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Article de revue

Sur les concepts d'économie en général et d'économie solidaire en particulier

Pages 215 à 236

Notes

  • [1]
    Mais il est déjà concurrencé par la référence au développement durable
  • [2]
    Le rôle de la philanthropie, et ses modifications récentes, sont remarquablement analysés par Marc Abélès dans Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley [ 2002]. Cela étant, comme le suggère le spécialiste mondial des études sur le tiers secteur, Lester Salomon (notamment dans son intervention au colloque organisé par la Caisse des dépôts et consignations le 22 octobre 2002 sur le thème, « Philanthropie, tiers secteur et économie sociale : une comparaison USA-France »), les différences idéologiques sont plus importantes que les différences réelles. Les fondations américaines assurent à peine plus de 1% du financement du tiers secteur américain. Une bonne partie du financement de ce dernier provient des ventes réalisées par les organisations non-profit sur le marché. Elles ne sont non-profit que pour autant qu’elles ne distribuent pas leurs bénéfices, mais cela ne les empêche nullement d’en faire. De manière générale, la tendance américaine est à un estompage croissant des frontières entre organisations non-profit et for-profit, qui se pensent de plus en plus complémentaires et dont les valeurs s’interpénètrent chaque jour davantage.
  • [3]
    Ces distinctions amènent à se demander si la référence à l’économie solidaire n’est pas le fait, à titre principal, des régions de culture à la fois catholique et marxiste…
  • [4]
    Aux États-Unis, cette position a été défendue par Kenneth Boulding.
  • [5]
    On pourrait même soutenir qu’il n’existe de vraie richesse que de ce qui a rapport avec le gratuit ou le gracieux, que de ce qui excède radicalement la production, l’économique et l’utilitaire. Mais on ne peut accéder généralement à la gratuité et à la grâce que pour autant que la matérielle et l’utilité sont assurées.
  • [6]
    D’où l’ambiguïté de tous les indicateurs de niveau de développement humain, aujourd’hui en prolifération avancée, et qui tous tentent l’évaluation sous une forme ou sous une autre de la « vraie » richesse, pensée sur le modèle du PNB. Un PNB pondéré, enrichi par la prise en compte de multiples externalités, un PNB généralisé, mais un PNB quand même…
  • [7]
    Je ne fais que reprendre ici la définition marxiste du travail improductif. Tout un ensemble d’activités peuvent être socialement nécessaires voire indispensables tout en étant « improductives » en ce sens qu’elles ne produisent pas de valeur marchande ajoutée [ cf. Caillé, 1975].
  • [8]
    Il existe bien sûr une incomplétude du marché qui lui interdira à jamais de fonctionner indépendamment des régulations politiques, des ressources éthiques, etc., que lui fournissent les autres domaines d’action sociale. Bref, il n’y a pas d’économie privée sans politique, sans culture, etc. Mais cela n’empêche pas que cette économie ait une cohérence économiquement autosuffisante. Les économies publique et solidaire (associationniste) en revanche ne sont pas économiquement autosuffisantes ( self-regulated).
  • [9]
    Polanyi écrit qu’il y a trois grands types d’échange : réciprocité, redistribution et échange (dont un échange à taux préfixé et un échange marchand proprement dit). Cette typologie est plus que problématique. Comme les mousquetaires, les échanges qu’il distingue ne sont pas trois, mais quatre. La redistribution, qui repose sur un prélèvement, peut difficilement être considérée comme une forme d’échange. Et il est acrobatique de faire de l’échange (par ailleurs posé comme double) à la fois la catégorie générale et une (ou deux) catégorie(s) particulière(s). Mieux vaut proposer une typologie des formes de circulation, et distinguer don, réciprocité, échange coutumier et échange marchand.
  • [10]
    Sur ce point, l’ouvrage de référence reste celui de Witold Kula, Théorie économique du système féodal [ 1970], qui montre admirablement comment, entre le XVe et le XVIe siècle, la quasi-totalité des terres seigneuriales polonaises auraient été aussitôt en faillite si elles avaient dû rémunérer la corvée au prix de marché du travail salarié.
English version

1 Apparue il y a une dizaine d’années, l’idée d’une économie solidaire a pris ces derniers temps un essor et une ampleur étonnants. Il n’est pas exagéré de dire que depuis ces deux dernières années, à la suite notamment des sommets alternatifs mondiaux de Porto Alegre, elle est devenue le signifiant principal à travers lequel s’expriment désormais à l’échelle planétaire les aspirations à une « autre mondialisation », à une mondialisation non libérale ou non ultralibérale, et donc à une « autre économie ». Le triomphe de ce signifiant n’allait nullement de soi a priori. Il s’est de fait heurté tout d’abord à de fortes critiques à la fois de la part des représentants d’alternatives économiques réformistes plus anciennes – les tenants, en France par exemple, de l’« économie sociale » – et de celle des contempteurs les plus révolutionnaires de l’économie capitaliste. À quoi bon créer une nouvelle notion et brandir un nouvel idéal, objectaient les premiers, alors que l’économie sociale – en un mot, le réseau des coopératives – a déjà fait la preuve de sa viabilité et jouit d’une légitimité historique ? Quant aux plus révolutionnaires, ils ont d’abord stigmatisé la dimension caritative et anti-politique qu’ils croyaient déceler sous l’appel à la solidarité, puis dénoncé vertement l’appel à la création de « petits boulots » ou l’émergence possible d’une « nouvelle domesticité ». Plus généralement, pour eux, le projet d’une économie solidaire apparaissait comme une manière offerte au capitalisme de traiter au meilleur coût la question sociale, en faisant gérer misère et pauvreté non par des fonctionnaires responsables et bien formés, mais par des bénévoles inefficaces et aux motivations douteuses.

2 Pourtant, malgré toutes ces préventions, la référence à l’économie solidaire semble désormais rassembler le plus grand nombre de ceux qui, à des degrés divers, cherchent remède aux dégâts du tout-marché. La création en France par le gouvernement de la gauche plurielle d’un secrétariat d’État à l’Économie solidaire a en quelque sorte consacré l’avènement de l’idée à la respectabilité institutionnelle.

3 À peu près à la même époque, la gauche latino-américaine, d’inspiration encore fortement marxiste, commençait elle aussi à faire référence à l’économie solidaire et à placer en elle l’essentiel de ses espoirs. Dans ce sillage sans doute, même les franges les plus radicales d’ATTAC, les groupes les plus à gauche de la gauche, qui n’avaient jusque-là pour elle que mépris, se mettent désormais à lui faire les yeux doux. Bien sûr, dans chaque pays ou sur chaque continent, la référence à l’économie solidaire se manifeste à travers des alliances symboliques et des montages différents. « Sociale et solidaire » en France ou en Italie, elle se présente comme « solidaire et populaire » en Amérique latine, « communautaire et solidaire » au Québec. Mais, on le voit, d’une culture à l’autre, c’est le signifiant économie solidaire qui sert de traducteur universel et qui est pour cette raison en passe de devenir hégémonique à gauche [1].

UNITÉ ET HÉTÉROGÉNÉITÉ DES PARTISANS DE L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE

4 La traduction, on s’en doute, ne va pas sans de nombreuses équivoques.
Comme le montre bien Ernesto Laclau [ 2000], un signifiant est d’autant plus susceptible de devenir hégémonique, de rallier tous les suffrages, qu’il est vide et pour cette raison susceptible de se lester des signifiés les plus divers. Chaque culture, chaque école de pensée opèrent une découpe et des alliages différents au sein d’une nébuleuse dont l’homogénéité ne va pas de soi. Quel rapport nécessaire ou significatif existe-t-il en définitive entre les tontines chinoises ou africaines, la Grameen Bank et le microcrédit, l’épargne solidaire des CIGALES, les fonds éthiques ou les placements durables ? Quel rapport encore entre EMMAÜS, les coopératives ouvrières ou rurales, les systèmes d’échange locaux (SEL ou autres LETS), le commerce équitable, les services sociaux solidaires, les associations intermédiaires ou les entreprises d’insertion ? Et doit-on faire entrer sous le chapeau de l’économie solidaire toutes les associations ou institutions qui s’activent dans le third sector délimité par la règle du non-profit, de l’absence de lucrativité – et s’y limiter – ou seulement certaines d’entre elles ? Où passent, enfin, les frontières entre l’économie solidaire et l’économie informelle et/ou souterraine d’une part, et entre l’économie sociale, l’économie mixte, l’économie sociale de marché, etc., de l’autre ?

