Notes
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[1]
En fait, Joseph Stiglitz était vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale, dont il a démissionné en novembre 1999 (NDLR).
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1Il me semble que la tentative de s’opposer de manière frontale et radicale à la mondialisation en cours n’a pas de sens. Les processus de mondialisation ont largement dépassé le point de non-retour; en outre, on assiste, au sein de ces processus, à la naissance d’un système politique véritable qui est en train d’acquérir une force toujours plus grande. D’autre part, le fait d’accepter la mondialisation politique pour mieux la réguler n’est pas non plus envisageable; et si cela l’était, je ne verrais aucune raison pour le faire. Ce qui pose en effet problème, ce n’est pas la mondialisation mais la mondialisation capitaliste, néo-libérale. Il s’agit donc de jouer sur la possibilité de s’opposer à la mondialisation sur son propre terrain, c’est-à-dire de contraster l’exercice d’un pouvoir qui n’a plus de frontières et qui circule indépendamment des limites des souverainetés nationales au niveau mondial. Comment agir contre le pouvoir capitaliste qui est en train de se réorganiser dans la mondialisation ? Il serait bien évidemment assez difficile de penser à la prise du Palais d’Hiver : l’objectif semble assez peu réaliste (et, comme on le verra plus bas, on risquerait en outre de se trouver en mauvaise compagnie, c’est-à-dire avec des partisans du capitalisme national résistants ou réticents devant la mondialisation). Mais on ne peut pas se permettre non plus de ne pas agir, au nom de la difficulté à contester une totalité trop complexe. Il s’agit au contraire d’agir à la fois localement et à partir d’une pensée globale; mieux : à partir d’une pratique d’opposition qui débouche sur un terrain global, à l’échelle planétaire. Si nous assumons désormais la globalisation comme cadre de référence de notre pensée et de nos pratiques, la plupart des catégories logiques, des concepts et des réalités politiques qui étaient les nôtres et qui étaient apparus avec la pensée moderne ne fonctionnent plus – de l’État-nation au droit international, du concept de guerre à celui de paix. Un bilan synthétique du processus de mondialisation en cours ne peut se faire que si nous acceptons de changer totalement notre langage. Je ne crois pas qu’il s’agisse seulement d’un problème de cohérence linguistique : trop souvent, même les questions que l’on se pose à propos de la mondialisation sont formulées en des termes qui sont encore liés à un paradigme qui est précisément celui que la mondialisation est en train de dissoudre. La mondialisation nous met face à une double rupture : celle de la nouveauté des rapports de pouvoir qu’elle induit – et des réponses que l’on peut lui donner, des formes de résistance et de lutte que l’on doit inventer; celle du changement total de tous les instruments de description et de compréhension, de problématisation et de critique dont on disposait jusque-là. Cela dit, l’opposition à la mondialisation ne pourra qu’être frontale et radicale, tout comme l’est l’opposition au capitalisme. Mais à l’intérieur de la mondialisation : c’est ainsi que nous avons toujours agi, sans illusions ni mystifications – à l’intérieur du capitalisme, contre le capitalisme.
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2Je confesse ma grande ignorance du néolithique ! Le peu que j’en sais, c’est qu’il s’est agi d’un changement de paradigme qui a pris des milliers d’années et qui impliquait une modification radicale de l’utilisation de l’outil par l’homme.
3Or je crois qu’ici, au contraire, la modification du rapport à l’outil qui était dominante dans la production économique et sociale s’est produite en un temps très bref, et que les forces politiques et sociales en ont été les protagonistes actifs.
