Notes
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[1]
Ce texte développe un travail déjà esquissé dans un court article « L’idéal démocratique est-il concevable sans idée de la nature humaine ? », publié dans la revue Diogène, n° 195, juillet-septembre 2001, p. 91-98.
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[2]
Sur cette double référence à Platon et à Hobbes, voir le texte de J. Dewey « Democracy and human nature », traduit dans le présent numéro.
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[3]
Cf. le bel ouvrage de J. Baechler [ 1985]. Pour une discussion que nous ne pouvons engager ici, voir La Revue du MAUSS, n°7 « Les sauvages étaient-ils démocrates ?», Ier trimestre 1990.
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[4]
Sur la question de la nature humaine dans la théorie libérale de Rawls, voir notamment le § 8 « La psychologie morale : philosophique, non psychologique » de la seconde leçon du Libéralisme politique [ 1995, p. 120-122].
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[5]
Pour ce collègue et ami de Cooley et Dewey, l’exigence démocratique est posée dans la structure même des interactions ordinaires et dans les formes requises par la coopération sociale quotidienne [ cf. Mead, 1963,1977; Joas, 1985; Quéré, 1987].
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[6]
Retraduit en clef de don, cet argument peut, comme y invite J.T. Godbout [ 2000, p. 12], être ainsi retraduit : « Donner, c’est vivre l’expérience d’une appartenance communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l’amplifie. » Bref, non seulement « contrairement à une certaine approche individualiste, l’expérience de la solidarité communautaire n’est pas nécessairement contradictoire avec l’affirmation de l’identité, [mais] elle peut même la développer ».
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[7]
Et c’est d’ailleurs en ces termes que ces trois auteurs instruisent le procès à la fois de l’utilitarisme et de l’idéal de l’Homo œconomicus. Voir Cooley [ 1964, p. 422] et, sur cet aspect de la morale de Mead, voir Joas [ 1985, chap. 6].
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[8]
Cooley n’hésite pas à affirmer également que la « règle d’or » émane directement de la nature humaine ainsi définie.
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[9]
Il faut ici rappeler que la thèse d’économie politique soutenue par l’auteur en 1894 avait pour titre Theory of Transportation et pour objet l’étude des conséquences à la fois politiques, économiques et culturelles du développement des modes de communication modernes (du transport ferroviaire au téléphone).
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[10]
Sur la théorie de l’expérience, voir notamment Dewey [ 1934, chap. III; 1958], Westbrook [ 1991], Deledalle [ 1966] et Shusterman [ 1999].
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[11]
Cette croyance dans l’homme du commun, véritable article de foi de la démocratie américaine, est au cœur des fameuses Leaves of Grass ( 1855-1881) de Walt Whitman, un poète qui a profondément marqué tant Cooley que Dewey, et qui chantait « les mots “en masse”, vocable des Temps modernes ». Par ailleurs, pour Dewey, cette confiance peut s’autoriser de l’expérience historique : « Le monde a plus souffert de ses dirigeants que des masses » [ 1991, p. 208].
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[12]
Sur son interprétation générale du libéralisme et de son histoire, voir notamment Dewey [ 2000].
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[13]
Dewey emprunte ce terme au poète anglais William Wordsworth dans son poème The Rainbow ( 1802). Sur le romantisme de Dewey, voir Haskins [ 1999] et Rockefeller [ 1991, chap. 7].
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[14]
L’expérience de la coopération démocratique suppose ainsi une politique de la fraternité [ 1989, p. 24] et de l’amitié : « La démocratie est la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent d’une personne à l’autre, l’habitude de la coopération amicale – qui n’exclut pas la rivalité et la compétition comme on en trouve dans le sport – est en soi un ajout inestimable à la vie. Soustraire autant que possible les inévitables conflits à un climat de force et de violence pour les placer dans un climat de discussion, sous le signe de l’intelligence, c’est traiter ceux qui sont en désaccord avec nous – même profondément – comme des gens de qui nous pouvons apprendre et, par là même, comme des amis » [ 1993, p. 243].