5 À certains égards, ces questions peuvent paraître superflues – un luxe de théoricien en chambre. Là où la nécessité fait loi et où il s’agit d’abord et avant tout de trouver des moyens de survivre ou, plus précisément, de s’unir pour survivre et satisfaire des besoins criants – comme c’est le cas pour à peu près les deux tiers de la planète où ni l’économie privée ni l’économie publique ne permettent ou ne suffisent à fournir des emplois ou des sources de revenus régulières –, tout est bon, anything goes comme disait le philosophe Paul Feyerabend pour se débarrasser de problèmes épistémologiques paralysants. De ce point de vue, la question de savoir ce qui est vraiment de l’économie solidaire est à peu près aussi oiseuse que celle de savoir ce qui est vraiment de la science. L’important n’est-il pas avant tout que « ça marche », pratiquement et économiquement dans un cas, cognitivement dans l’autre ? Cependant si, comme on essaiera de le suggérer ici, une des conditions essentielles pour que « ça marche » est justement que ceux qui s’y investissent parviennent à assigner un sens relativement précis à leur action et trouvent de « bonnes et solides raisons » de le faire, alors on ne peut pas évacuer la question du statut du discours tenu sur l’économie solidaire. Le discours « sur » est en effet, ici comme ailleurs mais aussi sans doute plus qu’ailleurs, largement constitutif, condition sine qua non de ce qui se fait « dedans ». Or force est de constater l’extraordinaire diversité des discours tenus sur l’économie solidaire.

L’unité en creux

6 Le seul point commun aux divers tenants de l’économie solidaire, comme souvent, est représenté par ce à quoi ils s’opposent. L’opposition la plus forte, la plus partagée et la plus évidente est, bien sûr, celle qui se manifeste envers les tenants ultralibéraux du tout-marché qui croient que la seule organisation économique efficace et donc légitime – la seule manière de satisfaire les besoins– serait celle qui fait droit uniquement aux mobiles de l’intérêt individuel et passe par le détour exclusif du marché, i.e. de l’achat, de la vente et de l’échange marchand et monétaire. Face à cette dogmatique de l’individualisme utilitariste, il est facile de faire valoir qu’il existe des besoins collectifs (publics ou communs) que le marché, par hypothèse, ne peut pas prendre en compte. Mais, à cette première et massive opposition viennent s’en ajouter deux autres, atténuées et croisées.

7 La première est l’opposition au modèle de l’économie planifiée et à l’idée que le marché pourrait ou devrait être remplacé par la gestion économique rationnelle d’un État autoritaire. Pour les anciens marxistes, ou pour ceux qui le sont toujours dans l’âme ou de cœur mais qui ont perdu la foi dans les socialismes réels passés, la référence à l’économie solidaire est une manière de faire revivre l’espoir en accréditant, après les catastrophes de la planification bureaucratique, la perspective d’un socialisme décentralisé.

8 La seconde opposition est plus subtile car elle s’adresse à une vision qui peut sembler fort proche de celle de l’économie solidaire, la vision largement anglo-saxonne du third sector. Comme les champions de l’économie solidaire, les défenseurs et analystes du tiers secteur font valoir qu’il existe une quantité importante de besoins essentiels qui ne sauraient être satisfaits ni par le marché – par manque de solvabilité privée – ni par le secteur public – pour cause d’insuffisance des finances publiques – et qu’il faut donc faire appel à un troisième type de ressources ou de mobiles. Mais lesquels ? C’est ici que les différences se creusent. La conception anglo-saxonne, qui mise sur la benevolence, les charities (en Angleterre) et les fondations (aux États-Unis), insiste sur les valeurs de la philanthropie et sur le critère du non-profit. C’est l’absence de rentabilité des actions menées qui doit attester de la pureté des motifs bienveillants et signer leur appartenance au tiers secteur. Un tiers secteur qui apparaît en conséquence largement caritatif et assistantiel, voué à pallier les manques d’un système public de protection sociale peu généreux et les excès d’un système de marché plus dynamique mais aussi plus implacable que partout ailleurs [2]. Pour les tenants de l’économie solidaire, au contraire, les associations, les coopératives, les mutuelles, les systèmes d’échange locaux, les tontines, etc., doivent pouvoir gagner de l’argent sans pour autant retomber dans la seule logique du marché. Ou, plus précisément, en se prémunissant de son emprise et en se préservant de sa violence. La solidarité n’est pas pour eux le contraire de la prospérité matérielle, voire de la rentabilité. Elle en est aussi un des moyens. Et réciproquement. Ce qui fait la solidarité, ce n’est pas l’absence de toute motivation matérielle chez les militants, leur « désintéressement », mais, plus modestement, la capacité à subordonner l’intérêt individuel à un intérêt commun (ou « mutuel »).

9 Même si elles ne sont guère thématisées de manière explicite, une troisième et une quatrième opposition atténuée achèvent de dresser la cartographie en creux de l’économie solidaire. D’une part, il n’y a de référence à l’économie solidaire que chez ceux qui ne se satisfont pas des solidarités familiales et clanique, comme en Orient [ cf. Éric Bidet, 2003] ou en Afrique [3]. D’autre part, enfin, l’économie solidaire se veut publique et officielle, exposée au grand jour, ce qui suffit à la différencier absolument des économies au noir, clandestines ou mafieuses.

10 En rassemblant ces identifications négatives, on pourrait résumer le projet de l’économie solidaire en un slogan synthétique : « Ni (tout-)marché, ni (tout-) État, ni (tout-)famille, ni philanthropie, ni clandestinité. »

L’hétérogénéité

11 Mais sous ces refus communs, que de différences ! La profusion des formulations et des expériences qui se réclament du label rend difficile toute tentative de classement. La ligne de clivage la plus forte semble être celle qui oppose ceux pour lesquels l’économie solidaire a vocation à remplacer intégralement le capitalisme et ceux pour lesquels elle représente en définitive une nouvelle forme d’économie mixte. Une économie qui articulerait non plus seulement économie de marché et économie publique, mais qui, tout en laissant subsister ces deux logiques, les mettrait aussi au service du secteur associatif. C’est une conception de ce type que défendent en France Jean-Louis Laville et Bernard Eme, qui voient dans l’économie solidaire une manière d’« hybrider » ressources publiques, ressources privées et énergie réciprocitaire, en plaçant la logique de la redistribution qui préside aux premières et celle de l’échange qui commande aux deuxièmes sous la domination du principe de réciprocité qui fait l’âme des associations. Dans cette conception, on le voit, l’économie solidaire n’a pas vocation à abolir le marché ou l’État mais à prendre à leurs côtés toute sa place– une place susceptible d’être quantitativement importante, notamment là où marché et État sont particulièrement défaillants.

12 Sans doute parce que tel est le cas sur le continent sud-américain, où emplois privés et publics n’occupent guère plus d’un tiers de la population, les théoriciens latino-américains, issus d’une forte et ancienne tradition marxiste, de même que certains représentants de la gauche de gauche en Europe (et notamment en France) voient tout à fait d’un bon œil la perspective que de proche en proche, de la base au sommet, des coopératives locales et des systèmes d’échange locaux jusqu’au commerce éthique à l’échelle mondiale, l’économie solidaire se sub-stitue purement et simplement au capitalisme et induise ainsi une mondialisation radicalement « autre ». Désignons ces deux visions principales de l’économie solidaire respectivement comme « complémentariste » et « substitutionniste » (ou, plus simplement, comme réformiste et révolutionnariste). Au sein de chacune de ces deux visions, on distinguerait assez facilement quatre courants de pensée/action principaux selon qu’on accorde un rôle plus ou moins grand à l’État, au marché, à l’entraide plus ou moins compassionnelle et assistantielle, ou enfin au principe associatif et coopératif.

13 Par exemple, au sein d’une même perspective radicale d’ensemble, il est possible d’en appeler à une auto-organisation économiquement suffisante qui se passe largement de l’État en organisant sur la base du commerce éthique un marché mondial solidaire (position latino-américaine) ou au contraire de souhaiter un fort interventionnisme étatique (position de la gauche de gauche française), comme d’appeler à aider les plus démunis grâce à un don unilatéral (c’est la position du christianisme de gauche en Amérique latine – cf. par exemple, l’ONG Josue de Castro) ou, au contraire, de tabler sur le don mutuel, les associations, les coopératives et les SEL. De même, dans le camp réformiste, on distinguera entre ceux qui en appellent au premier chef à la loi et aux subventions (associations intermédiaires, entreprises d’insertion), ceux qui tablent sur une expansion des coopératives et de l’épargne solidaire dans le cadre de l’ancienne économie sociale qui entend aller sur le marché mais autrement (les SCOOP, le crédit mutuel, etc.), ceux qui militent pour une aide des inclus aux exclus (EMMAÜS, Solidarité nouvelle contre le chômage, Maison des chômeurs, etc.) ou ceux enfin qui misent sur l’action d’un principe associatif qui pallierait le défaut relatif de rentabilité de ses actions grâce à la fois à des subsides publics et à l’énergie militante.