4J’entends dire par là que la mondialisation correspond avant tout à une révolution du paradigme du travail – ce que l’on décrit en général comme le passage du fordisme au postfordisme, ou encore comme l’émergence toujours plus forte du travail immatériel dans les secteurs à grande productivité : alors que la classe ouvrière dépendait du capital dans la mesure où celui-ci détenait les instruments du travail, c’est-à-dire de la production de la valeur, aujourd’hui, l’expansion du travail immatériel se fonde entièrement sur la mise au travail des cerveaux de tout un nouveau prolétariat. Ce nouveau prolétariat possède son instrument de travail, il l’a – au sens strict – en soi, ce qui change énormément le rapport à la domination du capital. Mais cette mutation n’est pas seulement un changement d’instrument qui ouvre de nouvelles perspectives d’indépendance par rapport aux vieux modèles d’exploitation : elle est également née à partir des affrontements et des luttes qui ont opposé la classe ouvrière au capitalisme fordiste tout au long du XXe siècle, et en particulier – de manière dramatiquement forte – autour de 1968. Le capitalisme a répondu à la force de destruction de la structure de l’État capitaliste qui a été mise en œuvre par les ouvriers – et qui s’est ajoutée par ailleurs à la révolte des populations colonisées et à celle des masses exploitées au sein de la gestion socialiste du capital dans le monde soviétique – par une modification radicale de l’organisation du travail qui a déstructuré la classe ouvrière et la société que celle-ci avait formée. La financiarisation et la mondialisation du développement capitaliste s’accompagnent par conséquent de l’imposition de la flexibilité et de la mobilité du travail. La production devient toujours davantage immatérielle, certes, mais c’est aussi parce qu’elle permet d’investir la société avec de nouvelles machines productives et de contrôle.
5Le monde est financièrement unifié et les sociétés tout entières sont mises au
travail. Cette nouvelle phase du capitalisme, que l’on peut définir comme post-fordiste (du point de vue de l’organisation du travail), postmoderne (du point de vue de la circulation productive du langage) et mondialisée (du point de vue
de la constitution du pouvoir), pourrait être définie de bien d’autres manières :
ce qui la caractérise est, dans tous les cas, une transformation radicale des rapports de capital et de souveraineté. Ces rapports deviennent démesurés, c’est-à-dire qu’ils vont au-delà de tout rapport induit par la mesure de la valeur ou
les règles de civilisation. Sur ce point, il est nécessaire d’insister sur un autre
élément de la transformation en œuvre. Celui-ci concerne la dimension biopolitique de la réalité dans laquelle nous vivons. Or si l’on entend le terme de « biopolitique » au sens où je le prends, il me semble qu’il faut repérer de véritables
transformations anthropologiques : quand le travail devient immatériel avec
cette intensité et cette extension, c’est l’activité humaine qui constitue non seulement la société mais la richesse. L’économie politique, en tant que science
séparée, se dissout pour ainsi dire. Ce changement anthropologique montre la
démesure du rapport de capital et de souveraineté : ce rapport s’exerce sur des
activités qui excèdent toujours la mesure, et qui ne peuvent que très relativement être commandées et exploitées. Le capital et la souveraineté se présentent
désormais comme une sorte de Janus à deux visages : ils sont traversés par des
flux qu’ils ne peuvent contrôler.
3 et 4
6Je crois qu’aujourd’hui, la seule manière qu’ont les économies nationales en crise de s’opposer aux opérations du FMI est d’insister sur des propositions keynésiennes. Stiglitz, l’ex-directeur du FMI qui en a été expulsé [1], soutient que c’est la seule voie que l’on puisse suivre. Pour obtenir quoi ? La constitution d’un front anti-libéral et anti-dérégulationniste. Il est évident que la constitution de ce front est ce qui fait le plus peur à la puissance impériale – j’entends par là ce qu’avec Michael Hardt, nous décrivons comme la nouvelle souveraineté mondiale, l’« Empire » : les États-Unis et le G 8. Cela signifierait en effet la construction de fronts internes à l’Empire, qui en contesteraient les nouvelles frontières intérieures et la hiérarchie des exploitations. On croit que parler d’empire signifie abolir les frontières. C’est vrai quand il s’agit de la circulation des flux financiers et des marchandises. Ce ne l’est plus du tout quand il s’agit de la circulation de la force de travail, de la mobilité des populations. Plus l’Empire supprime les vieilles frontières souveraines entre États-nations, plus il en crée de nouvelles pour mieux gérer – et le cas échéant bloquer – les populations, pour s’approprier des ressources, pour dessiner de nouveaux scénarios géopolitiques complexes, pour inventer de nouvelles formes d’exploitation. Face à tout cela, une première phase de résistance ne peut que jouer sur ce terrain.
