Notes
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[1]
Le Monde du 6 août 2002 nous apprend que pour l’Amérique latine, « au début du XXIe siècle le bilan est sombre. La pauvreté touche 44% de la population. Le nombre des chômeurs a doublé en dix ans [… ] L’absence d’emplois touche particulièrement les jeunes : 46% en Argentine, 35,1% en Uruguay, 26,2% au Venezuela, 20,2% au Chili, 17,1% au Pérou, 13,7% au Brésil et 5,4% au Mexique ». En Russie, plongée par la « thérapie de choc » du FMI dans une mondialisation brutale : entre 1990 et 1999, la production industrielle russe est tombée de près de 60% (contre 24% pendant la Seconde Guerre mondiale); le cheptel a diminué de moitié; plus de 40% de la population vit avec moins de 4 dollars par jour; l’espérance de vie a reculé de plus de 3 ans. Comme le dit J. Stiglitz à qui nous empruntons ces chiffres, « beaucoup de chocs, peu de thérapie »!
-
[2]
Si on se rappelle que le taux de croissance moyen de l’économie mondiale est de l’ordre de 3%, alors la prétention d’obtenir une rémunération régulière des placements financiers à un montant de 15% permet d’évaluer la rente financière à 12% du revenu annuel : un niveau proprement pharamineux.
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[3]
Il faut ici compliquer aussitôt la typologie proposée et distinguer deux grands versants de la société seconde, deux modalités principales de la Grande Société : la grande société religieuse, qui institue la Loi par généralisation et abstraction du symbolisme propre à la société première, et la grande société fonctionnelle-utilitaire, pour qui la Loi est d’abord la loi impersonnelle du marché, de la technique et de l’administration. La loi morale de Kant est à l’intersection presque parfaite de ces deux types de loi.
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[4]
Le conflit israélo-palestinien est d’autant plus violent qu’il cristallise la totalité de ces antagonismes à la fois réels et imaginaires.
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[5]
Djihad versus Mac World, Desclée de Brouwer. Sur le même thème, cf. La Revue du MAUSS semestrielle n° 13, « Le retour de l’ethnocentrisme. Purification ethnique versus universalisme cannibale », 1er semestre 1996.
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[6]
Alain Joxe, L’Empire du chaos. Les Républiques face à la domination américaine dans l’après-guerre froide, 2002, La Découverte. On lira dans le présent numéro de La Revue du MAUSS l’avant-propos de cet ouvrage.
-
[7]
Quelques jours après avoir rédigé ces lignes, nous lisions avec intérêt dans Le Monde du 9 août 2002 un article de Clyde Prestowitz (« Pourquoi l’Amérique n’écoute-t-elle plus ?»), président de l’Economic Strategy Institute, de retour d’un voyage de six semaines à travers le monde et résumant le sentiment dominant qu’il en retirait par cette déclaration d’un dirigeant politique de Kuala Lumpur (Malaisie) : « Du train où vont les choses ce sera bientôt les États-Unis contre le reste du monde. » Et d’ajouter : « Combien de fois, au cours de mes six semaines de voyage, n’ai-je pas entendu accuser les États-Unis de trahir les principes dont ils se réclament par des agissements cyniques motivés par leurs intérêts nationaux ! »
-
[8]
On pourrait dire qu’ils entendent conserver la domination (la puissance), mais se débarrasser du fardeau du pouvoir, de la capacité à impulser l’action collective.
-
[9]
Cf. Biersteker et Hall, L’Économie politique, n°12,2001.
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[10]
Voir à ce sujet, Ronald Dore, « Will global capitalism be Anglo-Saxon capitalism ?», New Lef Review, 6, nov.-déc. 2000.
-
[12]
Celles qui s’opposent, pourrait-on dire en un jeu de mot douteux mais parlant, à la négation de l’humain, à la nég-anthropie.
-
[13]
On touche là à la question de la maximisation de ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilités ».
-
[14]
Il est bien évident que ces formulations ont sérieusement besoin d’être encore affinées, précisées et complétées. Mais il fallait bien commencer…
1QUESTION N° 1. CONSTATS. Est-il possible selon vous de dresser un bilan
synthétique du processus de mondialisation en cours depuis une vingtaine
d’années ? Est-il globalement positif ou globalement négatif ? Ou encore :
doit-on pour l’essentiel accepter de jouer le jeu de la mondialisation économique
marchande, quitte à tenter de la mieux réguler ? Ou faut-il s’y opposer frontalement
et radicalement ?
2Pour seulement esquisser un bilan un peu synthétique de la mondialisation – est-elle bonne ? est-elle mauvaise ? –, il faudrait se donner les moyens de l’évaluer en tant que telle, de mesurer ses effets nets, sa « valeur ajoutée (ou retranchée) nette », en somme, sa part de variance. En d’autres termes, il faudrait pouvoir se représenter l’état dans lequel se trouverait le monde si la mondialisation ne s’était pas produite. Voilà qui suppose de s’en donner une définition minimale. Les travaux économétriques ou quantitatifs qui tentent de répondre à la question ici posée assimilent souvent la mondialisation au degré d’ouverture des économies au commerce international. Les tentatives récentes d’évaluation de la globalisation, comme celle que fournit l’indice de globalisation publié par Foreign Policy, même si elles utilisent les indicateurs les plus variés (l’intensité des communications internationales, des mouvements des capitaux, de l’accès aux réseaux d’Internet) n’aboutissent pas à des résultats suffisamment univoques. En fait, cette caractérisation est insuffisante. Elle manque la spécificité de la mutation qui affecte la planète depuis une vingtaine d’années. À en rester au seul critère des échanges, les économies européennes d’avant la guerrede14-18 apparaîtraient presque aussi « mondialisées » qu’aujourd’hui.
3Or nous sentons bien que la situation n’est nullement comparable. Pour comprendre les problèmes particuliers qui se posent à nous aujourd’hui, il importe de distinguer entre l’internationalisation – la multiplication des échanges économiques ou autres des différents pays les uns avec les autres – et la mondialisation proprement dite (la globalization), caractérisée non par la seule multiplication des échanges entre nations mais par la perte de pertinence et de réalité des entités nationales (ou même supranationales). Ou encore, la mondialisation~globalization, c’est l’internationalisation sans ou contre les nations, l’internationalisation par la dissolution du politique et des spécificités culturelles dans le marché, et plus spécifiquement dans le marché financier. Elle est indissociable des assauts de l’idéologie du néolibéralisme contre toutes les formes politiques et culturelles de régulation de l’économie et d’une subordination générale de l’économie au pouvoir de la finance qui transforme l’ancien capitalisme industriel en un capitalisme financier et rentier.
4Dès lors la mesure des effets nets de la mondialisation se révèle triplement délicate. Comme aucun pays n’est en mesure de se soustraire au mouvement de la mondialisation – qui revêt toutes les allures d’une « force providentielle » au sens de Tocqueville –, il est impossible de comparer le sort de pays mondialisés avec celui de pays qui seraient seulement internationalisés. En pratique, les deux processus – internationalisation et mondialisation – sont étroitement enchevêtrés. Et en tout état de cause, les statistiques disponibles les amalgament. Il est du coup probable qu’elles créent une sérieuse illusion d’optique. Les défenseurs de la mondialisation font valoir à son crédit l’accroissement spectaculaire du commerce mondial, une augmentation générale de la richesse produite et une amélioration des indices de développement humain. Mais il est à peu près impossible de distinguer entre la part de croissance due au fonctionnement régulier de l’économie et celle qui est imputable à l’internationalisation ou à la mondialisation; et en tout état de cause, personne ne met en doute que cet accroissement de la richesse ne se soit accompagné d’une vertigineuse explosion des inégalités.
5Or il n’y a pas grand sens à dire que la richesse d’un pays s’est accrue si la majorité ou une fraction significative de sa population s’est appauvrie [1]. On sait que tel peut être le cas même dans les pays les plus riches, voire au cœur du système, aux États-Unis où la situation des salariés les plus pauvres – et plus encore s’il s’agit des coloured people – est précaire, stagnante ou en dégradation. Et même les classes moyennes, qui ont tout d’abord profité de la bulle financière spéculative, à travers les stock-options, les placements en Bourse et les fonds de pension, voient leur avenir soudain rendu incertain par l’effondrement des marchés financiers consécutif aux faillites spectaculaires qui ont affecté les plus grands groupes mondialisés. Et ne parlons pas de leur sort en Amérique latine.
6On touche ici à d’autres effets de la mondialisation. Passablement pervers.
7Plus l’échelle pertinente des entreprises et des économies se dilate, plus le critère de la rentabilité immédiate supplante tous les autres critères de la réussite humaine – en un mot : plus la valeur des actions boursières supplante l’ensemble des autres valeurs – et plus les exigences minimales d’honnêteté, ou de simple respect de la loi, de loyauté, de fidélité et de confiance entre associés et partenaires deviennent irréalistes. Que ce soit dans le monde des affaires ou dans celui du sport, seul le résultat immédiat, seule la victoire comptent. Et tout est bon pour les atteindre. Il n’y a aucune différence de ce point de vue entre le maquillage de la comptabilité des entreprises et le recours à des produits dopants non décelables toujours nouveaux. Si l’on définit la mondialisation par la dérégulation généralisée, par l’affranchissement vis-à-vis de tous les codes politiques, moraux et sociaux traditionnels – qui se synthétisaient jusqu’à présent à l’échelle des nations ou des entités politico-culturelles –, alors il est probable que son bilan moral se révèle rapidement catastrophique.
