Notes
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[1]
Cf. Plihon, Le Nouveau Capitalisme, Flammarion, Dominos, 2001.
-
[2]
Lire à ce sujet Le Monde diplomatique d’octobre 1998.
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[3]
Supposons qu’une taxe de 1% soit prélevée sur toute opération de change à trois mois. Comme toute transaction destinée à réaliser un gain implique un va-et-vient entre deux monnaies (soit deux opérations de change), il faudrait un écart de rendement anticipé entre deux monnaies supérieur à 2% à trois mois (soit 8% en taux annuel) pour que les opérations d’arbitrage ou de spéculation soient rentables. Une telle contrainte est de nature à décourager la plupart de ces opérations qui reposent sur des écarts beaucoup plus faibles.
-
[4]
On ne mentionne ici que les taxes financières. Mais il y a un autre domaine important où peut être mise en œuvre une taxation globale, c’est la lutte contre la pollution (écotaxe).
1Avant de présenter une analyse critique et normative de la mondialisation, il convient de situer ce processus dans ses manifestations contemporaines. D’un côté, le processus de mondialisation s’inscrit dans une tendance historique séculaire; mais d’un autre côté, la phase actuelle de la mondialisation présente des caractéristiques très particulières qui bouleversent le fonctionnement de nos économies et de nos sociétés.
LA MONDIALISATION, UN PROCESSUS HISTORIQUE
2Commençons par une mise en perspective de la mondialisation. Souvent considérée comme un phénomène récent, la mondialisation peut être au contraire analysée comme un processus long, qui se déroule sans doute depuis le haut Moyen Âge. Ce mouvement historique peut être associé au décollage économique de l’Europe, en particulier grâce aux échanges intra-européens (déjà l’Europe !) et avec les deux grandes civilisations de l’époque, d’une part, le monde arabe qui occupe tout le bassin méditerranéen, et d’autre part, la Chine.
3La mondialisation prend un nouvel essor au XVe siècle avec les explorations européennes vers les Amériques, l’Asie et l’Afrique. La forme qu’elle prend alors, celle de l’expansionnisme et de l’impérialisme, durera jusqu’au début du XXe siècle avec la colonisation. Les travaux cliométriques montrent une intensification des échanges internationaux de marchandises et de capitaux à partir du milieu du XIXe siècle, ouvrant la voie à un processus de mondialisation qui, à bien des égards, ressemble à celui que nous connaissons depuis les années quatre-vingt.
4Derrière les différents épisodes de la mondialisation économique et financière se trouvent des mécanismes bien connus qui poussent au développement des échanges internationaux : c’est la spécialisation des pays en fonction de leurs avantages comparatifs et de leurs dotations en facteurs de production (travail, capital, technologie). Très vite, les économistes des pays dominants ont compris qu’il était dans l’intérêt de ces derniers d’ouvrir les frontières nationales à l’échange (aujourd’hui, on parle de libéralisation des échanges). C’est ainsi qu’Adam Smith et David Ricardo, pionniers de la doctrine libérale, ont entrepris de démontrer la supériorité du laisser-faire et du libre-échange au niveau international. Des théoriciens contemporains (Braudel, Crouzet, Maddison) ont également montré que la mondialisation va de pair avec le développement du capitalisme, même s’il apparaît que les échanges internationaux ont débuté avant l’émergence de ce dernier. En effet, les phénomènes d’extension géographique, de marchandisation et de monétisation progressives sont au cœur de la logique de l’accumulation capitaliste. On peut même considérer que chaque étape de l’évolution historique du capitalisme est allée de pair avec une phase spécifique du processus de mondialisation.
5Les deux guerres mondiales de la première moitié du XXe marquent une rupture dans ce processus historique de mondialisation. Les économies nationales des principaux pays industrialisés se replient sur elles à l’occasion des conflits mondiaux. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, elles développent des politiques publiques volontaristes, réglementent les échanges et les mouvements de capitaux et se centrent sur leurs marchés intérieurs pour asseoir leur développement, avec une grande efficacité comme l’illustre la période exceptionnelle des Trente Glorieuses ( 1945 – 1975). C’est la phase du capitalisme « fordiste ».