7Or je ne crois pas qu’une politique impériale cohérente, fondée sur les présupposés dont je parlais à l’instant, se soit jusqu’à présent imposée. Même l’accélération violente que l’administration Bush a imprimée aux dynamiques impériales n’a pas réussi à accomplir pleinement les processus de constitution de l’Empire. Elle a au contraire créé de nouvelles contradictions. Actuellement, l’intérêt impérial (qui implique tendanciellement une régulation du capital au niveau mondial) est de plus en plus fréquemment interprété par les multinationales en contradiction avec ce que veulent les États-Unis et le G 8. Il y a donc différentes options de gestion de l’Empire : peut-être est-ce ici, dans cette contradiction interne aux différentes aristocraties du pouvoir impérial, qu’il faut insérer une ligne de résistance. Il est actuellement tout aussi important de construire une opposition à la guerre impériale, parce que celle-ci a désormais des fonctions de création d’ordre directes, constitutives de nouvelles hiérarchies mondiales. Dans ce cadre, il est évident que vouloir redonner de la vigueur à la vieille forme de l’État-nation n’a aucun sens. Aucun État-nation – pas même les États-Unis – n’a aujourd’hui la capacité de construire tout seul une stratégie militaire, une stratégie monétaire et financière, ou un dispositif communicatif et d’information. L’Empire, ce n’est pas une extension de l’impérialisme américain, comme certains ont voulu le lire, c’est un mécanisme bien plus complexe. Miser sur des ensembles supranationaux est donc essentiel. L’Europe unie pourrait sans doute constituer un point de référence utile. Mais de quelle Europe, et de quels ensembles supranationaux parlons-nous ? Seules des organisations européennes capables de s’opposer à l’OMC ou au FMI, et plus généralement à toutes les courroies de transmission du pouvoir impérial, capables de bloquer l’efficacité de leur action, donneraient une véritable consistance politique à l’Europe. Aujourd’hui, il ne reste plus de véritable société civile plurinationale, autre que celle qui parle au nom des droits de l’homme et d’un internationalisme onusien qui ont malheureusement fait la preuve de leur impuissance, quand ce n’était pas d’une hypocrisie caractérisée. La première tâche qui nous incombe sera donc de construire de nouvelles formes de liaison entre les différentes forces sociales et politiques qui refusent le capitalisme, où qu’elles se trouvent, d’identifier les contradictions sur lesquelles agir, de bâtir des fronts de résistance et des propositions alternatives. Parmi ces propositions, il faudra se battre pour l’Europe : une Europe qui vaille la peine d’être construite ne pourra l’être que sur la base d’une nouvelle « Commune de Paris ».
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8Si je savais définir le potlatch du XXIe siècle, j’en serais heureux ! Cela dit, avec ou sans potlatch, on peut malgré tout faire un certain nombre de remarques.
9La première, c’est qu’il faut renverser le rapport entre l’économie solidaire et les formes économiques capitalistes qui dominent aujourd’hui le monde. Il s’agit de comprendre et de faire émerger ce qui est commun au travail et à la vie des hommes, au rebours d’une situation de non-dit, d’absence d’expression et de non-valorisation absolue. En effet, si l’on considère la révolution productive qui a eu lieu à partir du milieu du XXe siècle et dont je parlais il y a un instant, on RÉPONSE À La Revue du MAUSS 103 s’aperçoit que celle-ci a essentiellement consisté en une hégémonie du commun sur toutes les autres déterminations économiques. Ce qui est « commun », c’est l’ontologie de la production et de la reproduction de la vie. En effet, désormais, la productivité des systèmes économiques se fonde toujours davantage sur le degré d’innovation (et renvoie par là à la richesse des réseaux éducatifs, relationnels et scientifiques); elle se fonde également sur l’intensité de la coopération sociale : ce sont les « économies externes », transitives et communes, qui donnent son efficacité à la production et lui permettent de s’insérer dans la vie sociale avec des « rendements croissants ». Ce n’est donc pas un hasard si l’on dit que le nouveau mode de production et la nouvelle organisation du travail se fondent sur ce qu’il y a de plus commun dans la vie des hommes : le langage.