8L’aspect paradoxal de l’affaire est que la mondialisation néolibérale pouvait apparaître, pour le meilleur et pour le pire, comme une sorte d’apothéose du capitalisme, le débarrassant définitivement de toutes les contraintes externes qui l’encombraient encore jusque-là pour ne plus conserver que la seule mécanique productrice de richesse. Or on va sans doute comprendre assez vite que s’il produisait de la richesse, c’est en tant qu’il était d’abord, plus qu’une mécanique rationnelle des marchés et des prix, un système moral, producteur de confiance. De davantage de confiance, au moins pour entreprendre ensemble, que tous les autres systèmes sociaux et culturels. Si sa base morale s’effondre, alors son efficacité économique en sera elle aussi sérieusement compromise.
9Le principal effet de la mondialisation, réduite à elle-même, semble être d’avoir sapé les solidarités et les régulations nationales, et ouvert ainsi la voie à une indiscernabilité tendancielle de l’action économique (ou sportive) légale et de l’action illégale, voir mafieuse. Proposons donc pour répondre synthétiquement à cette première question, une hypothèse directrice : les effets de l’internationalisation sont globalement positifs – ils ouvrent les peuples au sens d’une communauté de destin planétaire –, ceux de la mondialisation globalement négatifs. En plus court, et sous forme de slogan : internationalisation, oui; globalisation ou mondialisation, non.
10QUESTION N° 2. ANALYSES. Comment analysez-vous le processus en cours ? Représente-t-il, ou non, une nouvelle phase du capitalisme, et si oui, laquelle ? Comment la nommer et la conceptualiser ? Quelle ampleur attribuez-vous aux mutations actuelles ? S’agit-il d’un changement comme il s’en est produit beaucoup dans l’histoire ou, au contraire, d’un bouleversement absolu, épochal, epoch-making, d’une ampleur comparable par exemple, à la révolution néolithique ?
11Vivons-nous une nouvelle phase du capitalisme ? Oui, sans l’ombre d’un doute. Nous avons maintenant affaire à un mégacapitalisme financier, vecteur d’une puissance économique absolument inouïe et qui semble devoir tout balayer sur son passage. Cette hyperpuissance est le résultat d’au moins quatre séries de facteurs par ailleurs largement interdépendants : 1) l’échelle des investissements majeurs est désormais planétaire; 2) cette planétarisation a été rendue techniquement possible par la révolution informatique et l’avènement d’Internet; 3) ce nouveau capitalisme est un capitalisme de rente financière et spéculative; de même que l’ancien capitalisme industriel, celui d’hier, avait supplanté le capitalisme rural-marchand d’avant-hier et détourné à son profit la rente foncière, de même le mégacapitalisme financier joue au mécano avec les entreprises industrielles qu’il dépèce ou relooke au gré des fluctuations de la bulle spéculative – l’important étant que celle-ci garantisse ses 15% de rentabilité annuelle de rigueur [2] (au moins jusqu’à il y a peu de temps); 4) enfin, en se dilatant, en se planétarisant et en se financiarisant, le mégacapitalisme se soumet effectivement toutes les sphères d’activité sociale – la politique, la culture, la science, la technique, les médias, le sport, la religion même –, mettant fin à l’autonomie relative dont ces sphères jouissaient encore malgré tout et bénéficiant en retour de leur convertibilité immédiate en sources de rentabilité (de « création de valeur »).
12Plus rien ni personne du coup ne semble être en mesure de s’opposer à lui et de le tempérer en faisant jouer et valoir une autre logique que la sienne.
13Mais qu’il y ait une phase nouvelle du capitalisme implique-t-il que nous soyons en train de basculer dans un type de société radicalement nouveau ? Oui et non. Il est tentant et éclairant de présenter l’histoire des derniers millénaires comme celle de la succession, du conflit et de l’articulation entre deux types principaux de société : la société première, la petite société de l’entre-soi et entre voisins, la société de l’interconnaissance personnelle structurée par la triple obligation de donner-recevoir-rendre et par le symbolisme; la société seconde, la Grande Société, rassemblant des étrangers sous une loi commune – religieuse, culturelle, économique ou politique – et formant la communauté des croyants ou la République des citoyens. On voit bien, dans le fil de cette typologie sommaire, comment caractériser la société nouvelle qui vient, la société tierce, irréductible en effet aux deux précédentes : elle s’annonce comme la Très Grande Société, la société-monde. Et sa matrice n’est ni le don-symbole ni la Loi – religieuse, politique et/ou fonctionnelle –, mais le virtuel, qui la rend société d’intermittences, de présents multiples et d’absences infinies, d’individus à loisir connectables ou déconnectables.
14Trois séries de considérations toutefois viennent tempérer cette impression que nous basculerions dans une société absolument autre. D’une part, on l’a dit, l’actuelle apothéose et libération du mégacapitalisme n’est que l’aboutissement logique – au moins a posteriori – de tendances à l’œuvre depuis longtemps en Occident dans la société seconde fonctionnelle [3]. Par ailleurs, de même que la socialité secondaire – le type de rapport social propre à la société seconde– n’a pas aboli la socialité primaire mais s’est étayée sur elle, de même la socialité tierce devra nécessairement composer avec les socialités primaire et secondaire. Mais jusqu’où et dans quelle mesure leur laissera-t-elle libre cours, vie et fécondité propres ? C’est ici qu’intervient la troisième considération qui amène à nuancer et à complexifier le diagnostic de basculement dans le radicalement nouveau. Sans doute sommes-nous en train d’assister à la naissance d’une sociétémonde, mais ce que nous en voyons actuellement n’en est qu’une forme très particulière et instable – elle est tout sauf une société ! – caractérisée par une double hypertrophie : celle de l’économie et celle de la puissance américaine.
15Dans les deux cas, l’absence de contrepoids à l’hyperpuissance fait hautement problème.
16L’hypertrophie de l’économie est évidente. En quoi est-elle corrélée à celle de la puissance américaine ? On touche ici à un sujet hautement délicat sur lequel les passions idéologiques les plus diverses menacent à chaque instant d’éclater avec d’autant plus de violence que les enjeux de la période actuelle, particulièrement insaisissables, dangereux et explosifs depuis le 11-Septembre, ne parviennent généralement à se formuler que dans le langage propre aux conflits qui ont rendu le XXe siècle si dramatique. Parce que les États-Unis ont conquis des titres imprescriptibles à la reconnaissance de tous les peuples du monde pour avoir été sans l’ombre d’un doute au cours du siècle écoulé, et à travers toutes les contradictions qu’on voudra, les premiers et presque les seuls défenseurs à peu près constants de la démocratie, de la culture et de la science, parce qu’ils représentent l’incarnation par excellence d’une valorisation de l’efficacité technique et de la réussite mise au service d’un idéal de prospérité matérielle et de bonheur pour tous (l’idéal utilitariste), toute critique du rôle des États-Unis dans le monde semble procéder d’une nostalgie pour les régimes totalitaires écroulés, d’extrême droite ou d’extrême gauche, ou, pire encore, d’une sympathie inavouée pour les intégrismes et les terrorismes d’aujourd’hui, et d’un refus de la démocratie et du capitalisme [4]. Or cette structuration du débat dans le langage des conflits centraux des dernières décennies manque l’essentiel. C’est au nom des idéaux démocratiques et d’une acceptation résolue de l’économie capitaliste, pour peu qu’elle soit civilisée précisément par la démocratie et tempérée par sa confrontation avec un principe d’intérêt public et une forte dynamique associationniste, dont les États-Unis ont été les porteurs par excellence, qu’il convient aujourd’hui de dénoncer les formes présentes du mégacapitalisme financier et le rôle dangereux que jouent les États-Unis dans sa propagation à l’échelle planétaire. Il faut opposer à l’Amérique d’aujourd’hui – et notamment à l’Amérique que façonne G.W.Bush depuis le 11-Septembre – son idéal propre : l’idéal démocratique, humaniste et pluraliste qui est aussi largement le nôtre, celui de l’Europe, le seul idéal potentiellement universalisable. Pour que la troisième société, la société-monde, ait une chance de voir effectivement le jour, encore faut-il que le monde n’explose pas ou ne se désintègre pas dès ses premiers balbutiements.
17Ne mentionnons que deux séries de traits actuels du mégacapitalisme américain qui se montrent chaque jour plus menaçants pour les équilibres planétaires.
181) Dans un ouvrage célèbre, l’essayiste américain Benjamin Barber a bien analysé la corrélation étroite qui existe entre l’expansion de Mac World, le mégacapitalisme financier, et celle de Djihad, les guerres saintes, les intégrismes et le terrorisme [5]. Non que la première excuse en rien la seconde. Mais elle entretient avec elle des rapports qu’on ne saurait ignorer et qui excèdent de beaucoup l’appartenance ancienne de Ben Laden à la CIA. Ce qui manque en partie au livre de B.Barber, c’est l’analyse des médiations concrètes, complexes et d’ailleurs souvent contradictoires, qui relient les deux phénomènes. L’essentiel réside dans le fait que la mondialisation du mégacapitalisme s’opère par et à travers une délégitimation en profondeur et dévastatrice de tous les ordres politiques et culturels hérités, et qu’elle ne propose en échange des légitimations anciennes détruites aucune perspective concrète, aucun idéal plausible de remplacement.
