réputées dangereuses et contagieuses, doit-elle être maintenue ou levée ? Faut-il réintégrer Ernst Nolte dans la communauté des historiens dont il a été implicitement exclu à la suite de la querelle des historiens en Allemagne ? Le terrible exemple de l'eugénisme nazi autorise-t-il à diaboliser toute forme de problématique eugéniste ? Les exemples sont légion.
18Je connais l'objection des graves philosophes et autres historiens de la philosophie : ce serait là une manière extrêmement anecdotique et bien inutilement dramatisée de poser les problèmes fondamentaux. Je laisse à mon lecteur de Sirius le soin ou non de se rallier au verdict autorisé de ces sorbonnicoles. Je n?ai à vrai dire que mon expérience personnelle à faire valoir contre eux. Le monde intellectuel est le théâtre permanent de jugements et de condamnations qui s?échangent et s?affrontent en dehors de tout semblant de rationalité et, partant, de toute procédure clarifiée. Ce qui tranche, en définitive, est la loi du plus fort, par exemple du journal le plus influent.
19Les graves philosophes diront que ce n?est là, après tout, qu?un problème « parisien » et qu?il n?y a pas matière à mettre en vedette ces quelques pâtés de maisons? où se niche le c?ur battant de l'essentiel de ce qui se publie en langue française. J?affirmerai, quant à moi, que le monde intellectuel et éditorial parisien n?est jamais qu?une caricature du monde intellectuel en général : la théâtralisation systématique des débats a l'immense avantage de manifester l'arbitraire du tribunal. Rien n?assure que l'arbitraire soit ailleurs moins présent, peut-être n?est-il que plus discret. L?arbitraire parisien a quelque chose d?énorme et d?intempérant qui frappe les observateurs et qui le signale précisément comme arbitraire : c?est déjà quelque chose. Un tribunal qui respecterait un minimum de règles et dont, surtout, les règles elles-mêmes feraient l'objet d?une discussion claire et publique, serait encore mieux; mais, encore une fois, je préfère cette cour chaotique et bruyante aux huis-clos non moins arbitraires mais que personne ne soupçonne parce qu?ils prennent soin d?étouffer par avance les rumeurs.
20Le moment arrive souvent ? il arrive toujours ? où les grands philosophes et les graves sorbonnicoles publient un livre et se prennent à espérer
qu?il se diffuse bien au-delà de leur tour d?ivoire. Soudain, les critiques des
journaux, les directeurs de collection et les chroniqueurs de revue cessent
d?appartenir à cette valetaille hystérique qu?est l'intelligentsia aux yeux des
universitaires pour devenir des gens infiniment fréquentables. Ces belles âmes,
à qui la métaphore de la jurisprudence soulevait le c?ur, deviennent bientôt
les courtisans assez risibles des petits despotes qui se croient autorisés par
essence à faire et défaire les réputations. Que l'on me croie donc sur parole :
le tribunal existe, quoi qu?on en dise, et quand bien même n?en verrait-on pas
les tribunes. Paris est encore le moins haïssable des tribunaux parce que
l'hystérie y met constamment en difficulté l'hypocrisie.
Contre la guerre des mémoires
21Taguieff paraît opposer à Perelman cette remarque d?O. Reboul : « Il est normal que la cause la moins bonne ait ses avocats, non parce qu?elle est juste, mais parce qu?il est juste qu?elle soit défendue. » Il termine son article par ce constat mi-lucide, mi-désespéré : « La recherche d?un accord ne peut se fonder sur un accord. » N?est-on pas ici en pleine autoréfutation ? Le reproche adressé par Taguieff à l'encontre de la rationalité juridique perelmanicane, reproche de trop méconnaître le caractère conflictuel de toute argumentation et donc de reconduire in fine à l'irénisme, n?est pas infondé mais, à le suivre trop loin, on se demande ce qui restera de la rationalité juridique et, partant, pourquoi il convenait de lui rendre un si vibrant hommage. On se demande en particulier ce que la philosophie de la controverse défendue par Taguieff conserve de la célébration tonique et courageuse du conservatisme méthodologique et du caractère raisonnable du recours à la tradition propres à la rationalité juridique. Entre la dynamique polémiste et le traditionalisme juridique, il convient, à tout le moins, qu?une hiérarchie soit définie.
22L?un des effets les plus concrets sur les pratiques argumentatives de la mise en évidence de la rationalité juridique est la réhabilitation de l'argument d?autorité et en l'occurrence, de l'autorité de la chose jugée : de la jurisprudence. On sait que l'imaginaire dit « moderne » s?est dressé contre l'argument d?autorité et, singulièrement, contre l'autorité d?Aristote qui permettait de cadenasser bien des questions. Réhabiliter l'argument d?autorité, c?est oser prendre le contre-pied de toute cette philosophie de la rupture qui s?est érigée elle-même en tradition, à ce qu?il faut bien appeler la tradition de la rupture. Dans les théories de l'argumentation, proches en cela des méthodes de la critique historique, l'argument d?autorité n?est pas réputé a priori nul et non avenu ou, à tout le moins, d?une grande faiblesse. La force de l'argument d?autorité ne dépend pas des préjugés ou de la mauvaise humeur des « modernes », mais de son insertion dans l'ensemble de l'argumentation.