14 On voit la diversité de l’économie solidaire. Elle ressemble plus à un kaléidoscope (ou à une auberge espagnole) qu’à un système bien défini. Est-il possible, est-il souhaitable de tenter de surmonter cette hétérogénéité et de définir l’économie solidaire comme une entité univoque, dotée d’une cohérence propre, au même titre que l’économie privée (en un mot, le capitalisme) ou l’économie publique ?

LE PROBLÈME DE LA DÉFINITION DE L’ÉCONOMIQUE

15 La difficulté ici ne vient pas seulement de la diversité et de l’imprécision des champions de l’économie solidaire. Elle a en fait des racines bien plus profondes. Pour se donner une chance de savoir en quoi consiste ou pourrait bien consister l’économie solidaire, encore faudrait-il savoir ce qu’est l’économie tout court. Qu’est-ce qui est « économique »? Or, nul ne l’ignore, sur ce point il n’existe aucun accord et, disons-le sans fard, aucune définition satisfaisante malgré dessiècles de discussion et deux ou trois dizaines de définitions suggérées par les divers auteurs de la tradition économique. En espérant ne pas nous perdre à notre tour dans cette jungle définitionnelle, tentons de dégager une voie de réflexion en nous la frayant à la machette, i.e. sans trop entrer dans les détails.

La définition formaliste dominante

16 La définition la plus couramment retenue aujourd’hui, depuis plus de cinquante ans, la définition en quelque sorte standard, celle qui figure dans tous les manuels, est due à l’économiste Lionel Robbins. Elle propose de considérer comme économique tout « acte d’allocation de ressources rares à des fins alternatives ». Karl Polanyi, qui va nous être précieux pour cette discussion, synthétise de manière éclairante cette conception, qu’il qualifie de formaliste, en disant qu’elle assimile l’économique au fait d’économiser des ressources rares.

17 Un autre commentateur, K. Burling [1962], traduisait pour sa part cette définition en disant que ce qui est économique, c’est seulement le fait de choisir rationnellement. Nous pourrions à notre tour à la fois paraphraser et synthétiser ces synthèses, et dire que pour ce type de conception aujourd’hui dominant est qualifiable d’économique – et de rationnel, puisque pour cette conception, économicité et rationalité pratique sont une seule et même chose – tout comportement qui vise à économiser des ressources rares en procédant systématiquement à un calcul des coûts et des avantages de l’action ou du choix envisagés.

18 Face à la question que nous nous posions – est-il possible d’envisager une définition-caractérisation de l’économie solidaire ? –, cette définition formaliste nous laisse doublement dans l’impasse. D’une part, la notion d’économie qu’elle accrédite n’entretient à peu près aucun rapport aisément intelligible avec ce qui intéresse les défenseurs d’une économie solidaire. En effet, comme le notait Burling, le choix économique est un choix subjectivement rationnel, et cette rationalité peut s’exercer dans toutes sortes de domaines – dans tous les domaines en fait – et non pas seulement dans celui qu’on range habituellement sous l’étiquette d’économie. Il est ainsi possible de parler d’un choix économique de l’amoureux (qui fait valoir ses avantages et minimise le coût de sa cour) ou du criminel, qui compare la probabilité de gain de son crime avec l’espérance mathématique de sa peine éventuelle. Dès lors qu’avec la nouvelle micro-économie et la théorie de l’action rationnelle ( rational action theory), les économistes se sont affranchis de l’idée que gains et pertes devaient être mesurés en argent (et donc renvoyer en dernière analyse à un achat et une vente sur un marché), l’action économique devenue totalement subjective n’a plus rien à voir avec l’économie dont parlent les pages économiques des journaux. Elle est partout en général et nulle part en particulier.

19 Et d’autant moins que d’autre part, se cantonnant à la signification subjective de l’action, elle abandonne toute ambition de définir l’économie comme système, et de spécifier par exemple, le système économique par rapport au système politique ou culturel. Pour autant qu’il y a de la rationalité des individus, l’économie selon elle est partout en général et nulle part en particulier. Or c’est bien une forme ou une autre de système économique, objectif de surcroît, qu’entendent édifier les partisans de l’économie solidaire.

20 À ce stade, on aurait facilement l’impression d’un dialogue de sourds. Tel n’est pas cependant tout à fait le cas. Pour commencer à retrouver le sens de ce dont il est parlé, il suffit d’observer que les défenseurs néoclassiques de la définition moderne de l’économie, la conception formaliste selon Polanyi, considèrent très généralement que seul le marché permet d’assurer une coordination efficace entre des acteurs subjectivement rationnels. Il n’y a donc pour eux qu’un système économique sinon réel au moins légitime, le système de l’économie de marché. Toutes les relations sociales doivent s’organiser selon une logique marchande d’achat et de vente des ressources rares en fonction des besoins subjectifs. La seule distinction importante étant celle qui doit être opérée entre ce qui doit s’échanger contre de la monnaie et ce qui ne le doit pas, et le seul point à régler étant celui de la part qui doit revenir à l’État – la plus faible possible en tout état de cause puisqu’il faut économiser – pour assurer la régulation des coordinations marchandes.

L’économique substantiel

21 Les défenseurs de l’économie solidaire s’opposent nécessairement à cette consécration du principe de marché sur laquelle débouche plus ou moins automatiquement la conception formaliste. Pour eux, non seulement il faut plus ou moins éviter que l’ensemble des relations sociales ne tendent à s’organiser sur le mode marchand du donnant-donnant (qu’il soit monétaire ou non monétaire), mais il est clair que le système de marché ( aliasle capitalisme) ne constitue pas le seul système économique viable et légitime. Pour défendre une telle position, il faut cependant adopter un autre concept d’économique que le concept hégémonique des économistes contemporains et se réclamer d’une forme ou d’une autre du concept d’économique substantiel ( substantive) de Karl Polanyi.

22 Pour ce dernier, l’économique, au sens substantiel du terme, désigne « un processus institutionnalisé d’interaction entre l’homme et la nature qui permet un approvisionnement régulier en moyens matériels de satisfaire les besoins ».

23 Ou encore, l’économique au sens substantiel renvoie à la conception aristotélicienne et à l’étymologie du mot économie. À l’économie domestique.

24 L’économie, c’est la science de la bonne gestion du domaine ( oikos) autosuffisant qui n’a pas besoin de chercher à gagner de l’argent sur un marché (activité non naturelle), mais doit se contenter d’assurer ce que Polanyi, dans un livre posthume, appellera la livelihood of man, le pain quotidien des hommes en somme, la matérielle. Les économistes classiques anglais, et Marx avec eux, se sont inspirés jusqu’à la fin du XIXe siècle d’une conception fort voisine en voyant dans l’économie politique l’étude scientifique de la production, de l’échange et de la distribution de la richesse matérielle – ou encore la science des systèmes économiques, entendus comme systèmes de production et d’échange des moyens de satisfaire les besoins matériels.

25 K. Polanyi, on le sait, soutient que toute l’erreur de la science économique moderne procède d’une confusion entre les concepts formel et substantiel de l’économique, qui la conduit à croire que seul le système de marché autorégulé ( self-regulated) et désenchâssé ( disembedded) du rapport social est, a été ou aurait été capable de satisfaire les besoins matériels et qu’en conséquence, toutes les économies – même prémodernes – auraient été marchandes en leur essence.

26 Or tel n’est pas le cas, soutient-il, en jetant ainsi les bases d’un programme d’anthropologie et d’histoire économiques substantivistes. En fait les systèmes économiques historiques sont spécifiés par la façon dont ils instituent les formes de l’échange entre les hommes. Et il existe non pas une, mais trois formes d’échange fondamentales : 1) la réciprocité ( i.e. l’échange par dons), caractéristique des relations symétriques et horizontales entre clans de puissance comparable; 2) la redistribution qui suppose l’émergence d’un sommet – un roi, un empereur, un chef, un maître de l’oïkos ou de la maisonnée – qui s’approprie les ressources et les redistribue; 3) l’échange, dont il convient de distinguer deux grandes variétés : l’échange à taux préfixé (avec prix institutionnels ou taxés) et l’échange à taux variable qui seul correspond au marché proprement dit, le marché autorégulateur, disembedded, désocialisé. Tous ces systèmes économiques ont leur cohérence et leur forme d’efficacité propres dans la garantie de la livelihood des hommes.

27 Il est tentant, dans le sillage de K. Polanyi, de penser de manière synchronique ce qui lui avait plutôt servi, diachroniquement, à analyser l’histoire et de poser, comme Jean-Louis Laville par exemple, qu’il existe trois grands principes économiques substantiels : la réciprocité, la redistribution et l’échange, et donc trois manières de produire de la richesse : le mode marchand et monétaire (le marché), le mode non marchand mais monétaire (la redistribution, l’État) et le mode non marchand et non monétaire (la réciprocité, qui domine dans la famille ou dans les associations). De la même manière, dans son Économie et Société, François Perroux exposait que toute économie concrète se situe quelque part à l’intérieur d’un triangle dont les trois sommets sont le marché, le plan (la contrainte, la redistribution) et le don [4].