19L’idéal démocratique et droit-de-l’hommiste brandi de manière incantatoire sert souvent plus, en définitive, à stigmatiser ce qui dans l’existant résiste encore à la marchandise qu’à contribuer efficacement à l’édification de régimes politiques ou de sociétés effectivement démocratiques (« faites ce que je dis, pas ce que je fais », semble proférer le discours démocratiste). Car, en tout état de cause, dans l’optique d’une mondialisation purement marchande, il ne doit ou ne devrait plus exister ni peuple, ni destins collectifs, ni régime proprement politique, ni société. Uniquement des individus inscrits dans des espaces de consommation et de travail. À la limite, et même si cela n’est jamais clairement dit ou même pensé, la seule nation ayant titre à exister en tant que telle, la seule culture digne de considération, la seule politique possible, ce sont la nation, la culture et la politique américaines. Comme le montre très bien Alain Joxe [6], les États-Unis se retrouvent ainsi au cœur d’un empire de type radicalement nouveau.
20Un empire qui semble tout sauf despotique, puisqu’il ne se préoccupe aucunement de prendre la place des dirigeants déchus ou illégitimes ou d’imposer de nouvelles normes politiques, mais se borne à dominer par le seul fait de la destruction/délégitimation des cultures et des systèmes politiques alternatifs, par le chaos ainsi créé qui laisse les Hommes uniquement Homo œconomicuset non plus aussi Homo politicus, ethicus ou religiosus. Quand ils ne sont pas purement et simplement la proie des mafias qui prospèrent sur les décombres des États ou des normes sociales obsolètes.
21Or il est difficile de ne pas voir combien le chaos politique et culturel qui s’installe un peu partout profite, au moins à court terme et sous peine de lendemains qui risquent de déchanter fortement, à la puissance qui se trouve au cœur du mégacapitalisme financier. Ayant disposé longtemps déjà du privilège d’un quasi-monopole du monnayage légitime, qui lui a permis des déficits abyssaux – qui auraient mis en faillite financière immédiate tout autre État –, l’Amérique est désormais le bénéficiaire principal de la rente que le capitalisme financier et actionnarial prélève sur les capitalismes industriels et ruraux, et sur le reste du monde. Du 15% par an, répétons-le, c’est exorbitant. Même si l’exigence de rentabilité financière est aujourd’hui à la baisse (comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ?). La possibilité de retirer d’une seconde à l’autre les capitaux flottants, de faire s’écrouler le cours d’une devise et de ruiner instantanément des économies pourtant presque prospères, tout cela représente une arme aussi puissante que l’arme nucléaire. Or cette force de frappe économique et financière se cumule avec une puissance spécifiquement militaire irrésistible (le budget militaire américain est aussi important que les budgets réunis des vingt-cinq autres pays les plus militarisés… ). Voilà qui explique suffisamment que plus aucune contestation sérieuse explicite de la politique américaine ne puisse se faire entendre dans les pays développés et qu’elle n’ait plus droit de cité que dans la rue, dans le tiers monde ou dans les caves des terroristes.
22Il y a là un cercle vicieux extrêmement dangereux. Faute d’opposition critique crédible, les États-Unis se persuadent chaque jour davantage qu’ils représentent l’unique acteur politique et éthique légitime et pertinent au monde. Ils déstabilisent d’autant plus les régimes politiques existants, et se croient déchargés de la moindre obligation d’honorer leurs engagements ou de faire seulement semblant de consulter les instances internationales ou même leurs alliés. Ont-ils d’ailleurs encore des alliés ? Jour après jour, ils déconstruisent ainsi et contribuent à tourner en ridicule l’idéal de l’ordre démocratique international au nom duquel ils ne prétendent même plus œuvrer. Le politique est bien mort. Il ne reste plus que le combat du Bien contre le Mal. La société américaine a toujours été partiellement schizophrène, tiraillée entre un utilitarisme vulgaire particulièrement débridé (le money-making) et un moralisme plus prononcé que partout ailleurs. Ce dédoublement – la main droite de la morale ignorant ce que faisait la main gauche du business – a longtemps été fécond, contribuant à la fois à l’efficacité et à la civilisation du capitalisme comme à sa régulation éthique. Mais cette combinaison paradoxale, et au bout du compte rétrospectivement presque harmonieuse, est en train, dans le sillage même des triomphes qu’elle lui a valus, de faire basculer l’Amérique dans une hubris, une démesure qui laisse les autres peuples du monde sans voix. Le cumul actuel, particulièrement patent aujourd’hui dans l’élite au pouvoir, des intérêts matériels les plus immédiats (notamment pétroliers) et d’un discours édifiant particulièrement moralisateur inciterait presque à devenir marxiste vulgaire. À coup sûr en tout cas, ce n’est pas lui qui permettra l’éclosion d’une civilisation mondiale [7].
23QUESTION N° 3. PRÉCONISATIONS. À court ou moyen terme, et vu depuis l’intérieur des ensembles politiques constitués, quel type de politiques économiques vous paraît-il judicieux de conseiller aux États (l’échelle étatique nationale est-elle d’ailleurs encore pertinente ?) en proie aux crises, comme hier le Mexique, la Corée, ou aujourd’hui le Japon ou l’Argentine ? Existe-t-il, selon vous, un ensemble de mesures de politique économique cohérentes qui dessinent une alternative véritable et reproductible aux préconisations libérales dérégulatrices qu’exprime par exemple, le FMI ?
24L’échelle étatique-nationale reste pour le moment l’instance opérationnelle ultime dans la mise en œuvre des politiques économiques. Pour deux raisons.
25Les organisations internationales et une bonne partie des « clubs internationaux » comme le G 8 retirent leur légitimité de leur structure multilatérale, interétatique. Même s’il existe, au niveau global, un pouvoir de direction, celui-ci n’a pas (pas encore ?) les moyens de la mise en œuvre directe de ses décisions.
26Les structures étatiques-nationales continuent à jouer le rôle de relais entre l’instance de direction globale, centrée sur le pouvoir économico-militaire des États-Unis, et les espaces concrets de la vie économique et sociale. Pour une longue période encore, les espaces étatiques-nationaux continueront à rester pertinents comme instances de réalisation des politiques économiques. Reste en revanche le problème du degré d’autonomie dont ils vont continuer à disposer. Et de leur efficacité.
27Le processus de globalisation puise son énergie dans un double mouvement de destruction et de création. En cela, il poursuit une dynamique fondamentale du capitalisme. Il est trop tôt cependant pour dire si cette dynamique double est celle de la « destruction créatrice » de J. Schumpeter. Nous discernons relativement bien les destructions, nous percevons par-ci par-là des bribes de création, mais nous ne voyons pas clairement pour le moment les réalisations de la dynamique créatrice se substituer aux effets de la dynamique destructrice.
28C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire que la globalisation actuelle est alimentée au premier chef par une énergie d’abord destructrice : elle procède par et de la destruction de toute institution qui échappe à la seule logique du marché, même si cette destruction est à long terme opposée aux intérêts de la reproduction du système économique.
29Ce qui rend la situation étonnamment complexe tant au plan théorique que du point de vue pratique, c’est que les États-nations existants sont largement complices et demandeurs de ce processus de destruction qui implique leur dessaisissement et le transfert de leurs pouvoirs en faveur du marché. L’avantage, pour eux, est de renvoyer vers un ailleurs insaisissable, d’externaliser des conflits sociaux autrement immaîtrisables [8]. « Les marchés » sont brandis à tout bout de champ, ils sont instrumentalisés pour diluer la responsabilité des gouvernements lorsque surviennent de mauvais résultats économiques, en particulier vis-à-vis des perdants [9]. Ce transfert leur permet de laisser aux forces du marché le soin de réaliser la dynamique destructrice et de ne plus garder en main, pour reproduire leur légitimité démocratique, que la fonction tribunicienne qui consiste à dénoncer les méfaits des volontés étrangères à la communauté nationale. La meilleure illustration de ce jeu de rôles implicite est celui que les États de l’Union européenne font jouer à la Commission de Bruxelles. Ils délèguent leur pouvoir, nomment les commissaires, et se plaignent de la « technocratie libérale » qui règne à Bruxelles. Plus généralement, les États d’aujourd’hui utilisent massivement les « impératifs de la globalisation » comme un levier interne pour détruire les structures de solidarité mises en place depuis unsiècle environ en vue de rendre tous ceux qui participent à la division du travail membres d’une même société. La solidarité avait un coût. On entend désormais considérer ce coût comme un faux frais sur lequel il convient d’économiser. Cela est vrai aux États-Unis et en Europe, mais aussi dans les pays d’Europe orientale et dans l’ex-URSS.
30Mais le retour en arrière – auquel se limitent nombre des aspirations de la gauche traditionnelle, qu’elle soit classique, gauchiste ou républicaniste – est interdit. D’où le blocage actuel de tous les débats politiques. L’ancienne régulation, dite fordiste, est devenue largement impraticable pour au moins deux raisons principales : le besoin d’élargissement et d’approfondissement de l’espace d’accumulation du capital d’un côté, et de l’autre, symétriquement, le vide symbolique et politique créé par l’implosion du « monde socialiste ».
