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Article de revue

L'émergence de la socialité : une dialectique de l'engagement et de l’ordre

Pages 130 à 149

Notes

  • [1]
    Ce texte est la traduction de « Emergent sociality : a dialectic of commitment and order », Symbolic Interaction, vol. 13, n° 1, p. 63-82,1990 (JAI Press).
  • [2]
    Gallant et Kleinman [ 1983] vont même jusqu’à affirmer que l’ethnométhodologie, parce qu’elle s’est focalisée sur l’accomplissement de l’ordre dans les formes non institutionnelles de l’interaction, est d’une certaine manière passée à côté du phénomène de l’ordre social dans son ensemble. Sur ce point et d’autres encore, voir ma réponse dans Rawls [ 1984].
  • [3]
    Je désigne par « ordre sui generis de l’interaction » les éléments de l’ordre social qui composent un ordre intrinsèque indépendamment des structures institutionnelles ou des finalités stratégiques [voir Rawls, 1987].
  • [4]
    La nature morale des ordres locaux est un point abordé dans l’un des premiers articles de Garfinkel [ 1967] qui fut repris (et modifié) dans les Studies in Ethnomethodology et plus tard par Sacks dans sa discussion du phénomène du tying [ Lectures, 1967]. Pour un développement sur la contribution de Sacks relative à l’articulation des propriétés morales de l’ordre de l’interaction, voir Rawls [ 1989].
  • [5]
    À l’inverse des sanctions très incertaines qui suivent l’infraction aux règles institutionnelles.
  • [6]
    Les différentes traductions françaises des ouvrages de Goffman traduisent self par « moi ». Il nous a semblé plus juste de traduire par « soi » ( ndt).
  • [7]
    Ce que je soutiens ici, c’est que les conditions d’un contrat social placé sous les restrictions imposées par le « voile d’ignorance », tel que [John] Rawls [ 1987b] les a développées, sont celles de l’engagement sous-jacent dans l’ordre sui generis de l’interaction.
  • [8]
    La notion kantienne de choix individuel repose sur une dichotomie entre rationalité et sensibilité qui serait difficilement acceptable dans la théorie sociale [ cf. Durkheim, 1973]. Quoi qu’il en soit, cette idée n’est pas centrale dans la comparaison entre Goffman et Kant. En fait, la conception goffmanienne d’un soi social dont l’intégrité, et éventuellement la rationalité, dépend d’un « traitement rituel » au cours de l’interaction est assez étrangère à la façon de ¤ ¤ penser de Kant. Celui-ci développe bien l’idée de la non-contradiction des pratiques, qui n’est pas sans affinités avec celle proposée par Goffman d’engagement envers l’interaction. Mais elle est le plus souvent interprétée comme une contrainte structurelle pesant sur l’action plutôt que comme un ensemble de pratiques constitutives qui, pour que l’action puisse être pleinement significative, doivent être respectées.
  • [9]
    L’idée d’un contrat social s’impose à Goffman parce que la fin en soi existe indépendamment de lui. Par conséquent, il n’est pas au service du social mais simplement des fins rationnelles. Même s’il a un caractère d’utilité, il s’agit d’une utilité purement rationnelle et dont la valeur est intrinsèque : préserver les « fins en soi ».
  • [10]
    Voir l’introduction de Robert Bellah à Durkheim, On Morality and Society, University Press of Chicago, 1973.
  • [11]
    Collins [ 1989b] soutient que la socialité devrait être considérée comme une fin en soi parce que nous sommes poussés à l’accomplir. Je pense que l’argument selon lequel une socialité égalitaire est nécessaire à la production et au maintien du soi est un argument plus fort pour souligner l’importance de la socialité. De plus, d’après Collins, toutes les socialités devraient se valoir. D’après moi, au contraire, la socialité des différentes situations n’a de valeur que pour autant qu’elle satisfait les impératifs égalitaires de l’ordre sui generis de l’interaction.
  • [12]
    Ce n’est pas la prudence ou l’utilité d’une action qui la rendent morale. Mais, avec le contrat interactionnel compris dans le sens de Goffman, nous sommes devant un cas intéressant où l’utilité et la raison pure semblent coïncider. Pour une discussion plus développée des implications éthiques d’un ordre de l’interaction, voir Rawls [ 1985].
English version
« Une conversation a sa vie et ses exigences propres. C’est un petit système social qui tend à préserver ses frontières; c’est un îlot de dépendance et de loyauté avec ses héros et ses traîtres. »
GOFFMAN, [ 1974], p. 101.

1 Dans le cadre de la tradition théorique qui oppose l’action et la structure sociale, les valeurs morales doivent être dérivées soit des intérêts individuels soit des caractéristiques de la structure sociale. Le dilemme moral tel qu’il se pose traditionnellement en sociologie, repose sur la question de savoir si les valeurs découlent de la raison individuelle sous la forme de calculs d’utilité, ou constituent une fonction requise par la structure sociale.

2 Les sociologues se sont divisés entre ceux qui privilégient le choix rationnel comme explication de l’ordre et des valeurs sociales, et ceux qui, à l’instar de Durkheim, posent que c’est la structure sociale qui est elle-même sacrée. Aucune de ces positions n’est entièrement satisfaisante dans la mesure où toutes les deux admettent que la moralité repose sur des faits contingents et éludent ainsi la fonction critique essentielle des idées morales.

3 La tension entre l’idée philosophique d’une moralité pure et le fait, évident, que les normes sociales prennent la forme d’un engagement envers un ensemble particulier de valeurs sociales, a représenté pour la sociologie un véritable casse-tête existentiel. Afin de pouvoir agir comme des êtres sociaux, il semble que nous devions reproduire ces structures sociales qui nous enferment dans un monde de valeurs spécifiques et d’opportunités imposées. Partant, l’ordre de la vie quotidienne a été considéré comme devant conduire et soutenir nécessairement un statu quo culturel particulier. Ainsi la nécessité de se conformer à l’ordre de l’interaction fut-elle considérée comme un type de soumission à des règles sociales arbitraires et inégalitaires. Dès lors, les sociologues qui se sont attachés à étudier la vie quotidienne furent supposés n’être pas intéressés par les questions du changement social et de la morale [2].

4 J’ai déjà développé la thèse [Rawls, 1987] selon laquelle cette situation avait pour origine l’échec à distinguer deux formes de l’ordre social et l’opposition entre action et structure sociale qui en résulte. Dans cet article, je défendrai l’idée qu’un ordre sui generis de l’interaction [3] [Rawls, 1987] non seulement dissout l’opposition entre action et structure sociale, mais permet aussi d’envisager un niveau de l’engagement moral qui n’est déterminé ni par la structure sociale ni par l’intérêt individuel, et qui, pour cette raison, n’est pas pris en compte par l’approche traditionnelle [… ] Cet article soutient que le traitement des obligations d’engagement du premier Goffman ( 1955-1969) suppose implicitement une distinction entre l’ordre de l’interaction et celui de la structure sociale. Et cette distinction me semble justement pouvoir fonder avec plus de force une perspective critique du fait même qu’elle suggère de considérer les pratiques de l’ordre de l’interaction comme, dans une certaine mesure, libres des contraintes sociales structurelles. J’ai traité ailleurs [Rawls, 1987] des implications de cette idée pour une théorie de l’ordre social. Ici, je défends l’idée qu’une position établie sur l’idée d’un ordre sui generis de l’interaction permet de replacer la critique des valeurs dans un autre champ, loin des caractéristiques de la structure sociale ou des individus.