28 Mais dans un esprit également conforme à un autre volet de l’inspiration de Polanyi, il est également possible d’inverser le raisonnement et en quelque sorte de le sur-polanyiser. Au fond, ce qui importait le plus à Polanyi (qui lui-même surenchérissait sur Max Weber et Marx) n’était-il pas de montrer à quel point sont historiquement singulières notre civilisation et notre économie de marché et combien c’est selon d’autres valeurs et d’autres considérations que s’organisaient les sociétés passées ? Or si l’on veut effectivement prendre conscience de la singularité (et de l’aberration) de notre imaginaire économique, soutient Serge Latouche [ 2001], il faut se débarrasser du concept polanyien d’économique substantiel qui a le gros défaut de laisser croire à une éternité essentielle et substantielle de l’économique. Il n’y a en fait, soutient Latouche, qu’un seul économique, l’économique formel – le marché – et l’objectif à réaliser n’est pas de troquer l’économique formel contre le substantiel, ou le mauvais marché contre la bonne économie solidaire, mais de décoloniser notre esprit en en extirpant l’imaginaire économiciste qui l’infeste. Cette position révolutionnaire radicale a beaucoup à faire valoir en sa faveur. Observons cependant au passage qu’en affirmant qu’il n’y a qu’une économie, l’économie de marché capitaliste, elle rejoint étrangement la conception néoclassique et ultralibérale.

29 Simplement elle en inverse les paramètres. Puisqu’il n’est d’économie que de marché, alors étendons le marché au maximum, en déduisent les ultralibéraux.

30 Au contraire, limitons-le au maximum, rétorque Latouche.

31 Y a-t-il moyen sinon de réconcilier, au moins de faire droit aux exigences théoriques et pratiques que formulent les positions croisées de Laville et de Latouche, qu’on pourrait résumer et caricaturer en disant que pour l’un, il y a trois économies et qu’il convient d’assurer leur coexistence, tandis que pour l’autre, il n’y en a qu’une et qu’il faut s’en débarrasser au plus vite ? Pour tenter d’avancer, il nous faut entrer plus à fond dans la discussion du concept d’économique en observant qu’elle doit prendre en compte une dimension restée jusqu’ici trop implicite : la question de la matérialité et de l’utilité qui semble inséparable de l’aspiration à une économie solidaire.

La question de la matérialité

32 L’avantage et l’inconvénient des définitions classiques et substantielles de l’économique résident pareillement dans leur réduction de la richesse à la richesse matérielle et dans leur définition de l’économique par la matérialité. L’inconvénient est aujourd’hui clair. Pourquoi réduire le besoin au seul besoin matériel ? Pourquoi exclure du champ de la production les services – le ménage, la coupe de cheveux, les services commerciaux ou comptables, la qualité de la vie, la beauté du paysage, l’inventivité des artistes, la sécurité, etc. ? Ne sont-ils pas plus importants, et de loin, que la quantité brute des objets matériels produits ? Qu’on se rappelle les centaines de milliers de chaussures produites par les usines soviétiques, qui faisaient du poids, de la matière, mais qui avaient l’inconvénient d’être invendables ou inécoulables parce que personne ne pouvait les porter.

33 Dans son Qu’est-ce que la richesse ? [ 1999], Dominique Méda a parfaitement montré comment c’est l’aspiration à une scientificité fantasmatique qui a poussé les classiques anglais et notamment Malthus (Marx leur emboîtant en partie le pas) à limiter arbitrairement la richesse à la seule richesse matérielle. C’est qu’autrement, on ne saurait pas objectiver ni compter. De quoi aurait-on l’air ?

34 Il y avait pourtant un avantage à cet arbitraire, qui était peut-être moins arbitraire qu’on n’a tendance à le penser aujourd’hui. On le découvre maintenant aussi en réaction au formalisme contemporain pour lequel plus rien n’est économique en particulier puisque tout peut l’être si l’on est rationnel. Observons que si l’on prenait au sérieux nos économistes néolibéraux, ce n’est pas seulement de la réduction de la production intérieure brute à la production matérielle et marchande qu’il faudrait se débarrasser (comme cela a été fait en France il n’y a pas si longtemps en intégrant les services des fonctionnaires), mais du projet même de la définir et de la mesurer. Si tout ce qui est rationnel, économie rationnelle des moyens et satisfaction des préférences subjectives, est économique, alors le sourire calculé de la mijaurée, la politesse complaisante du commerçant, les calculs du criminel, les services sexuels que se rendent les époux, etc., doivent être comptés dans la production. Et si on suspend la clause de rationalité et qu’on se limite à la satisfaction des préférences, il faut y ajouter le sourire du bébé, celui de sa maman et très exactement tout ce qui procure la moindre parcelle de plaisir. À se dilater de la sorte, c’est l’idée même de production économique qui s’autodétruit. Or il suffit de remarquer la différence que font un ou deux points de croissance de PIB en plus ou en moins pour le taux de chômage, l’équilibre des finances publiques et la cote du gouvernement pour se dire que cette PIB si décriée, malgré tous les problèmes qu’elle soulève, n’est pas totalement arbitraire et dénuée de sens.

35 Fixons donc, dans le sillage de cette observation, trois points de repère.

36 1) Dans notre société, à tout le moins, la production économique des biens et services marchands, la production privée, jouit d’un statut privilégié par rapport à d’autres types de production. On ne peut pas dire que la production des biens et services publics (éducation, police, défense, justice, etc.) ou mutuels (l’activité des associations) vienne en retranchement de la production marchande, puisqu’elle couvre des besoins que le marché ne prend pas en charge; mais elle ne vient pas non plus vraiment ou absolument en plus pour autant que ceux qui l’assurent – fonctionnaires ou bénévoles partiellement subventionnés – perçoivent un revenu prélevé sur la production marchande et qu’à défaut, ils n’ont tout simplement pas les moyens de vivre. 2) On ne peut pas dans la définition de l’économique faire l’impasse sur le fait qu’il y a un « prix à payer » pour obtenir un objet désiré, que ce coût se traduise et se formule en énergie, en pénibilité, en travail, en temps, en temps de travail ou en monnaie qui est censée être le condensé de tous ces coûts ainsi que de toutes les désirabilités. 3) Et on ne peut pas ignorer non plus que certains besoins sont plus pressants que d’autres.

37 Le risque de mourir de faim ou de froid du SDF comme la malnutrition d’un certain nombre d’enfants dans les écoles, les habitats insalubres, etc., font davantage problème, « interpellent » plus que la difficulté d’une star du foot à ajouter à son patrimoine une Ferrari en plus de sa Rolls-Royce ou, de manière moins misérabiliste, que la difficulté de la petite bourgeoisie à aller au ski tous les ans.

38 À ce stade de la discussion, il apparaît que les conceptions substantivistes de l’économique fétichisent trop la matérialité de la production et des besoins, mais qu’à l’inverse, les conceptions formaliste ou latouchienne font trop l’impasse sur le fait qu’il y a effectivement des besoins à satisfaire (une livelihood à assurer) et que cette satisfaction implique bien un coût, un coût réel qui ne se réduit pas à un simple effet de l’imaginaire radical castoriadien. C’est à ce fait de base que renvoie le concept polanyien d’économique substantif qui a le mérite de fixer conceptuellement ce qui a bel et bien constitué l’horizon de vie (ou de survie) de 99% de l’humanité jusqu’à il y a bien peu de temps. Il a bien fallu assurer les conditions matérielles d’existence, même si celles-ci ne se réduisent jamais à de la pure matérialité.

39 Plus généralement, il faut se garder de confondre la question de la production avec celle de la richesse. Et encore moins avec celle de la « vraie » richesse.

40 L’économique ne consiste pas dans la production des « vraies » richesses, pour cette raison très simple que personne ne sait en quoi elles consistent. Si la vraie richesse réside dans le bon usage des biens matériels, alors – comme l’expliquait déjà Socrate à Critobule dans un dialogue de Xénophon – l’homme le plus riche est celui qui sait le mieux limiter ses besoins et vivre dans une certaine pauvreté matérielle. Si la vraie richesse consiste dans la jouissance de la beauté, de la vérité, de la justice, de l’autarcie, de l’autonomie ou de la qualité de l’air, alors elle n’a pas grand-chose à voir avec l’économie [5]. Le système économique ne peut donc pas être défini par l’obtention des « vraies richesses », mais uniquement par la production des richesses matérielles et/ou marchandes dont le rapport avec la « vraie » richesse demeure et doit sans doute demeurer indéterminé [6].

41 On voit ainsi comment la question de la définition de l’économique, audelà de la question de la matérialité – qu’on doit se garder tout autant d’hypostasier que de dénier –, est inséparable de celle de l’utilité. L’économique n’est-il pas le lieu et le moment de la production de l’utile ? Mais qu’est-ce qui est « vraiment » utile ?