31La cohérence des politiques économiques alternatives doit être appréciée par rapport à ces deux facteurs. Aussi longtemps que la dynamique principale en œuvre reste l’accumulation du capital, il n’est plus envisageable de faire machine arrière pour appliquer la politique économique keynésienne/fordiste de l’après-guerre, et cela, même dans le cadre d’une hypothétique politique volontariste de « déconnexion ». L’efficacité de cette politique dépendait de sa capacité à combiner croissance, investissement et emploi en alimentant un système de protection sociale assis sur le travail et sur l’idée du partage et de la péréquation des risques individuels dans le cadre d’une logique de services publics non marchands financés par la fiscalité. Cette combinaison reposait sur une série de choix politiques accordant au cadre national et à la « société » une sorte de suzeraineté sur les mécanismes de marché, à la fois libérés et mis au service de la solidarité nationale. La dilatation de l’échelle du capital, la déconnexion de l’emploi et des revenus de remplacement, et la défausse des Étatsnations sur des instances internationales dépourvues de souveraineté (et d’ailleurs de toute vision) politique sapent chaque jour davantage le contrat social fordiste. La question cruciale est celle des choix politiques plausibles dans cette conjoncture de dislocation du politique.
32Les politiques économiques alternatives, c’est-à-dire celles qui, d’une manière ou d’une autre, ne présupposent pas que les solutions du marché sont nécessairement profitables à tout le monde in fine, se voient dans l’obligation d’introduire dans l’économique des normes qui modifient la rationalité spontanée des marchés. Pas seulement des normes limitatives, comme l’interdiction du travail des enfants et des femmes enceintes, comme la limitation de la durée hebdomadaire légale du travail ou les normes environnementales, mais aussi, mais surtout des normes incitatives qui interfèrent avec la logique de valorisation du capital et en modifient les repères – par exemple, les subventions directes ou indirectes pour les entreprises qui remplissent un cahier de charges sociales (notamment des créations d’emplois, des investissements dans les pays en développement tout en respectant une charte sociale, etc.), les associations d’économie solidaire, etc. Or la définition des espaces d’activité qui échappent aux forces du marché et des besoins non soumis à la logique de la marchandise ne peut plus être seulement du ressort des États, mais dépend aussi des nouveaux mouvements sociaux dont le statut politique et la capacité à s’affranchir de l’imaginaire économiciste restent incertains. La maîtrise quasi absolue des imaginaires sociaux contemporains par l’idéologie « de la supériorité universelle des droits de propriété individuelle » et l’évacuation ou la dévalorisation concomitantes de l’idée de « droits depropriété sociale » sont les manifestations de l’emprise de cet économicisme.
33Car il ne peut pas y avoir de politique alternative, d’autre mondialisation, si on se borne à corriger les effets pervers du marché a posteriori. Il faut aussi intervenir sur la forme et le contenu de la production. Mais au nom de quoi ?
34L’enjeu premier aujourd’hui est de savoir si le capitalisme global sera un capitalisme anglo-saxon ou si d’autres formes peuvent coexister avec celui-ci.
35Pour en prendre la pleine mesure, il faut échapper à quatre écueils théoriques.
36Le premier est la surestimation de la naturalité et de la nécessité des mécanismes du marché. Le deuxième, à l’inverse, réside dans l’illusion que le marché serait un simple artefact susceptible de se plier en quelque sorte sur commande aux diktats du politique. Le troisième consiste dans l’oubli ou la dénégation de l’hyperpuissance américaine. La quatrième erreur serait d’interpréter cette dernière dans le cadre d’une vision classique de l’impérialisme sans voir que la constitution de cette hyperpuissance va de pair avec un bouleversement anthropologique d’une profondeur inouïe, avec une lame de fond qui fait des États-Unis les représentants d’une des aspirations les plus profondes aujourd’hui à l’échelle mondiale : l’aspiration à la « différence », à l’identité et à l’autonomie individuelles. Avant même de parler de politique économique, possible ou impossible, c’est sur le statut de cette révolution individualiste qu’il importe de réfléchir.
37En effet, avec le transfert du collectif aux individus de tout ce qui relève de la prise de position sur le sens ultime de l’existence – autrement dit avec la dislocation du politique au profit de la « société civile » et de l’individu –, le niveau « public » s’est évaporé. Comme la politique économique relève toujours de l’ordre de la légitimation, cette évaporation de l’instance « publique » est sans doute le facteur le plus puissant de l’incapacité actuelle à proposer des politiques économiques alternatives. L’hégémonie néolibérale s’alimente de cette perte de sens du collectif, de la chose publique. Une partie importante des changements réalisés sous Thatcher en Grande-Bretagne ne l’ont pas été sous la pression du processus de globalisation, mais comme l’expression d’un choix idéologique, d’un choix délibéré affirmant la supériorité absolue de la concurrence/compétition sur toutes les autres formes d’allocation de ressources [10]. Les réponses alternatives à la globalisation doivent se penser aussi dans le cadre de la mutation de l’ère de la démocratie des individus et des marchés. Or on ne peut pas, contrairement à ce qu’espèrent d’importantes franges de la gauche de gauche, à la fois faire de l’individu et de ses choix conjoncturels la seule source ultime de toutes les normes éthiques et sociales et aspirer au retour des régulations politiques.
38Dans les pays en développement, notamment dans ceux qui subissent de plein fouet les effets de la turbulence de la globalisation, les politiques économiques alternatives prennent, au mieux, la forme de politiques défensives comme la limitation des mouvements de capitaux, ou une faible ouverture à la concurrence de certains secteurs d’activité. Significativement, ce sont les sociétés qui ont mené dans le passé une ouverture culturelle et une politique sélective et contrôlée, une « occidentalisation maîtrisée » – comme la Corée ou la Malaisie (bien que cette dernière se mue en « capitalisme plus l’islam ») –, qui réussissent ce type de politiques adaptatives. D’autres, comme les pays d’Amérique latine ou la Turquie, disposent de moins de ressources politico-sociales internes pour mener une politique adaptative contrôlée. Ils subissent de plein fouet les aléas de la globalisation dont une des manifestations les plus fortes est la perte générale du sentiment de sécurité. Cette dernière enferme les pays en développement dans une spirale de court terme et élimine du champ des possibles toutes les solutions raisonnables de sortie de crise. Les crises turque et argentine sont probablement les meilleures illustrations de ce phénomène. Il y a cinquante ans, on aurait parlé de situation prérévolutionnaire pour désigner la situation socio-économique de déliquescence dans laquelle se trouve la plupart des pays du Sud. Aujourd’hui on ne parle plus que d’implosion. Voilà qui permet de mesurer la banalisation de l’idée de « crise » au Sud comme au Nord.
39Or, quant au fond, il ne saurait exister un seul type de politique économique, aucune one best way, valable en tous lieux et en tous temps, ni dans le sens d’une soumission aux normes de la globalisation ni dans celui d’une prise de distance systématique par rapport à celles-ci. L’erreur des experts du FMI par exemple, est de croire que la même politique économique réussira partout à peu près de la même manière. Le témoignage de J. Stiglitz est sur ce point particulièrement convaincant. Pour la plupart des pays en développement, les politiques économiques alternatives impliquent de dépasser le cadre étriqué de l’État national pour aboutir à des espaces régionaux de coopération. Mais cette perspective suppose une révision des assises de la légitimation de ces États et se heurte au poids des légitimations anciennes et à l’ensemble des intérêts qui y sont attachés. La même chose est vraie en définitive au niveau de l’Europe, incapable d’avancer politiquement, voire de se constituer comme telle et d’ouvrir un nouvel espace et une nouvelle échelle aussi bien aux politiques économiques qu’à la solidarité.
40Une des faiblesses des propositions de développement alternatif – par exemple, la proposition de développement durable – est justement de ne pas mettre au premier plan le politique mais les choix techniques. De proclamer qu’il suffit de prendre conscience de l’intérêt de la coopération pour la survie humaine et de la nécessité d’une certaine retenue dans la consommation. Or le développement durable, pour être un projet politique, doit partager, cliver, opposer des forces. Désigner des camps adverses contre lesquels il y aura une mobilisation des énergies et une volonté commune de gagner. Proclamer qu’un autre monde est possible ne suffit pas, il faut aussi dire contre qui, contre quelles forces ce monde pourrait se construire. Il faut désigner les perdants de cette lutte pour que le gain soit crédible. Et ils ne se limiteront pas nécessairement aux vilains capitalistes. Pour le dire rapidement, pour qu’un autre monde soit possible, il faut accepter la perspective que le niveau de vie moyen des pays développés stagne, accompagné d’un mouvement de correction interne dans l’inégalité de la répartition des revenus, et que le niveau de revenu moyen des pays en développement progresse, avec un mouvement de correction plus important dans la répartition interne des revenus. On voit bien que cette proposition n’est pas politiquement crédible dans le monde d’aujourd’hui. D’où la force d’attraction idéologique du modèle anglo-saxon basé sur la croyance dans la pertinence d’une dynamique win-win où tous les participants au jeu de l’échange gagnent inexorablement. Comme mécaniquement.
41Le capitalisme anglo-saxon entend substituer la rentabilité, fondée sur le risque, à la sécurité appuyée sur la solidarité comme principe ultime d’organisation de la vie. D’où la transformation du welfare regime en une sorte de shareholder value regime. Une politique économique alternative ne pourra pas faire l’économie d’un affrontement direct avec cette conception de la société de la rentabilité alimentée par la prise de plus en plus grande de risque et où le gagnant est en dernière instance celui qui aura toujours les moyens de relancer le jeu.