23L?argument d?autorité est considéré a priori comme valide, mais l'appréciation de sa force ou de sa faiblesse dépendra de l'ensemble de la structure argumentative. Dans tout domaine qui m?est inconnu, que je ne maîtrise guère et où n?existe aucun argument d?autorité plus récent ou mieux assis qu?Aristote, il est très raisonnable de supposer qu?Aristote a dit quelque chose de plus pertinent que moi et qu?il est fécond de réfléchir à partir de son point de vue, quitte à se retourner bientôt contre lui.
24Dire que toute cause, c?est-à-dire également les causes presque unanimement tenues pour scandaleuses ou infâmes, mérite d?être défendue et défendue en permanence, c?est en réalité tourner le dos à la rationalité juridique et, dans tous les domaines délicats où une vive sensibilité d?une partie du public est en jeu, c?est exciter la guerre permanente des mémoires et le sentiment général de confusion. Étrange « rationalité pratique » que celle qui excite les hystéries collectives et les paranoïas croisées !
25Pour toute cause délicate ? et, à l'expérience, je dirais que toute question cruciale est délicate et de nature à soulever les passions ?, il est légitime d?interroger la tradition, c?est-à-dire de voir si une jurisprudence dominante peut être définie. Si la cause semble avoir été tranchée dans un sens à un moment donné, on ne voit pas pourquoi elle devrait être indéfiniment plaidée et replaidée par des avocats polémistes. Il faut un fait nouveau solide pour qu?une nouvelle procédure soit lancée, qu?un nouveau procès soit engagé, c?est-à-dire que le risque de retourner le fer dans la plaie du public soit à nouveau encouru.
26L?un des grands atouts de la métaphore juridique est d?intégrer la notion de tact à la démarche intellectuelle. Il permet de surmonter méthodologiquement la tension entre histoire et mémoire. Il est légitime d?attendre une argumentation solide et établie sur des faits nouveaux de la part de ceux qui remettent en procès une question que l'on croyait tranchée et qui est de nature à rouvrir bien des plaies. Si la discussion intellectuelle revient à fourrager de manière intempestive dans les blessures d?autrui sans que l'on prenne jamais la peine de justifier cette effervescence et cette cruauté de fait, alors il ne faut pas s?étonner qu?un fossé se creuse entre les intellectuels et leur public supposé, il ne faut pas s?étonner que l'hystérie s?empare de la résolution de tous les problèmes, y compris les plus anodins.
27La métaphore juridique, j?en conviens, va à l'encontre de la liberté illimitée et sans entrave qui est généralement reconnue comme inhérente à la fonction intellectuelle. Cette liberté s?avère à l'examen très précaire : elle doit compter avec mille impondérables que l'illusion que nous avons de vivre dans une société particulièrement « libérale » et « pluraliste » empêche de penser.
28PaulThibaud, ancien directeur de la revue Esprit et ancien président du Centre national du Livre, a suggéré récemment que nous nous installerions dans une « démocratie des bouches cousues ». Nombreux sont les intellectuels qui redoutent que la loi contre le négationnisme ne constitue un précédent et ne favorise une immixtion croissante du judiciaire dans la vie de l'esprit.
29Plus nombreux encore sont ceux qui s?inquiètent du pouvoir que s?arrogent les journalistes dans la discussion intellectuelle. Ces inquiétudes ne sont pas infondées et certains indices pourraient même laisser croire que la liberté de recherche et de discussion se réduit comme une peau de chagrin.
30Cette situation n?est pourtant pas, à ce qu?il me semble, exclusivement liée à des facteurs externes qu?il suffirait de conspuer. Il faudrait aussi admettre que la communauté intellectuelle a les plus grandes difficultés à se penser elle-même comme une communauté de fait, communauté vouée à appréhender les questions qui se posent à elle. Si ces questions sont réelles, mais qu?il n?existe aucune méthode pour les affronter et que la communauté intellectuelle se complaît dans des déchirements incompréhensibles au dehors, alors il ne faut pas s?étonner que d?autres les tranchent avec plus ou moins d?arbitraire. Il est trop facile de hurler à l'effondrement de la démocratie, au retour de la censure et de l'Inquisition, ou, plus sobrement, à un affaissement, à une décomposition des valeurs de l'esprit. C?est là une manière, me semble-t-il, purement réactive et un peu courte de penser le sentiment de déclin qu?à Paris, j?ai ressenti partout comme palpable. Le problème vient aussi de ce que la communauté intellectuelle ne se pense comme communauté de destin que dans les cas limites, c?est-à-dire dans ces moments où intellectuels et éditeurs se coalisent contre des projets caractérisés et globaux de censure. En dehors de ces rares moments, tout se passe comme si la communauté intellectuelle méconnaissait le public (l'auditoire) auquel elle prétend s?adresser (et qu?elle prétend servir) ainsi que les menaces qui, de tout temps, aujourd?hui comme hier, pèsent sur la liberté de l'esprit. Il y a là, en somme, une formidable naïveté en même temps qu?une formidable irresponsabilité.
Portrait de l'intellectuel en « enquêteur »
31Ces précisions quant à la notion de rationalité juridique permettent d?esquisser une théorie des relations entre l'histoire des idées et la « philosophie ».