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[15]
Il est assez frappant d’observer ici encore les multiples convergences entre les analyses de Dewey, Cooley et Durkheim, notamment lorsque ce dernier, dans ses Leçons de sociologie, souligne que « la libération progressive [de notre individualité morale] ne consiste pas simplement à tenir à distance des individus les forces contraires qui tendent à l’absorber, mais à aménager le milieu dans lequel se meut l’individu pour qu’il puisse s’y développer librement » [ 1990, p. 103]. D’une façon plus générale, tous trois rejettent l’alternative classique entre atomisme et holisme, et défendent un libéralisme communautaire, un individualisme social(isant), opposé à la fois à l’individualisme absolu propre au libéralisme classique et au socialisme absolu. En ce sens, le culte durkheimien de l’individu et la foi deweyienne dans la nature humaine se répondent. De même les rapprochent leur critique convergente de l’utilitarisme et leur insistance commune sur la créativité morale et sa dimension religieuse [ cf. Chanial, 2001, p. 231-245].
1 Peu d’auteurs s’aventurent aujourd’hui à penser la démocratie et son idéal en les référant à la notion de nature humaine. Y a-t-il lieu de s’inquiéter que cette notion confuse, au parfum si métaphysique, soit ainsi congédiée ?
2 Après tout, la démocratie a-t-elle besoin d’être fondée, justifiée, voire déduite des traits inhérents à la nature humaine ?
3 Nous ne manquons pas en effet d’excellentes raisons de nous méfier de cette notion pour penser la démocratie. Y a-t-il meilleur alibi à l’ordre existant que l’argument selon lequel celui-ci serait « naturel »? L’argument de la nature, sous la plupart de ses formes, relève en effet le plus souvent d’un argument d’autorité, somme toute assez douteux, tant il a pu être la caution de bien des tyrannies, oppressions et exclusions. On est tenté de penser immédiatement à la république de Platon et à ce stratagème un peu tautologique qui consiste à justifier la division hiérarchique de la société en postulant que cette division traverse l’âme humaine. Ou au Léviathan de Hobbes, et de suggérer que s’il a adopté une conception si pessimiste de la nature humaine, c’est avant tout pour justifier, dans le contexte qui était le sien, l’exercice de l’autorité [2]. Si l’idéal démocratique a partie liée avec l’expérience moderne de l’indétermination et la « dissolution des repères de la certitude » (Lefort), il semble supposer davantage l’idée d’une plasticité de la nature humaine que l’hypothèse d’une essence objective de l’homme.
4 Affirmer qu’il y aurait des traits intrinsèques à la nature humaine qui porteraient naturellement les hommes à un mode de vie démocratique nous rappelle encore trop la cité idéale de Platon ou le Léviathan de Hobbes. Et si nous dénonçons ce type de raisonnement chez ceux qui nous apparaissent comme des adversaires de la démocratie, nous ne pouvons décemment l’utiliser pour justifier un tel régime. On peut toujours prétendre avoir découvert des qualités prometteuses et insoupçonnées dans la nature humaine pour justifier, contre Hobbes, un régime de liberté, ou affirmer, contre Platon, que tous les hommes peuvent devenir rois ou prêtres; mais il faut alors – nous y reviendrons – assumer le fait que nous ne faisons plus dépendre la démocratie d’une conception empirique de la nature humaine, mais d’une conception résolument normative, ce qui est tout à fait autre chose.
5 Néanmoins, pouvons-nous ainsi congédier d’un revers de main l’idée même de nature humaine ? Si nous en faisions définitivement notre deuil, comment pourrions-nous qualifier telle société ou tel régime d’inhumains ?
6 N’est-ce pas d’ailleurs au nom de la nature humaine que nous défendons notamment les droits de l’homme et que nous réprouvons les régimes totalitaires qui, parce qu’ils auraient violé ces droits, constitueraient des régimes non naturels, pathologiques ? Et comme la maladie s’oppose à la bonne santé, cela suppose que nous considérons la démocratie comme le régime naturel de l’humanité. Si la fabrique totalitaire de l’homme nouveau nous répugne, n’est-ce pas parce qu’elle repose sur le postulat d’une extrême plasticité de la nature humaine, conçue comme une sorte de précipité idéologique ? Bref, ne valorisons-nous pas la démocratie parce que nous considérons qu’elle est le seul régime qui permette l’épanouissement de la nature humaine ?
7 Nous voilà conduits à un paradoxe. Si, au nom de l’idéal démocratique lui-même, nous devons nous méfier de toute définition fixe et immuable de la nature humaine, et soupçonner qu’elle ne soit qu’un moyen habile de justifier, en les naturalisant, certains types d’organisation sociale et politique, en même temps la démocratie nous apparaît comme le seul mode d’association politique spécifiquement humain, dont la marque distinctive à l’égard de tout autre type de régime serait de laisser libre cours à la nature humaine.