42Les politiques économiques alternatives ne peuvent pas proposer des taux de croissance vertigineux, comme elles ne peuvent pas fonctionner avec des normes de rentabilité financière de 15%. Le mode de définition même de ce niveau de 15%, purement arbitraire dans la logique même de la dynamique du capitalisme, démontre que les normes économiques sont en dernière instance le reflet d’un rapport de domination, d’une lutte sociale, d’une lutte des classes. Non pas entre la bourgeoisie et le prolétariat, ou entre les patrons et les ouvriers, mais bien plus généralement entre les possédants et ceux qui aspirent à posséder. Les have et les have not. En basculant dans une logique de capitalisation/rentabilisation de leurs avoirs (épargnes, droits à la protection sociale, savoirs, capacités artistiques et sportives), les individus comme les institutions (l’Université par exemple, ou même les États) deviennent des acteurs à la fois manipulés et manipulants.
43Chacun voit s’ouvrir devant soi des perspectives d’enrichissement inouïes, mais des groupes sociaux ou des pays entiers peuvent aussi se retrouver ruinés du jour au lendemain, comme la classe moyenne argentine par exemple.
44QUESTION N° 4. À PLUS LONG TERME. De manière plus structurelle, vers quel type de relations économiques internationales vous paraît-il souhaitable de se diriger ? La taxe Tobin est-elle une bonne idée ? Doit-on tenter de redonner force aux États-nations ? ou de jouer le jeu des ensembles supranationaux ? et sous quelle forme ? Peut-on parier sur un pouvoir d’infléchir les décisions des organismes internationaux existants comme l’OMC ou le FMI, ou faut-il miser sur autre chose ?
45Dans le sillage des critiques adressées par ceux qui viennent du sérail, comme Stiglitz, la proposition de transformation des organisations multilatérales en un bloc d’« agences internationales » semble gagner du terrain. Il s’agit de transformer les institutions issues des accords de Bretton Woods et de l’ONU en agences spécialisées produisant des normes universelles, valables pour les autres agences (voir ici même l’article D. Cohen). Les normes sanitaires, éducatives ou écologiques auront alors une portée universelle, y compris pour les politiques préconisées par les agences traitant des aspects financiers ou commerciaux du développement. Cette perspective s’inscrit dans le sillage de ce que l’on appelle la « bonne gouvernance », c’est-à-dire un système de gouvernement/direction a-politique, sans pour autant être moins technocratique. En ce sens, il s’agit d’une proposition sociale-libérale, fortement teintée d’économisme. À l’image des agences de l’UE qui se spécialisent dans le traitement de problèmes spécifiques par des fonctionnaires délégués par les États, les problèmes mondiaux seront l’affaire de fonctionnaires et d’experts internationaux assistés de professionnels de la société civile internationale.
46Cette proposition apparemment des plus plausibles est en fait fort problématique. On ne peut transformer ces institutions multilatérales, inter-étatiques, en organisations autonomes de la gouvernance mondiale sans modifier préalablement les soubassements des relations internationales. Aujourd’hui, toutes les organisations internationales qui ont une quelconque prise réelle sur les événements sont soumises à la volonté des États-Unis ou alors, comme l’UNESCO, elles n’ont aucune fonction réelle et font de la figuration. Voilà qui risque d’aggraver encore plus le chaos mondial. En effet, le discours de la bonne gouvernance est bâti sur la délégitimation des affrontements politiques et sur le refus des solutions issues de l’espace politique. En ce sens, il participe à l’affermissement du modèle anglo-saxon d’organisation sociale et politique, et laisse le champ relativement libre au déploiement de la puissance impériale américaine.
47Cette nouvelle gouvernance a d’autant moins de chances de réussir que la nouvelle puissance impériale, dont la domination politique passe par le refus du droit au politique chez les autres, n’est pas porteuse de sécurité mais d’insécurité, qu’elle produit plus de désordre que d’ordre.
48Si l’on pense qu’un monde unipolaire comme celui d’aujourd’hui est néfaste pour l’avenir de l’humanité, il faut également admettre qu’une gouvernance mondiale unique et universelle, expression de cette polarité unique, risque d’être tout aussi pernicieuse. Face à la concentration mondiale des pouvoirs, une alternative pourrait consister dans sa déconcentration au niveau d’espaces régionaux intermédiaires entre les États-nations et l’instance mondialisée. La poursuite souhaitable du mouvement d’internationalisation ne saurait en effet passer par la multiplication des acteurs nationaux sur la scène internationale. En ce sens, le projet de l’Union européenne, s’il n’avait pas été perverti par une préférence pour l’intégration préalable par le marché, aurait pu représenter un vrai projet alternatif à la globalisation. Mais il faut bien convenir qu’aujourd’hui, à part quelques cas isolés, la volonté de vivre ensemble dans un espace régional supranational n’est pas la chose au monde la mieux partagée. La faute cependant en incombe peut-être à l’organisation actuelle des relations internationales qui ne reconnaît de voix légitime qu’aux formations nationales. Sans l’affaiblissement de l’emprise conjointe du nationalisme et de l’économisme sur les représentations sociales, l’ordre mondial actuel ne pourra pas changer d’une manière significative.
49La dérentabilisation des mouvements de capitaux spéculatifs, par exemple sous la forme d’une taxe Tobin, est une chose nécessaire mais largement insuffisante. Sans l’émergence de pouvoirs politiques (étatiques) régionaux à l’échelle continentale, l’architecture financière internationale sera sous l’emprise des intérêts du pôle dominant comme aujourd’hui avec les États-Unis et les grands groupes d’intérêts économiques. Il vaut mieux avoir plusieurs organisations internationales qu’une seule soumise à la volonté du plus fort.
50Du point de vue des politiques de développement, il faut distinguer parmi les pays en développement entre ceux qui sont en réalité des proto-formations sociales, comme une partie des « pays » africains, et ceux qui ont un fort sens de la cohésion sociale, comme la Corée ou le Viet-nam. Il faut aussi distinguer entre les pays de taille continentale comme l’Inde, la Chine, le Brésil, et les micro-pays tant en termes démographiques que géographiques. Il faut distinguer les pays qui ont connu une colonisation et ceux qui n’ont pas été colonisés. Et, enfin, les pays qui se trouvent dans les zones à signification stratégique forte de ceux qui restent plus à l’écart des enjeux stratégiques. Les politiques économiques ne peuvent pas ne pas prendre en considération ces facteurs.
51Mais dans l’ensemble, c’est la vieille recette de l’économie mixte qui reste grosso modo valable pour les pays en développement. Et les organisations internationales telles que le FMI, la Banque mondiale d’une part, et le Trésor américain et la Commission de Bruxelles d’autre part, en imposant la « libéralisation » comme la seule voie possible, en conditionnant l’accès de ces pays aux ressources internationales à la réalisation de programmes de libéralisation économique, ne permettent pas dans ces pays l’émergence d’une perspective alternative crédible, en dehors de celles véhiculées par les mouvements millénaristes laïcs ou religieux. Pour devenir la pensée unique de la planète, au moins dans le monde des civilisés ou des raisonnables, la logique de la globalisation a besoin de fermer toutes les autres issues possibles si bien que ne restent ouvertes au désir de contestation que les attentes millénaristes.
52Or dans les pays en développement, comme dans la plupart des pays développés non occidentaux, la politique économique ne peut faire l’économie d’une organisation intégratrice des diverses activités. Cette organisation passe, entre autres, par le développement de liens d’interconnaissance « personnalisés » entre les acteurs économiques, représentants des banques, des syndicats, dirigeants d’entreprise, etc. Sans tomber dans l’isolationnisme, comme ce fut le cas du Japon, les économies en développement, de par la faiblesse de leur institutionnalisation moderne, ont encore plus besoin de « relations économiques réciproques » fondées sur la logique du don et du contre-don. Or, la politique économique de la globalisation a comme ambition l’impersonnalisation généralisée des acteurs économiques à l’image des marchés financiers. Il n’est pas étonnant dans ce cadre que, souvent, le vide ainsi créé – le vide du politique et le vide du don interpersonnel – soit rapidement occupé par des organisations mafieuses. Les relations entre la politique économique de la globalisation et la montée de la « criminalité économique » sont intimes, non seulement au sein de l’économie internationale, mais dans les économies nationales des pays en développement comme de la plupart des pays développés.
53La plupart des pays développés d’aujourd’hui, notamment les États-Unis, ont derrière eux une très longue pratique de protectionnisme et ils brandissent l’argument des « industries naissantes » pour justifier une panoplie de subventions et de protections. Le Royaume-Uni n’a pas été toujours dans l’histoire, notamment durant son « décollage », un champion de la liberté des marchés même s’il n’a cessé de prêcher aux autres les vertus de la libéralisation commerciale. Aujourd’hui, en imposant aux pays en développement des politiques de libéralisation généralisée de leurs activités économiques, le capitalisme anglosaxon donne « un coup de pied à l’échelle » comme le constatait List il y a plus d’unsiècle. Il ne s’agit pas de proposer aux pays en développement de « monter » marche par marche le même chemin qu’autrefois, mais de rappeler que cette attitude à double facette (protectionniste quand il s’agit de ses propres pratiques et libre-échangiste pour prêcher aux autres) est quasi congénitale à la dynamique du capitalisme.
54Pour conclure : le principal problème posé à l’échelle planétaire aujourd’hui est celui de la constitution d’ensembles politique supranationaux capables de mener une politique économique alternative. L’échec relatif de l’Europe à cet égard est à la fois significatif et dramatique. Dans cet échec, la classe politique française, incapable d’affronter le problème, porte une lourde responsabilité.