5 L’enjeu principal de cet article sera de soutenir que l’ordre sui generis de l’interaction n’est pas un ordre normatif, mais un ordre moral basé sur un engagement envers des idéaux de réciprocité généralisée. En ce sens, il constitue une critique constante et toujours à l’œuvre de la réalité sociale quotidienne. La source de la demande sociale d’égalité et de la résistance aux changements négatifs ne se trouve pas dans les structures sociales. Elle se situe au contraire au niveau micro-social. Collins [ 1989 a] a affirmé que l’ordre de l’interaction (tel que je le formule) doit, comme tout niveau d’ordre micro-sociologique, résister au changement social. Je pense qu’il échoue à distinguer clairement ma conception d’un ordre sui generis de l’interaction de sa propre conception des chaînes rituelles de l’interaction. La différence tient justement dans le fait que celles-ci sont rituelles : elles ont une histoire, et leur vertu est précisément de résister au changement. Or l’ordre sui generis de l’interaction n’est pas une forme rituelle ou institutionnelle. Il n’a pas d’histoire et n’est pas de nature normative.

6 En effet, l’ordre de l’interaction ne dépend pas de façon contingente de formes sociales particulières. Au contraire, il constitue une instance d’évaluation qui soumet celles-ci à la critique. La tension qui se crée quand la structure sociale et les intérêts individuels ne correspondent plus aux principes sous-jacents de l’ordre de l’interaction est l’une des sources de changement des structures sociales. Cette position est comparable à celle du jeune Marx [ 1972] pour lequel les besoins des hommes sont à l’origine d’une tension qui propulse l’histoire dans une série de changements. L’interaction la plus minime, loin d’être cette force conservatrice que l’on présente traditionnellement comme résistante au changement, représente en réalité une revendication continuelle d’égalité face à la structure sociale. Elle offre ainsi des ressources pour une critique anti-utilitariste ( interest-free) de la moralité des arrangements sociaux existants.

7 Goffman est l’un des premiers à avoir tenté de distinguer les impératifs moraux de l’ordre de l’interaction et ceux de la structure sociale [4]. Même s’il n’a pas complètement réussi à différencier les deux formes d’ordre correspondantes – point sur lequel Garfinkel et Sacks peuvent apparaître plus pertinents et plus importants –, son traitement de la morale interactionnelle est très suggestif quant à l’importance que peut avoir l’ordre sui generis de l’interaction pour la compréhension des questions morales. Dans cet article, je tenterai donc à la fois de préciser la position de Goffman et d’avancer à partir d’elle.

L’ORDRE DE L’INTERACTION ET LES « OBLIGATIONS D’ENGAGEMENT »

8 Si Goffman, tout au long de sa carrière, a lutté pour la reconnaissance de l’interaction comme domaine d’étude autonome [Goffman, 1988; 1974, p. 7-8], il n’a jamais pu en définir clairement les limites [Rawls, 1987]. Alors qu’il est d’usage de reprocher à Goffman son inconséquence sur ce point, je crois que le problème réside moins dans son approche générale elle-même que dans le fait qu’il n’a pris en considération qu’une partie de la question.

9 Comme je l’ai écrit [ 1987], on ne peut distinguer clairement l’ordre de l’interaction qu’en montrant que son intelligibilité repose avant tout sur un type d’engagement propre à ce niveau. Un tel argument ressort bien des travaux de Garfinkel et de Sacks et, à l’inverse, les derniers travaux de Goffman attestent de son échec presque total à traiter ce point. En effet, son analyse des obligations propres à l’ordre de l’interaction était entièrement sous la dépendance des questions concernant la constitution sociale du soi.

10 Néanmoins, la tentative goffmanienne de distinguer l’ordre de l’interaction en avançant la notion d’obligations d’engagement reste cruciale pour comprendre l’ordre sui generis de l’interaction. Une vison claire de ce que Goffman désigne par ces obligations d’engagement, et leur distinction d’avec l’identification traditionnelle entre valeurs et structure sociale, donne une clé pour comprendre la spécificité de l’ordre de l’interaction lui-même. Dans cette perspective, certains ensembles de valeurs se rattachent à l’ordre de l’interaction alors que d’autres sont liés à la structure sociale. D’un côté, par leur capacité à garantir une réciprocité interactionnelle, les obligations d’engagement apparaissent en dernière instance comme équitables et propres à fournir un fondement moral à l’interaction. Mais d’un autre côté, Goffman est parfois conduit à parler d’obligations d’engagement envers un ordre institutionnel. Les interactants semblent alors pris dans des rôles institutionnels et dans des systèmes d’attentes qui leur dénient toute liberté. Son ambivalence à propos du statut de ces obligations au regard de la liberté et de la morale ressort bien de son affirmation qu’« il y a des catégories de personnes – et dans notre société ce sont des catégories très vastes – dont les membres paient constamment un très haut prix pour leur existence interactionnelle » [Goffman, 1988, p. 200].

11 Si, dans une certaine mesure, cette ambiguïté vient de l’échec de Goffman à clairement délimiter un ordre de l’interaction, elle peut aussi être considérée comme le reflet d’une tension réelle entre la dynamique sociale et l’ordre moral. Les relations sociales impliquent toujours simultanément les deux niveaux. Là où l’ordre de l’interaction repose en grande partie sur un soubassement institutionnel, le dilemme de la liberté humaine se rapproche du « cercle existentiel » de Sartre [ 1960] et des poststructuralistes comme, notamment, Derrida [ 1972], qui affirment que le sens et le soi sont déterminés par des conventions institutionnelles et que le problème de la déconstruction consiste à sortir de tout cadre englobant. À l’inverse, lorsqu’il décrit des situations où l’ordre de l’interaction est relativement indépendant de la contrainte institutionnelle, Goffman est capable de brosser le tableau de l’influence de la morale et de souligner la possibilité d’une liberté et d’une autonomie qui transcendent les considérations institutionnelles ou culturelles particulières.

12 Goffman [ 1988] a reconnu sa responsabilité dans cette contradiction qui ressort de ses propres descriptions de l’interaction, mais il a refusé de construire un modèle logique et conventionnel qui simplifierait par trop le problème. La plupart des interactions doivent répondre à des contraintes institutionnelles sévères et, bien que Goffman ait décrit un fondement moral propre à l’ordre interactionnel, il a aussi porté beaucoup d’attention au manque de réaction des êtres humains contre des arrangements sociaux manifestement inéquitables : « Il s’est toujours trouvé, en tout temps et en tout lieu, des catégories d’individus qui ont montré une capacité décourageante à accepter manifestement les arrangements interactionnels les plus misérables » [Goffman 1988, p. 200]. [… ]

13 Goffman ne parvient pas à faire la part entre un engagement moral envers les conventions constitutives de la socialité et un engagement envers les valeurs qui répondent aux impératifs des structures et institutions sociales.

