Notes
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[1]
Nous remercions Mark Anspach de ses suggestions.
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[2]
Pour une ébauche, voir L. Scubla, « Voir sans être vu : la place royale » dans les actes du colloque « Culture et spatialité », Québec, octobre 2001 (à paraître).
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[3]
Voir, par exemple, deux livraisons très riches de Systèmes de pensée en Afrique noire : « Chefs et rois sacrés » (textes réunis par L.deHeusch) [ 1990] et « Destins de meurtriers » (textes réunis par M. Cartry et M. Detienne [ 1996].
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[4]
Nous nous écartons sur ce point de M. Izard et N.Belmont [ in Frazer 1981, p. XXIX ] dont l’introduction au Rameau d’or contient par ailleurs des remarques fort utiles.
-
[5]
Pour une présentation très élémentaire des notions de singularité et de déploiement, ainsi que de leur usage possible en anthropologie, cf. Scubla [ 1993]; pour une esquisse du déploiement canonique de l’institution royale, cf. Scubla [ 2001, à paraître].
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[6]
Voir de Heusch [ 1990 et 1997 – traduction anglaise, par D.Quigley, d’une version remaniée du texte de 1990].
-
[7]
Voir A. deSurgy, inSystèmes de pensée en Afrique noire, 10, p. 97.
-
[8]
Comme les logiciens, nous appelons thèse une proposition et théorie une explication, c’est-à-dire une relation d’inférence entre des propositions. Cette distinction est utile pour énoncer avec précision notre point de vue :la première théorie de Frazer n’est pas probante (elle n’explique pas le régicide), mais contient une thèse vraie (le roi est garant de la prospérité). On notera que L. de Heusch [ 1990,1997], qui ne relève pas les faiblesses de la première théorie, appelle pour sa part « thèses de Frazer » ce que nous appelons « théories de Frazer ».
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[9]
« Though it appears in diverse historical forms, sacred kingship always has a common theme : the body-fetish of the chief or king articulates the natural and social orders. It is a body condemned to be sacrificed before its natural end, and which, in the event of calamity, will be society’s scapegoat. It is just as Frazer envisaged it » [de Heusch, 1997, p. 231].
-
[10]
Par « association nouvelle de la violence et du sacré », il faut entendre, semble-t-il, non pas une nouvelle association, mais une association qui constituerait une nouveauté, alors que Girard y verrait une donnée originelle (et non pas « originale », comme dirait fautivement le texte français). C’est du moins ce qui ressort de la version anglaise de ce passage de Heusch [ 1997, p. 225]. Cela dit, il y a bien, dans un royaume de type mossi, une nouvelle forme d’association de la violence et du sacré, en ce sens que la violence n’y est plus exercée contre le chef, mais par le chef.
-
[11]
Dans un passage de la version anglaise de son texte, où il commente un article d’EmmanuelTerray, deHeusch voit bien que la royauté sacrée est une institution qui transforme la violence brute en une violence légitime dont le chef de l’État va devenir le dépositaire. Mais il en reste là [ cf. 1997, p. 229]. Dans La Violence et le Sacré, Girard met au jour le mécanisme qui opère cette transformation et explique le « formidable ritual power » [ ibid.] qui va servir de souche au pouvoir politique.
-
[12]
C’est du moins le cas de tous les textes réunis dans le cahier 10 de Systèmes de pensée en Afrique noire.
-
[13]
Pour une autre présentation, un peu plus complète, des thèses principales de Hocart, voir Scubla [ 2002].
-
[14]
Comme Vincent Descombes l’a bien montré, le recours au terme de « symbolique », jugé plus élégant que celui de « sacré », n’a pas amélioré la compréhension des phénomènes religieux. « En échangeant le sacré, notion assurément inquiétante, contre le symbolique, la sociologie française a cru progresser dans l’intelligence de son objet. Mais elle demande à ce symbolique des services qu’il est incapable de lui rendre. Il faudrait qu’il soit à la fois du côté de l’algèbre, c’est-à-dire de la manipulation des symboles, et du côté de l’“efficacité symbolique”, comme dira Lévi-Strauss, c’est-à-dire du côté des sacrements. Le sacrifice et les sacrements ont pour effet la production du corps social d’où surgissent les algébristes : on en vient à rêver d’une auto-production, d’une algèbre qui permettrait de manipuler le corps social. Ainsi la théorie du? ? symbolique est-elle toujours assise entre deux chaises, mi-algèbre algébrique, mi-algèbre religieuse. Il est donc indispensable de renoncer à ce mystérieux “symbolique” pour pouvoir envisager à nouveau, par-delà le structuralisme, la réalité énigmatique du sacré » [ 1980, p. 93].
-
[15]
Nous sommes redevable de cette expression à René Girard, qui l’avait employée jadis dans une réunion publique.
-
[16]
Nous reconstruisons librement le raisonnement de Hocart [ 1954, chap. X], en essayant d’être le plus cohérent et le plus complet, mais aussi le plus fidèle possible.
-
[17]
Bien qu’il présente le sacrifice humain comme étant le « sacrement originel » [ 1954, p. 117], Hocart en parle aussi comme d’un rite antérieur aux sacrements proprement dits lorsqu’il écrit que « la [mise à] mort du roi a été commuée en un sacrement » [ 1954, p. 82].
-
[18]
Il est possible que son étude du système des castes, explicitement défini comme une organisation sacrificielle [ 1938, p. 29], ait joué un rôle dans cette découverte. Mais le raisonnement développé dans le chapitre X de Social Origins ne dépend pas de données empiriques particulières.
-
[19]
Ajoutons que l’année 1972 est également celle de la parution de Homo necans, un livre de Walter Burkert qui marque, lui aussi, la renaissance de la grande anthropologie religieuse. Comme Girard, Burkert [ 1966] a écrit de belles pages sur les rapports de la tragédie grecque et du sacrifice. Pour une présentation rapide de leurs thèses respectives, voir Scubla [ 1999], et pour un débat entre les deux auteurs, voir Hamerton-Kelly [ 1987].
-
[20]
La seule différence importante entre Hobbes et Girard est d’ordre épistémologique. Hobbes est constructiviste :il estime que les objets et les théorèmes de la science politique peuvent être construits et établis a priori comme les objets et les théorèmes mathématiques, alors que nous pouvons seulement tenter de reconstruire a posteriori les objets du monde physique ( De Homine, X, 5). Girard est plus modeste : il tente seulement de reconstruire la morphogenèse spontanée de l’ordre social.
-
[21]
Pour l’analyse d’un exemple africain montrant clairement que les dieux du sacrifice ne sont que la violence humaine, réifiée et extériorisée par le meurtre fondateur et les rites qui le relaient, voir Scubla [ 1999, p. 157-159].
-
[22]
Pour une excellente présentation de la théorie girardienne avec des développements originaux, voir Simonse [ 1991].
« Je fais ici œuvre de science pure, car la science pure doit précéder la science expérimentale. »
1La science ne se réduit pas à l’érudition. Elle ne consiste pas seulement, disait Hocart, à accumuler des faits, mais aussi à trouver des leviers permettant de soulever la masse des faits. Fidèles à cette idée, les pages qui suivent ne contribuent pas à l’ethnographie de la royauté, ni à l’histoire des idées monarchiques, mais constituent un essai d’anthropologie théorique ou fondamentale. On n’y trouvera pas de nouvelles données relatives à la royauté, mais un effort pour rendre l’institution plus intelligible. Ni un panorama des théories de la monarchie, mais une sélection de quelques hypothèses convergentes et complémentaires. Ni une vérification empirique de ces hypothèses et de leurs implications, mais quelques principes unificateurs dont elles peuvent être tirées.
2Dans le domaine considéré, la masse des faits déjà recueillis par les ethnographes et les historiens est énorme et risque de nous écraser, mais les leviers requis pour la soulever sont d’ores et déjà disponibles. C’est tout ce que nous voudrions montrer. Une théorie plus générale et plus complète serait possible, mais exigerait de longs développements [2]. On se propose ici de jeter seulement les bases d’une axiomatique de la royauté.
AU COMMENCEMENT ÉTAIT FRAZER : ROYAUTÉ SACRÉE ET RÉGICIDE
3Frazer a bâti sa théorie de la royauté à partir de deux idées maîtresses. La première est une donnée factuelle : la royauté n’est pas un pouvoir discrétionnaire, mais une lourde charge conduisant presque toujours son titulaire à l’échafaud. La seconde est une intuition géniale : l’étrange royauté du bois de Némi n’est pas un phénomène atypique, mais un condensé de tout le système monarchique et la clé de son interprétation.
4Ces deux thèmes du Rameau d’or sont bien connus, mais méritent toujours la même attention. Rappelons brièvement, pour chacun d’eux, quelques points essentiels.
« Le fardeau de la royauté »
5La compilation des données historiques et ethnographiques montre que, dans son principe, la royauté n’est pas un pouvoir politique, mais une charge rituelle écrasante dont l’issue est le plus souvent la mise à mort du monarque.
6Régner ne consiste pas à gouverner ni à donner des ordres, mais à garantir l’ordre du monde et de la société en observant des prescriptions rituelles. Le roi est un personnage sacré, mais pour cette raison même, il est « ligoté » par le rituel. Assigné à résidence et reclus dans son palais, il est soumis au même type de restrictions que les êtres en état d’impureté : femmes indisposées, guerriers ayant donné la mort, criminels. Il est comme un condamné à mort en attente d’exécution. Le régicide n’est pas un accident, mais fait partie intégrante de l’institution.