LA MONDIALISATION NÉOLIBÉRALE, UNE NOUVELLE ÉTAPE DU CAPITALISME
6À partir de la fin des années soixante-dix, on assiste à une reprise du processus de mondialisation qui correspond à une nouvelle étape du capitalisme.
7En effet, le capitalisme fordiste est en crise : dans les grands pays industriels, la croissance économique ralentit, l’inflation s’accélère (c’est la « stagflation »), et surtout les profits des entreprises s’effondrent. Les détenteurs du capital font pression sur les dirigeants politiques pour qu’ils procèdent à des réformes de nature à redynamiser les économies en crise. C’est ainsi que la « révolution conservatrice » se met en marche, sous la houlette de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis. Une priorité absolue est donnée au dogme libéral, c’est-à-dire au marché, à la libre entreprise. En contrepartie, c’est le recul organisé de la régulation publique avec la déréglementation, les privatisations et la baisse des prélèvements obligatoires. Au niveau international, cette nouvelle doctrine libérale est codifiée par les pays de la Triade; c’est le fameux « consensus de Washington » qui s’impose à tous les pays, en particulier aux pays en développement. Cette nouvelle table des lois fonde la philosophie des organisations internationales, principalement le FMI, la Banque mondiale et l’OMC. Elle érige en règle de « bonne conduite » le recul des politiques publiques et la priorité donnée aux acteurs privés par des politiques de libéralisation commerciale et financière.
L’EMPRISE CROISSANTE DE LA FINANCE SUR LA PLANÈTE
8À la suite de ces nouvelles orientations politiques, on assiste à des transformations profondes qui conduisent à une nouvelle étape dans l’évolution historique du capitalisme : un nouveau capitalisme, que je qualifie de « capitalisme actionnarial [1] », succède au capitalisme fordiste. Il présente trois caractéristiques principales : il est mondialisé, dominé par la finance et s’inscrit dans la vague des nouvelles technologies. Il remet en cause deux traits fondamentaux du capitalisme fordiste, à savoir l’importance des politiques publiques et la priorité donnée au marché intérieur et à la dimension nationale. Dans ce nouveau cadre, les détenteurs du capital financier sont devenus les acteurs dominants. Ainsi, les banques et surtout les investisseurs internationaux contrôlent la finance mondiale avec d’immenses répercussions à deux niveaux : les mouvements de capitaux internationaux ont vu leur taille exploser, sans relation directe avec la croissance des échanges de biens et services à l’échelle mondiale. L’explication de ce phénomène est simple : les opérations de ces acteurs financiers sont essentiellement spéculatives, c’est-à-dire qu’elles ont pour objectif principal la réalisation de profits purement financiers à court terme. Ce caractère spéculatif de la finance contemporaine explique la montée de l’instabilité financière internationale et l’accélération du rythme des crises depuis le début des années quatre-vingt, ce qui coïncide parfaitement avec le début du processus de libéralisation et de globalisation financières. Cette explosion de la finance internationale, autorisée par la liberté totale donnée aux opérateurs financiers, explique pourquoi la dimension financière a pris le dessus sur la dimension économique dans le processus contemporain de mondialisation; c’est là un changement majeur par rapport aux épisodes antérieurs du processus historique de mondialisation décrit plus haut.