14 Cependant, une analyse de ses travaux montre que les attentes morales et sociales ne doivent pas être considérées comme identiques dans toutes les relations sociales. L’ordre de l’interaction peut être distingué des autres ordres sociaux par et à travers une explication de l’engagement moral spécifique qu’il requiert. [… ]

LES IMPLICATIONS ÉTHIQUES DES OBLIGATIONS MORALES

15 Dans les écrits antérieurs aux Cadres de l’expérience (neuf articles et ouvrages écrits entre 1955 et 1969), Goffman affirme fréquemment que les obligations d’engagement sont des obligations morales. Tout au long de ses premiers écrits [ 1968,1974,1973], il utilise indistinctement le concept de morale et celui d’obligations sociales. Les problèmes de la morale gardent une dimension implicite centrale dans les derniers travaux de Goffman– comme le manifeste clairement son discours présidentiel –, mais dans les Cadres de l’expérience et dans Façons de Parler, il s’oriente d’une part, vers l’analyse des enjeux épistémologiques liés à sa conception d’un consensus moral, et d’autre part, vers l’étude de la transformation des cadres sociaux et de leurs relations.

16 L’incapacité de Goffman à délimiter de manière claire les frontières d’un ordre de l’interaction et à différencier les obligations morales qui lui sont propres de celles qui sont requises par la structure et la stratification sociales, brouille la distinction qu’il veut établir entre l’ordre interactionnel et les visions traditionnelles de la structure sociale. En conséquence, il finit souvent par confondre les impératifs de l’interaction et ceux de la structure.

17 D’un côté, dans une veine très durkheimienne, il donne aux performances qu’accomplissent les acteurs sociaux une tonalité morale, affirmant qu’elles « manifestent les valeurs sociales officiellement reconnues [… ]. Il s’agit en quelque sorte d’une cérémonie, de l’expression revivifiée et de la réaffirmation des valeurs morales de la communauté » [Goffman, 1973, p. 41].

18 On trouve là une conception institutionnelle de la morale qui est censée reproduire un statu quo particulier. Pourtant, à d’autres moments, il est tout aussi clair que Goffman traite d’une autre forme de morale qui, parce qu’elle concerne les besoins d’un soi social, exige de contrevenir, dans une certaine mesure, aux injonctions institutionnelles. Bref, une morale qui incombe à tout un chacun en tant qu’interactant et qui soutient non le statu quo, mais uniquement l’interaction. En d’autres termes, la morale à laquelle Goffman se réfère apparaît définie institutionnellement, mais, d’autres fois, elle semble induire une résistance coopérative à l’encontre d’une définition institutionnelle.

19 Ces obligations que les interactants doivent à l’interaction elle-même semblent délimiter un domaine distinct du social et désigner une forme spécifique d’action morale. Goffman considère ainsi qu’un engagement moral dont la seule fin est d’assurer la constitution d’un consensus temporaire constitue l’une des « règles fondamentales de l’interaction » :

20

« Lorsqu’un individu perçoit que ses partenaires manquent de sincérité ou se conduisent de façon affectée [au regard de leur rôle], il tend à avoir le sentiment qu’ils abusent de leur position dans le système de communication afin de favoriser leurs intérêts; il sent qu’ils enfreignent les “règles fondamentales de l’interaction”» [ 1974, p. 108].

21 Goffman affirme que, quand les personnes abusent de la garantie implicite d’une certaine acceptation dans une interaction et utilisent « la figuration comme un moyen d’agression », « la rencontre et l’entreprise sont alors moins la scène d’une considération mutuelle que le champ d’un affrontement » [ 1974, p. 24]. Dans une interaction, les résultats négatifs sont immédiats lorsque la face est abusivement utilisée [5]. Dans sa discussion sur le rôle de l’embarras dans le maintien de l’équilibre interactionnel, Goffman souligne que « les attentes liées à l’embarras ont un caractère social [… ]. Les obligations morales qu’il nous faut envisager sont plutôt celles qui environnent l’individu en tant qu’il exerce une seule de ses qualités, celle de support des rencontres » [ 1974, p. 94]. Des obligations morales incombent aux participants d’une interaction sur la seule base de leur engagement dans celle-ci, et sans considération de quelque statut ou rôle institutionnels dont ils pourraient se revendiquer.

22 Il y a aussi des obligations collectives liées à l’interactant en tant que tel. Goffman affirme que les institutions totales échouent à satisfaire ces obligations, jusqu’à qualifier certaines d’entre elles de « lieux d’impiété » [ 1974, p. 84], et qu’elles se dressent contre « l’état naturel de l’homme », laissant ainsi entendre qu’un tel état existe. Il suggère que cet état naturel se réalise à travers une acceptation et un respect mutuels des soi[6] entre eux, et que chacun doit « accepter et honorer le soi que projette chacun des participants » [ 1974, p. 94].

23 Quoi qu’il en soit, la confusion entre les différents niveaux de l’obligation morale est introduite à partir du moment où l’interaction devient un vecteur de la reproduction des formes institutionnelles. Goffman souligne que « la société est fondée sur le principe selon lequel toute personne possédant certaines caractéristiques sociales est moralement en droit d’attendre de ses partenaires qu’ils l’estiment et la traitent comme telle » [ 1973, p. 21].

24 Il poursuit en affirmant que « c’est, semble-t-il, une obligation caractéristique de bien des relations sociales que celle de sauver la face que présentaient les autres dans une situation donnée » [ 1974, p. 39]. La face peut revêtir un statut institutionnel ou un statut interactionnel, et les conséquences morales sont assez différentes dans chacun de ces cas.

25 En effet, alors que le droit d’occuper un rôle social particulier peut être défini institutionnellement, la double obligation morale d’honorer la face des autres et de présenter une face adaptée à la situation existe sur la base des impératifs propres à l’ordre de l’interaction, indépendamment de toute forme institutionnelle. C’est ce qui est à l’origine d’un conflit essentiel entre l’engagement vis-à-vis des conventions qui permettent l’interaction et l’engagement envers celles qui sont propres au contexte institutionnel d’une situation particulière. Certaines conventions appartiennent à la structure sociale et d’autres non. Goffman se réfère à cet engagement mutuel des « faces » ainsi qu’aux conventions relatives à leur préservation comme à un « consensus temporaire ». Il s’agit pour lui d’une forme de contrat social qui lie les participants et vis-à-vis duquel ils ont une obligation « rituelle » ou morale.

LE SOI RITUEL : UNE CONTRAINTE MORALE PREMIÈRE DE L’ORGANISATION DE L’ACTION

26 L’affirmation que l’interaction a un caractère ordonné et moral repose pour Goffman sur l’hypothèse que les soi sont de nature rituelle, que le face-à-face s’organise autour de leur protection au cours de l’interaction et de la protection de l’interaction à leur égard. « La face est donc un objet sacré, et il s’ensuit que l’ordre expressif nécessaire à sa préservation est un ordre rituel » [ 1974, p. 21].