7Voici comment Frazer résume ses informations :
« L’idée que les royaumes primitifs sont des États despotiques, où le peuple
n’existe que pour le souverain, est entièrement inapplicable aux monarchies
que nous étudions. Au contraire, le souverain, ici, n’existe que pour ses sujets;
sa vie n’a de valeur qu’autant qu’il s’acquitte des fonctions que comporte sa
position, en ordonnant le cours de la nature pour le bien de son peuple. Dès
qu’il manque à ses devoirs, les soins, le dévouement, les hommages religieux
qu’on lui prodiguait auparavant s’évanouissent pour faire place à la haine et
au mépris; on chasse ignominieusement le monarque déchu, et il peut se
féliciter s’il en échappe avec la vie. Adoré comme un dieu la veille, il est tué
comme criminel le lendemain. Mais il n’y a rien là de capricieux ou d’illogique
de la part de ses sujets. Leur conduite est, au contraire, très conséquente. Si
le roi est leur dieu, il est, ou devrait être, aussi celui qui les préserve; et s’il
a échoué, il doit céder la place à un autre qui n’échouera pas. Tant qu’il répond
à leur attente, ils prennent de leur souverain des soins infinis, et le forcent à
prendre de lui-même ces mêmes soins. Un roi de ce genre vit emprisonné
dans un protocole, un réseau d’interdictions et d’observances, dont le but n’est
pas de contribuer à sa dignité, encore moins à son bien-être, mais de l’empêcher
d’agir d’une façon qui, en dérangeant l’harmonie de la nature, pourrait
l’entraîner, lui, son peuple et l’univers, dans une commune catastrophe. Loin
d’augmenter ses aises, ces règles, en embarrassant chacun de ses actes,
annihilent sa liberté; et, tout en cherchant à préserver sa vie, lui en font souvent
une peine et un fardeau » [Frazer, 1981, p. 489-490].
9Toutes les données recueillies depuis la parution du Rameau d’or corroborent ce tableau, en lui apportant tout au plus quelques compléments [3]. Le roi n’est pas maître mais captif de l’institution. Même s’il n’est pas toujours tué, il doit pour ainsi dire frôler la mort – comme le roi moundang, mis à nu et entouré de son peuple en armes, pendant la fête de la pintade [Adler, 1982, p. 364-365] – ou un substitut rituel doit mourir à sa place, souvent dans des conditions violentes ou ignominieuses – comme le cheval du roi mossi, assommé à coups de bâton par des esclaves de la cour [ cf. Izard, 1990, p. 85, et communication personnelle].
10En revanche, l’explication de ces coutumes royales n’a guère avancé. Le seul « progrès » notable des dernières décennies est la réhabilitation de Frazer, après un assez long purgatoire. Les spécialistes sont d’accord avec sa présentation des faits et postulent comme lui la cohérence de l’institution royale. Mais cette cohérence ne va pas de soi. Si le roi est un personnage sacré, ou même d’essence divine, il n’est pas évident que ses sujets soient habilités à le juger et à le mettre à mort. Dans le passage que nous venons de citer, l’auteur du Rameau d’or parle du régicide comme d’une conséquence nécessaire, et presque anodine, d’une règle de bon sens : « Si le roi est leur dieu, il est, ou devrait être, aussi celui qui les préserve; et s’il a échoué, il doit céder la place à un autre qui n’échouera pas. » Mais à prétendre ainsi expliquer les actions des hommes par leurs représentations, on ne fait que déplacer la question. Le sacré et le divin ne sont pas des données primitives dont on pourrait déduire les institutions. Il faut rendre compte à la fois des actions et des représentations. Nous y reviendrons après avoir terminé le rappel des principales vues de Frazer.
« Le roi du bois »
11Frazer n’est pas le seul à avoir été intrigué par le rituel étrange de Némi, mais il est le premier à pressentir que son explication contribuerait à rendre intelligibles la plupart des mythes et des rites. Si le Rameau d’or se présente comme un énorme roman policier visant à résoudre une toute petite énigme, c’est parce que la solution attendue est censée éclairer l’ensemble des « formes élémentaires de la vie religieuse ». La singulière monarchie du bois sacré n’est pas seulement un « rite de référence » qui serait semblable au « mythe de référence » du « dénicheur d’oiseaux » dans les Mythologiques de Lévi-Strauss.
12Il ne s’agit pas d’un point de départ arbitraire [4], d’un terme quelconque d’une série dont tous les autres termes s’obtiendraient de proche en proche par de simples transformations structuralistes, mais bien d’un modèle réduit de toutes les institutions monarchiques, d’un élément générateur de tout le système royal et de ses avatars transformationnels.
13Relisons la description qu’en donne Frazer :
« Dans le bosquet sacré se dressait un certain arbre auprès duquel, à toute
heure du jour, voire aux heures avancées de la nuit, un être au lugubre visage
restait embusqué. À la main, il tenait un glaive dégainé; de ses yeux inquisi-
teurs, il paraissait chercher sans répit un ennemi ardent à l’attaquer. Ce per-
sonnage tragique était à la fois prêtre et meurtrier, et celui qu’il guettait sans
relâche devait tôt ou tard le mettre à mort afin d’exercer lui-même la prêtrise
à sa place. Telle était la loi du sanctuaire. Quiconque briguait le sacerdoce de
Némi ne pouvait exercer les fonctions qu’après avoir tué son prédécesseur
de sa main; le meurtre perpétré, il restait en possession de la charge jusqu’à
l’heure où un autre, plus rusé ou plus vigoureux que lui, le mettait à mort à
son tour.
À la jouissance de cette tenure précaire s’attachait le titre de roi; mais
jamais tête couronnée n’a dû dormir d’un sommeil aussi fiévreux, hanté de
rêves aussi sanguinaires, car d’un bout de l’année à l’autre, hiver, été, sous
la pluie ou par le soleil, il avait à monter sa garde solitaire » [Frazer, 1981,
p. 19].
15Comme on le voit, le roi du bois est vraiment un personnage singulier. Il réunit des traits ou des fonctions qui sont normalement séparés :ceux de meurtrier et de roi, de roi et de prêtre, mais aussi de sacrificateur et de victime sacrificielle, puisque la mise à mort est ici un acte rituel, et enfin d’esclave et de roi, puisque le titulaire de la charge était un esclave fugitif qui ne devait son salut qu’à ravir le poste de son prédécesseur [Frazer, 1981, p. 20].
16Par un raccourci saisissant, le rituel lui-même rassemble, en un seul acte, le régicide qui met fin à un règne et le cérémonial d’installation qui inaugure un nouveau règne. Le roi est mort, vive le roi : jamais on n’aura mieux marqué la continuité de l’institution royale, malgré la mort, et par son truchement même.
17Enfin, la royauté de Némi a beau être un rite marginal de la religion romaine, elle est aussi la plus stable des institutions du monde latin, n’ayant disparu, semble-t-il, qu’avec la chute de l’empire [ ibid., p. 19, note2]. Comme les singularités mathématiques, elle concentre des propriétés généralement disjointes et constitue ainsi le germe de toute une diversité déployée dans une multitude d’institutions [5]. C’est pourquoi résoudre l’énigme de Némi et construire une théorie générale de la royauté ne sont vraisemblablement qu’une seule et même chose.
18Il est vrai que, au terme de son enquête, Frazer donne le sentiment d’avoir en grande partie échoué [ 1984, p. 5] : de n’avoir élucidé entièrement ni le mystère de Némi ni la nature des institutions qui s’y rattachent. Car on sait que, pour résoudre l’énigme du roi condamné à mort, il propose deux théories qu’il n’arrive pas à bien articuler.
19Selon la première théorie, le roi représente les forces de la nature et il est le garant de la prospérité générale : il doit être mis à mort dès que ses forces commencent à décliner, car il risque alors de nuire à son entourage. Selon la seconde théorie, le roi est un bouc émissaire, prenant en charge tous les maux qui peuvent atteindre le groupe : il doit être mis à mort pour purifier la collectivité dès que le salut de celle-ci paraît l’exiger.
20Frazer pense que ces deux explications du régicide sont complémentaires plutôt que concurrentes, mais que la première l’emporte sur la seconde.
21D’où l’ordre dans lequel elles apparaissent dans le Rameau d’or, les places respectives qu’elles y occupent (du moins, en première lecture) et les efforts de l’auteur pour greffer la seconde hypothèse sur la première. Mais sa démonstration est loin d’être parfaite et n’a guère convaincu la plupart de ses lecteurs.
22Ni le poids respectif des hypothèses retenues ni leur compatibilité n’ont été établis clairement.
23Or, à bien des égards, les choses n’ont guère progressé depuis la mort de Frazer, mais les descriptions accumulées par les spécialistes de la monarchie sacrée ont mis en évidence un point important, que laissait déjà entrevoir une lecture attentive du Rameau d’or. Elles montrent que le roi est avant tout, et non pas accessoirement, un bouc émissaire. C’est ce qui ressort, en particulier, de travaux récents de Luc de Heusch [6] et de Declan Quigley. Nous voudrions faire quelques pas de plus dans la même direction, en essayant d’expliciter cette découverte et ses conséquences théoriques.
24Reprenons les deux théories de Frazer pour les examiner du point de vue de leur cohérence respective. La première a un inconvénient peu remarqué mais rédhibitoire : elle n’explique pas le régicide. Le déclin des forces du roi, nous dit-on, risque d’entraîner celui de son entourage, voire du monde tout entier : il faut donc s’en débarrasser. Mais de deux choses l’une, le roi tient ce pouvoir contagieux, tantôt bénéfique tantôt maléfique, soit de la nature soit du rituel. S’il lui vient de la nature, son influence délétère va, certes, s’étendre de proche en proche à tout ce qui l’entoure, mais la mort du roi ne pourrait que précipiter les choses. Loin d’arrêter le mal, le régicide l’aggraverait et devrait même entraîner la destruction de l’univers. Si, comme il est beaucoup plus vraisemblable, le roi tient son pouvoir du rituel d’intronisation– et cela même si le titulaire de la charge a été choisi pour sa vitalité propre, à plus forte raison, quand elle est dévolue à un vieillard [7] –, il suffirait de le déposer et de le remplacer par un autre. À quoi bon le tuer ? Bref, la première théorie de Frazer n’est pas plausible puisque, dans les deux cas possibles, le régicide n’apparaît pas comme un élément nécessaire de l’institution monarchique, mais comme une pièce rapportée, soit superflue, soit parasite.