55Constatant son impuissance à imposer la domination de son modèle politique, la France a laissé le champ totalement libre à la logique néolibérale anglosaxonne et se borne à faire semblant d’avoir une vision politique en brandissant le projet d’une Europe aux frontières indéfinies et en expansion permanente.
56Le refus de seulement commencer à discuter du plan proposé par Joshka Fischer en dit long sur cette stérilité politique. Le seul projet pertinent et potentiellement mobilisateur aujourd’hui est celui d’une Europe politique tout d’abord réduite au noyau des pays fondateurs (Allemagne, France, Italie, Benelux) et à ceux qui voudraient s’y joindre (Espagne, Portugal par exemple) acceptant la perspective d’une véritable souveraineté politique européenne, avec un gouvernement unique, appuyée sur un projet commun de solidarité sociale et de régulation du marché. Le paradoxe étant qu’un tel ensemble à la fois culturel et politique, alternatif au modèle libéral anglo-saxon, ne pourra pas se constituer sans parler une langue commune et que sa seule langue commune envisageable est l’anglais. (Voir en annexe notre appel à la constitution d’une République européenne).
57QUESTION N° 5. QUELLE AUTRE ÉCONOMIE ? Est-il pertinent, selon vous d’opposer économie (et société) de marché et capitalisme, et de critiquer le second terme au nom du premier ? De toute façon, l’important n’est-il pas d’opposer des limites à la marchandisation de toutes les activités humaines ? Mais lesquelles ? En définitive, qu’est-ce qui doit échapper à la logique du marché ?
58La terre ? le travail ? l’argent ? la culture ? la vie ? Pourquoi et comment ? Que
vous inspire le projet d’une « économie solidaire » et son appel à la société
civile, au tiers secteur et aux associations ?
QUESTION N° 6. LA QUESTION DES VALEURS. Au nom de quelles valeurs et de
quelle vision du devenir humain la visée d’une autre mondialisation doit-elle
selon vous être poursuivie ? Une citoyenneté mondiale ? une démocratie radicale ? Qu’est-ce à dire ? La perspective d’une solidarité mondiale est-elle
d’actualité ? et sous quelles formes pourrait-elle se déployer ? Celle d’un revenu
minimum (et/ou d’un revenu maximum)?
59Confrontés à un monde qui est de plus en plus celui de l’illimitation et de la démesure ( hubris), d’une volonté de puissance qui entend tout faire plier devant elle et ne plus s’encombrer d’aucun scrupule, ne plus supporter aucun frein ou ralentissement d’aucun ordre, la question se pose de savoir s’il est encore non seulement possible mais même concevable de dessiner les contours d’un monde structuré, délibérément autolimité, ordonné par un sens de la mesure, se refusant à céder au vertige de la quête de puissance indéfinie. Par rapport à cette question centrale, toutes les divergences éthiques, politiques et idéologiques apparaissent secondaires. Qu’on se réclame de l’humanisme, du socialisme, de l’écologie, du développement durable, de l’antimondialisation, de l’économie solidaire, de la nation, de la République, de la spiritualité ou de la religion, c’est toujours, en définitive, en vue de s’opposer d’une manière ou d’une autre à la puissance à la fois séductrice et dévastatrice de l’illimité. Seuls changent l’échelle, l’angle d’attaque et la force en laquelle on espère pouvoir trouver refuge contre le flot torrentiel de l’infinitude : l’amour des hommes, l’État, l’association, une instance morale ou religieuse, un Dieu qui seul pourrait encore nous sauver.
60Les chances de s’opposer avec succès au dérèglement et au chaos du monde semblent à vrai dire assez maigres. Pour ne pas perdre espoir et pour rassembler à travers tous les pays les énergies contre-chaotiques, néguentropiques [12], il faut d’abord satisfaire à trois conditions préalables.
- Il est tout d’abord nécessaire d’identifier et de montrer ce qu’ont en
commun, par-delà d’énormes différences de sens et de statut, les diverses formes
et modalités de l’illimitation, qu’elles soient financières, clandestines, criminelles,
corruptrices, sportives, écologiques ou biotechniques. Risquons un raccourci.
Quoique procédant de motivations bien différentes et qu’ayant des conséquences possibles tout aussi diverses, il y a quelque chose d’au moins potentiellement commun entre :- l’exigence de toucher à coup sûr du 15% sur ses placements financiers, et ne parlons pas des gains spéculatifs vertigineux en Bourse ou des rémunérations mirobolantes en stock-options des patrons des méga-entreprises même lorsqu’ils ont conduit ces dernières à la faillite,
- le recours aux produits dopants ou à la corruption pour obtenir une victoire sportive,
- l’appui sur des réseaux plus ou moins clandestins, et a fortiori lorsqu’ils sont mafieux, en vue d’obtenir un avantage personnel,
- l’exploitation des travailleurs au noir, et a fortiori quand il s’agit des enfants, des immigrés clandestins ou des prostituées également immigrées et clandestines tenues par des groupes mafieux,
- l’épuisement ou la destruction des ressources naturelles (terre, air, eau), la mise à sac des paysages ou la destruction des villes, lorsque ces dégradations sont irréversibles et non compensées par un bien supérieur avéré,
- l’artificialisation systématique du vivant lorsqu’elle va de pair avec sa réduction à l’instrumentalité et quand ses conséquences sont imprévisibles, etc.
- Une fois identifiée l’inspiration commune à ces différentes logiques d’illimitation et leur solidarité, tantôt évidente, tantôt secrète et presque contingente, il importe de comprendre qu’on ne peut pas s’opposer à certaines d’entre elles tout en en acceptant ou en en tolérant d’autres. On ne peut pas tricher ou se laisser corrompre (acheter) et prétendre lutter contre les mafias, revendiquer un revenu tendanciellement infini et se vouloir écologiste, exiger ses 15% annuels garantis et s’affirmer solidaire des peuples du monde. En raison de l’interdépendance des multiples facettes de l’illimité, il devrait pouvoir se former une alliance, une interdépendance ou une solidarité des diverses formes de résistance à l’infinitude – politiques, éthiques, religieuses. Cette solidarité est pour l’instant introuvable et informulable faute d’avoir trouvé son principe central et de pouvoir ainsi répondre à la troisième condition.
- La troisième précondition d’un affrontement efficace avec les puissances de l’illimitation est en fait la plus difficile à satisfaire. Elle suppose de reconnaître pleinement la séduction de l’illimitation, son attrait irrésistible d’une part, et de l’autre, symétriquement, l’inanité de toutes les réponses moralisatrices qui lui sont opposées. La saveur de l’illimitation, qui fait qu’on est prêt à tout pour en participer, lui vient de deux ingrédients premiers et principaux, et par ailleurs étroitement liés. D’une part, elle est coextensive au mouvement même de la démocratie moderne : c’est en communiant dans le sans-limite qu’on affirme l’égalité de sa condition avec celle des plus puissants, sa commune nature avec eux (tandis qu’inversement les plus puissants, sans cesse rattrapés par ceux qui le sont moins, se doivent d’accumuler toujours plus de puissance pour s’en distinguer) tout en s’affranchissant des contraintes héritées du vieux monde. D’autre part, et on touche là à l’essentiel, nul ne saurait renoncer à cet accroissement de la puissance de vivre et d’agir dans laquelle Spinoza voyait l’unique source de toute joie possible. Vue sous cette optique, la démocratie n’est jamais que la plus grande puissance d’agir possible ouverte au plus grand nombre.
62La question du rapport à l’illimitation se laisse donc formuler ainsi : dans l’accroissement de la puissance, y a-t-il moyen de distinguer entre ce qui est le nécessaire et souhaitable accroissement de la puissance d’agir et de vivre offerte au plus grand nombre [13] d’un côté, et de l’autre, le basculement dans le mauvais infini d’un désir toujours plus insatiable ? C’est, bien sûr, cette question-là qui se trouve au cœur de l’interrogation éthique et religieuse ancestrale. Dont les réponses héritées ne sauraient suffire telles quelles. On ne saurait en effet trouver de réponse et de solution au problème de l’illimitation ni dans la référence à une nature (ou une naturalité) perdue ni dans une tradition tout aussi perdue.
63Pourtant le refus de toute artificialisation de la vie et le respect intransigeant, inconditionnel, d’une norme religieuse ont leur grandeur et présentent le mérite de la cohérence face à l’infinitude. En attribuant celle-ci à Dieu ou à un principe transcendant, la religion évite aux hommes de prétendre s’y immerger et s’y égaler. Et le souhait de se maintenir dans l’ordre du naturel (par le refus des OGM, l’agriculture biologique, le renoncement aux tests prénataux, par exemple) a l’avantage d’offrir une réponse systématique aux multiples questions qui nous assaillent. Mais on ne saurait reconstruire la croyance religieuse dès lors qu’elle s’est évanouie, et nul ne sait quand commence et où finit la naturalité, même si prétendre se passer de toute référence à elle serait dangereux.
64Le cachet d’aspirine n’est pas plus ou pas moins naturel que le clonage thérapeutique ou reproductif, même si, de toute évidence, il soulève infiniment moins de problèmes. La généralité des réponses religieuses ou naturalistes est donc illusoire. C’est au cas par cas qu’il nous faut décider où passe la limite entre la saine puissance d’agir et la malsaine volonté de puissance.