27 Cette interdépendance du soi et de l’interaction, liée aux obligations d’engagement, est source de contraintes pour l’ordre social lui-même. Ainsi, ces contraintes ne viennent pas de la structure sociale, des rapports de classes, de la division du travail ou des représentations culturelles, mais des impératifs du soi et de la socialité. Si les institutions totales ne font presque rien pour respecter ces besoins intrinsèques du soi rituel, l’étude de Goffman révèle néanmoins les concessions faites aux soi par ces institutions. L’attention qu’il porte aux soi dans les institutions totales est en fait l’exploration des degrés de résistance permis par l’ordre de l’interaction. Les concessions obtenues par les reclus d’Asiles sont l’un des traits les plus marquants relevés par Goffman. Leurs comportements apparemment irrationnels, souvent contraires aux règlements institutionnels officiels, ne peuvent faire sens que si l’on y voit un contrat ou des concessions, si l’on considère que c’est la personnalité qui est ici en jeu et qu’elle ne peut s’acquérir que par le biais de ces concessions apparemment dérisoires. L’exemple du « système des attouchements » dans un hôpital psychiatrique le montre :

28

« Dans le service A, comme dans les autres services de l’hôpital, il existait un “système des attouchements”. Certaines catégories de personnes avaient le privilège d’utiliser le rituel du contact physique pour exprimer leur affection envers les autres et l’étroitesse de leur relation avec eux. [… ] Les surveillants, les malades et les infirmières formaient un groupe unique quant au droit d’attouchement, droit qui était symétrique. Chacun d’entre eux avait le droit de toucher n’importe quel membre de sa catégorie ou des autres » [ 1974, p. 66].

29 Ce « système d’attouchements », s’il exclut les médecins, s’applique à tout le monde, indépendamment des différences de statut institutionnel.

30 Ainsi, « chaque institution totalitaire engendre spontanément ou par imitation une série de pratiques institutionnalisées qui rapprochent assez les membres du personnel des reclus pour permettre aux uns comme aux autres de se voir sous un jour favorable » [ 1968, p. 144]. C’est une petite oasis d’égalité dans un environnement qui se trouve être par ailleurs fondamentalement hostile à l’existence véritable du soi. De telles concessions sont nécessaires selon Goffman. Sans elles le soi ne peut être mis en œuvre et maîtrisé; il disparaît. Ces concessions, qui sont faites dans le seul intérêt de maintenir un semblant de soi, nous renseignent aussi sur l’ordre moral requis par l’individualité. C’est un ordre égalitaire qui se dresse contre la distribution institutionnelle des droits et des opportunités.

31 Goffman ne nie pas l’existence du soi comme acteur [ 1973, p. 238; 1974, p. 31]; mais que ce soit en qualité d’acteur ou de personnage, le soi dépend, en dernière instance, de l’interaction. Alors que le personnage ou le rôle est le produit de chacune des interactions, l’acteur est celui d’un ensemble d’interactions. Le soi social est le produit d’une scène, « c’est un effet dramatique qui se dégage d’un spectacle » [ 1973, p. 239]. « Pour exprimer la totalité d’un homme, il faut une chaîne d’individus se tenant cérémoniellement par la main [… ]. Même s’il est vrai que l’individu détient un soi unique et qui n’appartient qu’à lui, le signe de cette possession est entièrement le produit d’un labeur cérémoniel collectif » [ 1974, p. 75].

32 Pour Goffman, les obligations contractuelles sont issues des impératifs de l’interaction sociale et de la perpétuation du soi à travers ses relations aux autres soi.

33

« J’appelle “consensus temporaire” ce niveau d’accord » [ 1973, p. 18]. « Tout contact avec les autres est ressenti comme un engagement. La face portée par les autres ne laisse pas non plus indifférent et, quoique de tels sentiments puissent différer par le degré et la direction de ceux que l’on éprouve pour sa propre face, ils n’en constituent pas moins, de façon tout aussi immédiate et spontanée, une participation émotionnelle » [ 1974, p. 10].

34 Le contrat est rendu nécessaire par la nature fragile de l’interaction d’une part, et du soi social d’autre part. La menace constante de l’anéantissement pèse sur les deux : « Quand, par la suite d’un incident, l’engagement spontané est mis en danger, c’est la réalité qui est menacée » [ 1974, p. 119].

35 « Parler avec embarras, sans retenue ou de façon incorrecte, c’est être un géant dangereux ou un exterminateur de mondes » [ 1961, p. 81]. L’individu n’est jamais en sécurité dans une rencontre, et cela parce qu’un désaccord est toujours possible entre la « façade » projetée et le soi réel qui peut se révéler. Ainsi, note Goffman, « dans notre société anglo-américaine, il n’est, semble-il, aucune rencontre qui ne puisse devenir embarrassante pour un ou plusieurs de ses membres » [ 1974, p. 89]. Pour cette raison, il est non seulement moral mais prudent d’agir conformément au consensus temporaire : le violer pourrait bouleverser l’interaction et, très probablement, ce faisant, aller à l’encontre des intérêts de notre propre soi.

36 Dans certaines situations, les personnes, ignorant leur statut à venir dans l’interaction, s’entendent pour reconnaître a priori la « façade » affichée par les participants, protégeant ainsi toutes les positions que chacune peut être amenée à occuper [7]. Les soi voient leur sécurité dépendre de leur connaissance du caractère et de l’intention des autres personnes présentes dans l’interaction. Chacun a besoin de savoir comment les autres se situent vis-à-vis de leurs obligations morales respectives. L’interaction sociale constitue le moyen par lequel cette identification mutuelle peut être accomplie.

LA DIALECTIQUE ENTRE CONTRAT INTERACTIONNEL ET CONTRAT SOCIAL

37 Dans son allocution présidentielle, Goffman critique à la fois la théorie morale utilitariste et l’identification durkheimienne de la morale avec les normes sociales. L’idée d’un consensus qui autoriserait le sacrifice de quelques-uns au profit du plus grand nombre (comme dans l’utilitarisme) ou celle qui identifierait l’inégalité sociale existante avec la morale (comme Durkheim l’a souvent fait) sont clairement inacceptables pour Goffman [ 1988, p. 198]. Cependant, il développe également une conception du consensus comme fondation de l’ordre interactionnel et paraît souvent suggérer qu’un engagement au travers d’une face institutionnelle relève d’une nécessité morale du même ordre que celle d’un engagement envers un fondement équitable des règles de l’interaction. Cette dialectique essentielle de l’engagement a donné lieu à une mécompréhension à l’origine de beaucoup de critiques faites à Goffman. Dans la mesure où les termes que Goffman utilise pour décrire ce consensus temporaire sont manifestement kantiens, il est important de comprendre la différence entre une conception kantienne du contrat social et une conception utilitariste.

38 La théorie morale utilitariste fait l’hypothèse d’un individu rationnel qui choisit de contracter afin de satisfaire un but (la maximisation du plaisir par exemple, etc.). Pour autant, si l’action sociale est présumée constituée par l’agrégation d’actions individuelles instrumentales et volontaires, il est nécessaire de présupposer soit un consensus collectif soit une similitude des choix rationnels pour expliquer l’ordre social. C’est pourquoi, comme Alexander l’a relevé [ 1982, p. 98], la théorie utilitariste présente une orientation holiste bien distincte et, en dépit de son volontarisme, sa morale privilégie les besoins institutionnels. Dans cette perspective, l’utilitarisme se rapproche de l’interprétation courante de Durkheim – quoique Durkheim ait tout autant négligé l’œuvre de Kant [8] [Sirianni, 1984]. L’utilitarisme est aussi, de bien des manières, clairement individualiste. Cela n’a rien de surprenant, si l’on considère, comme je l’ai fait, que toute théorie qui abstrait l’individu ou la structure du processus social finit toujours par « découvrir » qu’individu et structure constituent deux éléments opposés [Rawls, 1987,1990]. Or l’un ne peut exister sans l’autre. L’apparente indépendance de l’un tire son origine de l’hypothèse de l’indépendance de l’autre. L’institutionnalisme et l’individualisme sont simplement des apparences objectivées de certains stades du processus social.