25En revanche, la seconde théorie est d’emblée satisfaisante. Si le roi est un bouc émissaire, on comprend que le moyen le plus radical de se défaire du mal qu’il incarne est de le mettre à mort. Le régicide est cette fois intelligible et quasiment nécessaire.
26Si le rituel de Némi peut servir de pierre de touche, il conduit au même résultat. Car, si le roi doit être avant tout le garant de la prospérité, on ne voit pas pourquoi il devrait commencer sa carrière par une transgression, comme c’est le cas non seulement dans le rite romain, mais dans la plupart des rites d’intronisation. Mais, s’il est un bouc émissaire potentiel, le meurtre qu’il commet dans le bosquet sacré, aussi bien que l’inceste ou le cannibalisme rituel, le chargent d’un premier crime qui le met d’entrée de jeu en position de réceptacle potentiel de tous les maux de son groupe, de « tas d’ordures » de son peuple, comme le disent si bien certains chants d’intronisation mossi [Girard, 1972, p. 154-155; de Heusch, 1990, p. 26, note] ou samo [Héritier, 1973, p. 121; de Heusch 1990, p. 26], et justifient qu’il soit tué à son tour : le régicide de Némi élimine un bouc émissaire et en crée un autre simultanément.
27Cela acquis, il faut revenir sur la compatibilité éventuelle des deux théories, ou plus exactement des deux thèses de Frazer [8]. Car, même si elle n’explique pas le régicide, la première thèse – selon laquelle le roi est le garant de la fertilité – n’est pas une invention gratuite de Frazer. Le Rameau d’or rassemble en sa faveur de nombreux témoignages et, depuis sa parution, d’autres données ethnographiques sont venues la corroborer. Elle a donc, elle aussi, une part de vérité, mais dont la nature exacte reste encore à préciser. Car elle peut ou bien s’appliquer à des formes de l’institution royale qui échappent à la théorie du roi bouc émissaire, ou bien constituer un complément, voire une suite naturelle, de cette même théorie.
28Dans une synthèse de monographies récentes, dont il existe deux versions successives, L.deHeusch [ 1990; 1997] semble d’abord s’orienter vers la première hypothèse. Il n’y aurait pas de modèle unique de la royauté [ 1990, p. 18], mais les deux « thèses » de Frazer – nous dirions plutôt ses deux « théories » – correspondraient à deux formes possibles de l’institution entre lesquelles les sociétés pourraient choisir. Toutefois, l’examen des faits montre que les deux fonctions royales sont presque toujours réunies et que les sociétés se bornent à mettre l’accent sur l’une ou l’autre d’entre elles. On n’a donc pas affaire à des formes essentiellement différentes et exclusives, mais à une seule et même institution qui combine différemment les mêmes traits. Aussi L. de Heusch croit-il pouvoir conclure son enquête par une adhésion pure et simple à la doctrine frazérienne standard : le roi garantit la prospérité et sert, le cas échéant, de bouc émissaire [9].
29Mais cette conclusion n’est pas la seule possible. Il y a une autre façon, plus simple, de réunir les deux thèses de Frazer en une seule doctrine. Elle consiste à partir de la thèse du roi bouc émissaire – qui, nous l’avons vu, explique immédiatement le régicide – pour tenter d’en déduire également – et pas seulement lui ajouter – la thèse du roi garant de la prospérité. Cette manière de faire a l’avantage d’être plus élégante, de rendre l’institution plus cohérente, et de s’accorder beaucoup mieux avec le corpus étudié par L. de Heusch. En effet, si l’on regarde de plus près le dossier instruit par l’anthropologue belge, on s’aperçoit qu’il contient, pour ainsi dire, toutes les pièces à conviction.
30Les postulats généraux de la méthode structurale, et un survol rapide des faits, semblent d’abord nous inviter à interpréter les deux théories du régicide comme des théories partielles de la royauté, qui correspondraient chacune à une variante de l’institution :
« Tantôt le roi est mis à mort parce que son affaiblissement physique menace
l’univers et la société, tantôt il est tué en tant que bouc émissaire. Les
Rukuba semblent avoir opté pour la seconde solution, les Jukun pour la
première. Il est remarquable que les chefs sacrés des Rukuba, responsables
des catastrophes de tous ordres, ne sont en rien des maîtres de la nature. Ils
n’accomplissent même pas les rites agraires […] Ils n’assurent pas non plus
le contrôle de la pluie. [… ] Les Jukun, en revanche, mettent l’accent sur la
première fonction de la royauté sacrée, celle qui correspond à la première
thèse de Frazer. Ils identifient leur roi aux plantes cultivées » [de Heusch,
1990, p. 16].
32Mais cette conjecture structuraliste est tout de suite réfutée car, le roi jukun, note de Heusch, « est aussi traité, le cas échéant, comme bouc émissaire ». En dépit d’un rituel – l’ando ku – au cours duquel il était censé se régénérer, en tuant un esclave de ses propres mains, et bénéficier ainsi d’un nouveau bail de sept ans [ ibid., p. 15], « il était secrètement mis à mort après une succession de mauvaises récoltes ou de sécheresses » [ ibid., p. 16].
33Les deux thèses de Frazer ne sont donc pas exclusives. Elles ne renvoient pas à deux formes différentes de royauté, mais à deux aspects, plus ou moins accentués, selon les cas, de la même institution. De plus, la comparaison des royautés jukun et rukuba apporte une indication supplémentaire. Les deux rois ont un trait commun et un trait différentiel : ils sont l’un et l’autre des boucs émissaires, et le roi jukun est aussi responsable de la végétation. Dire que le roi jukun est aussi un bouc émissaire, c’est permuter les attributions, c’est postuler entre celles-ci un ordre de préséance que la comparaison des deux monarchies ne justifie absolument pas, mais tendrait plutôt à mettre en question.
34Ce n’est pas tout. Le rituel jukun de régénération montre que certaines fonctions peuvent être déléguées : lorsque le roi tue un esclave, au terme de son premier septennat, il confie, en quelque sorte, à son serviteur la charge de mourir à sa place. Cela suggère que les différentes fonctions royales ne sont pas nécessairement dévolues à un seul et même personnage, mais pourraient être distribuées entre plusieurs dignitaires, aux attributions distinctes mais solidaires.
35Deux nouveaux exemples, également accouplés par L.deHeusch, ceux de la chefferie samo et du royaume mossi, viennent conforter cette hypothèse.
36Leur commentateur les confronte lorsqu’il s’interroge sur l’émergence de l’État, c’est-à-dire sur l’apparition d’une nouvelle fonction du roi, le pouvoir politique, qui s’ajoute à ses fonctions rituelles traditionnelles. Cette question est importante, car en Afrique comme en Europe – tous les historiens sont d’accord sur ce point –, les institutions préétatiques et l’État moderne lui-même ont été forgés (ou engendrés) par la royauté. Il est donc crucial de comprendre comment le roi, originellement prisonnier de son peuple et promis à une mort violente, peut se métamorphoser en chef de l’État, c’est-à-dire en détenteur unique de la violence légitime. Or, les deux exemples précités montrent que les fonctions de base de la chefferie sacrée peuvent être endossées par un seul ou partagées par plusieurs personnages sacrés et que le pouvoir politique émerge à la faveur d’une telle dissociation. Mais surtout, ils confirment que la première fonction est bien celle de bouc émissaire, qui constituerait donc la clef de voûte du système monarchique et de toutes ses transformations.
37Chez les Samo, le tyiri « cumule [… ] les deux fonctions frazériennes » [ ibid., p. 26]: il est faiseur de pluie et faiseur de paix, mais aussi et avant tout bouc émissaire. Comme le dit textuellement un chant cérémoniel recueilli par Françoise Héritier [ 1973, p. 121], il est « le tas d’ordures, celui qui ramasse et qui prend tout sur lui ». Chez les Mossi, où la royauté est une association « du naam, autorité légitime s’exerçant avec mesure, et du panga, la violence prédatrice » [de Heusch, 1990, p. 19], ces deux qualités opposées sont réparties entre un roi de la paix et un roi de la guerre. Mais, chose remarquable, ces deux dignitaires sont liés de la manière suivante : « Le “roi de la paix”ne peut prolonger son règne tous les sept ans que grâce à la mise à mort de son double, le “roi de la guerre”, qui assume, comme le fera le kurita [le fils cadet du roi] lors de l’interrègne, la violence prédatrice du roi. [… ] Le chef de guerre comme le kurita jouent le rôle de boucs émissaires du roi, le premier tout au long de son règne, le second après sa mort naturelle » [ ibid., p. 22]. C’est L.deHeusch lui-même qui met en relief cette relation entre les deux rois, dont il avait d’abord craint qu’elle n’ait échappé à MichelIzard, l’ethnographe des Mossi [comparer 1990, p. 22, et 1997, p. 221]. Or, elle établit clairement la prééminence de la fonction de bouc émissaire : celle-ci n’est pas seulement le trait invariant de l’institution royale, c’est la condition de possibilité des autres fonctions.
38Dans tous les cas considérés, nous avons donc affaire à des variantes de la même figure : la royauté est toujours double, avec une face noire et une face blanche, une mauvaise part et une bonne part, et dans des conditions telles – L. deHeusch a bien raison de mettre l’accent sur ce point – que le côté positif soit subordonné au côté négatif. Cela prouve que les deux thèses de Frazer ne sont pas seulement compatibles mais que, à condition de renverser leur ordre de préséance, on devrait pouvoir déduire la première de la seconde. En effet, si l’élimination du roi bouc émissaire est un remède à tous les maux qui peuvent atteindre le groupe, on comprend que, par extension, la personne royale puisse être tenue pour la source de tous les biens; si c’est elle qui assure la permanence de l’institution et stabilise l’ordre social, on comprend qu’elle puisse être vue comme le garant de l’ordre naturel. Mais, pour que les choses soient parfaitement claires, il faudrait pouvoir expliquer le mécanisme du bouc émissaire lui-même et les effets qui en dérivent : en particulier, la dualité fondamentale de la personne royale, illustrée par le cas samo, et son dédoublement rituel dont le cas mossi donne un exemple. Bref, il faudrait tenter de mettre au jour les principes générateurs de l’institution monarchique et la dynamique qui préside à ses transformations. Nous allons y venir mais, au préalable, il faut ajouter quelques remarques sur la chefferie samo et le royaume mossi.