La démocratie est-elle soluble dans le calcul ?
8 Il est une première façon de résoudre ce paradoxe. Plutôt que de s’égarer dans la quête infinie – et douteuse – d’une nature humaine introuvable, n’est-il pas plus réaliste de justifier l’ordre démocratique, comme nous y invitent bon nombre de libéraux contemporains, en le rapportant aux calculs de sujets rationnels et intéressés ? Les prémisses psychologiques, certes assez sommaires, des théories du choix rationnel et, à travers elles, une conception toute minimale de la nature humaine pourraient bien après tout faire l’affaire. Si la démocratie ne désigne rien d’autre que cette forme de régime où le pouvoir de contrainte ne repose pas sur la violence ou l’autorité, mais sur un consentement rationnel guidé par des considérations d’intérêt, ce type de régime constituerait bel et bien le régime naturel de l’humanité, la naturalité de la démocratie – au même titre d’ailleurs que celle de l’économie de marché, qui se déduit de la naturalité du sujet calculateur [3].
9 Pour autant, pouvons-nous nous satisfaire d’une telle conception utilitaire et désenchantée de la démocratie et, avec elle, d’une représentation si frustre de la nature humaine ? Suggérer ainsi que la démocratie serait soluble dans le calcul, souligner que les électeurs cherchent à maximiser leur bien-être, les candidats leurs chances d’être élus et les bureaucrates leur pouvoir, tout cela nous donne-t-il quelque raison de préférer ce régime à tout autre ? Bien sûr, nous pouvons toujours, dans cette perspective, valoriser la démocratie au regard des avantages comparatifs qu’elle nous procure, notamment en termes de bien-être matériel, de liberté individuelle ou même de stabilité sociale. Tel est bien l’étalon suggéré notamment par la summa politica de nos démocraties libérales, le Libéralisme politique de John Rawls [4].
10 Néanmoins, défendre la participation démocratique comme un simple moyen propre à maximiser nos libertés individuelles, ou justifier le principe de tolérance parce qu’il permettrait avant tout de garantir la stabilité de nos sociétés libérales contemporaines marquées par le « fait du pluralisme », n’est-ce pas nous inviter à valoriser la démocratie non pour elle-même mais pour des raisons exclusivement instrumentales ou fonctionnelles ? Il n’est pas improbable que l’adoption d’un tel point de vue comptable, qu’il s’inspire de la théorie du choix rationnel ou d’un libéralisme déontologique, soit le signe d’un essoufflement de l’idéal démocratique et de la tradition humaniste qui l’a porté.
11 Comment alors, si l’on doute ainsi des vertus de la démocratie minimale et instrumentale des libéraux contemporains, penser cette « connexion intime et vitale de la démocratie et de la nature humaine » (Dewey) et ainsi défendre, hors du paradigme du calcul, une certaine naturalité de la démocratie ? On doit à la tradition pragmatiste d’avoir affronté cette question et de lui avoir apporté des réponses. Elle nous invite à renouer avec la tradition humaniste sur des bases nouvelles, dans la perspective d’un humanisme naturaliste.
12 Nous voudrions ici confronter deux expressions de cet humanisme démocratique naturaliste, celui défendu par Cooley d’une part, et par Dewey d’autre part.
13 Si tous deux définissent la démocratie comme un idéal pratique ou une expérience sensible, irréductibles à une quelconque « machinerie politique » ou à de simples procédures, et conçoivent la nature humaine comme une réalité plastique et ouverte, résultant des interactions mutuelles que l’homme entretient avec son environnement naturel et social, ils n’articulent pas pour autant dans les mêmes termes ces deux notions. La conception « sympathique » de la démocratie défendue par Cooley s’appuie sur une conception résolument empirique de la nature humaine. La naturalité de la démocratie se déduit de la naturalité même des sentiments et des idéaux qui prennent naissance au sein de ces « pouponnières » universelles de la nature humaine que constituent les groupes primaires. En revanche, pour Dewey, si la démocratie a toujours été l’alliée de l’humanisme, cela ne signifie pas qu’elle doive se fonder sur une conception et une connaissance empiriques de la nature humaine ou se déduire d’elles. Elle suppose certes une certaine évaluation de la nature humaine, mais il en va d’une nécessité moins empirique que normative. La démocratie relève alors d’un pari, d’un pari de confiance dans l’homme du commun. Elle suppose avant tout une foi dans la nature humaine.