Deux conceptions de l’utilité

42 Cette question à son tour est elle aussi rendue profondément obscure par le fait que les économistes classiques, puis néoclassiques ont employé un langage apparemment identique, le langage de l’« utilité », pour développer deux perspectives en fait radicalement différentes. Voilà qui n’a pas peu contribué à la confusion sur l’idée même d’économique. Lorsque les classiques ou Marx parlaient de production matérielle, ils avaient en tête la production de choses effectivement utiles, permettant la satisfaction de besoins bien réels, de besoins objectifs. La « valeur d’usage », pour eux, était faite de ce qui permet d’assouvir les « vrais » besoins, les besoins « réels ». Dans la perspective marxiste orthodoxe et militante, le communisme devait s’affranchir de la loi de la valeur et des diktats de la valeur d’échange (des prix) pour mieux libérer les forces productives capables de produire les bonnes et nécessaires valeurs d’usage en se débarrassant du même mouvement de l’exploitation et de la production des biens superflus pour retrouver enfin l’utilité authentique. Cette représentation n’était pas propre au marxisme même si ce dernier l’a poussée à son plus haut degré d’incandescence. C’est toute l’économie politique classique (rejointe par Saint-Simon) qui s’est employée à dénoncer le « travail improductif », voué uniquement à la satisfaction des besoins à la fois faux et superflus des classes oisives. On retrouve encore là, transposée, la conception aristotélicienne de la bonne économie, qui ne doit viser qu’à multiplier les richesses produites dans le cadre de l’économie domestique en se gardant comme la peste d’entrer dans le jeu du marché et de la spéculation sur l’argent et la valeur d’échange. Ce qui importe ici, c’est l’utilité objective des biens et des services. Et leur production n’a de sens que pour autant qu’elle contribue à l’autarcie (ou autosuffisance), autrement dit à la liberté et à l’autonomie du maître de la maisonnée ainsi placé à l’abri de la nécessité grâce à sa tempérance (une certaine frugalité) et au sens de ce qui est effectivement utile. Ce que l’on sait aujourd’hui du « régime crétois » serait une assez bonne illustration de cet idéal. Mais n’est-il pas celui, ancestral, de toutes les paysanneries et de l’économie domestique décrite par Tchayanov ? On pourrait poser que cette première conception voit dans l’utilité la dimension « utilitaire » de l’économique, mais qu’elle la subordonne à un idéal de liberté à la fois personnelle, familiale et politique. Plus qu’un « utilitarisme », elle représente un « utilitairisme ».

43 Jean-Joseph Goux [ 2000] a admirablement montré comment autour des années 1870 avec le marginalisme et dans le sillage des conceptions subjectives de la valeur, c’est une tout autre conception de l’utilité et donc de l’économique qui se met en place, que Walras [ 1926] résume parfaitement en écrivant :
« Je dis que les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque et en permettre la satisfaction. Ainsi, il n’y a pas à s’occuper des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l’utile à côté de l’agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela, pour nous, est seulement plus ou moins utile. Il n’y a pas davantage ici à tenir compte de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut l’être plus dans le second que dans le premier. »

44 Désormais l’économique ne consiste plus en la satisfaction des besoins objectifs dans une perspective d’autarcie et de richesse véritable, mais, selon l’impressionnante formulation de Hobbes dans son Léviathan qui a en somme deux bonssiècles d’avance sur le subjectivisme marginaliste, dans une « continuelle marche en avant du désir, d’un objet à un autre », en « un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort » [Hobbes, 1971, p. 95-96]. Au besoin objectif succède la pure subjectivité du désir infini.

45 On pourrait résumer le contraste entre ces deux conceptions de l’économique, qui recoupe étroitement l’opposition entre économique substantiel et économique formel selon Polanyi, en disant que l’une pose comme idéal la satisfaction de besoins objectifs limités ou qu’il faut savoir limiter, tandis que l’autre ne voit de vérité que dans l’illimitation du désir subjectif. Le marché, ou plus encore le capitalisme (la dynamique d’expansion indéfinie du marché par sa monétarisation et sa financiarisation exponentielles), est le lieu par excellence de cette illimitation. Ce pourquoi il est à la fois aussi séduisant, intimement lié à l’aspiration moderne à l’affirmation de la subjectivité radicale, qu’inquiétant : rien ne semble pouvoir l’arrêter ou même simplement l’endiguer.

46 Il convient d’observer que ces deux représentations de l’économique, également vouées à l’« utilité » – disons, pour faire court, l’utilita(i)risme objectiviste et l’utilitarisme subjectiviste – sont étroitement liées à deux conceptions de la liberté et en définitive de la démocratie. La première vise la liberté des personnes insérées dans un ordre domestique et civique, par l’autosuffisance autarcique à la fois du groupe domestique et de la cité – son idéal est un idéal de liberté positive et collective; la seconde ne veut connaître que de la liberté négative des individus. Cette liberté est évidemment loin d’être absolue et ne va pas sans contrepartie. Elle implique dans le premier cas la dépendance par rapport à l’ordre domestique et/ou civique et dans le second, la dépendance vis-à-vis du libre marché qui « libère ».

47 Ce n’est pas le lieu de développer ces considérations. Notons seulement que le projet d’une économie solidaire a bien évidemment à voir avant tout avec la première conception. Plus généralement, il représente un nouvel avatar de l’espoir toujours récurrent – au cœur de tous les idéaux socialistes et communistes– de redonner vie et force, au sein de la modernité et de la grande société, aux idéaux économiques propres à la société de l’entre-soi, édifiée sur la base de la famille, du voisinage, du don/contre-don et de la solidarité interpersonnelle. Il formule l’aspiration à faire revivre au sein de la socialité secondaire les valeurs cardinales de la socialité primaire : loyauté, interdépendance, confiance, réciprocité. Les différentes écoles ou courants d’économie solidaire se différencient selon la modalité ou la version de l’idéal d’une liberté collective fondée sur l’autosuffisance qu’elles défendent et selon la place qu’elles entendent, cependant et malgré tout, ménager à l’idéal moderne de la liberté négative individuelle. Ou encore, le problème central qui se pose aux tenants de l’économie solidaire – mais la même chose est aussi largement vraie pour les champions de l’économie sociale, du tiers secteur ou du développement durable – est de savoir comment faire revivre l’idéal ancien d’une liberté collective positive fondée sur la satisfaction de besoins limités, un idéal de livelihood et d’économie substantielle, à l’intérieur d’un cadre général et mondial qui est massivement celui de l’économie formelle de marché.

48 On le constate, au cœur de ces conceptions de l’économie, ce que l’on découvre n’est pas l’économie proprement dite, mais une certaine représentation de ce qui fait la grandeur et le but véritable des hommes. Ou encore, l’essence de l’économie, s’il en est, n’est pas économique mais indissolublement éthique et politique. C’est sans doute ce dont les défenseurs de l’économie solidaire auraient tout intérêt à devenir davantage conscients. Car, en poussant un peu les formulations, on pourrait dire que l’idée même d’une économie solidaire est un oxymore (comme le fameux « soleil noir de la mélancolie ») parce qu’à certains égards, une économie ne peut être solidaire que si et pour autant qu’elle n’est pas économique. Prenons au sérieux cette formulation d’allure paradoxale et demandons-nous pour finir comment il convient de penser l’économie pour lui donner tout son sens et sa pleine portée.

ESQUISSE D’UN CONCEPT SYNTHÉTIQUE DE L’ÉCONOMIQUE

49 Nous pouvons maintenant rassembler les remarques qui précèdent pour tenter de nous orienter à travers la jungle définitionnelle en traçant un sentier dont on puisse espérer qu’il permette d’arriver quelque part.

50 THÈSE 1. L’activité économique a trait aux moyens d’obtenir des biens ou des qualités désirables – appelons-les des désirables – à travers une dépense d’énergie pénible parce que contrainte.

Commentaires, implications et corollaires

51 — Tous les désirables ne s’obtiennent pas dans la peine et la contrainte. Au contraire, il est permis de penser que le plus désirable est ce qui se manifeste hors de tout effort et de toute contrainte. Ou de surcroît. Spontanément : le sourire du nourrisson, celui de sa mère, la beauté des corps ou des paysages, la grâce, la vie. La vie elle-même est triple, nous suggère Hannah Arendt : vie biologique, action en société au sein d’une pluralité d’humains (la vie sociale) et pensée (la vie de l’esprit). Le désirable par excellence, c’est la vie, le gracieux, le gratuit. Mais s’il n’est pas « donné », pour l’obtenir, ou pour obtenir son signe, le droit même de le désirer de manière plausible en pouvant espérer être exaucé, il y a un prix à payer.

52 — Le prix à payer peut consister en une dépense d’énergie contrainte à effectuer ou en un renoncement à un autre désirable possédé. Le concept sub-stantiel d’économique réfère d’abord à la dimension de dépense d’énergie pénible contrainte (à la production), le concept formel à celle du renoncement et du sacrifice (à l’échange).