39On pourrait nous objecter que ces deux institutions ne corroborent pas vraiment la théorie frazérienne remodelée que nous venons d’ébaucher. Selon cette théorie, la fonction royale serait double, d’abord de bouc émissaire, ensuite de garant de la fécondité, et elle serait soit indivise soit partagée. Mais, dira-t-on, ni les Samo ni les Mossi n’illustrent parfaitement ces deux cas. Car chez les Samo, le tyiri est bien à la fois bouc émissaire et maître de la pluie, mais il est associé à un maître de la terre, tudana, qui a notamment pour attribution de désigner le tyiri [Héritier, 1973, p. 127; de Heusch, 1990, p. 26]. Ils ont donc déjà une double chefferie. Quant aux Mossi, ils ont bien un roi de la guerre, endossant la fonction de bouc émissaire, et couplé avec un roi de la paix, mais ce dernier n’est pas garant de la fécondité [de Heusch, 1990, p. 22].
40En réalité, ces objections ne sont pas décisives. Ou plutôt, elles confirment que la première fonction de Frazer, apparemment absente chez les Mossi, n’est décidément pas la plus importante, ce qui montre incidemment que sa théorie, même remaniée et remise sur ses pieds, n’est encore qu’une approximation. Mais une bonne approximation. Car, si le naam, attribution spécifique du roi de paix mossi, est un pouvoir politique, chez les Tallensi, qui relèvent du même groupe linguistique, le même terme désigne le pouvoir d’assurer le bien-être et la fertilité en accomplissant des rites [de Heusch, 1990, p. 24; 1997, p. 225]. Nous ne sommes donc pas très loin du modèle frazérien rectifié. Par ailleurs, chez les Samo, le tyiri est bien, dans son principe, le seul à supporter le fardeau de la royauté, non seulement parce qu’il est toujours bouc émissaire et faiseur de pluie, mais exerce parfois, en plus, les fonctions de tudana quine sont pas nécessairement disjointesdes siennes : « Dans certains villages, nous dit Françoise Héritier [ 1973, p. 123], elles sont assumées par une même personne. »
41Ce n’est pas tout. Le cas samo suggère que la royauté peut difficilement rester une monarchie, au sens strict du terme, c’est-à-dire une fonction indivise, détenue par une seule personne. Il s’agit d’un composé instable qui tend spontanément à se démultiplier pour se stabiliser. Et le cas mossi, exemple de double royauté accomplie, suggère que le roi, de maître présumé de la nature peut devenir maître effectif des hommes et de la société lorsque ses fonctions de bouc émissaire sont totalement prises en charge par un ou plusieurs de ses doubles. Tout se passe donc comme si le pouvoir politique émergeait à la faveur ou sous l’effet d’une dynamique interne du système royal conduisant celui-ci vers un état plus stable par dissociation et déploiement équilibré de ses composantes. Le chef samo, bouc émissaire prisonnier de son peuple, est déjà un faiseur de paix, mais seulement comme il est un faiseur de pluie, c’est-à-dire qu’il est tenu pour responsable des conflits comme il l’est de la sécheresse. Le roi de la paix mossi, délesté de ses fonctions de bouc émissaire, est réellement maître de la paix et maître des conflits qu’il peut garantir ou réprimer par la force, sans avoir besoin de demeurer maître de la nature.
42Les pages que Luc de Heusch consacre à l’apparition et au développement du pouvoir politique sont à la fois stimulantes et ambiguës. Malgré de nombreux récits décrivant le roi comme un conquérant ou un captif étranger, il suggère que la constitution d’un pouvoir coercitif serait due, pour l’essentiel, à un processus endogène. Il émergerait d’une « division interne au groupe, qui ne doit rien à la conquête militaire » [ 1990, p. 26], d’une « coupure » entre un centre sacré et le reste de la société, présente aussi bien « dans les vastes royaumes que dans les petites sociétés villageoises » [ ibid., p. 29] et donc antérieure à celle de l’État [ ibid., p. 30], mais pouvant lui servir de point d’appui. Toutefois, lorsque L. de Heusch décrit le royaume mossi, il ne présente pas son organisation étatique comme la transformation spontanée d’une structure rituelle sous-jacente, mais comme « le détournement politique d’une vérité d’un autre ordre » [ ibid., p. 24], c’est-à-dire comme l’effet d’une puissance dotée d’une causalité propre qui serait venue parasiter de l’extérieur le système rituel primitif. Ce qui revient à prendre acte du surgissement de l’État, sans du tout l’expliquer.
43Les lignes suivantes, qui terminent la comparaison entre la chefferie samo et le royaume mossi, montrent bien les limites d’une explication qui voudrait s’en tenir à l’orthodoxie frazérienne et à un structuralisme statique :
« L’exemple des Samo nous contraint à ne pas enfermer le problème du pouvoir
sacré dans la dialectique des conquérants et des autochtones. C’est de l’intérieur
même de la société indivise que l’on extrait de force le responsable de la pluie
et de la paix, qui présente toutes les caractéristiques d’un chef sacré. Mais
loin d’imposer la moindre autorité, il demeure le prisonnier du groupe qui
l’a élu pour porter le poids rituel du pouvoir. Du chef sacré samo au puissant
roi mossi, un renversement spectaculaire s’opère : l’association nouvelle de
la violence et du sacré. Ce phénomène qui n’a rien d’original, comme le
suppose arbitrairement René Girard, est lié à la naissance de l’État, comme
force coercitive, avec sa division des statuts socio-économiques, voire des
classes » [ ibid., p. 29].
45Lier le renversement structural, qui propulse le roi sacré du statut de bouc émissaire à celui de chef d’État, à la naissance de l’État, c’est tout simplement constater que le pouvoir politique centralisé est présent ici et non là.
46Dissimuler cette tautologie en reprochant à René Girard de n’avoir pas vu que la structure étatique – si nous comprenons bien [10] – associerait pour la première fois la violence et le sacré, est pour le moins étrange. C’est faire bon marché du régicide qui, même dans le cadre de la théorie standard de Frazer, reste le trait le plus saillant de la royauté sacrée.
47Il est d’autant plus fâcheux de récuser Girard, sans autre forme de procès, que ses hypothèses permettent de clarifier l’ensemble de l’institution royale et de ses développements potentiels : de retrouver tous les traits caractéristiques de la monarchie sacrée et de laisser entrevoir comment le roi peut s’exhausser de la position de bouc émissaire à celle de roi divin et de chef d’État, non par un basculement spectaculaire et mystérieux, mais par un processus morphogénétique intelligible [11].
48Toutefois, avant de rappeler les idées maîtresses de Girard, il faut examiner l’apport d’un théoricien de la royauté dont l’ouvrage posthume, Social Origins, peut servir de charnière entre le Rameau d’or et la Violence et le Sacré.
49Nous voulons parler de Hocart, curieusement omis non seulement par deHeusch, mais par tous ses collègues africanistes dont il commente les travaux [12].
LE RENVERSEMENT HOCARTIEN : LE RÉGICIDE EST ANTÉRIEUR À LA ROYAUTÉ
50À la décharge des anthropologues qui négligent Hocart, il faut reconnaître que la lecture de ses travaux est parfois déroutante. Dans son histoire de l’anthropologie britannique, George Stocking [ 1995, p. 220-228] le présente à l’aide d’une jolie formule : « The Boasian ethnographer as Frazerian diffusionist ». Nous dirions plutôt que l’auteur de Kingship associe le souci du détail ethnographique à l’exigence d’intelligibilité et la transcription méticuleuse des informations à la recherche de principes explicatifs universels.
51Tout en admirant son génie, Lévi-Strauss [ 1954, p. 134] l’avait qualifié jadis de « peintre du dimanche » de l’ethnologie. Il s’agirait plutôt d’un grand maître dont nous aurions seulement des carnets de croquis. Ou d’un mathématicien à la Fermat, pouvant laisser des théorèmes sans démonstration. Du travail est donc nécessaire pour ressaisir sa démarche, refaire ses raisonnements, vérifier ses conjectures ou les compléter. Nous nous y sommes exercé ailleurs [Scubla, 1985]. Nous nous bornerons ici à revenir brièvement sur quelques points essentiels [13].
52Premier point : l’unité de tous les rites. Les rites d’installation et de consécration du roi sont tous bâtis sur le même modèle et constitués des mêmes éléments [Hocart, 1927], et tous les autres rites et sacrements dérivent des cérémonies royales dont ils retiennent seulement quelques traits [Hocart, 1927, 1954]. Le mariage, par exemple, est d’abord une partie importante de la cérémonie d’intronisation; à ce titre, il est d’abord réservé au roi, puis il est étendu aux dignitaires de la cour et finit par gagner, de proche en proche, toutes les couches de la société. De nombreux rituels de mariage conservent d’ailleurs les traces de leurs origines royales, comme le couronnement des conjoints au cours de la cérémonie.
53Sans doute peut-on améliorer la liste des items retenus par Hocart dans son énumération des rites royaux [1927, p. 70-71], car on n’y trouve pas la transgression rituelle (inceste, meurtre ou cannibalisme) qui constitue un élément essentiel de la cérémonie d’installation. Mais, dans son principe, elle reste une excellente base de travail [Fortes, 1967]. Le dossier africain, rassemblé par L. de Heusch, en apporte la confirmation. Chez les Mossi, le mariage du roi est avant tout un rite de succession : l’épouse principale, qui porte le titre de reine, est une jeune veuve de son prédécesseur, avec laquelle il passe une nuit et n’aura ensuite ni relations sexuelles ni enfants [deHeusch, 1990, p. 20]. On trouve aussi, chez eux, l’idée hocartienne selon laquelle la cérémonie de couronnement est associée à une hiérogamie cosmique : le lignage royal est issu de l’union du ciel et de la terre [ cf. de Heusch, ibid., p. 23, et Hocart, 1936, chap. XX].