32Si le « philosophe » et, à sa suite, tout lecteur motivé et tout citoyen éclairé ont intérêt à prendre modèle sur la figure du juge, c?est pour une meilleure prise en considération de la tradition, c?est-à-dire de la jurisprudence. Dans le domaine de la discussion intellectuelle, c?est l'historien des idées qui paraît le plus qualifié pour établir cette jurisprudence sous la forme d?une historiographie aussi complète que possible. Une jurisprudence dominante se dégage-t-elle ? Comment et à partir de quand s?est-elle établie ? Y a-t-il des différences d?un pays à l'autre ? Dans tous les cas où une jurisprudence dominante pourra être dégagée, il s?agira de la mettre à l'épreuve des objections légitimes fondées sur des faits nouveaux.
33Comment établir ces « faits nouveaux », comment négocier ces « compléments d?enquête » que leur examen requiert ? C?est ici que l'on aurait peut-être intérêt à élargir la notion de rationalité juridique à celle de rationalité judiciaire. Il me semble en effet que la mission spécifique de l'intellectuel s?apparente davantage encore à celle du juge d?instruction qu?à celle du juge tout court. La rationalité juridique en tant que jurisprudence mise à l'épreuve des situations concrètes s?impose en effet à l'ensemble du public « éclairé ».
34La rationalité judiciaire s?impose plus particulièrement à l'intellectuel à travers trois obligations :
- instruire sur tout sujet à charge et à décharge;
- établir « scientifiquement » des preuves et des indices (d?où la nécessité d?un croisement avec une réflexion sur l'épistémologie des sciences);
- faire la clarté sur sa position personnelle par rapport à l'affaire instruite, être en mesure de démontrer que l'on n?est pas juge et partie, c?est-à-dire s?exposer à être dépossédé du dossier pour suspicion légitime (d?où la légitimité méthodologique du type d?« égo-histoire » que je suis en train de rédiger).
35Je suis convaincu que cette rationalité judiciaire pourrait constituer un modèle inspirant pour la déontologie de l'intellectuel. La philosophie de la controverse défendue par Taguieff ne saurait intervenir à tous les niveaux et dans tous les cas de figure. L?obligation en particulier de fournir des preuves et des indices concordants ou de se soumettre à des principes logiques et à des normes préétablies d?argumentation va à l'encontre du parti pris polémiste. Si la rationalité juridique entre en concurrence directe avec le rationalisme de rupture de style mathématique, elle entretient des relations moins conflictuelles avec les traditions empirique et logicienne. Nous avons à délibérer de manière aussi intelligible que possible de cas concrets qui, à en juger par les réactions émotives qu?ils suscitent, semblent liés à des enjeux ressentis comme cruciaux. Si possible, nous avons à prendre position et à chercher à convaincre un public dont nous veillerons à être compris. Nous ne sommes pas là pour envelopper notre tour d?ivoire d?une brume superbe et inspirante. Nous n?avons pas davantage à nous comporter comme si notre tour d?ivoire était en permanence une forteresse assiégée.
Là où la colère est à sa place
36La philosophie de la controverse ne saurait être prédominante ni dans le cadre de l'instruction ni dans celui de la délibération. Elle reprend certes le dessus au niveau des plaidoiries mais celles-ci ne constituent qu?un moment particulier du processus. La place la plus légitime de la philosophie de la controverse est dans la dénonciation des lois et jurisprudences existantes au nom de leur absurdité ou de leur injustice supposées. C?est ici que l'intellectuel retrouve une fonction critique forte avec des accents qui peuvent être prophétiques ou imprécateurs. Lorsque la tradition s?aveugle, s?enferme dans son inertie, que son conservatisme prudentiel bascule dans un conservatisme normatif, qu?elle devient sa propre finalité, c?est-à-dire tente de s?abolir elle-même en tant que jurisprudence pour s?ériger en Loi immémoriale et inquestionnable, alors les objections fondées sur des situations concrètes ou des faits nouveaux ne se voient plus opposer des arguments mais des stratégies autoritaires d?intimidation. La contre-argumentation ne se suffit plus à elle-même : il faut qu?elle démasque l'arbitraire qui prétend la neutraliser, il faut qu?elle se gorge de souffle et d?esprit de révolte. C?est alors aussi que la rationalité retrouve le style, le ton de la rupture mais ouvertement cette fois, avec transparence, et non sous la forme d?un contre-dogmatisme faussement paisible parce que trop sûr de lui. La fonction critique de l'intellectuel ne reste fidèle à elle-même dans ce cas de figure qu?en se métamorphosant en fonction dénonciatrice. Le versant polémiste de l'intellectuel est alors non seulement légitime mais nécessaire. Encore faut-il préciser dans quel cas et dans quel cadre cette fonction dénonciatrice s?impose comme incontournable. Le contempteur à plein temps, l'aristocrate rebelle par profession, l'intellectuel grand seigneur éternellement courroucé ne rendent pas à cette nécessaire fonction dénonciatrice un meilleur service que tous les conformismes déguisés en sagesses. Il s?agit de rappeler avec Aristote que la colère est une vertu : encore faut-il veiller à ne pas la dégrader en manie.