53 — Toute dépense d’énergie n’est pas pénible. Au contraire, il n’est de plaisir actif que dans la dépense d’énergie (le plaisir passif se trouvant dans le repos et la quiétude), qu’il s’agisse de la dépense amoureuse, ludique, sportive, etc. Ce qui rend la dépense pénible, c’est le fait qu’elle ne soit pas librement choisie mais au contraire imposée par une nécessité externe, la nécessité naturelle ( anankè) ou la contrainte sociale (l’hétéronomie, la subordination). Si le concept de travail a joué un rôle si important dans l’histoire, c’est parce qu’il a condensé cette double figure de la nécessité, sociale et naturelle.

54 — Le champ du désirable ne s’épuise nullement dans le registre des biens matériels. Pour la majeure partie de l’humanité, la quintessence du désirable n’a-t-elle pas été Dieu (ou un de ses avatars), l’immatériel par excellence ?

55 N’oublions pas d’ailleurs que la théologie nous a longtemps proposé toute une « économie de la grâce ». Il n’en reste pas moins vrai que la satisfaction des besoins matériels (le manger, le boire, l’habiter, l’habiller), précondition de toute vie, a constitué jusqu’à il y a bien peu de temps la plus large part de l’activité économique de l’immense majorité de la population.

56 — Les désirables ont toujours fait l’objet d’échanges (quoique ou parce qu’en principe « inaliénables »). Ou plutôt, ils ont tout d’abord été donnés et contre-donnés. Mais l’échange premier portait au premier chef sur les désirables non utilitaires, symboles du désirable par excellence – la vie, l’alliance, la paix, l’harmonie, la sécurité et la confiance. Ce n’est qu’à titre secondaire et subordonné qu’il concernait le domaine de l’utile et de la matérialité. C’est seulement à partir du moment où l’échange de l’utile s’affranchit de l’échange/don des désirables inutiles (ou mieux, anti-utilitaires) et que le commerce se sépare du don que le domaine de l’économique prend une consistance propre et spécifique. L’apparition d’une monnaie permettant d’acheter et de vendre des désirables utiles (à la différence de la pseudo-monnaie archaïque qui ne permet que de payer des dettes de vie et de mort) parachève cette systématisation de l’économique sous la forme des marchés, puis du marché (indissociable du capitalisme).

57 — Si, sous les traits de l’« argent », la monnaie a été pendant des millénaires objet d’opprobre et de terreur ( auri sacra fames), si elle est aussi l’objet désormais principal de la vénération moderne, c’est parce qu’elle sape l’autonomie et la liberté personnelles et collectives fondées sur l’autosuffisance domestique et la satisfaction prioritaire des besoins matériels et utilitaires, d’une part en ouvrant à la fois sur l’ailleurs, sur l’étranger et sur l’illimitation du besoin, et d’autre part en libérant potentiellement les individus de leurs obligations envers les collectifs dont ils sont issus. Par ailleurs, grâce à la monnaie qui s’accumule, il est possible non seulement d’échanger un désirable contre un autre désirable, mais de s’approprier les désirables obtenus par l’activité contrainte des autres sans passer par le détour de la violence et de la domination politique et guerrière ou de la légitimation religieuse. En quelque sorte mécaniquement.

58 Enfin – surtout peut-être –, peu à peu la monnaie permet d’obtenir non seulement les désirables utiles et nécessaires, mais tendanciellement l’ensemble des désirables, matériels ou immatériels, utiles ou nécessaires, les désirables plus qu’utiles et plus que désirables parce qu’intégralement superflus, à l’image de l’introuvable grâce. Il constitue le vecteur par excellence du basculement dans l’illimitation et l’infinitude du désir.

59 — Ou plutôt, il vaudrait mieux dire non pas que l’argent ouvre à l’obtention potentielle de tous les désirables, qu’il est le moyen d’y accéder, mais qu’il est devenu, plus encore que le moyen et le signe du désirable, le désirable impersonnel personnifié. À l’ancienne image qu’il revêtait de substitut et de moyen d’acquisition des produits du travail permettant de s’affranchir de la nécessité naturelle et sociale s’est désormais superposée et substituée, avec la financiarisation d’un capitalisme hier industriel et devenu aujourd’hui rentier et spéculatif, l’image d’une monnaie assimilée à la vie même puisque s’accroissant et grandissant de son propre mouvement, toute seule, indépendamment en apparence de toute dépense d’énergie contrainte. L’argent, pour qui le possède, est devenu la grâce à l’état pur, la disgrâce pour qui en est privé, séparant les élus d’un côté, les damnés de l’autre. La grâce permettant de tout obtenir, le matériel et l’immatériel, l’utile nécessaire et le superflu indispensable. Marx avait déjà parfaitement analysé en 1844 l’hybris monétaire qui résulte de l’identification achevée de l’argent à la vie même : « [… ] Ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent [… ] Je suis laid, mais je puis m’acheter la plus belle femme; aussi ne suis-je pas laid [… ] Je suis en tant qu’individu un estropié, mais l’argent me procure vingt-quatre pattes; je ne suis donc pas estropié; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans scrupule, stupide; mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je moi-même [… ] Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d’obtenir tout ce qu’un cœur humain désire, n’ai-je pas en moi-même tous les pouvoirs humains ?» [Marx, 1968, p. 115-116].

60 THÈSE 2. À partir du moment où l’économie devient monétaire, où l’autoproduction disparaît et où tout le monde dépend de l’obtention d’un revenu monétaire pour survivre (pour sa livelihood), la distinction entre économique substantif et économique formel, si importante hier, perd aujourd’hui tendanciellement son sens.

Commentaires, implications et corollaires

61 — Ce qui signe l’apothéose de la modernité et de la société de marché (du capitalisme), c’est d’abord le fait que, sauf exception à la marge, personne ne peut plus y disposer de moyens d’existence autres que ceux qui proviennent directement ou indirectement de la vente de biens, de services ou de qualités sur un marché. Du coup la distinction entre économique formel et substantiel perd tendanciellement toute signification concrète. C’est uniquement à travers la forme que l’on peut accéder à la substance.

62 — Pour cette raison, il y a bien lieu de distinguer entre des revenus primaires (obtenus par les producteurs et les commerçants, salariés ou non) et les revenus secondaires, perçus après prélèvement fiscal et redistribution par les fonctionnaires ou les divers groupes subventionnés. Et même, dans ce sillage – horresco referens –, entre secteur productif et secteur improductif. Ce secteur « improductif » (justice, éducation, santé publique, etc.) peut être d’une importance vitale, tant intrinsèquement que par sa contribution à l’efficacité du secteur productif. Cela n’empêche pas que les revenus de ceux qui y œuvrent proviennent de manière dérivée des revenus du secteur marchand primaire et que l’inverse n’est pas vrai [7].

63 — Pour cette raison il ne peut pas exister d’économie publique ou solidaire autonome et économiquement cohérente, tandis qu’il peut en principe exister une économie privée (de marché) autocohérente [8]. Ou encore, si économies publique et/ou solidaire sont susceptibles de cohérence, cette cohérence ne sera pas économique. En ce sens, il est juste de dire avec S. Latouche qu’il n’existe plus désormais et tendanciellement qu’un seul économique, indissolublement substantiel et formel.

64 — La difficulté centrale à laquelle se heurte la perspective d’une économie solidaire, c’est qu’elle aspire à deux types d’autocohérence économique également problématiques. Les SEL d’une part, ou les projets similaires orientés par la quête d’une autosuffisance économique, tentent, parfois avec succès, de faire revivre le monde économique substantiel plus ou moins autarcique d’avant le grand basculement dans la monétarisation généralisée et dans l’illimitation du désir. Mais un tel projet n’est viable qu’au terme d’une solide motivation non seulement économique et utilitaire mais aussi bien sociale et idéologique, et qu’à la condition que les interférences avec le grand marché ambiant soient sérieusement minimisées. L’autre visée d’autocohérence (et de reproductibilité) solidaire suppose une hybridation cohérente et reproductible des ressources privées, publiques et associationnistes. Mais la seule référence à cette nécessaire hybridation suffit assez à indiquer que l’autocohérence recherchée ne peut pas être d’ordre économique.

65 — Dans la coalescence entre les concepts substantiel et formel de l’économique, l’économique formel s’estompe et disparaît tout autant que l’économique substantiel. Identique au concept de rationalité instrumentale (ou au concept de Zweckrationalität de Max Weber), le concept d’économique formel peut s’appliquer, on l’a vu, à n’importe quel domaine de l’action sociale et ne concerne en rien spécifiquement le champ de l’économie. La financiarisation achevée de l’économie le fait apparaître comme daté. Nul besoin de ce concept de rationalité instrumentale pour dessiner une stratégie spéculative d’achat en Bourse ou pour adapter la comptabilité d’entreprise aux critères de la rente financière. Il n’y a plus de moyens à adapter à des fins, ou réciproquement. Juste des additions ou des soustractions à effectuer, et quelques coups de poker à envisager le cas échéant. Moyens et fins sont en effet devenus identiques : de l’argent, de l’argent, de l’argent ( money is money, is money, is money… ).