54Deuxième point : les origines rituelles de la culture. De nombreuses techniques et la plupart des institutions viennent des besoins du culte [Hocart, 1933]. La division du travail n’est pas, dans son principe, une nécessité économique mais une exigence rituelle [ 1936, p. 108-110], et le système des castes permet de comprendre comment elle peut conduire à la spécialisation professionnelle [ 1938, p. 261-262]. Il en est de même des institutions politiques. Contrairement aux institutions religieuses, elles ne sont pas plus nécessaires aux sociétés que le système nerveux aux unicellulaires. La fonction première du roi n’est pas de gouverner mais de régner, c’est-à-dire d’être le personnage principal des grandes cérémonies. C’est seulement à la faveur du dédoublement des fonctions rituelles du roi que le pouvoir politique et l’organisation de l’État émergent et se développent. Hocart a consacré un livre tout entier à cette question [ 1936]. De son côté, la guerre, avant d’être une affaire de politique extérieure, est une activité rituelle, visant à procurer des victimes sacrificielles [Hocart, 1954, p. 143-144].
55Bref, on pourrait dire, dans le vocabulaire marxiste, que le rituel ne constitue pas une superstructure idéologique ou symbolique, mais l’infrastructure des sociétés humaines. C’est la source du lien social et des moyens institutionnels et matériels qui permettent de le consolider. De Heusch redécouvre cette idée, qui ressort fort bien du dossier africain. Les fonctions rituelles du roi sont un trait primitif de l’institution et non le reflet ou le déguisement d’un « ordre socio-économique hiérarchisé, aux composantes hétérogènes » [1990, p. 10]. Ce sont elles qui imposent aux sociétés, au moins dans l’aire voltaïque, un « dualisme structural plus fondamental » que les rapports, internes ou externes, de domination politique ou militaire, qui peuvent ensuite se greffer sur lui [ ibid., p. 25]. Mais tout en reconnaissant que la royauté sacrée a réellement modelé la vie sociale et joué un rôle capital dans l’histoire de l’humanité [ 1997, p. 231], l’éminent africaniste raisonne comme si ces résultats étaient pour ainsi dire accidentels, ou comme s’il suffisait, pour les rendre intelligibles, de qualifier de « symbolique [14] » le pouvoir rituel du roi.
56Comme Frazer, il reste au fond tributaire de l’idée que le roi est d’abord un magicien, que son « corps-fétiche » [ 1997, p. 231] est doté de pouvoirs imaginaires ne lui donnant jamais qu’une maîtrise illusoire de la nature et de la société. Alors que Hocart, comme Durkheim avant lui, voit bien que, à défaut de maîtriser les forces de la nature, le rituel, par l’organisation même qu’il implique, permet aux hommes de se maîtriser eux-mêmes et de présenter un front uni contre les coups du sort [Hocart, 1927, p. 56-57]. Autrement dit, qu’il constitue une sorte d’auto-domestication de l’homme [15] et d’autorégulation de la vie sociale, d’où peuvent ensuite sortir tous les autres moyens, les uns plus solides, les autres plus précaires, de maîtriser la nature ou de gouverner la société.
57Troisième point :les premiers rois furent des rois morts. Revenons à l’unité de tous les rites, qui ressort de leur étude comparative. La parenté des différents sacrements conduit à dresser leur arbre généalogique et à leur chercher une souche commune [Hocart, 1954, p. 76 et tableau récapitulatif, p. 85].
58Puisqu’ils proviennent tous du rituel d’installation du roi, il s’agit de savoir quelle est la forme originelle de la cérémonie royale. Cela revient à rechercher la partie la plus éminente et la plus caractéristique de cette cérémonie, puis à remonter à sa source [16]. La comparaison des sacrements fait d’abord apparaître deux solutions possibles : le mariage et les funérailles, au cours desquels on met en œuvre une grande partie du rituel. Or, la seconde solution est la meilleure, car chaque sacrement (de naissance, d’initiation, de mariage, etc.) élève son bénéficiaire à un rang supérieur, et la promotion suprême a lieu lors des funérailles. D’où une première difficulté : comment la royauté pourrait-elle commencer par des funérailles ? Comment celles-ci pourraient-elles être de nature royale, demande Hocart, s’il n’y a pas encore de royauté ?
59À la seule condition, répond-il, que les premiers rois aient été des rois morts [ 1954, p. 77]. Hypothèse qui serait absurde si la première fonction du roi était d’être un chef politique, mais qui est tout à fait plausible si elle consiste à être le personnage central de tous les grands rituels, puisque c’est justement cette place qu’occupe le mort – et non l’officiant principal – dans n’importe quel service funèbre. Certes, si tous les hommes meurent, tous ne deviennent pas rois. La mort naturelle ne suffit pas pour faire un roi; il faut donc supposer que celui qui devient roi ne meurt pas spontanément mais qu’il est mis à mort rituellement. C’est d’autant plus vraisemblable que la cérémonie d’installation, telle que nous la connaissons, comprend toujours une mise à mort fictive suivie de renaissance. Or, « c’est une règle invariable qu’une fiction soit un sub-stitut de la réalité » [ 1954, p. 76]. Puisque l’on fait semblant de tuer le roi, c’est qu’autrefois on le tuait réellement. On devient roi en mourant comme victime sacrificielle, et le sacrement originel, le rite-souche auquel tous les autres rites se rattachent, est donc le sacrifice humain [17] [ ibid, p. 78,117].
60Ce résultat confirme et renverse à la fois la thèse centrale de la théorie frazérienne. Le régicide n’est plus seulement une issue fatale, il est au principe même de la royauté. Chez Frazer, on tue le roi; chez Hocart, on tue un homme pour qu’il devienne roi. Dans le Rameau d’or, le règne s’achève par la mise à mort, dans Social Origins, il commence par elle. D’un côté, la mise à mort, même ritualisée, est négative. Elle vise seulement à chasser le mal : les forces déclinantes du roi qui, par contagion, peuvent entraîner un déclin général de la société ou les souillures, répandues dans le groupe, que le roi bouc émissaire emporte avec lui. De l’autre, elle est source de vie et même génératrice du sacré et du divin, qui sont les propriétés caractéristiques du roi, une fois investi de ses fonctions.
61La thèse de Hocart peut sembler audacieuse, mais le dossier africain, qui nous sert à illustrer chaque étape de cette enquête sur le régicide, nous fournit, une fois de plus, des exemples probants. Chez les Evhé du Sud-Togo, la durée de sept ans qui s’écoule entre l’installation du roi-prêtre et sa mise à mort rituelle « peut être considérée comme une période d’initiation à la royauté et le règne effectif commence lorsque le roi se trouve dans l’au-delà » [deHeusch, 1990, p. 17]. Autrement dit, le vrai roi est un roi mort. Par ailleurs, nous avons vu que le sacrifice humain pouvait être source de vie : le roi mossi prolonge son règne de sept ans grâce à la mise à mort de son double, et le roi jukun se régénère, lui aussi pour accomplir un nouveau septennat, en tuant de ses mains un esclave. Dans tous les cas, c’est la mise à mort qui confère la royauté, mais elle peut être déplacée sur un bouc émissaire, ou simplement mise en scène, sans exécution, comme dans la plupart des rites d’intronisation.
62Les faits donnent donc raison à Hocart, mais laissent subsister une énigme.
63Car, si le sacrifice humain est bien le sacrement originel, s’il est la source de la royauté et de toutes les institutions qui en dérivent, s’il est bien, comme son étymologie le suggère, générateur du sacré et, par suite, non seulement des rois mais des dieux eux-mêmes, d’où lui vient une telle puissance ? De nombreux mythes racontent que tous les biens culturels, voire l’univers tout entier, sont issus du corps d’une victime. Or, la thèse de Hocart n’est pas loin d’accréditer cette idée. Pour s’assurer qu’elle ne participe pas d’une illusion collective, il faudrait expliquer dans quelles conditions et pour quelles raisons la mise à mort d’un homme, loin d’être un acte négatif ou de se réduire à un moindre mal, pourrait non seulement passer pour la source de la civilisation, mais être réellement la base du lien social et de toutes les institutions et les représentations qui le soutiennent et l’entretiennent.
64Malheureusement, Hocart lui-même néglige ce problème. Alors que
l’examen des faits le conduit à faire du sacrifice humain la matrice de toute
la culture, on ne trouve, dans ses écrits, pas même l’ébauche d’une théorie de
ce rite sanglant dont les origines, dit-il seulement, restent très obscures [ 1954,
p. 143]. De toute évidence, c’est à son corps défendant qu’il a dû lui reconnaître, dans un écrit au demeurant posthume, un rôle de premier plan [18]. Dans
Kingship, le sacrifice est seulement l’un quelconque des vingt-six rites constitutifs de la cérémonie d’installation [ 1927, p. 70-71]. Bien mieux, dans Social
Origins, il ne figure même plus dans la liste des rites fondamentaux [ 1954,
p. 39], quoiqu’on en retrouve la trace dans presque tous les chapitres, mais
comme ingrédient et dans l’ombre d’autres rites, par exemple, noyé, pour ainsi
dire, dans le bain rituel des cérémonies fidjiennes [p. 45]. Détail significatif :
Hocart utilise le moins possible le terme de sacrifice, auquel il préfère celui
de sacrement, car, dit-il, bien que les deux mots aient des sens voisins, le premier, qui avait à l’origine une extension très large, est maintenant fâcheusement associé à l’idée d’égorgement d’une victime, c’est-à-dire à un épisode
particulier du rituel qui est loin d’être le plus important [ 1935, p. 175; 1951,
p. 501; 1954, p. 48]. Mais coup de théâtre, il lui a fallu, en fin de compte,
reconnaître à cet épisode la place éminente de sacrement originel.