9À côté de son caractère spéculatif et intrinsèquement instable, la finance libéralisée entraîne une autre série d’effets, extrêmement profonds et dangereux car ils frappent le cœur même de l’appareil productif des économies. En effet, une part croissante du capital des entreprises est contrôlée par les investisseurs internationaux, notamment à la suite des opérations de privatisation. Ainsi, en France, près de 50% du capital des entreprises cotées sont désormais détenus par des investisseurs étrangers, principalement anglo-saxons. Le fonctionnement et la « gouvernance » des entreprises sont profondément affectés par la prise de pouvoir de ces nouveaux actionnaires : c’est l’avènement du « capitalisme actionnarial ». De même, en Argentine, près de la moitié des entreprises industrielles et la quasi-totalité des banques sont contrôlées par des investisseurs étrangers. La difficulté des autorités argentines à reprendre en main le contrôle de leur économie n’est pas sans lien avec le contrôle de celle-ci par des opérateurs étrangers. Au Japon également, on constate que la crise grave qui sévit depuis le milieu des années quatre-vingt-dix a un lien direct avec l’irruption de la finance libéralisée qui a totalement déstabilisé des entreprises habituées à se financer auprès de banques plutôt que sur les marchés financiers.
POUR UN AUTRE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT
10Devant les dégâts de la mondialisation actuelle, une remise en cause fondamentale s’impose. L’objectif n’est pas d’interrompre le processus séculaire de mondialisation : ce n’est ni possible ni souhaitable ! C’est plutôt de redéfinir une autre mondialisation, en rupture totale avec la logique qui est actuellement au cœur du capitalisme actionnarial et mondialisé. On a vu que l’accélération et les modalités spécifiques du processus actuel de mondialisation découlent directement des décisions politiques prises par les grandes puissances au tournant des année soixante-dix/quatre-vingt. On peut considérer qu’aujourd’hui, c’est à nouveau en grande partie (mais pas uniquement) par un changement de cap radical des politiques publiques à l’échelle internationale qu’une rupture salutaire par rapport à la logique actuelle de la mondialisation pourra s’opérer.
11Mais avant d’aborder la question des politiques à mettre en œuvre, il faut définir le modèle de développement vers lequel on souhaite se diriger. La théorie du « développement durable » fournit les principes de cette alternative. Utilisé pour la première fois au début des années quatre-vingt, le concept de sustainable development est devenu l’axe fondamental de l’analyse et de la politique de l’ONU en matière de développement et d’environnement. Selon ses concepteurs, le développement durable (ou soutenable) est un régime de croissance au service de l’humain et économe en ressources naturelles. La soutenabilité inclut donc deux dimensions considérées comme indissociables : la promotion de tous les êtres humains et la préservation des équilibres naturels. Il s’agit de replacer l’économie dans l’environnement et plus largement dans la biosphère. Dans ce cadre, la préservation des ressources se fonde sur des critères physiques (par exemple, limiter à un certain seuil l’émission de gaz à effet de serre) et non pas monétaires, car les mécanismes biologiques ne relèvent pas du marché. La logique de l’homme ou, selon l’expression de René Passet, la logique du vivant, conduit à subordonner l’économique à la vie de l’espèce humaine et des autres espèces.
12Pour résumer, le développement durable doit être un développement économiquement efficace, écologiquement soutenable, socialement équitable, démocratiquement fondé, géopolitiquement acceptable, culturellement diversifié.
13La notion de développement durable est victime de son succès : pratiquement toutes les forces politiques et les grandes entreprises « socialement responsables » y sont devenues favorables et se servent de cette idée pour leurs politiques de communication ! Pourtant, si l’on applique rigoureusement cette démarche, cela implique des politiques des acteurs privés et publics et des comportements individuels en rupture totale avec les pratiques actuelles, avec la logique actuelle du capitalisme et de la mondialisation fondée sur la domination sans partage de la logique financière et marchande.
14Le développement durable, c’est donc beaucoup plus qu’une mode passagère ou un instrument de marketing; c’est une question de survie pour la planète et pour les générations futures de l’humanité : on peut dire qu’il s’agit d’une « utopie réaliste ».
QUELLES POLITIQUES POUR UNE AUTRE MONDIALISATION ?