66 — Rétrospectivement, l’assimilation de l’économique à la rationalité et de la rationalité économique à « l’allocation de ressources rares à des fins alternatives » apparaît comme une sorte de cote mal taillée entre deux idées ou deux références bien différentes : d’une part, l’idéal de l’efficacité qui préside au « choix des techniques », et de l’autre – ce qu’avait particulièrement bien perçu M. Weber –, la décision éthique qui accepte de se débarrasser de l’inconditionnalité de certaines valeurs ou de certaines fins et de subordonner leur désirabilité à la probabilité de les réaliser. L’économique substantiel semblait être de l’ordre de la naturalité et de la matérialité. L’économique formel semblait trouver sa cohérence à l’intersection de la technique et de l’éthique, à la jonction de l’efficacité et de l’inconditionnalité. Ces assignations ont désormais perdu à peu près tout leur sens. Voilà qui montre que l’économique est impensable si on ne pense pas en même temps son mode d’institution sociale.

67 THÈSE 3. Il ne faut pas confondre la définition de l’économique avec la définition de son mode d’institution sociale. Ce qui peut être pluriel, ce n’est pas l’économique en tant que tel, mais la diversité de ses modes d’institution (d’enchâssement, d’embeddedness).

Commentaires, implications et corollaires

68 — Karl Polanyi avait raison de poser que ce qui différencie les systèmes économiques, c’est leur degré d’enchâssement dans le rapport social d’ensemble, autrement dit leur mode d’institution. Mais il faut bien comprendre que les trois grands modes d’échange qu’il distinguait (d’ailleurs à tort, car la catégorie de l’échange n’est pas la catégorie générale pertinente [9]) – la réciprocité, la redistribution et l’échange – ne forment pas à proprement parler la matrice de trois systèmes économiques distincts, mais renvoient à autant de modalités d’institution, ou en quelque sorte d’arrimage de l’ordre économique aux autres ordres de la société.

69 — La première question centrale que soulève l’institution (l’arrimage) de l’économique est celle de savoir à qui doivent échoir les désirables obtenus par une dépense d’énergie contrainte : aux auteurs de la dépense ? à d’autres ?

70 Comment ? Pourquoi ? Dans quelle proportion ? Cette question était répertoriée par les économistes classiques comme celle de la répartition (ou de la distribution). C’est elle que visait Marx en parlant des rapports de production. La seconde question centrale est celle de savoir comment, une fois alloués à un destinataire légitime, les désirables changent de mains. Cette question est celle de la circulation dont l’échange n’est qu’une des modalités. Mais elle est aussi, immédiatement, celle des formes de la solidarité. Car la solidarité commence aussitôt que les biens ne sont pas alloués aux individus en tant qu’individus et que se pose le problème de savoir à qui donc ils doivent échoir : au ménage, à la famille, au village, à la ville, à la province, à la nation, etc.

71 — La question de la répartition-distribution connaît quatre grands types de réponse. Le producteur des désirables peut les garder pour lui; il peut les partager avec son ou ses groupe(s) d’appartenance; il peut, plus ou moins contraint ou plus ou moins librement, les donner au(x) représentant(s) de la société dans son ensemble – Église, chef patrimonial ou État. Il faut enfin ajouter, en écho au marxisme, qu’une des solutions les plus fréquentes est celle qui voit le producteur tout simplement spolié d’une production – qu’il ne partage pas, n’échange pas et n’alloue pas à une entité supérieure, mais qui lui est tout bonnement ôtée de façon plus ou moins violente. C’est la solution de la spoliation ou de l’exploitation. Symétriquement, la permutation de mains, la circulation, peut s’opérer sur le mode de l’échange, sur celui de la réciprocité ou sur celui de la redistribution. C’est par une simplification abusive que le mode de circulation est supposé valoir tel quel pour le mode de distribution. Ou réciproquement. Par exemple, la règle du partage ou du don-partage peut fort bien régner au sein du clan tandis qu’à l’extérieur, c’est celle du don agonistique ou celle de l’échange marchand qui domine. Il faudrait ici entrer dans de nombreux développements malheureusement impossibles. Notons seulement que chaque sujet social et économique est appelé à faire ainsi la part de ce qui lui revient en tant qu’individu indifférent aux autres, en tant que personne membre d’un groupe et en tant que sujet membre d’une communauté universelle.

72 — Plus simplement, solidarité (don libre) et exploitation (« don » contraint ou extorsion) apparaissent comme des possibles symétriques, séparés par la figure neutre de l’échange.

73 — Un des points d’aboutissement de cette discussion est que l’échange – et plus spécifiquement l’échange marchand autorégulé – n’est pas un système économique parmi d’autres, et pas non plus un mode économique formel opposé à un économique substantiel. Il est ce mode d’institution de l’économique (la production des désirables) qui pose comme principe que les désirables doivent revenir non pas aux groupes, à la collectivité ou à une communauté universelle, mais seulement à l’individu, ainsi immunisé à la fois contre la coopération et contre l’exploitation. C’est ce mode d’institution de l’économique qui est devenu pour nous la figure même de l’économique. La modernité fait entrer en coalescence à la fois l’économique substantiel, l’économique formel et l’institution de l’économique par l’échange interindividuel. Il n’y a plus de sens, autre qu’académique et scholastique, à invoquer une autre économie que ce mélange de rationalité formelle, de substantialité du besoin et du désir sous l’égide de l’échange marchand. C’est pour cette raison qu’il ne peut exister d’économie solidaire au sens de Jean-Louis Laville (d’hybridation des ressources du marché, de l’État et du don) qu’échappant à l’économique, comme l’estime SergeLatouche (mais qui ne croit pas à l’économie solidaire… ).

BRÈVE CONCLUSION SUR L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE

74 On voit bien le rôle important que peut jouer l’idée d’économie solidaire aujourd’hui. Elle permet, en somme, de généraliser le concept d’économie mixte qui a connu son heure de gloire après la Seconde Guerre mondiale en insistant sur la nécessaire articulation non seulement du principe de l’intérêt privé avec l’intérêt public (qui caractérisait l’économie mixte), mais également avec les intérêts communautaires pris en charge par les associations. Mais si l’on veut que l’économie solidaire prenne tout son essor, il est important de comprendre que pour autant que l’économique est devenu désormais indissolublement sub-stantiel et formel – moyen d’obtenir des désirables, nécessaires ou inutiles, dont l’immense majorité est produite dans le cadre du marché –, il ne peut guère être solidaire par lui-même. Il ne peut y avoir de solidarité que par intervention d’un principe politique, religieux ou éthique qui permette de subordonner l’intérêt individuel aux intérêts des groupes ou à ceux de la collectivité d’ensemble.

75 En ce sens, les systèmes sociaux fondés sur la réciprocité ou sur la redistribution, et même ceux qui s’organisaient autour de ce qu’on peut appeler un échange coutumier préservant les communautés des dangers de l’illimitation, ont pratiqué depuis belle lurette l’économie solidaire. Les systèmes de protection sociale incarnent bien évidemment eux aussi des formes d’économie solidaire. Mais dans tous ces cas de figure, ce qu’il importe de comprendre, c’est que l’expression d’« économie solidaire » est trompeuse. Et quasiment contradictoire.

76 L’économie ne peut pas être en tant que telle solidaire. Seul peut l’être le principe éthico-politique qui décide de surseoir au primat de l’individualisme pour instituer l’économique sur d’autres bases que le seul échange marchand. On en conclura que l’économie solidaire – entendons : le mode d’institution solidaire de l’économie – ne peut pas être viable par la vertu d’une introuvable autocohérence économique – dont seul le marché est susceptible de jouir –, mais seulement par la cohérence et la puissance de son principe éthico-politique fondateur.

77 C’est en raison d’une puissance de ce type que le service public, l’économie publique qui s’y est longtemps adossée et la protection sociale se sont vus dotés d’effectivité.

78 Plutôt que d’insister sur l’idée que l’économie solidaire pourrait constituer une autre économie, une alteréconomie, les tenants de l’espérance économique solidaire seraient bien inspirés de s’interroger plus radicalement sur le choix politique qu’ils défendent, sur la forme de démocratie à laquelle ils aspirent.