65À vrai dire, Hocart n’a pas attendu les toutes dernières années de sa vie pour intégrer le sacrifice dans sa théorie générale du rituel et même lui accorder, en un certain sens, une place centrale. Sa définition du rituel, comme « une organisation dont le but [est] de contribuer à la vie, à la fertilité, à la prospérité – en ôtant la vie à des objets qui en regorgent pour la communiquer à d’autres moins bien pourvus » [ 1978, p. 71] – n’est rien d’autre qu’une description de la mise à mort rituelle et des effets bénéfiques qui en sont attendus. Mais cette définition implicite du sacrifice fait de lui un simple transfert de vie. Sauf régression à l’infini, elle suppose, comme la première théorie de Frazer, que certains êtres sont, par nature, dotés de vertus propres, mais transférables à d’autres êtres. Or cela s’accorde mal avec un principe fondamental du rituel, suivant lequel il n’existe pas de personne ou d’objet « possédant une vertu inhérente à soi-même », et aux termes duquel tout être doué d’un pouvoir l’a acquis « par la consécration, c’est-à-dire après avoir reçu “la vie”» au cours d’une cérémonie appropriée [1935, p. 224].
66Car, si le sacrifice humain est bien le sacrement originel, ce principe nous invite à penser la mise à mort rituelle non plus comme transfert de vie, mais comme source de vie.
67Mais c’est ce dernier pas que Hocart ne parvient pas à franchir, ni avant ni après avoir découvert que les premiers rois furent des rois morts et que le sacrifice est générateur de la royauté sacrée et de toutes les institutions qui en dérivent. Sans doute écrivait-il, dans Progress of Man, que « le rituel tout entier est fondé sur cette notion que nul objet ne possède par soi-même une vertu inhérente ». Mais il ajoutait aussitôt : « Le but essentiel du rituel est précisément de transférer le pouvoir d’un récipiendaire à un autre » [1935, p. 225], ouvrant ainsi la voie à une régression interminable, qui deviendra explicite dans le chapitre X de Social Origins. Ce dernier a beau être intitulé « L’origine des sacrements », il étudie en fait leurs transformations, en remontant, il est vrai, aussi loin que possible dans le passé, et même en reconstruisant une forme hypothétique de cérémonie royale primitive, mais sans jamais pouvoir atteindre un terme vraiment premier. Car, si l’on n’est pas roi par nature, mais seulement à titre de victime sacrificielle, comment acquiert-on, au préalable, le statut de victime digne d’être immolée ? Nul n’étant sacré par lui-même, il faut supposer un rite de consécration de la victime [ 1954, p. 81]. Mais alors le sacrifice humain proprement dit, c’est-à-dire la mise à mort, n’est plus le rite primordial, et ainsi de suite. Ce n’est pas tout. Car, si tout rite suppose un autre rite qui, à son tour, suppose une société déjà instituée, on ne peut plus soutenir, non plus, la thèse de l’origine rituelle de la société.
68Pour sortir de ces apories, il faudrait pouvoir remonter jusqu’à une matrice prérituelle de la société, c’est-à-dire découvrir un processus spontané propre à engendrer les rites eux-mêmes, à commencer par le sacrifice humain, qui forment, nous le savons, l’infrastructure de la vie sociale. C’est le mérite des auteurs dont nous allons parler maintenant d’avoir affronté cette difficulté : d’avoir moins cherché la forme originelle et les transformations du rituel prototypique que sa genèse à partir de conditions universelles et de situations récurrentes.
L’APPORT GIRARDIEN : DE LA VICTIME SACRIFICIELLE À LA VICTIME ÉMISSAIRE
69C’est à la veille de sa mort, en 1939, que Hocart, prolongeant la théorie frazérienne de la royauté sacrée, découvre que le roi est dans son principe une victime sacrificielle, autrement dit que c’est la mise à mort rituelle qui élève un individu au statut de roi, qui fait de lui le personnage central de toutes les cérémonies collectives, le pivot ou la clef de voûte du groupe social. Or, c’est à la même époque que Freud, grand lecteur de Frazer et de Robertson Smith, disparu lui aussi en 1939, reprend et approfondit, dans Moïse et le monothéisme, sa théorie du lien social fondé sur le meurtre du Père, qu’il avait déjà présentée dans Totem et Tabou.
70Pour l’un comme pour l’autre, donc, la société se forme et s’organise autour d’un cadavre, et plus précisément celui d’une victime. Mais chez Hocart, il s’agit d’une victime mise à mort rituellement par un sacrificateur, et chez Freud, de la victime d’un meurtre collectif spontané. L’anthropologue remonte aux commencements de la vie sociale, le psychanalyste à ses origines. L’un décrit les premières formes sacramentelles de la vie collective, l’autre leurs racines psychologiques et historiques. Leurs démarches sont à la fois très proches et différentes, l’une beaucoup plus prudente, l’autre plus ambitieuse.
71Dans sa recherche des fondements rituels de la vie sociale, Hocart voit bien la nécessité de déduire tous les sacrements, attestés par l’ethnographie et l’histoire, non de l’un d’entre eux pris en particulier, mais d’une souche commune qui leur est extérieure. Mais, dans son esprit, cette souche est encore un autre sacrement, plus ancien et protypique : elle a le même statut qu’une langue hypothétique disparue dont on postule l’existence pour comprendre les propriétés des langues accessibles à l’observation, sans expliquer pour autant l’origine du langage.
72Freud, en revanche, cherche la source même de l’organisation sociale et de ses formes rituelles, et il voit bien que, pour y parvenir, il faut se placer dans un état préculturel situé en amont des rites et des institutions, et permettant d’en faire, ou d’en refaire, la genèse. Son ambition est légitime, et il faut la mettre à son crédit. Mais sa méthode a deux défauts importants : celui de vouloir tirer, d’un événement unique et exceptionnel, toute l’histoire familiale, religieuse et politique de l’humanité; et celui de présupposer la principale des structures que cet événement est censé engendrer, à savoir la relation œdipienne, déjà implicitement présente dans la horde primitive.
73Pourtant, en dépit de ces faiblesses, le travail de Freud reste une importante contribution à la science. À bien regarder les choses, il décrit moins les traces obsédantes d’un crime originel inexpiable qu’il ne montre comment les sociétés se défont et se refont sous l’effet de causes générales et récurrentes, et comment elles repassent périodiquement par un point fixe, en commémorant rituellement, ou même en reproduisant spontanément, la scène primitive. En effet, sans le dire expressément, Moïse et le monothéisme laisse entrevoir que le meurtre fondateur n’est pas un événement sans précédent ni retour possible, mais qu’il pourrait se répéter à chaque fois que des conditions génériques se trouvent à nouveau réunies.
74Malheureusement, Freud lui-même n’aura pas le temps de développer cette découverte tardive ni même de l’apercevoir clairement, et ses successeurs négligeront de la reprendre et de l’approfondir. Psychanalystes et anthropologues s’entendront, au contraire, pour jeter un voile pudique sur cette partie de son œuvre. Aussi faudra-t-il attendre 1972 pour voir un esprit libre rouvrir, en étudiant la tragédie grecque, un dossier abandonné depuis 1939, retrouver les meilleures intuitions de Freud et de Hocart, et découvrir les moyens de bâtir avec elles la première théorie plausible des origines violentes des sociétés humaines.
75Nous voulons parler de René Girard [19] qui, dans la Violence et le Sacré, jette les bases d’une théorie générale des formes élémentaires de la vie religieuse et sociale, sans remonter vers un improbable rite primordial dont tous les autres seraient issus, ni vers un événement préhistorique qui aurait laissé son empreinte sur toutes les sociétés présentes ou passées, mais en mettant au jour un mécanisme universel et intemporel dont les opérations et les effets peuvent se réactiver indéfiniment et qui constitue une matrice permanente, prérituelle et préinstitutionnelle, des rites et des institutions.
76Ce n’est pas le lieu d’exposer en détail les analyses et les raisonnements de Girard, ni même d’en résumer la substance, mais seulement de désamorcer les contresens qui font obstacle à sa compréhension et de montrer sa pertinence pour l’étude de la royauté.
77Il faut d’abord dissiper un premier malentendu. Bien qu’il tienne le plus grand compte des données recueillies par l’éthologie sur l’agressivité intra-spécifique, ainsi que sur sa propension à la ritualisation, déjà présente dans le règne animal, Girard ne prend pas parti sur la question de savoir si cette agressivité est ou non une pulsion autonome. En ce qui le concerne, loin de postuler une nature humaine intrinsèquement violente, il caractérise l’humanité par le mimétisme, propriété déjà fort développée chez les singes supérieurs, mais plus accentuée encore chez les hommes, qui seraient donc les animaux les plus mimétiques. C’est à partir de cette unique propriété, tenue pour discriminante et dont il tire systématiquement les conséquences, qu’il entend déduire l’ensemble des autres traits caractéristiques de l’humanité, en particulier tout ce que l’on nomme la culture, tout ce qui, en elle, relève de l’ethnologie proprement dite et non de la simple éthologie. Son travail prolonge tout naturellement les résultats de ceux qui avaient déjà établi l’origine rituelle de la civilisation, car il montre qu’un surcroît de mimétisme entraîne un surcroît d’agressivité intra-spécifique dont la régulation exige l’apparition de nouvelles formes rituelles.