39 En suggérant que le fondement moral de l’ordre de l’interaction relève d’un contrat social, Goffman ne peut être tenu pour un utilitariste. Sa position n’est ni individualiste ni holiste; et la forme première de l’action ne peut être pour lui celle d’une action orientée stratégiquement, car l’engagement sur fond de règles institutionnelles est traité comme une fin et non comme un moyen. Du point de vue utilitariste, seule l’action stratégique évaluée au regard de ses conséquences peut constituer une action morale.

40 Mais, pour Kant, dans la mesure où l’engagement moral envers des fins en soi va au-delà de considérations utilitaires, elle ne le peut pas. Si le soi est un produit de l’interaction basé sur le contrat social, comme cela semble être le cas chez Goffman, un ordre ou un contrat social doit exister pour les individus avant qu’ils ne conçoivent un contrat basé sur des considérations utilitaires. Sans la première instance d’un tel contrat, les individus ne peuvent exister ni la société se perpétuer. Le consensus temporaire présuppose que l’interaction permet à la fois l’émergence de l’individu et la reproduction de la structure sociale. En cela, la position de Goffman est compatible avec celle de Kant pour qui la morale, sous la forme de l’impératif catégorique, est un principe purement rationnel qui préexiste à toute reconnaissance de son existence et qui ne dépend dans sa forme ni d’un choix individuel ni de conditions sociales ou d’inclinations individuelles particulières [9]. Le consensus temporaire exige en lui-même un engagement (par exemple, de non-contradiction dans les pratiques). Les pratiques sociales, pas plus que les soi, ne peuvent exister sans lui.

41 À l’inverse de l’utilitarisme, la morale kantienne (ou, pour reprendre ses termes propres, l’impératif catégorique) ne dépend pas des intérêts des individus ou des institutions, mais s’oppose souvent à eux. Elle n’est en aucune manière déterminée par le problème de la reproduction de la structure sociale (et de ses inégalités) ou par la réalisation de fins stratégiques.

42 Pour Kant, la morale trouve entièrement son origine en dehors du social en tant que valeur de pure réciprocité [10]. D’un autre côté, alors qu’elle préfigure des arrangements sociaux particuliers, elle est en même temps fondée sur l’idée d’une communauté égalitaire. C’est ce qui différencie l’éthique kantienne de l’utilitarisme, qui pose l’individu comme premier et implique une relation technique des moyens et des fins. Et différencie de la même manière la théorie goffmanienne de l’ordre social de celle qui repose sur le modèle de la rationalité instrumentale.

43 Bien évidemment, l’adoption par Goffman d’une conception kantienne du contrat au niveau des règles interactionnelles n’exclut pas la possibilité que les interactions fondées sur de telles règles puissent néanmoins être manipulées pour reproduire des inégalités structurelles. Un engagement moral autonome et libre, compris comme condition de l’ordre de l’interaction, ne garantit pas la moralité de l’interaction dans la mesure où les participants non seulement peuvent, mais doivent utiliser l’interaction afin de reproduire l’un ou l’autre des statuts sociaux qu’ils y auront. Ce qui est en fait compatible avec la théorie morale contemporaine qui considère les philosophies morales kantienne et utilitariste comme deux moments dans l’histoire institutionnelle [J. Rawls, 1987a]. Mais, à mon avis, elles doivent être appréhendées comme correspondant à deux niveaux différents mais simultanés de l’ordre social. De plus, les inégalités sociales ne sont pas internes à ce consensus sous-jacent ou constitutives de celui-ci. Pour cette raison, il contient en lui-même la possibilité de leur opposer une résistance continue.

L’INFLUENCE DE LA « FIN EN SOI » DE KANT SUR LA THÉORIE SOCIALE

44 Par conséquent, c’est une erreur de comprendre le contrat social goffmanien en termes durkheimiens. En aucun cas Kant ou Goffman n’auraient soutenu qu’un ordre social particulier est un bien ultime, et pour eux, les normes à la base d’un tel ordre ne sont donc pas morales. C’est seulement l’identification des règles fondamentales de la communication avec les conditions d’émergence du soi et du sens (en fait, deux conditions de la rationalité) qui rend moral le consensus temporaire. Les « exigences de la raison » ne relèvent pas de mœurs sociales générales ni davantage de principes rationnels individuels facilement généralisables. Chez Goffman, elles sont assimilées au consensus temporaire qui rentre en effet souvent en conflit avec les valeurs et les rôles sociaux. L’intérêt particulier et le conflit ne sont pas inhérents à l’engagement dans l’ordre de l’interaction lui-même;

45 ils s’y manifestent seulement dans la mesure où un engagement dans des formes de vie institutionnelles et hiérarchisées particulières s’y ajoute.

46 En considérant l’interaction et l’impératif moral qui lui correspond comme le niveau élémentaire du processus social, Goffman se rapproche de Marx [ 1972]. Pour ce dernier, la morale propre à l’espèce humaine est distincte des normes de la société civile. Les besoins humains exercent une pression morale sous-jacente au sein des dispositifs sociaux. Il y a une relation évidente entre la conception de l’homme qu’a Marx et celle de Kant.

47 Pour tous les deux, les êtres rationnels existent comme « fins en soi ».

48 Cette conception est tout aussi indispensable à la position défendue par Goffman. Marx et Goffman reconnaissent l’un et l’autre que certaines définitions sociales empêchent la libre création de relations pleinement significatives en elles-mêmes. Sans une telle reconnaissance, Marx aurait été conduit à chercher l’origine de la contradiction interne aux formes culturelles soit dans la nature humaine soit dans des dysfonctionnements structurels. Il semble bien plus pertinent d’interpréter la violation des fins en soi – bref de l’homme – comme la contradiction fondamentale de la domination culturelle dénoncée par Marx.

49 Kant affirme que nous ne pouvons tirer bénéfice de la personne des autres dans une interaction que dans la mesure où nous les reconnaissons comme des êtres « qui doivent pouvoir contenir aussi en eux la fin de cette même action » [ 1965, p. 152].

50

« Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect) » [Kant, 1965, p. 149].

51 Ce principe exige respect mutuel et différentes obligations entre les soi. Il donne naissance à un système élaboré de garanties sociales, à un « contrat social ». Goffman fait référence à un principe similaire dans Asiles :

52

« Selon les principes moraux répandus dans la société qui entoure l’institution totalitaire, la personne est presque toujours considérée comme une fin en soi. Nous pensons constamment dans ces conditions que certains types de démarches, techniquement superflues, doivent être observés dans la manipulation du matériau humain. Ce respect de ce que nous appelons les principes d’humanité fait, par définition, partie de la “responsabilité” de l’institution et c’est là une des garanties que l’institution est censée donner au reclus en échange de sa liberté. L’institution doit respecter certains des droits des individus comme personnes » [ 1968, p. 123].

53 Le concept de personne comme fin en soi pose de sérieuses limites aux fins instrumentales ou institutionnelles. Les personnes ne peuvent être simplement manipulées dans le but de réaliser une fin désirée. Il doit y avoir une compensation ou un accord en échange du renoncement à cette part d’égalité du soi que le consensus temporaire doit normalement garantir. Les institutions ont des obligations envers les individus. Ces obligations, quelles qu’elles soient, trouvent leur origine dans les règles fondamentales de l’interaction.