65Mais on ne saurait le faire sans disposer d’un critère général. Non pas un critère qui prétende avoir réponse à tout et a priori, comme le critère religieux ou le critère naturaliste, mais un critère qui indique la voie de raisonnement à suivre dans les multiples cas de figures qui se présentent à la discussion. Or ce critère ne semble pas introuvable ni trop mystérieux : on sort du champ de l’accroissement légitime de la puissance de vivre et d’agir pour basculer dans le mauvais infini du désir de puissance aussitôt qu’on prétend échapper à la réversibilité et à la réciprocité. Réversibilité : les dégâts du progrès ne sont tels que lorsqu’ils deviennent irréversibles et menacent la puissance de vivre des autres d’ailleurs ou de demain. Réciprocité : la puissance devient dangereuse, démesurée, lorsqu’elle s’affranchit de tout sentiment d’obligation de dépense au profit des autres d’ailleurs ou de demain, et qu’elle devient pure puissance pour soi, autiste autant qu’aveugle, puissance abandonnée à elle-même, illusion d’une pure liberté sans obligation et d’un ego capable d’englober tous les autruis.
66Ces considérations resteront abstraites et spéculatives aussi longtemps que ne sont pas désignées les forces collectives susceptibles de s’en faire les porteurs et les défenseurs. Ces acteurs collectifs ne peuvent plus être des Églises ou des États ni même des partis ou des syndicats. C’est dans le champ de la société civile associative et sur le terrain de la vie quotidienne que la lutte contre la démesure doit se déployer au jour le jour. Jour après jour, et cela dans toutes les régions du monde et dans le cadre des cultures et des régimes politiques les plus variés. Ce n’est pas un Dieu qui seul peut nous sauver, mais une opinion publique mondiale, capable de se mobiliser comme un seul homme en un clin d’œil, Internet et médias aidant, pour imposer aux gouvernements ou aux puissants récalcitrants les normes qui lui paraîtront justes et nécessaires. La difficulté est que les terrains d’action et les problèmes urgents sont en nombre à peu près infinis et que leur hiérarchisation ne va pas de soi. Et moins encore la coordination des actions collectives non hiérarchisées à travers le monde. Cette première difficulté n’est susceptible d’être surmontée que si les acteurs collectifs multiples et variés parviennent à s’identifier, par principe et de manière générale, comme alliés contre un même ennemi, la démesure, et se reconnaissent publiquement comme tels. Le seul moyen de parvenir à des mobilisations mondiales efficaces réside dans la définition d’une morale politico-éthique minimale et provisoire dont l’adoption et le partage scelleraient l’alliance transnationale des bonnes volontés contre l’illimitation. Il est inutile et inopérant de dresser un catalogue des mesures à adopter dans tous les domaines de la vie sociale. On dépasserait vite le millier de rubriques, et ce catalogue serait impraticable. Non, l’important est de se déclarer croyant d’une même morale mondiale laïque, à échelle humaine et praticable, susceptible d’être énoncée, pour l’essentiel, en quelques articles de foi aisément mémorisables. Quelque chose comme les dix commandements (le décalogue) de l’homme et de la femme présents au monde moderne et unis contre la démesure et l’illimitation. Sans doute un tel décalogue pourrait-il se présenter à peu près comme ceci :
- il rappellerait d’abord les trois principes fondamentaux que nous venons
d’évoquer :
- l’interdépendance et la coextensivité de toutes les formes d’illimitation;
- la nécessité qui en résulte de s’attaquer à leur ensemble;
- l’adoption de la réversibilité et de la réciprocité comme critères de démarcation entre le légitime accroissement des puissances d’agir et la coupable volonté d’une puissance sans retour;
- et poursuivrait par des « commandements » de ce type :
- tu refuseras de considérer les autres sujets humains seulement comme des moyens pour voir en eux aussi des fins et tu ne supprimeras pas leur puissance de vivre et d’agir au profit de la tienne;
- parce que la démocratie n’est pas seulement un moyen mais aussi une fin, tes actions auront pour but de favoriser son épanouissement en donnant à tes adversaires la possibilité de s’exprimer et d’arriver au pouvoir;
- dans ta lutte pour la démocratie, tu feras tout pour maintenir l’équilibre entre une démocratie directe de proximité, une démocratie nationale (ou régionale) représentative et une démocratie mondiale d’opinion et tu refuseras de sacrifier l’une à l’autre;
- tu refuseras de recevoir une rémunération, une faveur ou une stimulation qui te sont proposées pour obtenir de toi que tu fasses quelque chose que tu n’aurais pas fait spontanément en fonction de tes convictions;
- tu lutteras pour que tous aient accès aux ressources premières de la vie – l’eau, le logement, le vêtement, l’éducation et la santé – et pour que personne ne soit amené à vivre avec moins de la moitié des ressources individuelles moyennes d’un pays ou d’une communauté;
- placé en position de richesse, tu refuseras de gagner plus de 100 fois le revenu individuel moyen de ta communauté; tout ce qui dépassera cette somme sera confié à des associations autonomes, susceptibles d’échapper à ton contrôle et vouées à l’expansion de la démocratie et de la solidarité;
- tu considéreras la nature non seulement comme un moyen mais aussi comme une fin et tu refuseras de placer ta survie ou celle de tes proches au-dessus de ce principe.
67Plus synthétiquement, ce décalogue pourrait prendre l’allure suivante :
décalogue éthico-politique provisoire à l’usage des modernes
68Tu combattras l’illimitation sous toutes ses formes, à commencer par la
corruption, sans en accepter l’une ou l’autre sous prétexte que ça t’arrange.
Pour cela tu te refuseras à l’irréversibilité et à la non-réciprocité.
Tu traiteras les autres sujets humains aussi comme des fins et pas seulement
comme des moyens.
Tu encourageras la puissance de vie et d’action chez toi et chez les
autres sans oblitérer la leur pour favoriser la tienne (ou inversement).
Tu favoriseras l’accès de tous aux conditions matérielles et culturelles
premières de la puissance de vivre et d’agir.
Tu considéreras l’extension de la démocratie (l’acceptation du conflit non
violent et de la pluralité) comme une fin et pas seulement comme un moyen.
Tu favoriseras la démocratie sous ses trois formes : directe, représentative,
d’opinion, sans en sacrifier aucune.
Tu lutteras, dans chaque communauté politique, pour le droit à un
revenu minimum et contre les hauts revenus dont l’obtention ne permet pas
l’amélioration du sort de la collectivité et/ou des plus démunis.
Tu traiteras la nature, et sa diversité, aussi comme une fin et pas seulement
comme un moyen.
Tu reconnaîtras à chacun le droit au respect de son (ou de ses) identité(s) culturelle(s), mais aussi celui de s’en détacher.
69Seule l’expérience permettra de dire si les multiples groupes qui forment la société civile associationniste en lutte contre la mondialisation ultralibérale se reconnaîtront dans ces principes (ou dans leur équivalent) – qui nous semblent synthétiser et expliciter les motivations immanentes qui les animent – et sauront puiser dans leur reconnaissance le ferment de leur unité [14].
ANNEXE : POUR UNE RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE
Trois conceptions possibles de l’Union européenne
70Au sujet de l’avenir de l’Union européenne, trois conceptions s’affrontent.
711) La confédération. La première voit l’avenir à moyen terme de l’UE dans la mise en place d’une confédération des États-nations, une confédération très lâche en matière politique et militaire, plus étroite en matière économique mais avec une pause dans le processus d’intégration en cours et, enfin, à géométrie variable en matière sociale et culturelle. Les États-nations actuels garderont ce qui reste de leurs prérogatives actuelles mais auront une plus grande maîtrise des activités de la Commission. Le cœur de la confédération ne revenant ainsi ni au Parlement européen ni à la Commission, mais au Conseil des ministres et au sommet des chefs d’État et de gouvernement. À partir du moment où la confédération est tissée de liens lâches, le problème de l’approfondissement de l’Union ne se pose guère et celle de l’élargissement perd ses principaux enjeux.
722) La fédération. La deuxième proposition met en avant l’idée d’une fédération d’États-nations, ce qui implique par rapport à la situation actuelle une intégration sensiblement plus poussée en matière de politique économique et une coordination effective de la politique extérieure et de la défense. Dans cette vision, le cœur de la fédération est la Commission, considérée comme l’instance qui incarne le plus naturellement une attitude proprement européenne, contrairement au Parlement et plus encore au Conseil des ministres jugés encore trop contaminés par les intérêts nationaux. La Commission, pour une longue période de transition, continuera à jouer le rôle de cheville ouvrière, proposant des projets, contrôlant le calendrier de l’intégration, déterminant ses modalités de fonctionnement et disposant de moyens de sanction et d’incitation. Cette idée d’une fédération dont la clé de voûte serait la Commission accorde en fait la priorité à une intégration par l’économie. À travers la mise en place du marché unique d’abord et celle de la monnaie unique dans un second temps, l’harmonisation européenne prend inéluctablement le chemin d’une libéralisation généralisée. Ses dimensions politiques, comme le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, jouent un rôle face aux pays candidats à l’adhésion mais restent confinées au minimalisme politique pour les sociétés qui ont déjà réalisé les critères de Copenhague. Dans cette Europe fédérale-libérale, l’idée d’une citoyenneté européenne fondatrice n’apparaît guère. Elle n’est en tout cas pas mise en avant.
