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Article de revue

L'économie solidaire en france et au brésil : regards croisés

Pages 119 à 127

Notes

  • [1]
    La problématique d’une économie solidaire s’articule donc étroitement à la réalité d’une nouvelle question sociale, pour reprendre la formule de P. Rosanvallon [ 1995].
  • [2]
    C’est ainsi que la lecture du contexte actuel d’une économie solidaire peut, selon nous, se faire en termes de crise du travail ou des limites de la société salariale, pour reprendre le diagnostic de R. Castel [ 1995].
  • [3]
    La question de la violence urbaine – liée au taux élevé de criminalité et à l’ascension du trafic de drogues, notamment dans les grandes villes – est devenu un enjeu fondamental de la société brésilienne.
  • [4]
    Dit autrement, avec le concept d’économie populaire il s’agit, selon nous, de la production et du développement d’activités économiques sur une base communautaire, ce qui implique une articulation spécifique entre besoins et savoirs (compétences), tant locale qu’institutionnelle. La tradition du recours au mutirão dans les pratiques d’organisation et de production des groupes populaires dans certaines régions du Brésil peut être considérée comme une illustration de cette articulation. Le mutirão est un système d’auto-organisation populaire et communautaire en vue de la réalisation et de la concrétisation de projets qui passe par l’appui technique et le conseil des représentants institutionnels. C’est par exemple, le cas quand, lors de la construction d’un équipement public dans un quartier populaire, la mairie fournit les matériaux et l’assistance technique, mais où ce sont les habitants qui réalisent les travaux.
  • [5]
    De même que la distinction entre économie populaire et économie souterraine ou occulte. Les institutions de l’économie souterraine relèvent le plus souvent du registre de la violence : ce sont des formes d’organisation despotiques reposant sur des modes spécifiques de solidarité. Il est particulièrement important de faire cet effort de distinction conceptuelle, car certains pourraient voir dans l’organisation du trafic de drogues au sein de certaines favelas à Rio de Janeiro, par exemple, les signes de manifestation de l’économie populaire.
  • [6]
    Qu’il développe dans La grande transformation [ 1983]. Polanyi y soutient que la grande transformation qu’ont connue les économies occidentales dans les années trente réside dans la réimbrication de l’économie dans le social, par le biais de la régulation de la production et de la redistribution opérée par l’État-providence, aujourd’hui en crise. La « grande transformation » introduite par la modernité nous semble résider, quant à elle, davantage dans l’autonomisation du marché par rapport aux autres principes de comportement économique comme « l’administration domestique », la « redistribution » et la « réciprocité ». Cette rupture produite par la modernité s’accompagne d’un « désenchantement du monde », d’une objectivation des rapports sociaux, ou encore d’une dépersonnalisation des rapports économiques que l’économie solidaire vise justement à rendre plus humains.
  • [7]
    Ce concept d’économie plurielle permet ainsi de cerner une large partie de la vie économique oubliée par la théorie économique standard, néoclassique, notamment celle qui est prioritairement régie par la solidarité. Elle ne peut pas être méprisée, car c’est d’elle dont dépend la survie d’une grande partie des populations dans le monde. Cela paraît évident en ce qui concerne le tiers monde– et on l’a vu avec le cas brésilien. Néanmoins, en France aussi, on peut estimer que l’équivalent de la moitié, voire des trois quarts du PIB n’est pas pris en compte parce qu’il ne correspond pas à des formes de production ayant une traduction monétaire. Il s’agit ici surtout du travail dans le cadre d’une économie domestique et dans une économie des soins qui est effectué encore majoritairement par les femmes…

1 Face aux effets concrets de la mondialisation, on assiste ces dernières années à une prolifération d’initiatives solidaires. Ces initiatives sont très diverses et agissent dans des champs très distincts, mais elles présentent toutes l’originalité d’articuler des objectifs sociaux ou politiques avec la mise en œuvre d’activités économiques.