15Une fois définis le cadre de référence et les objectifs (ou les valeurs) en vue d’« une autre mondialisation », on peut en déduire les politiques ou les « préconisations » qui permettraient d’aller vers cette « utopie réaliste » du XXIe siècle qu’est le développement durable. Dans la présentation qui suit, l’accent est mis délibérément sur les politiques de régulation de la finance internationale pour deux séries de raisons. En premier lieu, notre analyse est que c’est principalement l’emprise de la finance globalisée et des détenteurs du capital financier qui est l’élément moteur du processus contemporain de mondialisation, comme on a essayé de le montrer plus haut. Il faut donc commencer par s’attaquer aux effets pervers de la globalisation financière si l’on veut promouvoir une autre mondialisation. Ensuite, faute de place, il n’est pas possible d’aborder l’ensemble des nouvelles politiques qu’il serait souhaitable de mettre en œuvre. D’autres contributions dans ce numéro de la Revue du MAUSS s’en chargeront.
Redonner aux États la maîtrise des mouvements de capitaux
16Le premier principe est de redonner aux États la maîtrise de leurs politiques économiques, mise à mal par la mobilité internationale des capitaux. Au Nord comme au Sud, les banques centrales, ainsi que les autorités budgétaires et fiscales, sont sous la coupe des marchés, toujours prompts à sanctionner par la spéculation des politiques jugées non conformes à leurs intérêts.
17La dépendance des pays envers les marchés financiers résulte du modèle de développement imposé par les politiques néolibérales : au lieu de se centrer sur leur épargne et leur marché intérieurs, les pays sont poussés à orienter leur activité productive et financière vers les échanges internationaux, surtout lorsqu’ils sont endettés à la suite de déficits antérieurs.
18Pour retrouver des marges de manœuvre, les pays doivent être en mesure de se protéger, ce qui revient à mettre en cause la logique libérale qui donne la primauté à l’ouverture extérieure. Il s’agit donc de garantir, au niveau international, le droit des pays à réduire leur ouverture extérieure afin de mener à bien leurs propres politiques. Par ailleurs, il est souhaitable que les pays se coordonnent entre eux pour mettre en place des politiques communes : il est ainsi nécessaire de reconnaître le droit d’un groupe d’États à définir un ensemble de règles qui lui soient propres et qui permettent de protéger leur marché intérieur.
19Les expériences du Marché commun européen et du Mercosur vont, ou pourraient aller, dans ce sens.
20La libéralisation du compte financier (balance des capitaux) doit être décidée souverainement par les États et non imposée par le FMI ou la Banque mondiale. Elle relève d’un choix politique, et n’est pas la seule option possible. Si elle est décidée, cette politique doit être subordonnée aux objectifs de développement. Elle doit être considérée comme une étape ultime, intervenant lorsque les pays ont des structures économiques et financières solides (c’est la notion de sequencing). Deux conditions doivent être satisfaites pour permettre l’ouverture du compte de capital : la stabilisation macro-économique (inflation, finances publiques); un secteur bancaire local sain et assez robuste pour affronter la concurrence internationale. La libéralisation du compte financier, lorsqu’elle est possible, doit être modulée selon le type d’opérations : toutes les opérations financières ne peuvent pas être mises sur le même plan. Il est nécessaire de privilégier les opérations les plus bénéfiques à la croissance économique, ce qui implique de libéraliser en premier lieu les investissements directs.
Promouvoir le contrôle de capitaux
21On peut avancer au moins cinq raisons pour lesquelles il peut être justifié de mettre en place des dispositifs de contrôle des capitaux, plus particulièrement dans les pays émergents et en développement :
- le processus d’intégration financière internationale a profondément modifié le comportement des banques et des investisseurs internationaux, donnant lieu à des vagues alternées d’entrées et de sorties des capitaux aux effets dévastateurs;
- le règlement ordonné des crises financières a été rendu plus difficile à obtenir dans le cadre de la finance libéralisée; à la différence de la crise de la dette du début des années quatre-vingt, qui concernait un nombre limité d’emprunteurs souverains, les crises récentes des années quatre-vingt-dix mettent en présence un grand nombre d’acteurs privés qu’il est devenu plus difficile de réguler;
- les crises ont souvent des causes externes : on sait que celles des pays émergents d’Asie orientale en 1997-1998 s’expliquent en grande partie par l’appréciation du dollar;
- un pays ne peut obtenir simultanément la stabilité de sa monnaie et l’autonomie de sa politique économique dans un contexte de parfaite mobilité des capitaux (trilogie impossible de Mundell); le contrôle des capitaux est un moyen de résoudre cette contradiction;
- les entrées de capitaux causent d’importants déséquilibres macroéconomiques (boom sur le crédit, la consommation, les investissements non productifs), créent des tensions inflationnistes et engendrent des bulles spéculatives;
la prévention de tels déséquilibres passe par le contrôle des entrées de capitaux.