37Je récapitule : lorsque la tradition prétend s?écrire avec un grand T, lorsqu?une jurisprudence se fait passer pour une Loi archaïque, fondatrice, non questionnable, une loi avec un grand L, le rôle de l'intellectuel ne s?apparente plus à celui d?un magistrat, quel qu?il soit, mais à celui de l'homme de presse ou du député qui milite pour changer les lois. La philosophie de la controverse n?apparaît pas tant alors comme un au-delà de la rationalité juridique que comme l'indice des limites de celle-ci. Le problème ne consiste pas à valoriser la figure du procureur ou de l'avocat au détriment de celle du juge, mais à mieux distinguer ces deux instances : le juridique et le politique. Dans les deux domaines, le « traditionalisme » et le polémisme ont leur mot à dire, mais ils ne sont pas subordonnés de la même manière. Le politique et le juridique entretiennent eux-mêmes des relations de complémentarité et de conflit et se trouvent, selon les moments, subordonnés l'un à l'autre. Le polémisme politique n?est en fin de compte qu?une manière non juridique d?agir sur la rationalité juridique, l'accent mis sur le conflit et le style dynamique n?étant pas une fin en soi mais un autre moyen d?agir sur la jurisprudence. La philosophie de la controverse n?apparaît plus comme un au-delà de la rationalité juridique mais comme son aiguillon et complément. Le polémisme sera plus constructif s?il ne s?entête pas à méconnaître ce fait qu?il cherche lui-même à faire jurisprudence.
38Les limites, bien sûr, de ce précaire édifice analogique résident dans le fait que l'intellectuel exerce tour à tour, voire simultanément, toutes les fonctions distinguées : il est juge d?instruction, juge tout court, avocat et procureur, il est journaliste et législateur. Dans toutes les mini-affaires Dreyfus que sont les casus belli intellectuels, l'intellectuel a vocation à jouer tous les rôles et toutes les fonctions? même si à Paris, tous les intellectuels ont tendance à croire qu?ils ont tous les matins matière à écrire un J?accuse digne de Zola. Les choses s?embrouillent davantage encore par ce fait que les pathologies lourdes de l'intellectuel, son narcissisme et sa paranoïa l'invitent non pas à se demander quel rôle spécifique il jouera dans l'affaire Dreyfus, mais à se présenter toujours lui-même a priori comme le calomnié et l'incompris, comme le Dreyfus de service. Lorsque l'intellectuel passe sans crier gare, d?une ligne à l'autre, d?un style historiographique froid, hyperérudit, à un polémisme rageur multipliant les arguments ad hominem les plus furieux, les débats sombrent dans la confusion et suscitent le malaise.
39Idéalement, je crois que la clarté des débats gagnerait quelque chose à ce que l'on médite sur ces diverses fonctions et que l'intellectuel précise dans quel cadre et avec quelle casquette il s?exprime dans le moment où il s?exprime.
40Tous les moments du processus sont légitimes et nécessaires : instruction du cas, établissement de la jurisprudence, plaidoiries et délibération, dénonciation éventuelle des lois. Mais ces moments devraient être mieux identifiés et distingués.
UNE ANTINOMIE INSURMONTABLE ? DE TAGUIEFF À DUMONT
41Mon intérêt pour la Force du préjugé vient en grande partie des quelques pages décisives que P.-A. Taguieff consacre au « choc des rhétoriques » et à l'« impossible dialogue entre Margaret Mead et James Baldwin ». Ce dialogue ( A Rap on Race) a été traduit en français sous le titre Le Racisme en question avec une préface de Roger Bastide ( 1971). À Margaret Mead qui recommande l'élimination de toute considération fondée sur la couleur de la peau, l'écrivain noir James Baldwin répond que l'on ne peut pas faire abstraction de la race. L?expérience de la négritude et de la discrimination raciale conduirait à dénoncer le caractère abstrait et bien-pensant d?un antiracisme individualiste et universaliste. MargaretMead ne souhaite prendre en considération que les différences culturelles; James Baldwin affirme qu?exclure la couleur de la peau de la définition de l'identité est une forme de racisme.
42Tantôt le racisme est défini comme la prise en considération de la couleur de la peau, tantôt comme son déni. Ces tensions dans les définitions multiplient les formes de racisme, donc d?antiracisme, et complexifient d?autant les interactions polémiques entre les racismes et les antiracismes.
Le « déni d?identité » relève-t-il du « racisme »?
43Il est important de signaler que la substantifique moelle des six cents pages
de la Force du préjugé a été efficacement livrée dans un article? de dix pages
publié en 1993 dans Esprit et repris en 1995 dans Les Fins de l'antiracisme :
« Comment peut-on être antiraciste ?». Le racisme, précise P.-A.Taguieff, est
un terme équivoque en ce qu?il se dit au moins en deux sens distincts : le racisme
est un déni d?identité; le racisme est un déni d?humanité (ou d?universalité).
44D?où le dilemme de l'« antiracisme » : soit défendre les identités collectives
menacées ou méprisées, soit en appeler à l'humanité commune par-delà les
clôtures identitaires. La discussion de ce paradoxe me semble hautement utile :
on peut observer empiriquement la récurrence de ces dialogues de sourds où
chacun se croit dans son bon droit et en mesure de traiter l'autre de « raciste ».