2 Pour essayer de comprendre s’il existe effectivement une dimension internationale du phénomène, nous présenterons les premiers éléments d’une analyse comparative de deux cas de sociétés distinctes : la France et le Brésil. L’idée est de comparer les deux réalités abordées dans les contributions à ce dossier et d’examiner s’il est possible de fixer un cadrage théorique commun.

3 Cette perspective comparative souligne trois aspects principaux tout à fait indissociables les uns des autres : la question du contexte, la dimension historique et la question des enjeux fondamentaux qui orientent les pratiques d’économie solidaire dans chacun des deux pays. Finalement, nous proposons une reflexion fondée sur une approche en termes d’économie plurielle afin de faire ressortir les aspects communs aux deux réalités étudiées.

EN CROISANT LE REGARD : LES DIFFÉRENCES FONDAMENTALES ICI ET LÀ-BAS

4 La description des expériences au Brésil et en France nous permet de mieux saisir à quoi renvoie le concept d’économie solidaire dans la pratique.

5 Dans les deux pays, on voit le projet d’une économie solidaire se dessiner à travers un mouvement d’expériences multiformes. Leur point commun est le besoin de recomposer les rapports entre économie et société face à l’accélération du processus de la marchandisation du monde qui résulte de l’hégémonie politique d’une pensée économique ultralibérale.

6 Mais pour éclairer la complexité de chaque situation, il faut d’abord saisir les divergences avant de se centrer sur les problématiques convergentes.

La dimension du contexte : l’exclusion versus la pauvreté

7 Le premier facteur de divergence concerne les raisons de l’apparition du phénomène de l’économie solidaire en tant que question de société. En France, l’émergence de l’économie solidaire est étroitement liée à l’exclusion sociale.

8 Celle-ci se définit de plus en plus en tant que question urbaine et renvoie à ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’État-providence [1]. La réalité de l’économie solidaire vient ainsi se positionner dans un contexte de faillite des mécanismes de régulation économique et politique de la société. La synergie État-marché puise dans le travail, au sens moderne du mot, c’est-à-dire dans le rapport salarié, son fondement [2]. On est bien dans le cadre d’une double crise, à la fois de l’emploi et de la socialisation, qui interroge les capacités de la société à promouvoir l’intégration ou à maintenir le lien social. L’enjeu est donc la quête de nouvelles formes de régulation de la société – même si c’est à un niveau assez modeste à l’heure actuelle.

9 Dans le cas brésilien, ce sont des initiatives de lutte contre la pauvreté qui constituent l’économie solidaire. L’exclusion est un élément central du processus de développement au Brésil. Les sphères de l’État et du marché n’ont jamais suffi à réguler l’ensemble de la société. De larges couches de la population sont toujours privées d’accès aux circuits formels de l’emploi et survivent grâce aux différentes formes de solidarité tissées dans les réseaux communautaires et grâce aux pratiques informelles de commerce, de production, de prestation de services qui composent une immense économie des secteurs populaires.

10 En conséquence, l’économie solidaire est moins une réaction à une crise du lien social que la recherche d’un niveau de vie digne pour les personnes affrontées à la question de la pauvreté. Ce qui compte, c’est l’amélioration des conditions de vie matérielles de la population. C’est dans la perspective d’une révolution sur le plan des droits sociaux atteignant l’ensemble de la population que réside un des grands défis portés par la perspective d’une autre économie. Car il n’existe pas d’appel public au tissage du lien social et ce n’est pas un problème de socialité qui se pose. Malgré l’augmentation vertigineuse de la violence urbaine ces dernières années [3], cette société présente des réseaux de socialité abondants et la convivialité reste un trait majeur de la culture malgré le taux véritablement effrayant d’inégalité sociale.

11 L’un des paradoxes les plus frappants au Brésil est celui de la proximité dans la distance : il y a une grande facilité à nouer un rapport social entre inconnus, étant donné le degré d’informalité des relations en général. C’est ainsi que les distances sociales semblent assez souvent abolies dans l’apparence d’un rapport social qui s’installe sur le champ; en même temps, elles sont toujours là, en arrière-plan, et émergent soudainement dès que naît un conflit. La générosité surabondante peut basculer subitement en violence.