14 Opposant à la naturalité du calcul utilitaire celle de nos idéaux moraux comme fondement même de la démocratie, substituant à une approche comptable, qui ne valorise la démocratie que pour des motifs instrumentaux, l’exigence d’une foi dans les potentialités de la nature humaine et dans le processus même de l’expérience démocratique, Cooley et Dewey nous invitent, à l’instar de Mauss, à renouer avec ces vieilles notions de l’humanisme classique, cette « amitié » nécessaire, cette « communauté » qui sont « la délicate essence de la cité » [ cf. Mauss, 1997; Chanial, 2001]. En ce sens et malgré leurs différences, tous deux posent les jalons d’une théorie de la démocratie à la fois « naturaliste » et résolument anti-utilitariste.
C. COOLEY : DE LA NATURALITÉ DES IDÉAUX DÉMOCRATIQUES
15 Si Cooley est considéré comme l’initiateur de la théorie des groupes primaires, la dimension proprement politique de son œuvre – comme celle de Mead d’ailleurs [5] – est rarement reconnue. Pourtant on peut lire dans cette théorie l’esquisse d’une conception originale de la démocratie qui repose sur un double processus de naturalisation, à la fois des idéaux moraux et des idéaux démocratiques.
Groupes primaires, idéaux primaires et nature humaine
16 En désignant par groupes primaires, « les groupes qui se caractérisent par des relations de coopération et d’association de face à face, marqués par la familiarité » [ 1963, p. 23], Cooley ne vise pas avant tout à établir une morphologie sociale opposant les différents paliers de l’action ou de l’intégration sociales. Si ces groupes sont qualifiés de « primaires », ce n’est pas en raison de leur taille, réduite. La famille, les groupes de jeux enfantins, la camaraderie, les groupes de voisinage, etc., constituent des groupes primaires tout d’abord au sens où ils jouent un rôle essentiel à la fois dans la formation de l’identité sociale des individus et des relations sociales plus complexes (et plus éphémères) qui se développent à partir d’eux. La singularité de la démarche de Cooley repose ainsi, notamment à la différence de celle de Tönnies, sur l’affirmation d’une hypothèse de continuité entre l’identité personnelle, les groupes primaires (la « communauté ») et les institutions sociales (la « société »), entre ce que nous pourrions aujourd’hui nommer les niveaux micro, méso et macro. Cette hypothèse de continuité ne peut être saisie dans toute sa portée si l’on ne rappelle pas combien sa théorie des groupes primaires est indissociable de sa théorie des idéaux primaires et, à travers elle, de sa conception de la nature humaine. Cette articulation est d’autant plus essentielle qu’elle va permettre à Cooley de poser une autre hypothèse, celle de la naturalité même de la démocratie.
17 Cooley ne cesse de le rappeler, les groupes primaires constituent des formes universelles, que l’on retrouve dans toutes les sociétés et à toutes les époques. Or, parce que les individus nouent dans ces groupes des relations de face à face peu ou prou identiques, en raison de leur similitude même, ces groupes, souligne l’auteur, « constituent, dans l’expérience même, la base d’idées, de sentiments semblables dans l’esprit humain ». C’est au sein de ces groupes que, dans toute société, l’individu acquiert le sentiment du « nous » ( we-feeling), bref forme son identité sociale en s’identifiant, par la sympathie, à la vie commune et aux buts du groupe. Cette capacité à se percevoir soi-même et à percevoir nos proches comme les membres d’un « nous », et cette volonté que ce « nous » soit harmonieux, relève de l’expérience pratique de chacun. Cet idéal d’unité morale, telle qu’il s’éprouve dans la famille, l’amitié, mais aussi sur le terrain de jeu, dans l’esprit d’équipe, constitue pour Cooley la matrice même de tous les idéaux sociaux.
18 Ainsi « la vie menée dans les groupes primaires donne naissance à des idéaux sociaux qui, parce qu’ils émanent d’expériences similaires, présentent des caractéristiques communes à l’humanité dans son ensemble ».