733) La République européenne. La troisième approche s’assigne comme horizon à moyen terme la réalisation d’une République européenne. Non pas forcément une République à la française, rigidement unitaire, mais une République qui se considère comme l’émanation de la volonté proprement politique de ses citoyens. Le passage de l’Union à la République implique la mise en place d’institutions représentatives de la citoyenneté européenne, à savoir un président de la République et une Assemblée. Les défenseurs de cette idée de République européenne ne sont certainement pas hostiles à l’intégration économique et monétaire, mais ils soutiennent que la réussite à moyen terme de cette intégration est conditionnée par la mise en place d’un véritable gouvernement européen, au sens plein du terme, disposant des moyens politiques de réaliser ses desseins, à savoir une armée européenne, une politique extérieure commune, les instruments d’une politique macroéconomique de croissance, etc.
74Pour cette approche, l’élargissement, tel qu’il est préparé, apparaît comme un saut périlleux forçant l’Union à adopter une conception minimaliste en matière de politique, se contentant de la gestion économique de cette intégration. Pour les républicains européens, l’adhésion à l’Europe doit résulter au premier chef d’un projet politique, d’un désir clairement manifesté par les peuples de vivre ensemble, d’une volonté instituante, et non pas des seuls intérêts économiques ou commerciaux. Adhérer à la République sur la base de l’acceptation d’une charte réduite essentiellement au libéralisme économique, comme c’est le cas actuellement, n’est pas conforme à l’idée républicaine.
Nous appelons à la constitution d’une République européenne
75Cette république doit être fédérative. Les États constituants deviendront des organes intermédiaires disposant des trois pouvoirs dans des domaines délimités. Le Parlement européen actuel pourrait constituer le socle de cette république puisqu’il est élu au suffrage universel direct des citoyens européens, mais il conviendrait probablement de faire voisiner, dans des proportions à déterminer, un contingent de députés européens élus à l’échelle européenne à côté de ceux qui seront élus par des scrutins nationaux. Cette assemblée doit disposer de la souveraineté législative en matière de défense européenne, de politique extérieure, de définition des droits politiques et sociaux et de détermination des grands axes des politiques économiques et sociales. Le président de la République européenne pourrait être élu par l’Assemblée européenne sur la base d’une majorité qualifiée. Son élection pourrait être validée par un référendum européen.
76Cette république pourrait adopter la forme d’un régime semi-présidentiel avec des prérogatives spécifiques dévolues au président, notamment en matière de défense européenne. La Commission européenne, noyau de l’administration européenne, sera subordonnée au Parlement.
77Un tel projet appelle évidemment de multiples spécifications :
- le problème de la langue : la République doit être fondée sur la base d’un bi-linguisme à géométrie variable avec une langue universelle, probablement l’anglais, et la langue de chaque pays disposant d’une validité dans les instances appropriées, dans la vie courante et dans des géographies spécifiques;
- la nécessité d’une armée commune : la République européenne ne peut être bâtie sans une armée commune formée de militaires de métier; cette armée doit être parfaitement intégrée, disposant d’un commandement unique et mobilisant l’ensemble des ressources actuelles déployées pour la défense nationale dans chacun des pays membres;
- et d’un service national européen : les citoyens de la République, femmes et hommes, doivent la servir, pour une période de six mois ou un an, dans un autre pays que le leur, dans des travaux d’utilité sociale; cette mobilité minimale imposée à chacun, non par la connaissance touristique mais par la participation à la vie quotidienne, pourrait être le terreau privilégié de l’identité européenne; il faut bâtir une Europe politique dans le cadre d’une Europe de confiance et de connaissance réciproques; dans ce cadre, les semestres européens devraient être généralisés afin que chaque étudiant et une partie importante des lycéens séjournent dans une des composantes de la République, tissent des liens d’amitié et approfondissent leurs connaissances sur les « autres »;
- à côté de l’Assemblée européenne, un Conseil économique et social européen est indispensable pour assurer la rencontre régulière et organisée des partenaires sociaux à l’échelle européenne; au-delà des représentants des administrations, des employeurs et des travailleurs, ce conseil doit aussi accueillir les représentants des associations;
- une république décentralisée; dans l’organisation administrative de la
République, on peut concevoir quatre échelons : la République européenne, les
États, les régions et les communes (ou les syndicats de communes); dans ce
cadre, il faut redéfinir les régions de façon à ce qu’elles aient la taille critique
nécessaire, redéfinir le champ de leur compétence, sans avoir l’ambition technocratique de définir un échelon régional homogène pour l’ensemble de l’Europe;
l’histoire de chaque pays tracera les trajectoires de convergence appropriées; la République européenne ne saurait être construite en niant l’histoire dense des sociétés européennes et leur diversité, et c’est pourquoi la République doit être bâtie à travers une série d’étapes de transition; - les prélèvements obligatoires doivent obéir à des règles communes minimales et respecter certains principes de base (par exemple, la définition d’un socle de minima sociaux communs) et, pour le reste, laisser le principe de sub-sidiarité fonctionner au niveau des quatre échelons de compétence. Les ressources prélevées doivent être partagées entre les organes de la République, les États, les régions, les communes et les associations; à ces quatre niveaux distincts, il convient d’ajouter celui que constituent les associations qui, dans la République européenne, doivent représenter un niveau d’intervention active et reconnue, un lieu d’organisation libre des citoyens transversal aux différentes instances institutionnelles issues du suffrage universel; à ce titre, elles perçoivent une fraction des impôts que les contribuables européens sont autorisés à leur verser librement.
Notes
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[1]
Le Monde du 6 août 2002 nous apprend que pour l’Amérique latine, « au début du XXIe siècle le bilan est sombre. La pauvreté touche 44% de la population. Le nombre des chômeurs a doublé en dix ans [… ] L’absence d’emplois touche particulièrement les jeunes : 46% en Argentine, 35,1% en Uruguay, 26,2% au Venezuela, 20,2% au Chili, 17,1% au Pérou, 13,7% au Brésil et 5,4% au Mexique ». En Russie, plongée par la « thérapie de choc » du FMI dans une mondialisation brutale : entre 1990 et 1999, la production industrielle russe est tombée de près de 60% (contre 24% pendant la Seconde Guerre mondiale); le cheptel a diminué de moitié; plus de 40% de la population vit avec moins de 4 dollars par jour; l’espérance de vie a reculé de plus de 3 ans. Comme le dit J. Stiglitz à qui nous empruntons ces chiffres, « beaucoup de chocs, peu de thérapie »!
-
[2]
Si on se rappelle que le taux de croissance moyen de l’économie mondiale est de l’ordre de 3%, alors la prétention d’obtenir une rémunération régulière des placements financiers à un montant de 15% permet d’évaluer la rente financière à 12% du revenu annuel : un niveau proprement pharamineux.
-
[3]
Il faut ici compliquer aussitôt la typologie proposée et distinguer deux grands versants de la société seconde, deux modalités principales de la Grande Société : la grande société religieuse, qui institue la Loi par généralisation et abstraction du symbolisme propre à la société première, et la grande société fonctionnelle-utilitaire, pour qui la Loi est d’abord la loi impersonnelle du marché, de la technique et de l’administration. La loi morale de Kant est à l’intersection presque parfaite de ces deux types de loi.
-
[4]
Le conflit israélo-palestinien est d’autant plus violent qu’il cristallise la totalité de ces antagonismes à la fois réels et imaginaires.
-
[5]
Djihad versus Mac World, Desclée de Brouwer. Sur le même thème, cf. La Revue du MAUSS semestrielle n° 13, « Le retour de l’ethnocentrisme. Purification ethnique versus universalisme cannibale », 1er semestre 1996.
-
[6]
Alain Joxe, L’Empire du chaos. Les Républiques face à la domination américaine dans l’après-guerre froide, 2002, La Découverte. On lira dans le présent numéro de La Revue du MAUSS l’avant-propos de cet ouvrage.
-
[7]
Quelques jours après avoir rédigé ces lignes, nous lisions avec intérêt dans Le Monde du 9 août 2002 un article de Clyde Prestowitz (« Pourquoi l’Amérique n’écoute-t-elle plus ?»), président de l’Economic Strategy Institute, de retour d’un voyage de six semaines à travers le monde et résumant le sentiment dominant qu’il en retirait par cette déclaration d’un dirigeant politique de Kuala Lumpur (Malaisie) : « Du train où vont les choses ce sera bientôt les États-Unis contre le reste du monde. » Et d’ajouter : « Combien de fois, au cours de mes six semaines de voyage, n’ai-je pas entendu accuser les États-Unis de trahir les principes dont ils se réclament par des agissements cyniques motivés par leurs intérêts nationaux ! »
-
[8]
On pourrait dire qu’ils entendent conserver la domination (la puissance), mais se débarrasser du fardeau du pouvoir, de la capacité à impulser l’action collective.
-
[9]
Cf. Biersteker et Hall, L’Économie politique, n°12,2001.
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[10]
Voir à ce sujet, Ronald Dore, « Will global capitalism be Anglo-Saxon capitalism ?», New Lef Review, 6, nov.-déc. 2000.
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[12]
Celles qui s’opposent, pourrait-on dire en un jeu de mot douteux mais parlant, à la négation de l’humain, à la nég-anthropie.
-
[13]
On touche là à la question de la maximisation de ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilités ».
-
[14]
Il est bien évident que ces formulations ont sérieusement besoin d’être encore affinées, précisées et complétées. Mais il fallait bien commencer…