45La distinction des définitions du racisme comme déni d?identité et comme déni d?humanité est très précieuse et opérationnelle du point de vue de la polémologie, c?est-à-dire de l'analyse des débats et des discours. Là où l'on peut être beaucoup plus circonspect, c?est sur l'opportunité d?entériner la notion de « déni d?identité » comme une définition recevable du racisme.
46Ceux qui pensent leur « identité » menacée ont-ils raison de se dire victimes de « racisme »? La notion de racisme doit-elle être étendue à l'intolérance culturelle, religieuse ou linguistique, y compris dans l'espace des études savantes et de l'analyse ? L?anthropologie culturelle avait, dans ce cas, proposé la notion d?universalisme arbitraire fondé sur l'ethnocentrisme. Au sein de la notion d?« ethnocentrisme », il faudrait encore distinguer entre d?une part, les préjugés spontanés, proprement inévitables (et que les voyages contribuent à déniaiser), et d?autre part, les préjugés culturels légitiméspar un savoir prétendument normatif et surtout naturalisés. L?« ethnocentrisme » devient un « racisme » lorsque l'on en vient à croire que tel trait culturel réputé « supérieur » vous rend plus humain que les autres humains. Mais dans ce cas, le déni d?identité est aussi un déni, au moins partiel, d?humanité : la distinction qui était opérationnelle au niveau de l'analyse des discours « antiracistes » autoproclamés apparaît caduque et contre-productive quand il y va de la définition savante du racisme.
47Le modèle taguiévien me semble ici prendre le risque d?une régression théorique : il encourage à confondre l'ethnocentrisme et le racisme alors qu?il est indispensable à mon sens de continuer à les distinguer. L?antiraciste est en droit de refuser que la couleur de la peau puisse être jamais le lieu d?une valorisation politique et donc d?exprimer un ferme désaccord, y compris avec les militants noirs qui feraient l'apologie de la négritude dans un contexte politique. Sinon, que répondre aux militants de l'extrême droite dûment formés par les sophismes de la Nouvelle Droite, militants qui s?exclament « White is beautiful » en prenant perversement pour modèle les mouvements séparatistes noirs qui s?exclamaient « Black is beautiful »?
48Un ancien Premier ministre israélien a parlé de risque de « génocide » à propos de l'extension des mariages mixtes entre Juifs et non-Juifs. Il s?inscrivait ainsi clairement dans la tradition « antiraciste » qui définit le racisme comme un déni d?identité : l'identité juive s?est perpétuée en partie par l'endogamie; l'extension indéfinie du métissage constituerait pour elle un péril mortel. À en croire le modèle taguiévien, ceux qui se trouvent choqués par ces déclarations de Benjamin Netanyahou seraient condamnés à le traiter lui-même de « raciste » ? le racisme est ici un « déni d?universalité » qui interdit le métissage ? au risque de faire preuve de « racisme » à l'égard de ses aspirations identitaires?
49La distinction entre racisme et ethnocentrisme, et donc celle entre génocide et ethnocide (destruction d?une culture sans atteinte physique aux personnes), permet de s?extraire de ce « malentendu tragique » qui a, en réalité, toutes les allures d?un imbroglio. On peut exprimer son désaccord avec un Juif traditionaliste sans pour autant diaboliser ses inquiétudes identitaires. On peut les interroger sans les disqualifier a priori en les traitant véhémentement de « racistes ». Simplement, on peut inviter fermement l'interlocuteur à parler ici non pas de génocide mais de risque d?ethnocide progressif, disons, d?ethnocide « doux ». Le dialogue devient impossible si l'on s?obstine à rabattre l'affaiblissement ou la disparition progressive d?une culture ou d?une religion sur l'élimination physique délibérée de la population qui les pratique.
50L?impossibilité de dialogue n?est pas liée à une contradiction tragique, mais à un confusionnisme dangereux entériné par la sophistique taguiévienne.
Universalisme « républicain » et « droit à la différence »
51P.-A. Taguieff dirait sans doute qu?à travers moi, ce n?est pas la simple raison qui s?exprime mais une tradition constituée, celle de l'individuouniversalisme. Dès lors, je n?apporterais rien de neuf ou d?éclairant au débat entre M. Mead et J. Baldwin, je ne ferais que creuser le même sillon. Si Taguieff était curieux de ce qui se passe à 300 km au nord de Paris, il pourrait ajouter que je suis un Belge francophone. L?éternel dialogue de sourds entre francophones et Flamands qui marque l'histoire de la Belgique ? ce « conflit linguistique » que les Belges appellent significativement les « problèmes communautaires » ? a en effet beaucoup d?analogie avec les structures polémiques mises en évidence par Taguieff. En bon Belge francophone, je puis être respectueux de la sensibilité identitaire des Flamands, mais lorsque certains d?entre eux parlent de « racisme » à propos de ceux qui ne respectent pas leur langue de la manière dont ils voudraient la voir respecter, je dis que c?est un écart de langage inacceptable, qu?ils dépassent les bornes et que s?il est une idéologie qui se rapproche du « racisme », c?est bien l'ethnicisme flamingant. Voilà qui serait la preuve que je suis pris dans les structures polémiques décrites et formalisées par Taguieff et que je suis donc très mal placé pour les déclarer caduques.