Taxer les flux financiers internationaux
22Le contrôle des capitaux peut prendre des formes diverses, dont les deux principales sont la réglementation et la taxation. Ces politiques peuvent être appliquées au niveau national ou international. Au cours des années quatre-vingt-dix, plusieurs pays, notamment le Chili, la Colombie et la Malaisie, ont pris avec succès des mesures nationales pour décourager les entrées et sorties de capitaux à court terme de nature spéculative. Ces politiques peuvent servir d’exemples pour les pays en voie de développement. Elles permettent d’atteindre deux objectifs : redonner des marges de manœuvre aux politiques économiques moins soumises à la contrainte extérieure; stabiliser le taux de change et éviter sa surévaluation, cause de ralentissement économique.
23Même si elles peuvent donner de bons résultats, les politiques nationales de contrôle des capitaux sont souvent insuffisantes face à la puissance de feu des opérateurs financiers internationaux. Il est donc nécessaire d’introduire des mesures de contrôle des capitaux à l’échelle internationale. L’instrument fiscal est particulièrement bien adapté à cet objectif. C’est l’idée des « trois taxes globales [2] » dont la plus connue est la taxe Tobin.
24• La taxe sur les transactions financières internationales (type Tobin)
25La taxe proposée par James Tobin s’applique à toutes les transactions sur le marché des changes. Elle s’inspire de la proposition formulée par Keynes d’une taxe générale sur toutes les transactions financières visant à réduire la spéculation. Son taux moyen serait faible et son coût annualisé serait inversement proportionnel à la durée des transactions, de façon à dissuader les opérations à court terme dont l’unique objet est de réaliser des gains de change de nature spéculative.
26Cette mesure vise plusieurs objectifs. En premier lieu, elle permettrait, selon l’expression de Tobin, de « mettre du sable dans les rouages trop bien huilés » de la finance internationale en freinant les opérations d’arbitrage et de spéculation [3]. En second lieu, cette mesure redonnerait plus d’autonomie aux autorités monétaires qui pourraient se concentrer sur leurs objectifs domestiques de politique économique. Par ailleurs, la taxe de Tobin permettrait aux taux de change de mieux refléter la valeur de leurs déterminants fondamentaux de long terme, car les écarts entre les taux du marché et les « fondamentaux » (les « bulles spéculatives ») seraient réduits. Enfin, le produit de la taxe de Tobin permettrait d’alimenter un fonds international destiné, entre autres affectations possibles, à financer une aide aux pays émergents et en développement affectés par les dysfonctionnements du système financier international.
27Il n’y a pas d’obstacles techniques sérieux à la mise en œuvre d’une taxe du type Tobin. Mais comme il est difficile de créer d’emblée une taxe mondiale, il est proposé (c’est la position des ATTAC d’Europe) de mettre en œuvre la taxe Tobin à l’échelle des pays de la zone euro ou de l’Union européenne.
28Étant donné son importance, avec une population et un PIB qui se rapprochent des niveaux américains, l’ensemble européen constitue un bon point de départ pour l’application de cette mesure fiscale.