54 À la différence de Kant pour qui le contrat social est dérivé du concept indépendant d’une raison pure et ne sert aucun but « social » immédiat, Goffman identifie le principe moral avec un engagement envers les règles propres de l’interaction sociale. En ce sens, la morale a effectivement une fin sociale. Mais elle ne porte pas une forme sociale particulière, seulement la possibilité de la socialité en général [11]. Cette position s’explique par la nécessité de règles fondamentales pour la protection et la reproduction des soi; elles posent des limites aux institutions sociales et ont le pouvoir de leur résister [12] (donc de résister au statu quo). En fait, on peut soutenir que, dans Asiles, Goffman s’empare de l’incapacité de l’institution à définir de part en part l’ordre de l’interaction comme d’un cas limite. Enfermé dans les murs de l’institution, il met à nu l’ossature de l’ordre de l’interaction et découvre le degré auquel les impératifs moraux inhérents à celui-ci peuvent résister à l’empiètement institutionnel.

55

« La multiplicité des cas dans lesquels il faut considérer le reclus comme une fin en soi et la multitude des reclus mettent obligatoirement le personnel en présence de dilemmes classiques pour quiconque a la responsabilité d’un groupe d’hommes » [ 1968, p. 124-125].

56 Les obligations de l’interaction peuvent être recouvertes par des impératifs institutionnels qui subordonnent les besoins individuels. Mais une limite s’impose également du fait des besoins du soi. L’assujettissement total du soi à ces impératifs le détruit inéluctablement.

57

« Particularité de la vie cérémonielle dans les hôpitaux psychiatriques, des individus s’y effondrent en tant qu’unités minimales de la substance cérémonielle, tandis que d’autres y apprennent que ce qu’ils prenaient pour une entité ultime est en fait maintenu par des règles qui peuvent s’enfreindre assez impunément » [ 1974, p. 84].

58 L’autonomie du soi est tout autant sacrée que la préservation de l’interaction (c’est-à-dire de la socialité), et offre une résistance là où les valeurs sociales (qui étaient des valeurs morales pour Durkheim) menacent l’accord sous-jacent qui vise au respect des personnes posées comme fins. L’intérêt sociologique de considérer le soi comme sacré est pointé par Goffman dans une référence à Durkheim :

59

« La personnalité humaine est chose sacrée; on n’ose la violer, on se tient à distance de l’enceinte de la personne, en même temps que le bien par excellence, c’est la communion avec autrui » [Goffman, 1974, p. 65; Durkheim,
1963, p. 51].

60 Le thème récurrent chez Goffman des rapports entre individu et société semble reposer sur le conflit entre le soi sacré visé comme fin et le soi produit socialement, qui doit se soumettre dans une certaine mesure à une définition sociale afin de pouvoir se réaliser dans une communication réelle et sécurisée avec les autres. Ce qui distingue Goffman et Durkheim, c’est précisément que pour le premier, la naissance et le maintien du soi exigent un ordre de l’interaction relativement indépendant. En revanche, pour Durkheim, même si l’« humanité » peut être le juge ultime de la vertu des systèmes sociaux [Sirianni, 1984], l’ordre institutionnel est pensé comme la condition première de l’accomplissement final de l’humanité. C’est pour cette raison qu’il est, chez lui, prioritaire. D’un autre côté, avec la conception goffmanienne d’un ordre social produit et constitué par l’action des soi, si la socialité doit se perpétuer, partant, le soi ne peut être profané trop souvent.

LE SOI INSTITUTIONNEL : L’INÉGALITÉ FONDÉE SUR L’ÉGALITÉ

61 Goffman reconnaît que le respect par les individus des obligations institutionnelles – que « chacun reste à sa place » – est souvent important pour le maintien d’une interaction stable, et celui notamment de la « face » des personnes en position sociale supérieure. Il semble qu’il existe assez peu de rencontres où nous ne soyons obligés de mettre nos obligations interactionnelles au service de la structure sociale. Mais même dans de telles conditions, il demeure comme une contradiction sous-jacente, une tension entre le consensus interactionnel et les valeurs propres à la structure sociale. Ce niveau d’obligations qui n’a qu’une valeur normative doit être distingué de celui des obligations de l’interaction qui relèvent d’impératifs moraux.

62 Une égalité principielle se dégage des règles fondamentales de l’interaction. Pour cette raison, un accord tacite est nécessaire pour coopérer à la mise en œuvre des écarts de statut :

63

« Quelle que soit sa position sociale relative, une personne a toujours un certain pouvoir sur ceux avec qui elle se trouve et qui doivent compter sur sa délicatesse. Tout acte dirigé vers quelqu’un présume d’une certaine relation sociale. Donc, celui qui agit se compromet, car, revendiquant une certaine attitude de la part de l’autre, il le met en position de discréditer cette prétention » [ 1974, p. 28, note].

64 Afin de pouvoir tenir leur position, les personnes de statut social élevé sont dépendantes de la coopération de celles d’un statut inférieur. L’inégalité sociale vient ainsi parasiter un consensus moral sous-jacent qui est essentiellement égalitaire. Mais, malgré cette moralité sous-jacente, les personnes sont en fait toutes emprisonnées de la même manière. « Par les attributs qui lui sont accordés et la face qu’ils lui font porter, tout homme devient son propre geôlier. C’est là une contrainte sociale fondamentale, même si chacun peut aimer sa cellule » [ 1974, p. 13].

65 Ces conflits entre sécurité et égalité, issus des règles propres au niveau interactionnel, et la nécessité d’en tirer avantage afin de constituer et de maintenir les statuts sociaux peut sévèrement contraindre l’interaction :
« Il est fréquent que la crainte de perdre la face nous empêche de prendre des contacts d’où pourraient découler des informations ou des relations importantes. Il arrive alors que l’on préfère une solitude sûre aux dangers des rencontres » [ 1974, p. 37]. Les principes moraux inhérents à l’interaction semblent en pratique assez inefficaces à cause de l’intrusion des statuts et des rôles sociaux dans l’ordre de l’interaction. « Le maintien de cet accord de surface, de cette apparence de consensus, se trouve facilité par le fait que chacun des participants cache ses désirs personnels derrière des déclarations qui font référence à des valeurs auxquelles toutes les personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage » [ 1973, p. 18].

66 Il y a là à l’évidence une touche hautement pessimiste. Si Goffman a pu insister sur la position centrale du contrat, du libre vouloir et de l’égalité comme fondements de l’ordre de l’interaction, il est néanmoins conduit à une position existentielle (comparable à celle de Sartre) d’après laquelle chacun est déterminé par la mise en œuvre de valeurs et de rôles institutionnels particuliers, même si cela contrevient aux principes de la morale et à la possibilité de la liberté humaine. Et pourtant, nos actes ne peuvent être « sincères » que s’ils sont « librement » accomplis.

67 Goffman conclut Fun in Games en admettant que, même s’il existe un impératif moral sous-jacent, il semble ne jamais se réaliser et que la poursuite d’objectifs qui relèvent de l’institution peut donner lieu à une attitude utilitariste : « Il s’ensuit que si le plus grand nombre doit être satisfait, certains devront se sacrifier à la situation, accepter que leur corps rentre dans le moule afin d’éviter toute note discordante » [ 1961, p. 79].