La dimension de l’histoire : l’économie sociale versusl’économie populaire

12 Un autre aspect important pour la compréhension du phénomène de l’économie solidaire concerne sa dimension historique : si en France, l’économie solidaire ne se comprend en profondeur que resituée dans l’histoire de l’économie sociale, au Brésil c’est surtout en reférence à la tradition d’une économie populaire qu’il faut penser son émergence.

13 L’économie sociale et solidaire en Europe. En effet, l’idée d’une économie sociale et solidaire est très ancienne dans la réalité européenne. Elle trouve son origine dans la mouvance associationniste ouvrière de la première moitié du XIXe siècle. Le droit au travail n’était pas assuré par le principe économique de l’entreprise capitaliste naissante. Une dynamique de résistance populaire s’est donc exprimée et a fait émerger une multitude d’expériences (coopérativisme, associativisme, mutuellisme, etc.) de formes d’organisation du travail alternatives à l’entreprise privée.

14 Comprises alors comme des initiatives des secteurs populaires, combinant dimension sociale et dimension économique de l’action sur fond de luttes politiques, ces expériences ont modifié le contenu de leurs pratiques et changé de physionomie tout au long de l’histoire, en raison d’un fort mouvement de spécialisation et de professionnalisation gestionnaire fondé sur les logiques fonctionnelles imposées par les pouvoirs publics ou empruntées au marché.

15 La perspective de l’économie solidaire disparaît dans un premier (et long) moment, au profit du développement d’une économie sociale qui s’est fortement institutionnalisée au cours du XXe siècle.

16 Économie solidaire et économie sociale renvoient aujourd’hui en France à des univers distincts d’expérience. C’est précisément des caractéristiques actuelles de l’économie sociale que l’économie solidaire se démarque en affirmant la dimension politique de son action; ce qui amène à la définir comme un ensemble d’expériences s’appuyant sur des activités économiques en vue de la réalisation d’objectifs sociaux concourant à des idéaux de citoyenneté. Pour Jean-Louis Laville [ 1999], il s’agit d’un processus de « démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens ». L’économie solidaire est donc un mouvement de rénovation ou de réactualisation de l’économie sociale.

17 L’économie populaire et solidaire en Amérique latine. Au Brésil – où l’on n’ignore pas l’importance des démarches coopérativistes issues des vagues d’immigration des populations européennes qui se sont établies tout au long du XIXe et de la première moitié du XXe siècle (surtout au sud du pays) –, l’émergence d’une économie solidaire se comprend principalement à partir du poids de la tradition d’une économie populaire dans la vie de larges pans de la population.

18 Ce terme d’économie populaire est souvent utilisé pour identifier une réalité hétérogène, un processus social qui se traduit par « l’apparition et l’expansion de nombreuses petites activités productives et commerciales au sein des secteurs pauvres et marginaux des grandes villes d’Amérique latine » [Razeto, 1991, p. 27]. Le travail indépendant, les micro-entreprises familiales, les entreprises associatives ou encore les organisations économiques populaires sont autant d’exemples de cet univers. Le registre de la solidarité reste le pilier principal du développement des activités économiques. Ces initiatives représentent en quelque sorte un prolongement des solidarités ordinaires. Là réside la principale caractéristique de cette économie populaire. Elle puise dans le tissu social local ou communautaire, dans les pratiques réciprocitaires, les moyens nécessaires à la création d’activités économiques [4].

19 C’est surtout en raison de cette dimension qu’on la distingue de l’économie informelle. C’est une distinction qui doit être soulignée [5]. L’économie informelle prend le plus souvent la forme de microprojets individuels (simulacres des pratiques marchandes officielles) sans articulation à une base sociale locale précise ou à un savoir ancestral. Il faut toutefois convenir qu’une telle distinction apparaît le plus souvent très floue : à première vue, les expressions d’économie informelle et d’économie populaire passent couramment pour des synonymes. Et cela, en raison du caractère de mouvement multiforme propre à l’économie populaire. Celle-ci comprend un large éventail d’expériences socio-économiques, plus au moins autocentrées ou hétérocentrées, c’est-à-dire allant de simples formes de survie jusqu’à des modes d’organisation démocratiques, autrement dit ouverts sur l’espace public – comme c’est en particulier le cas d’un certain nombre de démarches d’association et de coopératives qu’on y rencontre.