52Mais on pourrait rétorquer à Taguieff qu?il est tout de même bizarre de faire de MargaretMead le parangon de l'universalisme dès lors que c?est une anthropologue particulièrement soucieuse de l'autre culturel. Le malaise et l'étonnement sont d?autant plus forts que cette classification est définie par un auteur qui, à tort ou à raison, est souvent considéré lui-même comme un Républicain avec un grand R, un « républicaniste » (républicain devenu idéologue), universaliste proclamé par ethnocentrisme (le francocentrisme, en l'occurrence). Notons en effet que ce qu?il est désormais convenu d?appeler le « national-républicanisme » se trouve conduit à adopter les diverses postures « antiracistes » décrites. Face aux « technocrates européistes » et aux capitalistes globalisateurs, face donc aux uniformisateursde tout poil, le nationalrépublicain peut être tenté de hurler au « racisme ». Le racisme consiste en l'occurrence à vouloir liquider l'« exception française » : c?est un déni d?identité; les « nationaux-républicains » défendent le droit à la différence de la République française. Mais face aux séparatistes et autonomistes corses, le national-républicain ne sera pas moins tenté de hurler au « racisme ». Les militants corses veulent entraver l'ouverture de leurs propres enfants à cette langue, paraît-il, plus « universelle » que le corse : le français. Le « racisme » est un déni d?universalité. Par miracle, il semble qu?au niveau de la République française et de son idiome, l'identité et l'universalité coïncident?
53Dans l'espace politique et polémique, P.-A. Taguieff se réserve le droit de prendre l'une et l'autre posture « antiraciste » au nom de son choix originaire et identitaire pour la « République française » assimilationniste (projet d?intégration sur base d?un déni des différences collectives) qui a accueilli ses parents réfugiés. Il est MargaretMead quand il dénonce les militants corses, il est JamesBaldwin quand il défend l'« exception française ». Par-dessus le marché, ce Janus polémiste est aussi polémologue : il prétend étudier à froid et en surplomb les postures polémiques qu?il lui arrive de caricaturer dans la Cité. Pour ne rien simplifier, Taguieff est intéressé personnellement, existentiellement, à la culture et à l'identité juives depuis son mariage avec la chanteuse Talila et ses propres traités de musique yiddish. Sa situation égo-historique est passionnante et son exigence conceptuelle réelle, mais on peut avoir des doutes quant à sa propre possibilité de traiter en surplomb ce qu?il décrit et à en proposer un modèle intelligible. Disons, plus précisément, que l'on pourrait attendre du polémiste un peu plus de retenue. Il est inévitable que les diatribes du polémiste Taguieff agissent sur la réception de l'ensemble de son ?uvre et mettent dans une perspective curieuse le formalisme froid du Taguieff polémologue? lequel polémologue pourrait dire que ses propres contradictions et déboires constituent une preuve du caractère tragique de ce qu?il décrit.
54On serait condamné à se débattre éternellement dans ce que l'on tente obstinément d?analyser. En avant le carrousel et vive la super mise en abyme !
« Chaque univers est un scandale pour l'autre »
55Si l'analyse taguiévienne du « débat tragique » entre Margaret Mead et James Baldwin dans la Force du préjugé m?avait touché, c?est précisément parce qu?elle ne relève pas du pessimisme anthropologique radical qui caractérise d?autres chapitres du livre, qu?elle ne rapporte pas les difficultés des hommes à leur nature supposée « boueuse », au « fleuve sale de l'humanité », mais au caractère trompeur des représentations. Le « mal » dans ce passage ne réside pas dans une essence, mais résulte d?un malentendu décrit par Taguieff comme « insurmontable ». Lorsque j?ai dit à Taguieff que mon intérêt originel pour son ?uvre tenait à ces quelques pages, il m?a dit en effet que c?était pour lui l'essentiel, que c?était de là qu?il était parti mais que cela n?avait guère été relevé par la critique. Je me réjouissais de ne pas l'avoir lu en dépit du bon sens, mais je rechignais à me rallier à son pessimisme, pessimisme en l'occurrence discursif : pourquoi ce malentendu serait-il tragique ? éternellement insurmontable ?
« Il y a ici, précise Taguieff, un tragique spécifique : le tragique n?apparaît
ni dans le cadre individuo-universaliste ni dans le cadre traditio-
communautariste, mais dans leur choc, dans l'expérience commune de leur
extraénité réciproque. Ces deux univers semblent devoir exister parallèlement,
demeurer inconnus l'un pour l'autre, se choquer l'un l'autre. Ils semblent
voués à se méconnaître mutuellement, ou à se heurter polémiquement dans
le différend : le chiasme des dénonciations est engendré mutuellement ?
selon une logique naturelle ? par le croisement des méconnaissances, et le
fait insurmontable que chaque univers est un scandale pour l'autre [je
souligne]. Connaître un tel processus est s?en abstraire en tant que regard
objectif mais non pas s?y soustraire en tant que sujet vivant [je souligne]:
nous ne vivons que dans un seul univers spirituel-culturel, où nous pensons,
connaissons, évaluons, croyons, projetons. »
57On touche ici à ce qui est sans doute l'abc de toute l'entreprise taguiévienne en ce qui concerne le racisme : l'hypothèse fondatrice de l'antinomie radicale entre deux « univers spirituels et culturels »; l'individuouniversalisme et le traditio-communautarisme. Cette antinomie a bien sûr beaucoup à voir avec un débat que j?allais découvrir un peu plus tard, le débat américain entre libéraux et communautariens. Elle a aussi beaucoup à voir avec ce que dans le jargon sociologique on appelle la tension entre le holisme et l'individualisme.