78Comme la langue, selon Ésope, le mimétisme est, pour l’humanité, la meilleure et la pire des choses. Il a, sur la culture et sur la société, les effets les plus contrastés, pouvant affaiblir ce qu’il aide à prospérer et guérir le mal qu’il produit. Principal facteur de transmission et de diffusion des coutumes, comme l’avait noté Hocart [ 1973, chap. XIII], il favorise la reproduction et la stabilité des cultures. Mais facteur d’homogénéité, il risque d’effacer les différences, constitutives – pour Girard comme pour Lévi-Strauss – de l’essence même de la culture, et de provoquer ou d’accélérer la « crise sacrificielle », dont l’illustration type est la confusion du sacrifice et du meurtre dans la tragédie grecque [Girard, 1972, chap. II; Burkert, 1966]. Opérateur de convergence des désirs et des actions, il peut être alternativement facteur de division ou d’union. En dirigeant les désirs des individus vers les mêmes objets non partageables, et en les entraînant dans le jeu de miroir de la réciprocité négative, il divise le groupe en frères ennemis dont il attise les rivalités et il déclenche la crise sacrificielle, en finissant par faire disparaître tout point d’ancrage externe, tout autre objet de conflit que le conflit même. En canalisant, par simple contagion mimétique, toutes les violences sur un seul individu – la victime émissaire –, il recompose spontanément l’unité du groupe dans l’unanimité retrouvée, dans le tous-contre-un de la violence collective, et met fin à la crise en rétablissant entre les sociétaires un tiers objet extérieur : la victime, le dieu qui a déclenché la panique puis résolu la crise en ramenant la paix, le roi sacré, le totem ou tout autre médiateur transcendant.
79Cela posé, il est facile de dissiper deux autres malentendus. Contrairement à des idées reçues, la théorie girardienne ne privilégie pas tel ou tel rite particulier, mais montre leur commune origine, et elle ne présuppose pas l’existence de la société, mais décrit un mécanisme capable de l’engendrer ou de la réengendrer. C’est Hocart, nous l’avons vu, qui, après avoir déduit toutes les institutions des sacrements, semblait tenté, dans ses derniers écrits, de déduire tous les sacrements d’un rite particulier, en l’occurrence le sacrifice qui, comme tout rite spécifiquement humain, présupposait la société déjà instituée, ce qui le conduisait d’ailleurs à postuler un rite de sélection de la victime, antérieur au rite supposé originel, etc.
80Girard évite de telles impasses, avec sa théorie de la double substitution [ 1972, p. 146-149 et p. 372] et la distinction très nette qu’elle implique entre le meurtre fondateur et la mise à mort rituelle (sacrifice, régicide, etc.). Le meurtre fondateur, nous venons de le voir, est le produit d’un mécanisme spontané qui substitue, à toute la collectivité en crise, un seul de ses membres, la « victime émissaire ». Dans un sacrifice, ou toute autre mise à mort sacralisée, ce processus spontané est relayé par une procédure rituelle consistant à substituer à la victime émissaire une victime sacrifiable prise en dehors ou en marge du groupe (animal, prisonnier de guerre, criminel, etc.) et à l’immoler après l’avoir intégré au groupe (l’ours des Aïnous est nourri au sein par une femme, le prisonnier tupinamba épouse une femme du groupe qui l’a capturé, etc.). Mais d’autres formations substitutives sont possibles, avec d’autres rites, mais aussi des traits permanents. Dans la plupart des chefferies mélanésiennes ou des monarchies africaines, le roi, qu’il soit mis à mort ou non, est, comme la victime sacrificielle, souvent un étranger, à la fois extérieur au groupe et centre vivifiant du groupe. Chez les chasseurs de tête mundurucu, c’est autour de la tête d’un ennemi, mais décorée avec le tatouage du groupe preneur, que l’on célèbre le grand rituel collectif, et c’est le preneur de têtes qui est soumis aux mêmes interdits qu’un roi sacré [Menget, 1996].
81Issus de la même matrice, tous ces rites sont apparentés, et pourtant fort différents.
82Le dernier malentendu porte sur la nature de cette matrice : le meurtre fondateur girardien, quand il n’est pas confondu avec le rite sacrificiel ou celui du bouc émissaire, est souvent assimilé au meurtre du père de la horde primitive. Loin d’expliquer scientifiquement la société, Girard la ferait naître de rites qui la supposent ou alors forgerait tout simplement une nouvelle variante du mythe freudien. Ce grief est étonnant, car la Violence et le Sacré a précisément la vertu d’échapper à cette alternative spécieuse, en empruntant une troisième voie que ni Social origins ni Totem et Tabou n’ont réussi à découvrir. La crise sacrificielle et sa résolution violente ne sont ni des institutions ni des événements archaïques, mais des formes canoniques de déstructuration et de restructuration du tissu social, qui peuvent resurgir à tout moment de l’histoire d’un groupe humain quelconque, car elles sont dues à des causes générales et permanentes, sous-jacentes à toutes les institutions.
83Ce type de modèle explicatif a d’ailleurs une forme tout à fait classique, qui met encore mieux en valeur son contenu propre, et devrait contribuer à le rendre plus intelligible. Par bien des côtés, en effet, le travail de Girard ressemble à celui de Hobbes. L’un comme l’autre veulent comprendre comment le lien social se forme et se stabilise. Or, comparons les premiers chapitres de la Violence et le Sacré avec les chapitres XIII à XVII du Léviathan. La crise sacrificielle de Girard a le même statut que l’état de nature de Hobbes, ils proviennent à peu près des mêmes causes et ont en gros le même effet : l’émergence d’un tiers transcendant, situé à la fois au centre et en dehors de la société.
84D’un côté comme de l’autre, il ne s’agit pas de décrire un moment quelconque de l’histoire humaine, mais les conditions permanentes des interactions des individus et des groupes [20]. Si l’état de nature, chez Hobbes, est nécessairement un état de guerre, ce n’est pas parce que les hommes seraient méchants par essence, c’est seulement parce qu’ils ont en commun de redouter la mort et d’être rationnels. L’homme est un loup pour l’homme parce que les désirs des individus peuvent converger sur des objets non partageables et que, en l’absence de médiation institutionnelle, nul n’est tenu d’agir autrement que ses semblables : si bien que chacun anticipe le conflit et le rend inévitable, en prenant les devants, de crainte d’en être la première victime. Si l’homme est un animal mimétique, comme le suppose Girard, la convergence des désirs, de possible qu’elle était chez Hobbes devient nécessaire, et la guerre de tous contre tous s’installe par simple contagion des conflits, sans avoir à faire appel au postulat de rationalité.
85L’hypothèse girardienne montre encore mieux son élégance et sa puissance quand il s’agit d’expliquer la résolution de la crise. Parce que les hommes sont rationnels, reprend Hobbes, ils cherchent à sortir de l’état de guerre : ils se mettent donc tous d’accord pour faire allégeance et remettre les pleins pouvoirs à l’un d’entre eux, le Souverain qui, tout en n’étant pas partie prenante du contrat, garantit la paix par sa seule existence, comme « un dieu mortel sous le Dieu immortel ». Par simple mimétisme, montre Girard, les conflits convergent mécaniquement sur une seule victime pour engendrer le roi mort de Hocart, le roi sacré de Frazer et le monarque absolu de Hobbes qui sont tous des avatars successifs de la victime émissaire.
86On peut même améliorer cette démonstration. Contrairement à la théorie girardienne, qui fait d’une pierre deux coups, celle de Hobbes montre seulement que les hommes doivent se donner un roi sans expliquer comment celui-ci peut être choisi. Mais un bon commentateur du Léviathan a réussi à combler cette lacune, en établissant que, des prémisses de Hobbes, il résulte que le Souverain ne peut être que l’ennemi public, celui qui, dans l’état de nature, a eu maille à partir avec l’ensemble des autres individus [Dumouchel, 1986]. Conséquence étonnante : celui qui reste le seul à pouvoir tuer tout le monde – c’est la définition même du souverain – serait celui-là même que tout le monde souhaiterait tuer. Ce renversement serait paradoxal si nous ne connaissions déjà la proximité du roi et du bouc émissaire. Et ce n’est pas tout. Commentant des faits recueillis par Susan Drucker-Brown [ 1991], l’auteur d’une belle étude du serment montre que, chez les Mamprusi, le groupe social s’organise autour d’un personnage ambigu, commençant son règne par un parjure qui le met à la fois, lui aussi, en position de chef et d’ennemi public [Devictor, 1993]. L’accord de ces résultats est d’autant plus remarquable qu’ils sont, en grande partie, indépendants. Le raisonnement de Dumouchel est purement axiomatique et ignore l’ethnographie, celui de Devictor s’appuie exclusivement sur l’anthropologie du serment et l’ethnographie des Mamprusi. Le seul point commun des auteurs est d’avoir lu la Violence et le Sacré et d’en faire travailler les principes en dehors de leur champ d’origine, Girard lui-même ne disant pas un mot de la théorie politique de Hobbes ni des pratiques juratoires.
87En revanche, la théorie girardienne aborde explicitement le thème de la royauté [ 1972, p. 149-169,415-425; 1978, p. 59-66; 1985, p. 128-141] et, couronnant les travaux de Frazer et de Hocart, semble capable de rendre compte de tous les aspects de l’institution. Car, si le roi est un avatar de la victime émissaire, on comprend immédiatement sa fonction, les rites auxquels il est soumis, les transformations et variantes possibles de son statut, et l’émergence du pouvoir politique. Deux raisons principales expliquent que la victime émissaire puisse contenir virtuellement toutes les modalités de l’institution monarchique et bien d’autres choses encore, deux raisons qui sont liées à la temporalité du meurtre fondateur et de sa reprise rituelle.
88Première raison : la superposition de deux figures opposées de la victime émissaire qui, juste avant sa mise à mort, apparaît comme un monstre et un fauteur de troubles, et juste après, comme une divinité tutélaire ayant rétabli l’ordre et la paix, par un retournement d’une mort ignominieuse en apothéose. De ce contraste fondamental dérivent toute l’ambiguïté de la personne sacrée du roi, oscillant entre l’impureté et la sainteté, toutes les précautions rituelles prises pour s’en protéger ou pour le protéger, et le dédoublement rituel de ce composé instable dont la royauté mossi nous a donné une illustration.