19 Dès lors ces idéaux, qui s’originent au sein de ces associations familières universelles, ne manifestent rien d’autre que l’identité générique de la nature humaine. La nature humaine désigne ainsi les innombrables sentiments régis par la sympathie, par cette capacité à s’identifier à autrui et à se percevoir comme partie prenante de totalités communes. De tels sentiments n’existent donc pas à l’état séparé chez l’individu. Il ne les développe qu’en communauté. C’est dans ces groupes que la nature humaine prend naissance. Elle désigne donc une nature de groupe, une « phase primaire de la société ».
20 Les groupes primaires constituent ainsi la pouponnière de la nature humaine, et cela en un double sens. Non seulement c’est en leur sein que s’opère le processus conjoint de socialisation et d’individuation, mais c’est par l’expérience familière de ces associations primaires que se développent tous les idéaux moraux. Ces deux aspects sont bien sûr indissociables. Si la formation de l’identité sociale suppose cette capacité à s’identifier à une totalité, à manifester sa loyauté à son égard, elle exige également que chacun reconnaisse dans la bienveillance, la bonne foi, l’entraide mutuelle, les principes mêmes qui doivent présider aux relations au sein d’un groupe social [6]. Mettre en œuvre ces principes, c’est pour Cooley se réaliser soi-même, s’ouvrir à une vie plus profonde et plus riche. À l’inverse, manquer à ces principes, c’est manquer de respect pour soi. L’égoïsme, comme le suggérait Mead [ 1962, p. 388], à la suite de Dewey, « consiste à préférer un soi borné à un soi épanoui », c’est-à-dire à un soi toujours plus large, plus humain, donc plus heureux [7].
Les groupes primaires comme nurseries de la démocratie
21 Cette hypothèse de la naturalité des idéaux moraux constitue donc le cœur de sa théorie des groupes primaires. Cooley note ainsi :
« D’où tenons-nous nos notions d’amour, de liberté, de justice, etc., que nous appliquons aux institutions sociales ? De philosophies abstraites ? Non. Bien davantage, à l’évidence, de la vie effective que nous menons dans ces formes de société élémentaires et largement répandues, dans la famille et les groupes de jeux » [ 1963, p. 32].
23 Cette naturalisation de la morale sociale [8] le conduit à naturaliser la démocratie elle-même, tant ces idéaux moraux sont ceux-là mêmes qui définissent l’idéal démocratique. Ainsi, reprenant l’étude de Miss Buck, Boys Self-Governing Clubs, il souligne combien les jeux des adolescents représentent en miniature les conditions d’une société au sein de laquelle prévaut un idéal de justice, de liberté et d’égalité. Non seulement les enfants y apprennent les vertus de la coopération et de l’entraide mutuelle (l’esprit d’équipe), l’exigence d’équité (chacun doit prendre son tour) et de fair-play, mais ils y expérimentent concrètement la pratique de l’autogouvernement. Ainsi le jeu peut-il être interprété comme une « école de citoyenneté ».
24 Bref,
« égalité des chances, équité, dévouement et allégeance de tous au bien commun, libre discussion, bienveillance à l’égard des plus faibles : les aspirations à une démocratie idéale – ce qui inclut le socialisme et bien d’autres doctrines – jaillissent naturellement du terrain de jeu et de la communauté de voisinage » [ ibid., p. 51].
25 Ces aspirations n’ont pas attendu les philosophes. Elles « s’actualisent et se renouvellent chaque jour dans le cœur des hommes car elles émanent et sont corroborées par nos expériences ordinaires et familières ». Cooley suggère même, de façon polémique, que la théorie des droits dits naturels, formulée différemment par Hobbes, Locke ou Rousseau, ne résulte en fait que de l’expérience et de la connaissance que ces philosophes avaient des activités humaines qui se déploient au sein des groupes primaires. Si la démocratie ne s’oppose pas, mais suppose les groupes primaires, c’est donc en raison du fait que les principes démocratiques de liberté, d’égalité et de solidarité constituent moins des droits naturels abstraits que des sentiments concrets dont chaque individu fait l’expérience au sein de ces groupes. « Une démocratie véritable, ne cesse-t-il de souligner, n’est autre que l’application à grande échelle des principes que nous considérons universellement juste de mettre en œuvre dans les petits groupes » [ ibid., p. 119]. Elle suppose donc la généralisation, voire l’universalisation « des idéaux primaires » qui émanent de nos expériences ordinaires et familières, l’approfondissement, l’élargissement continu de cette « culture primaire de la démocratie ».