29• Deux autres taxes globales sur les IDE et sur les bénéfices des multinationales
30L’instrument fiscal peut être utilisé de plusieurs manières à l’échelle internationale pour collecter des ressources et, surtout, pour corriger certains effets pervers – qualifiés par les économistes d’« externalités négatives » – de la mondialisation [4]. Une taxe variable sur les IDE (investissements directs à l’étranger) se justifie par deux séries de raisons : c’est une partie de l’activité des entreprises multinationales qui ne se prête pas à l’évasion fiscale entraînée par la mobilité des capitaux. Ensuite, elle permet de lutter contre le dumping fiscal par la mise en concurrence des systèmes fiscaux, et de contrecarrer l’érosion des droits des travailleurs dans les pays d’accueil des IDE. En effet, ces pays sont également ceux où les salaires sont les plus bas, la législation du travail la plus laxiste, la fiscalité la plus faible. Cette taxe serait applicable à tous les investissements directs, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Son taux serait variable de 20% à 10%, et serait indexé sur une « notation » attribuée par l’Organisation internationale du travail (OIT) en fonction du respect des droits fondamentaux des travailleurs, selon une échelle propre à chaque catégorie de pays (riches et pauvres).
31Une troisième forme de taxation globale du capital concerne les bénéfices des multinationales qui délocalisent leurs opérations et manipulent leurs comptes en jouant sur les prix de transfert entre filiales. Une méthode s’inspirant de la taxe unitaire (unitary tax) existant aux États-Unis pourrait être utilisée. Elle consiste à appliquer la taxe en fonction du chiffre d’affaires local effectif (et non pas fictif) de la firme multinationale. Cette taxe globale a le mérite d’être facile à calculer et à prélever. Elle implique aussi bien le Nord que le Sud.
32Ces trois « taxes globales » forment ainsi un ensemble cohérent et complémentaire d’instruments dont peuvent s’emparer les opinions publiques qui aspirent à une autre mondialisation, plus équilibrée et mieux contrôlée.
33D’autres propositions voisines doivent être prises en considération : c’est notamment la proposition de la CNUCED d’un impôt mondial sur les revenus du capital ou sur la fortune, qui alimenterait un Fonds mondial pour le développement.
Renforcer le contrôle des acteurs financiers
34Pour réduire le pouvoir du capital financier international, il est essentiel d’encadrer les marchés financiers. Il faut également contrôler étroitement les acteurs financiers qui constituent l’oligarchie financière mondiale, grande bénéficiaire de la mondialisation libérale.
35Quelques principes peuvent guider les pouvoirs publics : rendre transparentes toutes les opérations financières, limiter la part des investissements étrangers sur les places financières nationales, renationaliser les banques dans les pays en développement afin d’en contrôler l’activité et d’orienter celle-ci vers les emplois jugés les plus productifs…
36La suppression des paradis fiscaux est l’une des premières mesures à prendre.
37Il s’agit d’éliminer de la planète ces nombreuses zones, caractérisées par l’absence de fiscalité et de réglementation, vers lesquelles converge pour être blanchi l’argent sale résultant du commerce de la drogue, des armes et de la prostitution.
38Deux séries de décisions permettraient d’atteindre cet objectif :
- la levée du secret bancaire à la demande des autorités publiques, ce qui implique la réglementation des professions protégées par le secret bancaire, des sanctions contre les établissements qui refusent de coopérer, l’obligation de conserver la trace des donneurs d’ordre et des transactions sur les produits dérivés; ces mesures de contrôle des flux peuvent être menées efficacement en prenant appui sur les organismes de clearing et les systèmes de paiement;
- la définition d’obligations de la part des États : reconnaissance d’un droit d’ingérence à l’égard des États qui abritent des paradis fiscaux; coopération entre États dans le domaine judiciaire et pour la centralisation des renseignements sur les délits financiers; obligation de publication des données sur les paradis fiscaux; non-reconnaissance des sociétés écrans; respect des règles antiblanchiment d’argent.
Réformer les institutions financières internationales
39La mise en œuvre de politiques destinées à contrôler la finance mondiale ne peut avoir lieu sans que soit également menée à bien une réforme radicale des organisations internationales, et en particulier des institutions financières internationales (IFI) : le FMI et la Banque mondiale. Ces deux institutions se sont progressivement éloignées de leurs fonctions initiales, définies par les accords de Bretton Woods ( 1944), qui étaient d’assurer la stabilité du système monétaire international et de promouvoir le financement du développement.