58La perplexité de plusieurs auteurs devant les schémas polémologiques taguiéviens est compréhensible : elle a été ressentie par bien des lecteurs et des observateurs. Parler, comme on l'a parfois fait, d?un « renvoi de tout le monde dos à dos » est cependant rendre mal hommage à la difficulté soulevée par Taguieff. Car l'essentiel est bien l'hypothèse fondatrice et non les applications plus ou moins byzantines que Taguieff en déduit. Cette hypothèse est que la sociologie et/ou l'anthropologie du racisme et de l'antiracisme n?échappent pas le moins du monde à la tension « sociologique » entre individualisme et holisme ou à l'opposition anthropologique entre « sociétés individualistes » et « sociétés holistes ».
59L?« impossible » dialogue entre MargaretMead et JamesBaldwin apparaît bien emblématique de toute une série de difficultés. Roger Bastide l'avait déjà fortement souligné dans sa préface : « [? ] Deux mondes se heurtent, ou, si l'on préfère, deux systèmes de valeurs inconciliables, l'esprit individualiste et l'esprit communautaire, l'élimination du passé (laisser les morts enterrer les morts) et la récupération au contraire du passé (on n?existe que dans la mesure où l'on se crée une lignée propre) [? ] ».
60Mais pourquoi, à nouveau, un tel pessimisme de la part de Taguieff, partiellement renforcé par l'analyse de Bastide ? La rationalité juridique et la « philosophie rhétorique » de Perelman ne constituent-elles pas précisément un moyen de surmonter l'antinomie ? Ici encore, on aimerait souligner le caractère épars et déséquilibré des écrits taguiéviens : le bref article d?hommage à Perelman vaut bien, à mon sens, l'imposante somme de laForce du préjugé et en constituerait l'antidote s?il ne s?achevait pas par une volonté de fonder par-delà Perelman une philosophie de la controverse. La rationalité perel-manicane prouvait, on s?en souvient, que beaucoup d?exigence rationnelle conduit à renouer avec le passé. N?est-ce pas une bonne réponse à ce que la Force du préjugé proclamait sans réponse possible ?
« [? ] Notons un important aspect du dualisme, bien mis en évidence par
R. Bastide : la mise entre parenthèses du passé par toute argumentation de
type individuo-universaliste, qui tend à dévaloriser absolument le passé
propre à telle ou telle communauté : le passé est toujours dépassé, ou à
dépasser. À cette attitude d?indifférence ou d?hostilité vis-à-vis du couple
passé/communauté, s?oppose l'affirmation de l'incomparable valeur
fondatrice du passé dans une argumentation de type traditio-communautariste.
L?auto-affirmation d?une identité communautaire ne peut se faire qu?en
relation à un passé assumé comme tel, c?est-à-dire à un héritage, autorisant
seul une autofondation. Cet héritage, pour user d?une distinction kantienne,
n?a pas de prix, sa valeur se situant au-delà de tout prix : la valeur infinie
de l'héritage communautaire est l'équivalent collectif de la dignité
incomparable de la personne [je souligne]. Il y a dès lors une moralité
spécifique de la vie communautaire. Plus profondément : la valeur morale
est tout entière enclose dans le devoir d?autoconservation [Taguieff souligne]
de la communauté vivante, comprenant sa mémoire et son désir d?une
descendance. La moralité des individus, des personnes singulières, n?est
telle qu?en ce qu?elle représente la moralité collective. À vrai dire, il n?y a
plus ici d?individus au sens strict (?moderne?), mais seulement des
représentants du tout, des ?je?sans identité autre que celle du ?nous?qu?ils
représentent avec plus ou moins de fidélité et d?intensité participative. »
62En réalité, l'étoile de la rationalité juridique ne suffit sans doute pas, à elle seule, à lever la difficulté et à fournir une synthèse idéale. Car c?est seulement par sa procédure que la rationalité juridique est « traditionaliste ». Son ouverture constitutive aux personnes singulières et aux cas concrets relève bien de la configuration individuo-universaliste et elle pourrait être disqualifiée comme telle par le traditio-communautarisme. Son existence prouve cependant que l'« individuo-universalisme » peut prendre un visage autrement modéré que ce qu?en dit Taguieff, que l'esprit de table rase ne lui est nullement consubstantiel. Voilà qui invite déjà sinon à surmonter l'antinomie, du moins à la dédramatiser. C?est ici sans doute que l'on voit mieux le lien entre le pessimisme anthropologique, existentiel de Taguieff ? auquel je suis étranger ? et son pessimisme méthodologique ? qui a davantage retenu mon attention. Nous avons affaire assurément à une difficulté nodale mais point n?est besoin d?en rajouter. Résumer, comme le fait Taguieff, la tension analysée par ces mots est bien inutilement manichéen : « Négation radicale de toute identité collective, de tout particularisme, d?une part; affirmation hyperbolique et exclusive d?une identité collective, d?autre part. » Il n?est pas sûr que nous cicatrisions jamais, mais gorger à toute force nos plaies de sel n?est pas mettre toutes les chances de notre côté.