L’élargissement des idéaux primaires : opinion publique et démocratie
26 Et tel est bien pour Cooley le sens de l’histoire, du moins de l’histoire des sociétés occidentales que Cooley énonce dans des termes qui rappellent Tocqueville. Le mouvement démocratique n’est rien d’autre que le processus d’élargissement continu du sentiment de la sympathie humaine. La « démocratie moderne du sentiment » [ 1964, chap. 4] repousse sans cesse les limites de la sympathie, la libère des traditions, des appartenances locales, l’affranchit des différences de richesse et de position sociale. En témoigneraient notamment notre sentiment d’équité et de bienveillance croissant, notre culte des qualités féminines, notre respect pour le travail manuel et notre tentative d’organiser la vie économique. D’un point de vue psycho-logique, le mouvement démocratique s’identifie ainsi à un processus d’élargissement de la conscience sociale.
27 Cet élargissement de la conscience sociale et, à travers elle, l’extension des espaces où prédominent la coopération et la communication, Cooley les identifie à une démocratie pleinement accomplie, soit au « pouvoir organisé de l’opinion publique » [ 1963, p. 118]. Cooley ne prétend pas pour autant que seules les sociétés démocratiques modernes connaissent une opinion publique.
« Lorsque nous affirmons que l’opinion publique est moderne, souligne-t-il, nous ne désignons ainsi que ses formes les plus larges et les plus complexes.
À une échelle plus réduite, elle a toujours existé dès lors que les hommes avaient la possibilité de discuter et d’agir sur toute question d’intérêt commun » [ ibid., p. 108].
29 Sous cette forme-là, elle se manifestait par exemple, chez les peuples amérindiens et se manifeste quotidiennement aujourd’hui sur les terrains de jeux des enfants. Cooley affirme seulement que ce n’est qu’avec les progrès de la sympathie humaine qu’elle dépasse son enclavement dans des communautés restreintes, régies par le face-à-face.
30 Pour résumer, trop allusivement, la théorie finale de la démocratie de Cooley, on pourrait transposer cette fameuse formule de Lénine selon laquelle le communisme, ce serait les soviets plus l’électricité. Pour Cooley, la démocratie, c’est les groupes primaires plus les technologies de communication modernes [9].
Par cette révolution dont la base est mécanique, les contacts sociaux non seulement sont facilités mais ils s’étendent dans l’espace et le temps. Nos conversations ne sont plus restreintes au cercle de nos proches. Grâce notamment à la presse populaire quotidienne, nous rions des mêmes blagues, nous nous passionnons pour les mêmes matchs. Ceux qui nous étaient étrangers nous deviennent familiers. Et ainsi se développent un sens de la communauté toujours plus large, un sentiment de commune humanité désormais universel.« Les changements qui s’opèrent aujourd’hui dans le transport ferroviaire, le télégraphe, la presse quotidienne, le téléphone et le reste ont conduit à une révolution dans les différentes phases de la vie; dans le commerce, la politique, l’éducation, et même dans la sociabilité ou la conversation, cette révolution a toujours consisté en un élargissement et une accélération de la vie de chacun » [ 1964, p. 82].
32 Cette révolution de la communication s’identifie pour Cooley à la véritable révolution démocratique. En effet, celui-ci rappelle, à la suite de J. Bryce, dans son American Commonwealth ( 1888), que la constitution américaine n’a pas été conçue à l’origine comme accordant le pouvoir au peuple. Il s’agissait d’une république représentative, monopolisée par des élites, et non d’une démocratie. Néanmoins, si la démocratie s’est affirmée, si l’orientation aristocratique de la constitution américaine a été subvertie, c’est grâce au pouvoir de l’opinion publique tel que la communication moderne l’a rendu possible. « Lorque les gens disposent d’informations et s’adonnent à la discussion, ils forment une volonté commune, et celle-ci tôt au tard se saisira des institutions sociales. » Le règne de l’opinion publique annoncerait ainsi le déclin des formes d’organisation les plus mécaniques et les plus arbitraires. Si la coopération libre est naturelle à l’humanité, la tendance démocratique et humaniste des sociétés modernes (dont la facilité de communication constitue la base) conduit à écarter les formes de coopération les plus grossières pour leur substituer des formes rationnelles et réflexives, conformes à nos impulsions naturelles telles qu’elles s’expriment dans les groupes primaires, et pour expérimenter des modes d’action commune plus libres, tant dans le domaine de l’éducation, de la religion, de l’industrie, de l’assistance, de la famille ou du gouvernement politique.