40Une réforme profonde du fonctionnement des IFI s’impose pour qu’elles se recentrent sur leurs objectifs initiaux. Deux séries de principes pourraient inspirer cette réforme :
- démocratie et transparence : participation des pays du Sud aux instances de direction, contrôle réel des populations locales et des parlements nationaux sur les politiques des IFI afin de garantir l’équilibre entre pays créanciers et pays débiteurs;
- rattachement des IFI à une Organisation des Nations Unies elle-même réformée : il est essentiel de subordonner les IFI, ainsi que l’OMC, au système des Nations Unies, ce qui est un moyen d’une part, de les soumettre à un contrôle extérieur, et d’autre part, de les amener à respecter les droits fondamentaux (droits de l’homme, droits civils et politiques, droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux) qui sont supérieurs aux intérêts financiers et commerciaux dans la hiérarchie des normes internationales.
41Dans cette perspective, afin de réduire le pouvoir aujourd’hui excessif des IFI et de l’OMC, et de redonner du pouvoir aux États et aux citoyens à l’échelle internationale, il est nécessaire d’organiser des possibilités de recours des États et des citoyens devant les juridictions internationales pour non-respect des droits fondamentaux.
POUR UNE AUTRE GOUVERNANCE MONDIALE
42Ainsi, il convient d’organiser la mondialisation autrement. Reconnaître l’importance de l’objectif de développement durable, c’est admettre qu’il existe une hiérarchie parmi les normes internationales qui s’imposent aux acteurs privés et publics. Plus précisément, cela revient à mettre les valeurs et les objectifs politiques, sociaux, culturels et écologiques au-dessus des objectifs purement économiques, marchands et financiers. Ces valeurs supérieures sont déjà reconnues dans les traités internationaux tels que la Charte universelle des droits de l’homme des Nations Unies signée par la quasi-totalité des États de la planète.
43À partir du moment où l’on applique ce cadre de référence, une nouvelle conception de la gouvernance mondiale et des politiques publiques s’impose. On est alors amené à revoir complètement l’architecture actuelle de la gouvernance mondiale. Celle-ci est aujourd’hui dominée par trois organisations internationales, à vocation purement marchande et financière : le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les autres organisations internationales, rattachées au système des Nations Unies, qui défendent les valeurs fondamentales du développement durable, ont en revanche un poids minime. C’est notamment le cas de l’Organisation internationale du travail (OIT), de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’UNESCO qui s’occupe de la culture. Il est essentiel de renverser la hiérarchie actuelle des organisations et des normes internationales, en donnant un poids supérieur à celles qui défendent les droits sociaux, politiques et culturels. Il n’est pas normal par exemple, que la question des médicaments génériques soit uniquement négociée à l’OMC, en fonction d’une logique purement marchande (c’est-à-dire sous la pression des lobbiespharmaceutiques).
44C’est à l’OMS que devrait revenir en priorité la responsabilité de cette question qui touche à la santé de l’humanité.
Notes
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[1]
Cf. Plihon, Le Nouveau Capitalisme, Flammarion, Dominos, 2001.
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[2]
Lire à ce sujet Le Monde diplomatique d’octobre 1998.
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[3]
Supposons qu’une taxe de 1% soit prélevée sur toute opération de change à trois mois. Comme toute transaction destinée à réaliser un gain implique un va-et-vient entre deux monnaies (soit deux opérations de change), il faudrait un écart de rendement anticipé entre deux monnaies supérieur à 2% à trois mois (soit 8% en taux annuel) pour que les opérations d’arbitrage ou de spéculation soient rentables. Une telle contrainte est de nature à décourager la plupart de ces opérations qui reposent sur des écarts beaucoup plus faibles.
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[4]
On ne mentionne ici que les taxes financières. Mais il y a un autre domaine important où peut être mise en œuvre une taxation globale, c’est la lutte contre la pollution (écotaxe).