10Ce « commun » est continuellement construit et enrichi par le travail vivant. Il n’y a rien de naturel en cela, rien qui soit en dehors de la logique productive.
11Pourtant, le fait de se trouver toujours « à l’intérieur » de la logique productive représente en réalité ce qu’il y a de plus profond : le « commun » de la vie, c’est cette profondeur-là. On ne peut donc faire autrement que mettre en évidence ce « commun » : il faut le faire émerger comme ce qui se donne avant toute valeur économique mesurée par le capital, comme ce qui est la condition de toute production. Il faut rendre communes toutes les « économies externes » du développement capitaliste, c’est-à-dire donner leur vraie valeur à la culture, à la civilisation, au savoir, aux habiletés professionnelles, et à toutes les conditions écologiques et urbaines qui préconstituent les conditions de l’économie capitaliste. Les capitalistes ne paient jamais ces préconditions : elles sont communes.
12Or dans le projet d’appel à l’économie commune, l’émergence du phénomène des associations est sans doute un phénomène important – je pense en particulier à celles du troisième secteur, mais aussi et plus généralement à toutes celles qui sont en relation l’une avec l’autre à l’intérieur du travail productif, à tous les individus qui coopèrent entre eux. C’est sur ce genre de coopération sociale et productive qu’il faut s’appuyer pour redéfinir un projet de résistance et donner une forme à un nouveau projet de société du commun – un nouveau communisme. Il s’agit donc de n’opposer au développement capitaliste rien d’autre que le travail de la multitude. Je crois que le travail de la multitude, défini comme « commun », est différent tout à la fois du « privé » et du « public ».
13Dans cette perspective, il ne s’agit donc pas simplement de mettre fin à cette terrible vague de privatisations – plus ou moins mafieuses – qui ont caractérisé les saisons néolibérales. Il s’agit surtout de construire, contre la prétention des États et des administrations bureaucratiques, des formes de gestion du commun qui puissent devenir des styles de vie et de production.
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14Trois revendications me semblent fondamentales – non pas pour reproposer des valeurs mais pour recomposer un horizon substantiel de mobilisation.
15La première est celle d’une citoyenneté universelle : dans un monde où les marchandises et les valeurs financières communiquent sans frontières et de manière instantanée, on ne comprend pas pourquoi les hommes ne devraient pas pouvoir, eux aussi, le faire. La deuxième est celle d’un revenu garanti : dans un monde où toute valeur passe à travers la mobilisation de la société tout entière et de sa productivité implicite, on ne comprend pas pourquoi le travail que représentent la vie et la reproduction de la société ne devrait pas être rémunéré. La troisième est celle de la libération de la Toile : dans une société où la production est devenue langage, on ne comprend pas pourquoi celui-ci devrait être réduit à une marchandise, ou bloqué par des droits de propriété, soumis à des péages et à des licences – en un mot : privatisé.
16Il est évident que ces trois mots d’ordre ne constituent que l’ébauche d’un parcours qu’il s’agit de suivre pleinement. Le suivre, cela signifie traverser des lieux sans frontières et des multitudes infiniment riches dans leurs différences et dans leurs agencements. La solidarité doit être à la base de chacune de ces revendications, si nous ne voulons pas qu’elles perdent leur sens à leur tour.
17À présent que le socialisme réel a enfin disparu, ce qui a également disparu de l’esprit des gens, c’est le mépris pour les pauvres qui en avait été l’une des caractéristiques les plus tristes et les plus saillantes. Nous savons qu’il ne pourra pas y avoir de véritable liberté tant qu’il existera encore un seul pauvre sur la Terre. Mais nous savons également que cette liberté ne sera réelle que quand les pauvres auront finalement le droit de la construire avec nous.
Notes
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[1]
En fait, Joseph Stiglitz était vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale, dont il a démissionné en novembre 1999 (NDLR).