La dimension de l’expérience : l’institutionnalisation versus la spontanéité

20 On le voit, l’économie populaire présente un caractère assez restreint au plan des ressources matérielles mobilisées. Orientées le plus souvent par la nécessité dans laquelle sont les groupes impliqués de s’assurer un revenu suffisant pour satisfaire des besoins de consommation essentiels, ces expériences ne garantissent que la reproduction immédiate de leurs conditions de vie. La portée de ces initiatives ne dépasse guère le plan d’une reproduction simple (Corragio), c’est-à-dire celui de la survie de leurs participants. En se limitant aux circuits populaires de l’économie, marqués par la pauvreté des conditions de vie, ces initiatives fonctionnent dans des conditions précaires, avec un faible niveau de structuration interne et d’articulation avec l’extérieur. Un des défis importants pour cette économie populaire se trouve donc dans la capacité de ces expériences à dépasser le plan de la reproduction simple pour atteindre celui d’une reproduction élargie de la vie en société, c’est-à-dire l’aptitude à améliorer les conditions plus générales qui affectent le niveau de vie des gens.

21 C’est en cela que réside la vocation principale de l’économie solidaire :
aller au-delà d’une économie populaire. Un certain nombre d’expériences nouvelles semblent poindre en ce sens. Que ce soit dans le domaine du traitement des déchets urbains, dans celui de l’éducation ou dans d’autres domaines, les initiatives partent du besoin d’affronter des problématiques publiques. Elles se déploient ainsi sur un double registre : celui d’un agir sur l’espace public et celui d’activités économiques générant un revenu décent à ceux qui s’impliquent dans l’initiative. On retrouve dans ces pratiques une double inscription qui renvoie à deux traditions distinctes de lutte sociale : celle d’un mouvement social agissant sur le plan de la conquête de droits d’un côté, et de l’autre, celle d’un mouvement de lutte pour le revenu plus lié aux traditions coopérativistes et syndicales.

22 Dans le cas brésilien, la concrétisation d’une telle vocation dépend du niveau de structuration interne et externe des initiatives, c’est-à-dire du renforcement de leur organisation en réseau, de l’augmentation de l’appui des pouvoirs publics, du développement d’un cadre légal adapté. Bref, un niveau plus important d’institutionnalisation de ces expériences s’avère nécessaire. Celles-ci, à l’heure actuelle, restent assez spontanées dans leur démarche. C’est pourquoi la créativité constitue un trait fort de ces initiatives, de même qu’elles peuvent compter, en général, sur une importante mobilisation populaire autour des projets, surtout dans leurs premières années de vie. Excès de spontanéité et absence d’appui institutionnel, la formule débouche le plus souvent sur l’impossibilité de consolider l’expérience. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, elles ne résistent pas dans la durée.

23 Cette situation semble tout à fait s’inverser en ce qui concerne le cas français. Ici, ce qui pose problème est au contraire le fort niveau d’institutionnalisation des expériences, assez marqué dans ce contexte étant donné le rôle joué par la puissance publique tout au long de l’histoire du pays. La reconnaissance publique acquise par les initiatives s’accompagne en effet de tentatives d’instrumentalisation qui affectent directement leur niveau d’autonomie et modifient le sens même du projet associatif. De ce point de vue, la tendance a été à l’incorporation des initiatives d’économie solidaire dans les programmes publics de lutte contre l’exclusion sous la forme des politiques d’insertion. C’est ainsi qu’un certain nombre d’expériences se sont retrouvées, à leur grande surprise, « formatées » selon la logique de l’économie d’insertion. On le voit, le haut niveau d’institutionnalisation des expériences affaiblit du côté français la dimension de spontanéité de l’initiative, si importante par ailleurs.