79 Car l’économie solidaire, nous espérons l’avoir suffisamment montré, ne peut pas être un système économique. En revanche, elle peut être un système politique induisant des effets économiques. Mais elle n’induira d’effets économiques bénéfiques et véritables que pour autant qu’elle saura définir le type de démocratie qu’elle présuppose, et qui ne soit ni la seule démocratie marchandespectaculaire ni la seule démocratie représentative, mais une démocratie associationniste, plus ou moins complémentaire des autres types de démocratie. La question principale posée à l’économie solidaire n’est en premier lieu ni technique, ni économique, ni même financière. Elle est celle des conditions de possibilité d’une démocratie associationniste viable et durable.

80 Au terme de cette discussion complexe mais, croyons-nous, nécessaire, qui aura impliqué d’interroger et de faire critiquer les unes par les autres tout un ensemble de notions ou de théorisations – l’économique formel ou substantiel, l’économie sociale, solidaire, informelle, la production, la richesse, l’utilité, la matérialité, la gratuité, etc. –, plusieurs conclusions liées semblent se dégager.

81 Il est illusoire aujourd’hui de viser à édifier une « autre économie » que l’économie de marché capitaliste. Mais il est infiniment souhaitable d’inventer de nouvelles manières de se rapporter à l’économique et d’instituer socialement l’économie, c’est-à-dire de modifier le champ des bénéficiaires primaires – directs – de l’activité marchande.

82 Cette autre (ré)institution de l’économique peut s’effectuer sur deux versants bien différents, mais dont il est nécessaire de saisir la profonde interdépendance. En premier lieu, il importe de comprendre que la création de collectifs, sous la forme de coopératives ou d’associations d’économie solidaire, est susceptible d’engendrer une forte efficacité économique. En mobilisant les sentiments de loyauté, de solidarité et d’amitié, elle libère des énergies, elle permet au collectif de bénéficier du travail gratuit de ses membres et elle crée entre eux ce que Jacques T. Godbout appelle un sentiment d’endettement mutuel positif (tout le monde a le sentiment de gagner à l’activité de tous [ cf. Godbout, 1994, 2000; Caillé, 1994]. Bref, au jeu de la coopération, jusqu’à un certain stade, tout le monde est gagnant. Et c’est la raison pour laquelle, de la petite entreprise familiale, artisanale ou agricole jusqu’aux coopératives et à l’économie solidaire, il existe tout un ensemble d’activités qui ne peuvent être assumées ni par les entreprises capitalistes ni par l’administration – elles ne sont pas suffisamment rentables dans les conditions ordinaires de fonctionnement du marché ni finançables à l’infini par l’impôt –, mais uniquement par la mise en commun du sens du don et de la gratuité [10]. Ici, don et gratuité apparaissent comme autant de conditions de la richesse marchande et matérielle. Mais sur l’autre versant, il apparaît – et c’est là le paradoxe central à assumer – que cette efficacité économique dans la production des richesses marchandes n’est présente qu’aussi longtemps que leur obtention est subordonnée à l’idéal d’une autre richesse, proprement humaine et sociale – l’amour de la famille, l’amitié des coopérateurs, le sens de la justice, la solidarité face au malheur, etc. –, qu’aussi longtemps qu’elle fait vivre des moments de gratuité et de don qui seuls donnent leur sens à l’ensemble du processus. Sur un versant de l’autre institution de l’économie, la part du gratuit se présente comme moment et moyen de la richesse matérielle. Sur l’autre, elle figure l’instance de la richesse pure et le véritable but poursuivi, la fin par excellence. Et il faut que la fin soit désirée comme telle et pour elle-même pour pouvoir devenir un moyen efficace.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • ABÉLÈS Marc, 2002, Les Nouveaux Riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Odile
  • Jacob.
  • BIDET Éric, 2003, Corée du Sud : économie sociale et société civile, L’Harmattan.
  • BURLING Robert, 1962, « Maximization theories and the study of economic anthropology »,
  • American Anthropologist, vol. 64, août.
  • CAILLÉ Alain, 1975, « Le travail improductif comme écart du capital à soi-même »,
  • Cahiers d’économie politique n° 1. — 1994, « Tout le monde gagne », La Revue du MAUSS semestrielle n° 4, « À qui se fier ? », 2e semestre.
  • GODBOUT J.T., 1994, « L’état d’endettement mutuel », La Revue du MAUSS semestrielle n° 4, « À qui se fier ? », 2e semestre. — 2000, Le Don, la Dette et l’Identité, La Découverte/MAUSS.
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  • HOBBES, 1971, Léviathan, Sirey.
  • KULA Witold, 1970, Théorie économique du système féodal, Mouton.
  • LACLAU Ernesto, 2000, La Guerre des identités. Grammaires de l’émancipation, La
  • Découverte/MAUSS.
  • LATOUCHE Serge, 2001, La Déraison de la raison économique, Albin Michel.
  • MARX, 1968, Économie et philosophie (Manuscrits parisiens, 1844), La Pléiade, Marx, Œuvres. Économie, II, 1968.
  • MÉDA Dominique, 1999, Quest-ce que la richesse ?, Aubier-Flammarion.
  • WALRAS Léon, 1926, Éléments d’économie politique pure, Paris, Pichon et Durande-Auzias.

Notes

  • [1]
    Mais il est déjà concurrencé par la référence au développement durable
  • [2]
    Le rôle de la philanthropie, et ses modifications récentes, sont remarquablement analysés par Marc Abélès dans Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley [ 2002]. Cela étant, comme le suggère le spécialiste mondial des études sur le tiers secteur, Lester Salomon (notamment dans son intervention au colloque organisé par la Caisse des dépôts et consignations le 22 octobre 2002 sur le thème, « Philanthropie, tiers secteur et économie sociale : une comparaison USA-France »), les différences idéologiques sont plus importantes que les différences réelles. Les fondations américaines assurent à peine plus de 1% du financement du tiers secteur américain. Une bonne partie du financement de ce dernier provient des ventes réalisées par les organisations non-profit sur le marché. Elles ne sont non-profit que pour autant qu’elles ne distribuent pas leurs bénéfices, mais cela ne les empêche nullement d’en faire. De manière générale, la tendance américaine est à un estompage croissant des frontières entre organisations non-profit et for-profit, qui se pensent de plus en plus complémentaires et dont les valeurs s’interpénètrent chaque jour davantage.
  • [3]
    Ces distinctions amènent à se demander si la référence à l’économie solidaire n’est pas le fait, à titre principal, des régions de culture à la fois catholique et marxiste…
  • [4]
    Aux États-Unis, cette position a été défendue par Kenneth Boulding.
  • [5]
    On pourrait même soutenir qu’il n’existe de vraie richesse que de ce qui a rapport avec le gratuit ou le gracieux, que de ce qui excède radicalement la production, l’économique et l’utilitaire. Mais on ne peut accéder généralement à la gratuité et à la grâce que pour autant que la matérielle et l’utilité sont assurées.
  • [6]
    D’où l’ambiguïté de tous les indicateurs de niveau de développement humain, aujourd’hui en prolifération avancée, et qui tous tentent l’évaluation sous une forme ou sous une autre de la « vraie » richesse, pensée sur le modèle du PNB. Un PNB pondéré, enrichi par la prise en compte de multiples externalités, un PNB généralisé, mais un PNB quand même…
  • [7]
    Je ne fais que reprendre ici la définition marxiste du travail improductif. Tout un ensemble d’activités peuvent être socialement nécessaires voire indispensables tout en étant « improductives » en ce sens qu’elles ne produisent pas de valeur marchande ajoutée [ cf. Caillé, 1975].
  • [8]
    Il existe bien sûr une incomplétude du marché qui lui interdira à jamais de fonctionner indépendamment des régulations politiques, des ressources éthiques, etc., que lui fournissent les autres domaines d’action sociale. Bref, il n’y a pas d’économie privée sans politique, sans culture, etc. Mais cela n’empêche pas que cette économie ait une cohérence économiquement autosuffisante. Les économies publique et solidaire (associationniste) en revanche ne sont pas économiquement autosuffisantes ( self-regulated).
  • [9]
    Polanyi écrit qu’il y a trois grands types d’échange : réciprocité, redistribution et échange (dont un échange à taux préfixé et un échange marchand proprement dit). Cette typologie est plus que problématique. Comme les mousquetaires, les échanges qu’il distingue ne sont pas trois, mais quatre. La redistribution, qui repose sur un prélèvement, peut difficilement être considérée comme une forme d’échange. Et il est acrobatique de faire de l’échange (par ailleurs posé comme double) à la fois la catégorie générale et une (ou deux) catégorie(s) particulière(s). Mieux vaut proposer une typologie des formes de circulation, et distinguer don, réciprocité, échange coutumier et échange marchand.
  • [10]
    Sur ce point, l’ouvrage de référence reste celui de Witold Kula, Théorie économique du système féodal [ 1970], qui montre admirablement comment, entre le XVe et le XVIe siècle, la quasi-totalité des terres seigneuriales polonaises auraient été aussitôt en faillite si elles avaient dû rémunérer la corvée au prix de marché du travail salarié.
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