89Seconde raison :un délai plus ou moins important s’écoule entre le moment où la victime rituelle, substituée à la victime émissaire, est sélectionnée et le moment où elle est immolée. Si ce délai est très court, nous avons le sacrifice et la divinité, qui apparaîtra plus tard comme son destinataire, mais qui est d’abord engendrée par le rite et tenue par lui à bonne distance [21]. Si le délai s’allonge, nous avons la royauté sacrée et le régicide, et c’est à la faveur de ce délai, dit Girard, que le roi peut transformer sa charge rituelle en pouvoir politique, grâce au principe de substitution qui est l’âme du mécanisme victimaire, et permet à un double rituel d’endosser la face sombre de l’institution. Mais bien entendu, il existe des formes intermédiaires comme la captivité du prisonnier tupinamba, déjà évoquée, et par ailleurs le dieu et le roi ne sont jamais complètement séparés : comme le roi est une espèce de dieu vivant, la divinité est « une espèce de roi mort, ou tout au moins “absent” » [Girard, 1978, p. 66].
90Tout cela confirme que le roi est d’abord un bouc émissaire, comme les obscurités de la théorie frazérienne standard nous l’avaient déjà fait comprendre. Mais la théorie girardienne nous montre que cette fonction n’est pas magique ou symbolique. Le mécanisme victimaire nous révèle au contraire que, bien avant de conquérir le pouvoir politique, le roi, comme substitut de la victime émissaire, est ipso facto un régulateur de la vie sociale. Cela n’est pas trivial. Lorsqu’il présente le rituel comme un moyen de s’unir contre l’adversité, Hocart songe surtout aux dangers venus de l’extérieur – sécheresse, intempéries, maladies, etc. – alors que les forces les plus redoutables, comme l’a bien vu Hobbes, sont inhérentes à la nature humaine. Or, c’est précisément pour endiguer ces dernières que les hommes ont besoin de rites royaux ou sacrificiels. Comme les Samo le disent fort justement, le tyiri, le roi bouc émissaire, est celui qui « “rassemble” ou “tient” le village, au sens de maintenir ensemble des éléments juxtaposés » [Héritier, 1973, p. 127].
91Bien que « ligoté » par son peuple et par le rituel, il est à sa manière et à son corps défendant l’artisan du lien social. Comme la victime sacrificielle, et pour la même raison, il est un étranger au sein de son peuple, et comme la victime émissaire dont tous les deux proviennent, il est le vinculum substantiale de la collectivité.
92De tels faits sont d’ailleurs bien connus et attestés par de multiples exemples, mais la théorie girardienne est la seule à les rendre pleinement intelligibles [22].
93On montrerait facilement que l’on peut en déduire la structure des grands rites royaux, à commencer par les cérémonies d’installation, ainsi que de nombreux rites apparentés, présents dans les sociétés les plus diverses. Mais notre propos était seulement de poser les principes. Une fois ceux-ci établis, le reste est simplement affaire d’exécution.
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- SYSTÈMES DE PENSÉE EN AFRIQUE NOIRE, 1990, n° 10, « Chefs et rois sacrés », textes présentés par L. deHeusch.
- – 1996, n° 14, « Destins de meurtriers », textes réunis par Michel Cartry et
- MarcelDetienne.
Notes
-
[1]
Nous remercions Mark Anspach de ses suggestions.
-
[2]
Pour une ébauche, voir L. Scubla, « Voir sans être vu : la place royale » dans les actes du colloque « Culture et spatialité », Québec, octobre 2001 (à paraître).
-
[3]
Voir, par exemple, deux livraisons très riches de Systèmes de pensée en Afrique noire : « Chefs et rois sacrés » (textes réunis par L.deHeusch) [ 1990] et « Destins de meurtriers » (textes réunis par M. Cartry et M. Detienne [ 1996].
-
[4]
Nous nous écartons sur ce point de M. Izard et N.Belmont [ in Frazer 1981, p. XXIX ] dont l’introduction au Rameau d’or contient par ailleurs des remarques fort utiles.
-
[5]
Pour une présentation très élémentaire des notions de singularité et de déploiement, ainsi que de leur usage possible en anthropologie, cf. Scubla [ 1993]; pour une esquisse du déploiement canonique de l’institution royale, cf. Scubla [ 2001, à paraître].
-
[6]
Voir de Heusch [ 1990 et 1997 – traduction anglaise, par D.Quigley, d’une version remaniée du texte de 1990].
-
[7]
Voir A. deSurgy, inSystèmes de pensée en Afrique noire, 10, p. 97.
-
[8]
Comme les logiciens, nous appelons thèse une proposition et théorie une explication, c’est-à-dire une relation d’inférence entre des propositions. Cette distinction est utile pour énoncer avec précision notre point de vue :la première théorie de Frazer n’est pas probante (elle n’explique pas le régicide), mais contient une thèse vraie (le roi est garant de la prospérité). On notera que L. de Heusch [ 1990,1997], qui ne relève pas les faiblesses de la première théorie, appelle pour sa part « thèses de Frazer » ce que nous appelons « théories de Frazer ».
-
[9]
« Though it appears in diverse historical forms, sacred kingship always has a common theme : the body-fetish of the chief or king articulates the natural and social orders. It is a body condemned to be sacrificed before its natural end, and which, in the event of calamity, will be society’s scapegoat. It is just as Frazer envisaged it » [de Heusch, 1997, p. 231].
-
[10]
Par « association nouvelle de la violence et du sacré », il faut entendre, semble-t-il, non pas une nouvelle association, mais une association qui constituerait une nouveauté, alors que Girard y verrait une donnée originelle (et non pas « originale », comme dirait fautivement le texte français). C’est du moins ce qui ressort de la version anglaise de ce passage de Heusch [ 1997, p. 225]. Cela dit, il y a bien, dans un royaume de type mossi, une nouvelle forme d’association de la violence et du sacré, en ce sens que la violence n’y est plus exercée contre le chef, mais par le chef.
-
[11]
Dans un passage de la version anglaise de son texte, où il commente un article d’EmmanuelTerray, deHeusch voit bien que la royauté sacrée est une institution qui transforme la violence brute en une violence légitime dont le chef de l’État va devenir le dépositaire. Mais il en reste là [ cf. 1997, p. 229]. Dans La Violence et le Sacré, Girard met au jour le mécanisme qui opère cette transformation et explique le « formidable ritual power » [ ibid.] qui va servir de souche au pouvoir politique.
-
[12]
C’est du moins le cas de tous les textes réunis dans le cahier 10 de Systèmes de pensée en Afrique noire.
-
[13]
Pour une autre présentation, un peu plus complète, des thèses principales de Hocart, voir Scubla [ 2002].
-
[14]
Comme Vincent Descombes l’a bien montré, le recours au terme de « symbolique », jugé plus élégant que celui de « sacré », n’a pas amélioré la compréhension des phénomènes religieux. « En échangeant le sacré, notion assurément inquiétante, contre le symbolique, la sociologie française a cru progresser dans l’intelligence de son objet. Mais elle demande à ce symbolique des services qu’il est incapable de lui rendre. Il faudrait qu’il soit à la fois du côté de l’algèbre, c’est-à-dire de la manipulation des symboles, et du côté de l’“efficacité symbolique”, comme dira Lévi-Strauss, c’est-à-dire du côté des sacrements. Le sacrifice et les sacrements ont pour effet la production du corps social d’où surgissent les algébristes : on en vient à rêver d’une auto-production, d’une algèbre qui permettrait de manipuler le corps social. Ainsi la théorie du? ? symbolique est-elle toujours assise entre deux chaises, mi-algèbre algébrique, mi-algèbre religieuse. Il est donc indispensable de renoncer à ce mystérieux “symbolique” pour pouvoir envisager à nouveau, par-delà le structuralisme, la réalité énigmatique du sacré » [ 1980, p. 93].
-
[15]
Nous sommes redevable de cette expression à René Girard, qui l’avait employée jadis dans une réunion publique.
-
[16]
Nous reconstruisons librement le raisonnement de Hocart [ 1954, chap. X], en essayant d’être le plus cohérent et le plus complet, mais aussi le plus fidèle possible.
-
[17]
Bien qu’il présente le sacrifice humain comme étant le « sacrement originel » [ 1954, p. 117], Hocart en parle aussi comme d’un rite antérieur aux sacrements proprement dits lorsqu’il écrit que « la [mise à] mort du roi a été commuée en un sacrement » [ 1954, p. 82].
-
[18]
Il est possible que son étude du système des castes, explicitement défini comme une organisation sacrificielle [ 1938, p. 29], ait joué un rôle dans cette découverte. Mais le raisonnement développé dans le chapitre X de Social Origins ne dépend pas de données empiriques particulières.
-
[19]
Ajoutons que l’année 1972 est également celle de la parution de Homo necans, un livre de Walter Burkert qui marque, lui aussi, la renaissance de la grande anthropologie religieuse. Comme Girard, Burkert [ 1966] a écrit de belles pages sur les rapports de la tragédie grecque et du sacrifice. Pour une présentation rapide de leurs thèses respectives, voir Scubla [ 1999], et pour un débat entre les deux auteurs, voir Hamerton-Kelly [ 1987].
-
[20]
La seule différence importante entre Hobbes et Girard est d’ordre épistémologique. Hobbes est constructiviste :il estime que les objets et les théorèmes de la science politique peuvent être construits et établis a priori comme les objets et les théorèmes mathématiques, alors que nous pouvons seulement tenter de reconstruire a posteriori les objets du monde physique ( De Homine, X, 5). Girard est plus modeste : il tente seulement de reconstruire la morphogenèse spontanée de l’ordre social.
-
[21]
Pour l’analyse d’un exemple africain montrant clairement que les dieux du sacrifice ne sont que la violence humaine, réifiée et extériorisée par le meurtre fondateur et les rites qui le relaient, voir Scubla [ 1999, p. 157-159].
-
[22]
Pour une excellente présentation de la théorie girardienne avec des développements originaux, voir Simonse [ 1991].