24 On retrouve donc ici, apparemment les deux faces d’un même enjeu : la globalisation de la solidarité. Et la dualité que nous venons de pointer reflète la différence entre les contextes européen et latino-américain – et au fond, en dernière instance, les différences entre le Nord et le Sud…

ÉLÉMENTS D’UNE THÉORISATION COMMUNE : LA PERTINENCE D’UNE APPROCHE EN TERMES D’ÉCONOMIE PLURIELLE

25 Malgré les différences fondamentales et les contours propres de la manifestation du phénomène d’économie solidaire dans les deux contextes, il est possible de poser un cadre analytique général. Mais cela implique de déconstruire la manière standard de concevoir l’économie, qui la réduit au principe marchand.

26 C’est donc en termes d’économie plurielle qu’il faut raisonner. Cette notion suppose l’élaboration d’une conception élargie de l’économie réelle et on peut plus particulièrement s’appuyer sur l’analyse de Karl Polanyi [6], qui propose une vision de l’économie organisée en quatre pôles de production et de distribution des richesses, dont l’articulation varie avec les époques et auxquels sont associés quatre principes de comportement économique : à l’économie marchande est associé le calcul intéressé, à la redistribution l’obligation (la redistribution repose sur des prélèvements dont les règles s’imposent obligatoirement à ceux qui y sont soumis), à la réciprocité (au don) et à l’administration domestique « une forme de réciprocité limitée au groupe clos » [Laville, 1997, p. 81].

27 Pour Laville, l’« introduction de la communauté politique moderne a impliqué un réagencement de ces principes », ce qui l’amène à distinguer non plus quatre, mais trois économies : l’économie marchande, l’économie non marchande (étatique-redistributive) et l’économie non monétaire – qui regroupe en quelque sorte l’économie réciprocitaire et l’économie domestique et désigne un large champ d’activités non monétaires comme l’autoproduction, le bénévolat, le travail domestique, etc. À la suite de Polanyi, Laville associe à chacune de ces trois économies un principe de comportement : à l’économie marchande l’intérêt individuel, à l’économie non marchande l’obligation, à l’économie non monétaire une « impulsion réciprocitaire » [ ibid., p. 80-82], qui n’est rien d’autre que le don.

28 Ainsi est souligné le caractère pluriel de l’économie, irréductible au seul pôle marchand [7]. Non seulement les économies de marché ne sont pas que marchandes, mais leur prospérité n’est pas sans devoir beaucoup à leurs pôles non marchands (notamment toutes les infrastructures financées par les pouvoirs publics) et non monétaires, ou encore réciprocitaires, c’est-à-dire sur les relations familiales, d’amitié, de voisinage… Est ainsi écartée l’idée que l’économie de marché serait l’unique source de richesses, et par là même l’idée que toute autre forme d’économie serait une économie parasitaire. Cette vision élargie de l’économie à travers l’idée d’une économie plurielle implique de regarder les trois pôles dans leur complémentarité en tant que créateurs et consommateurs de richesses. Dans cette façon de regarder l’économie, c’est alors aussi le mythe du progrès, la croyance dans la croissance économique comme source exclusive de développement et de bonheur, qui est remis en cause.

29 L’économie solidaire « constitue plutôt une tentative d’articulation inédite entre économie marchande, non marchande et non monétaire », qu’« une nouvelle forme d’économie qui viendrait s’ajouter aux formes dominantes d’économie », dit à juste titre Laville [ 1994, p. 85]. Ainsi conceptualisée, l’économie solidaire apparaît comme la projection au niveau méso-social de ce concept macro-social d’économie plurielle. Les expériences concrètes d’économie solidaire constituent des formes hybrides des économies marchande, non marchande et non monétaire et ne se laissent donc pas appréhender sous la seule figure du marché des économistes orthodoxes : « Elle(s) réalise(nt) une “hybridation” des trois économies, marchande, non marchande et non monétaire, à partir de dynamiques réciprocitaires de projet » [Eme, Laville, 1999, p. 20].