ACTION STRATÉGIQUE VERSUS OBLIGATIONS D’ENGAGEMENT DANS LE MODÈLE DRAMATURGIQUE

68 Suite à cette tonalité utilitariste et pessimiste, le modèle dramaturgique de Goffman a été souvent présenté comme faisant de l’action stratégique l’unité de base de l’interaction humaine, dans la mesure où l’individu serait toujours en position de présenter une « façade » de son choix et, qui plus est, celle dont il sent qu’elle sera à son avantage. Certains ont prétendu que, pour Goffman, la question du choix relevait de l’utilité et non de la morale [Habermas, 1981]. Dans cette perspective, l’interaction devient une sorte de marché ouvert, fait de profits et de spéculations, où les uns peuvent tirer bénéfice des pratiques respectables des autres. Même si ses analyses portent sur le problème de la maîtrise des impressions, Goffman montre clairement qu’il existe une obligation supplémentaire, celle de présenter la « meilleure » face. Plus précisément, il nous montre combien l’individu se constitue sur la base de règles fondamentales de l’interaction qui limitent l’action stratégique.

69

« On découvre ainsi un système de contrôles et de compensations aux termes duquel chacun n’a le droit de prendre en main que ce dont il ne risque guère de vouloir profiter abusivement. Bref, les droits et les devoirs de l’interactant sont ainsi faits qu’ils l’empêchent de mésuser du caractère sacré qui s’attache à lui » [ 1974, p. 32].

70 Dans sa tentative de définir l’ordre de l’interaction, Goffman doit articuler deux logiques contradictoires : d’une part, les fondements moraux de cet ordre, et d’autre part, le manque évident de moralité qui caractérise la plupart des actions humaines. Le processus à travers lequel les interactants sont capables d’identifier un désaccord entre la « façade » revendiquée et le soi « réel » d’un individu est crucial au regard de l’affirmation que l’action stratégique n’est pas acceptable, car l’action est jugée sur l’arrière-fond d’un ordre moral émergent. Parce que les participants à une interaction sont engagés à accepter la présentation de soi des autres individus et à leur reconnaître la valeur d’une face, il leur est toujours possible d’afficher de fausses prétentions, et cela à leur avantage. « Au lieu d’essayer d’atteindre certaines fins par des moyens acceptables, ils peuvent essayer de créer l’impression qu’ils atteignent certaines fins par des moyens acceptables » [ 1973, p. 237].

71 Une grande partie des écrits de Goffman est ainsi consacrée à décrire ces nuances, ces regards en biais, ces hésitations, etc., à travers lesquels les participants cherchent la contradiction entre l’acteur et ses actes. Parce que l’interaction nous impose d’apparaître sincère et plein d’égards pour autrui, nous forçons souvent cette impression afin de maintenir l’interaction. Aucun de nous n’est irréprochable. C’est pourquoi se manifeste cet accord mutuel– ce que Goffman nomme un « consensus temporaire » – qui consiste à protéger la face des uns et des autres :

72

« Tout autant que d’amour-propre, tout membre d’un groupe est censé faire preuve de considération pour les autres : on attend de lui qu’il fasse son possible pour ne pas heurter leurs sentiments ni leur faire perdre la face, cela de façon spontanée et volontaire, par suite d’une identification avec eux » [ 1974, p. 13].

73 Cela met évidemment l’interactant en position de manipuler stratégiquement l’interaction. Puisque la réponse des autres interactants s’adresse, d’après cet accord mutuel, à la face affichée, la maîtrise des impressions détermine, dans une certaine mesure, la situation et la réponse pertinente des participants. La situation idéale telle que la présente Goffman est celle où la « façade » et la réalité personnelle correspondraient. Les comportements qui répondent à cette demande sont désignés comme ceux qui assurent le maintien du consensus temporaire de l’interaction.

74

« Toute définition de la situation présente également un indéniable caractère moral, auquel on s’intéressera tout spécialement ici. La société est fondée sur le principe selon lequel toute personne possédant certaines caractéristiques sociales est moralement en droit d’attendre de ses partenaires qu’ils l’estiment et la traitent de façon correspondante [… ] si quelqu’un prétend, implicitement ou explicitement, posséder certaines caractéristiques sociales, on exige de lui qu’il soit réellement ce qu’il prétend être [… ] il adresse du même coup aux autres une revendication morale par laquelle il prétend les obliger à le respecter et à lui accorder le genre de traitement que les personnes de son espèce sont en droit d’attendre » [ 1973, p. 21].

75 Goffman traite plus spécifiquement des obligations morales liées au modèle dramaturgique vis-à-vis duquel il affirme :

76

« On a tendance à traiter les autres d’après l’impression qu’ils donnent, dans l’instant, de leur passé et de leur avenir. C’est ici que l’on passe du plan de la communication à celui de la signification morale des comportements. Les impressions données par les autres sont considérées habituellement comme autant de demandes et de promesses implicitement formulées et qui à leur tour tendent à prendre un caractère moral. Les individus pensent : “J’utilise les impressions que vous me donnez comme un moyen de vous contrôler et de contrôler votre activité, et vous n’avez pas le droit de m’induire en erreur.”
Ce qu’il y a de particulier, c’est qu’on tend à adopter ce point de vue même si on sait que les autres n’ont pas conscience d’un grand nombre de leurs comportements et de ce qu’ils expriment, et même si on se propose d’utiliser à leur détriment l’information recueillie sur eux » [ 1973, p. 236].

77 Le « consensus temporaire », ou le contrat interactionnel, demande un engagement en lui-même, un engagement envers les autres en tant qu’interactants. Toutefois, les intérêts individuels entraînent souvent la manipulation des représentations statutaires et institutionnelles, et entrent souvent en conflit direct avec les obligations morales de la situation. Goffman écrit qu’« un individu a besoin que les autres satisfassent les obligations morales qu’ils ont envers lui. Néanmoins, s’il satisfait toutes les obligations morales qu’il a envers eux, c’est au prix de son propre intérêt » [ 1973, p. 236].

78 Ce conflit d’intérêts se présente comme une suite de dilemmes dans ce drame que constitue l’interaction. La seule façon de remplir nos obligations sociales, c’est de maîtriser nos impressions, notre face. Mais à l’inverse, la seule façon de remplir nos obligations morales, c’est justement de ne pas les maîtriser en ces termes, du moins de ne pas chercher à faire ainsi prévaloir nos propres intérêts. Selon Goffman,

79

« dans la mesure où ils sont des acteurs, ce qui préoccupe les individus, c’est moins la question morale de l’actualisation de ces normes, que la question amorale de la mise au point d’une impression propre à faire croire qu’ils sont en train de les actualiser. Leur activité soulève donc bien des questions morales [… ] La nécessité et l’intérêt même de sacrifier aux apparences de la moralité la plus irréprochable à laquelle doit se soumettre, dans son intérêt propre, tout individu qui veut être socialement accepté, lui imposent d’avoir une grande expérience des techniques de la mise en scène » [ 1973, p. 237-238].