Bref plaidoyer pour un « individuo-traditionalisme »
63L?implacable distinction taguiévienne est-elle seulement utile, est-elle seulement convaincante ? J?ai cru un instant, avec une réelle naïveté, qu?elle éclairerait l'ensemble de l'histoire de la pensée. J?ai vraiment cru que j?avais trouvé là une sorte de fil d?Ariane qui me permettrait de sortir du labyrinthe à très brève échéance. Je me suis vite dépris de cette illusion. Mon enthousiasme initial d?autodidacte a stimulé d?autant ma motivation à déconstruire la distinction taguiévienne dès l'instant où je me suis aperçu de ses limites conceptuelles et de ses conséquences paralysantes.
64Déjà, en lisant la Force du préjugé, j?avais été étonné de voir Montaigne
consacré comme le père et le fondateur de l'« individuo-universalisme » :
Descartes serait un Montaigne qui est allé jusqu?au bout. Or, il ne semble pas
difficile de montrer qu?il y a chez Montaigne nombre de traits traditionalistes.
65Ses considérations sur la coutume ne laissent vraiment pas supposer qu?un imaginaire de la table rase pourra jamais se réclamer de lui?
66Dans un article consacré par ailleurs à Nietzsche ( 1991), Taguieff écrit que le philosophe allemand peut être, « à bien des égards », considéré comme un auteur « traditionaliste ». Il serait l'un des représentants du « second traditionalisme », le premier étant représenté par des idéologues contre-révolutionnaires tels que Bonald et JosephdeMaistre. En ce sens, la récupération de Nietzsche par une certaine rhétorique réactionnaire ne serait pas aussi paradoxale que l'on a bien voulu le croire. Dans cet article, Taguieff ne prend même pas la peine de discuter la thèse opposée à la sienne : celle d?un Nietzsche « individualiste » radical, proche de Max Stirner. Plus généralement et plus fondamentalement, on pourrait montrer qu?il y a chez Nietzsche une pensée extrêmement subtile de la notion de « tradition », laquelle pensée se rit de la distinction taguiévienne.
67Je dois à Taguieff, mais, cette fois, à ses dépens, cette constante de ma démarche : je tente de surmonter l'antinomie apparente entre l'individu et la tradition et, si l'on veut (mais les termes demanderaient de tout autres développements et explicitations), l'« individualisme » et le « traditionalisme ».
68Que l'on donne à l'« individualisme » une date de naissance récente ou plus ancienne, ou que l'on affirme qu?il est absurde de lui en chercher une, chacun s?accorde à reconnaître cet apparent paradoxe : l'individualisme fait tradition; on peut parler de tradition individualiste. Qu?il suffise de dégager une ou plusieurs traditions culturelles ou religieuses qui fasse(nt) une place non négligeable à l'autonomie individuelle et à la valorisation des singularités, et, au moins sur le plan conceptuel, il ne restera presque rien de l'antinomie prétendument tragique et insurmontable. Cela ne veut pas dire que nous serons sortis de l'auberge, mais nous serons conduits à repenser nos difficultés de manière telle que nous aurons le sentiment de ne pas tout à fait avoir perdu notre temps.
69Il est faux, encore une fois, de dire que l'« individualisme » irait nécessairement de pair avec l'esprit de table rase. Mais il est non moins faux de croire que les « communautarismes » ne sont pas « modernes » du seul fait qu?ils se proclament « antimodernes ». On peut, on doit, respecter ce qu?ils appellent leur « identité communautaire », mais on n?est pas pour autant obligé de les croire quand ils rapportent des traditions parfois assez récentes à l'illo tempore. Je cherche à fonder ou, plus exactement, à mieux donner à voir ce que provisoirement on pourrait appeler un « individuo-traditionalisme ».
70« Monstre conceptuel ! », « parfait oxymore ! » dirait le professeur Taguieff.
À voir?
71P.-A. Taguieff signale que sa distinction, à mon sens trop schématique, entre individuo-universalisme et traditio-communautarisme a été développée à partir de la distinction classique de Tönnies entre Gesellschaft et Gemeinschaft ainsi qu?à partir de la distinction dumontienne entre « sociétés holistes » et « sociétés individualistes ». Les six cents pages de la Force du préjugé, en somme, ne nous épuisent que pour nous convaincre, à tort ou à raison, de ce que la réflexion sur le racisme et l'antiracisme est surdéterminée et prise, en amont, dans une tension plus originaire, plus fondamentale.
72Critiquer efficacement Taguieff conduit donc à braquer le projecteur sur un
auteur apparemment moins alambiqué et plus influent : Louis Dumont.
[? ]
Notes
-
[1]
Moi ? Je n?ai quasiment rien dit? (A. C.)