30 Leurs ressources sont elles-mêmes plurielles. Provenant de la vente de produits ou de services, de subventions et/ou de conventions passées avec les institutions publiques, mais aussi de contributions volontaires – dons d’argent, de temps ou de sa personne (avec le bénévolat par exemple)–, elles sont à la fois marchandes, non marchandes et non monétaires. Mais c’est peut-être moins cette pluralité ou cette hybridation de leurs ressources que les discussions dont elles sont l’objet qui font leur spécificité. Eme précise que l’hybridation des ressources « ne signifie [… ] pas la mobilisation de financements cloisonnés qui se juxtaposent ou l’appel à des financements par la redistribution qui combleraient des manques; elle rend compte d’un processus de négociation sociale autour du projet pour aboutir à une répartition qui en respecte les fondements » [ 1998, p. 246].

31 On voit donc que l’économie solidaire, que ce soit en France ou au Brésil, s’affronte à deux enjeux fondamentaux. Le premier est relatif à cette hybridation des économies, qui renvoie au croisement de logiques propre à la dynamique de ces organisations. Cette caractéristique ne va pas sans difficultés. Car du fait qu’elles mobilisent différentes légitimités, diverses ressources et donc des rationalités distinctes sur le plan de l’action, ces initiatives se développent dans un jeu de tensions permanent. La pérennité du projet d’économie solidaire se joue dans la capacité qu’auront les initiatives à trouver un équilibre dans la gestion de cette tension et à subordonner la dimension plus instrumentale de l’action aux objectifs plus sociaux ou politiques. Au Brésil comme en France, la question fondamentale pour la pérennité des projets n’est-elle pas d’arriver au juste équilibre entre des logiques différentes ?

32 L’autre enjeu est lié à l’affirmation d’un désir d’agir sur l’espace public. Il implique d’aller au-delà de la dynamique communautaire qui restreint les bénéfices de l’action à l’échelle du petit groupe clos, c’est-à-dire à l’organisation elle-même. La réalisation de cet objectif passe par la capacité à affirmer l’un des principes qui distingue très fortement l’économie solidaire du principe marchand : celui d’une construction conjointe de l’offre et de la demande. Dans la plupart des expériences solidaires, les produits ou les services sont proposés en fonction des demandes réelles exprimées localement. C’est pourquoi l’élaboration d’activités économiques concourt ainsi à l’expression publique locale et aux affrontements qui en résultent, en termes de gestion sociale urbaine ou de questions environnementales, de droit au travail ou d’exclusion, etc.

33 Le devenir d’une économie solidaire se joue donc dans la liaison entre plusieurs registres ou dimensions de la pratique – économiques, sociaux, politiques, culturels… Car si certaines initiatives créent des emplois tout en s’attaquant à des problèmes publics, ne sommes-nous pas alors confrontés à l’émergence des nouveaux espaces publics, des « espaces publics de proximité » capables de projeter leur dynamique communautaire sur l’espace public comme le suggère Laville [1994]?

34 Il nous semble que la vocation du projet d’économie solidaire, en France comme au Brésil, réside dans la double perspective d’une action politique – qui s’attaque à des questions de droit et de citoyenneté – et d’une action socio-éco-nomique, plus redevable envers une tradition syndicale et coopérativiste et qui agit sur le plan de la génération de travail et de revenu. Certes, cette ambition n’est pas toujours couronnée de succès, et on a vu pour quelles raisons; mais au moins trace-t-elle le chemin face aux défis que doit affronter la consolidation du projet d’une autre économie.

BIBLIOGRAPHIE

  • CASTEL R., Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.
  • EME B., « Économie plurielle et recomposition des temps sociaux », in DEFALVARD H.,
  • GUIENNE V., Le Partage du travail. Bilan et perspectives, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • EME B., LAVILLE J.-L., « Pour une approche pluraliste du tiers secteur », Nouvelles
  • Pratiques sociales, vol. 11, n°2, vol. 12, n° 1,1999.
  • LAVILLE J.-L., « La crise de la condition salariale : emploi, activité et nouvelle question sociale », inLe travail, quel avenir ?, Paris, Folio-Gallimard, 1997. — « L’association : une organisation productive originale », in SAINSAULIEU R.,
  • LAVILLE J.-L., Sociologie de l’association, Paris, Desclée de Brouwer, 1997. — « Économie et solidarité : esquisse d’une problématique », in L’économie solidaire…, op. cit., 1994. — Une troisième voie pour le travail, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
  • RAZETO, L., « La veine populaire dans l’économie latino-américaine », La Revue nouvelle, n° 2, t. XCIII, février 1991.
  • POLANYI K., La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 1983.
  • ROSANVALLON P., La Nouvelle Question sociale. Repenser l’État-providence, Seuil, 1995.

Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/rdm.021.0119

Notes

  • [1]
    La problématique d’une économie solidaire s’articule donc étroitement à la réalité d’une nouvelle question sociale, pour reprendre la formule de P. Rosanvallon [ 1995].
  • [2]
    C’est ainsi que la lecture du contexte actuel d’une économie solidaire peut, selon nous, se faire en termes de crise du travail ou des limites de la société salariale, pour reprendre le diagnostic de R. Castel [ 1995].
  • [3]
    La question de la violence urbaine – liée au taux élevé de criminalité et à l’ascension du trafic de drogues, notamment dans les grandes villes – est devenu un enjeu fondamental de la société brésilienne.
  • [4]
    Dit autrement, avec le concept d’économie populaire il s’agit, selon nous, de la production et du développement d’activités économiques sur une base communautaire, ce qui implique une articulation spécifique entre besoins et savoirs (compétences), tant locale qu’institutionnelle. La tradition du recours au mutirão dans les pratiques d’organisation et de production des groupes populaires dans certaines régions du Brésil peut être considérée comme une illustration de cette articulation. Le mutirão est un système d’auto-organisation populaire et communautaire en vue de la réalisation et de la concrétisation de projets qui passe par l’appui technique et le conseil des représentants institutionnels. C’est par exemple, le cas quand, lors de la construction d’un équipement public dans un quartier populaire, la mairie fournit les matériaux et l’assistance technique, mais où ce sont les habitants qui réalisent les travaux.
  • [5]
    De même que la distinction entre économie populaire et économie souterraine ou occulte. Les institutions de l’économie souterraine relèvent le plus souvent du registre de la violence : ce sont des formes d’organisation despotiques reposant sur des modes spécifiques de solidarité. Il est particulièrement important de faire cet effort de distinction conceptuelle, car certains pourraient voir dans l’organisation du trafic de drogues au sein de certaines favelas à Rio de Janeiro, par exemple, les signes de manifestation de l’économie populaire.
  • [6]
    Qu’il développe dans La grande transformation [ 1983]. Polanyi y soutient que la grande transformation qu’ont connue les économies occidentales dans les années trente réside dans la réimbrication de l’économie dans le social, par le biais de la régulation de la production et de la redistribution opérée par l’État-providence, aujourd’hui en crise. La « grande transformation » introduite par la modernité nous semble résider, quant à elle, davantage dans l’autonomisation du marché par rapport aux autres principes de comportement économique comme « l’administration domestique », la « redistribution » et la « réciprocité ». Cette rupture produite par la modernité s’accompagne d’un « désenchantement du monde », d’une objectivation des rapports sociaux, ou encore d’une dépersonnalisation des rapports économiques que l’économie solidaire vise justement à rendre plus humains.
  • [7]
    Ce concept d’économie plurielle permet ainsi de cerner une large partie de la vie économique oubliée par la théorie économique standard, néoclassique, notamment celle qui est prioritairement régie par la solidarité. Elle ne peut pas être méprisée, car c’est d’elle dont dépend la survie d’une grande partie des populations dans le monde. Cela paraît évident en ce qui concerne le tiers monde– et on l’a vu avec le cas brésilien. Néanmoins, en France aussi, on peut estimer que l’équivalent de la moitié, voire des trois quarts du PIB n’est pas pris en compte parce qu’il ne correspond pas à des formes de production ayant une traduction monétaire. Il s’agit ici surtout du travail dans le cadre d’une économie domestique et dans une économie des soins qui est effectué encore majoritairement par les femmes…

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