80 Alors que Goffman est souvent considéré comme ayant abondé dans le sens d’une opposition entre individu et société, il est bien plus fécond d’interpréter son travail à partir de l’opposition qu’il propose entre une moralité institutionnelle et une moralité propre à l’ordre de l’interaction.

81 Chacun a essentiellement la même capacité à devenir une personne, et les différences de statut et les privilèges sont artificiellement construits entre des personnes « qui pourraient bien souvent inverser leur rôle et interpréter celui de l’autre » [ 1969, p. 163]. La structure sociale et l’intérêt individuel sont renvoyés dos à dos. Tous deux contredisent les principes égalitaires de l’interaction.

CONCLUSION

82 Les théories classiques (Marx, Weber, Simmel, Durkheim et Tönnies) ont toutes considéré la forme des relations sociales entre les personnes dans une société donnée comme le déterminant essentiel du type de structure sociale. Pour eux, quand le lien social était altéré, un changement social à tous les niveaux devait s’ensuivre. Par exemple, les analyses de l’argent, l’éthique protestante, la division du travail social, l’opposition de la communauté ( Gemeinschaft) et de la société ( Gesellschaft), et le développement du capitalisme, tous ces thèmes s’articulent autour de l’idée que les transformations qui surviennent dans les relations sociales, les formes d’obligation et d’engagement entre les personnes, sont à l’origine du passage des sociétés traditionnelles à la modernité. Selon ces approches, des relations d’échange réciproque et d’équivalence (où signification et forme étaient synonymes et où les moyens étaient considérés sur la même base que les fins) ont été remplacées par des relations formelles et abstraites (où signification et forme sont relativement indépendantes et où les moyens cherchent à réaliser des fins externes). Leurs divergences quant à l’origine des changements affectant le lien social et au caractère désirable ou non de ces changements ne peuvent faire oublier leur accord de fond à propos de l’importance majeure du lien social.

83 L’insistance à voir dans la structure la source de l’ordre et du changement a conduit la théorie sociale à une distorsion et à une objectivation. Une théorie de l’ordre de l’interaction permet de renvoyer la sociologie à ses considérations traditionnelles sur la morale et le consensus social. Cependant, aujourd’hui, ces problèmes reçoivent un nouvel éclairage. L’engagement envers des valeurs institutionnelles peut être distingué de l’engagement envers des attentes partagées, qui sont à l’origine de la réalisation ordonnée d’un ordre de l’interaction. C’est donc seulement ce dernier qui peut revêtir, en dernière instance, un caractère moral. [… ]

84 Finalement, la morale d’une forme de vie structurelle particulière doit toujours rendre des comptes aux valeurs de pure réciprocité sous-jacentes à l’ordre de l’interaction. La tension essentielle de l’histoire humaine est celle de la confrontation permanente entre l’égalitarisme pur de la position originelle (présent comme principe sous-jacent de l’ordre sui generis de l’interaction) et la réalité des inégalités sociales. Cette tension s’exerce au quotidien, non parce que les masses reconnaissent une légitimité abstraite aux principes moraux interactionnels, mais parce que ceux-ci constituent une nécessité absolue pour la réalisation et la perpétuation du soi, et parce que la violation du principe de stricte réciprocité a des conséquences tangibles et immédiates sur la constitution d’une personnalité.
( Traduit par Sylvain Pasquier )

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Notes

  • [1]
    Ce texte est la traduction de « Emergent sociality : a dialectic of commitment and order », Symbolic Interaction, vol. 13, n° 1, p. 63-82,1990 (JAI Press).
  • [2]
    Gallant et Kleinman [ 1983] vont même jusqu’à affirmer que l’ethnométhodologie, parce qu’elle s’est focalisée sur l’accomplissement de l’ordre dans les formes non institutionnelles de l’interaction, est d’une certaine manière passée à côté du phénomène de l’ordre social dans son ensemble. Sur ce point et d’autres encore, voir ma réponse dans Rawls [ 1984].
  • [3]
    Je désigne par « ordre sui generis de l’interaction » les éléments de l’ordre social qui composent un ordre intrinsèque indépendamment des structures institutionnelles ou des finalités stratégiques [voir Rawls, 1987].
  • [4]
    La nature morale des ordres locaux est un point abordé dans l’un des premiers articles de Garfinkel [ 1967] qui fut repris (et modifié) dans les Studies in Ethnomethodology et plus tard par Sacks dans sa discussion du phénomène du tying [ Lectures, 1967]. Pour un développement sur la contribution de Sacks relative à l’articulation des propriétés morales de l’ordre de l’interaction, voir Rawls [ 1989].
  • [5]
    À l’inverse des sanctions très incertaines qui suivent l’infraction aux règles institutionnelles.
  • [6]
    Les différentes traductions françaises des ouvrages de Goffman traduisent self par « moi ». Il nous a semblé plus juste de traduire par « soi » ( ndt).
  • [7]
    Ce que je soutiens ici, c’est que les conditions d’un contrat social placé sous les restrictions imposées par le « voile d’ignorance », tel que [John] Rawls [ 1987b] les a développées, sont celles de l’engagement sous-jacent dans l’ordre sui generis de l’interaction.
  • [8]
    La notion kantienne de choix individuel repose sur une dichotomie entre rationalité et sensibilité qui serait difficilement acceptable dans la théorie sociale [ cf. Durkheim, 1973]. Quoi qu’il en soit, cette idée n’est pas centrale dans la comparaison entre Goffman et Kant. En fait, la conception goffmanienne d’un soi social dont l’intégrité, et éventuellement la rationalité, dépend d’un « traitement rituel » au cours de l’interaction est assez étrangère à la façon de ¤ ¤ penser de Kant. Celui-ci développe bien l’idée de la non-contradiction des pratiques, qui n’est pas sans affinités avec celle proposée par Goffman d’engagement envers l’interaction. Mais elle est le plus souvent interprétée comme une contrainte structurelle pesant sur l’action plutôt que comme un ensemble de pratiques constitutives qui, pour que l’action puisse être pleinement significative, doivent être respectées.
  • [9]
    L’idée d’un contrat social s’impose à Goffman parce que la fin en soi existe indépendamment de lui. Par conséquent, il n’est pas au service du social mais simplement des fins rationnelles. Même s’il a un caractère d’utilité, il s’agit d’une utilité purement rationnelle et dont la valeur est intrinsèque : préserver les « fins en soi ».
  • [10]
    Voir l’introduction de Robert Bellah à Durkheim, On Morality and Society, University Press of Chicago, 1973.
  • [11]
    Collins [ 1989b] soutient que la socialité devrait être considérée comme une fin en soi parce que nous sommes poussés à l’accomplir. Je pense que l’argument selon lequel une socialité égalitaire est nécessaire à la production et au maintien du soi est un argument plus fort pour souligner l’importance de la socialité. De plus, d’après Collins, toutes les socialités devraient se valoir. D’après moi, au contraire, la socialité des différentes situations n’a de valeur que pour autant qu’elle satisfait les impératifs égalitaires de l’ordre sui generis de l’interaction.
  • [12]
    Ce n’est pas la prudence ou l’utilité d’une action qui la rendent morale. Mais, avec le contrat interactionnel compris dans le sens de Goffman, nous sommes devant un cas intéressant où l’utilité et la raison pure semblent coïncider. Pour une discussion plus développée des implications éthiques d’un ordre de l’interaction, voir Rawls [ 1985].
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