33 L’opinion publique constitue ainsi, dans la théorie de la démocratie de Cooley, la figure de médiation assurant, par la communication, le passage entre les groupes primaires et leurs idéaux d’une part, et les institutions sociales, notamment politiques, d’autre part. La théorie « primaire » et naturaliste de la démocratie de Cooley se prolonge ainsi dans une théorie « secondaire » et communicationnelle. Cooley, dans l’interprétation que nous avons suggérée, nous invite ainsi à repenser d’une façon assez singulière la question de la démocratie et de la communauté politique. Dans cette perspective, la question démocratique n’est autre que celle de l’articulation du proche et du lointain, de l’intime et de l’inconnu. La communauté politique semble alors pouvoir être considérée comme le prolongement de communautés antérieures. Néanmoins, elle ne se déduit pas génétiquement – ou mécaniquement – d’un processus naturel qui, selon la gradation qui ouvre La Politique d’Aristote, débuterait avec l’union conjugale, pour conduire à la famille puis au village, « communauté première » composée de plusieurs familles, jusqu’à la cité, « communauté achevée » formée de plusieurs villages. Bien sûr la communauté politique n’existe pas sans ces autres formes de communauté. En ce sens, elle est bien en quelque sorte naturelle. Cependant, l’élargissement des idéaux qui jaillissent des groupes primaires, mais aussi la généralisation des pratiques infra-politiques de coopération, de communication et de participation déjà mises en œuvre dans les relations de face à face supposent de multiples médiations : les médias de communication modernes, nous l’avons rappelé, mais aussi l’éducation, les associations volontaires – qui prolongent entre quasi-étrangers les idéaux primaires – et enfin, à l’instar du poète de la démocratie américaine Walt Whitman, l’art et à travers lui toute l’importance du travail de symbolisation qu’il opère et qui favorise l’approfondissement du travail de la sympathie [ 1966, chap. 35]. La démocratie est donc tout à la fois naturelle et artificielle. Si elle se nourrit de ces sentiments primaires qui constituent la nature humaine, elle résulte en même temps d’un accomplissement continu, d’une expérimentation constante par lesquels la nature humaine elle-même pourra s’élargir jusqu’au sentiment d’une fraternité universelle, au-delà même des nations.
J. DEWEY : EXPÉRIENCE DÉMOCRATIQUE ET FOI DANS LA NATURE HUMAINE
34 Comme le rappelle avec force Joëlle Zacks [ 1999, p. 8], la théorie deweyienne de la démocratie est traversée par une tension entre une « version empirique » et une « version éthique » de la nature humaine. Cette tension est au cœur du dilemme de Dewey. À la différence de Cooley, il ne vise pas à déduire la démocratie du présupposé selon lequel les hommes seraient pourvus d’une « architecture morale et intellectuelle » qui les porterait naturellement à adopter un mode de vie démocratique. Néanmoins, il ne cesse de présenter la démocratie comme le seul mode d’association qui soit spécifiquement humain. En ce sens l’humanisme démocratique de Dewey est singulier, tant il repose d’une part, sur une représentation de la nature humaine évidée de tout contenu empirique, et d’autre part, à la suite de Jefferson, sur une conception de la démocratie comme expérience ou expérimentation.
L’humanisme naturaliste de John Dewey
35 Selon le pragmatiste américain, la démocratie, et plus généralement aucune caractéristique de l’association humaine, ne peut se déduire des traits inhérents à la nature humaine, que l’on se fonde sur ses déterminants biologiques ou psychologiques. Ainsi, souligne-t-il ironiquement dans Freedom and Culture,
« il est significatif que la nature humaine a été considérée comme animée essentiellement par l’amour de la liberté à l’époque de la lutte pour le gouvernement représentatif, que le motif de l’intérêt personnel soit apparu quand les conditions en Grande-Bretagne ont accru le rôle de l’argent en raison du développement de nouvelles méthodes de production industrielles [… ] et les événements d’aujourd’hui [en 1939] sont aisément convertis en un amour du pouvoir qui serait la source de l’action humaine ».
37 Le « candidat psychologique et idéologique favori » pour donner contenu à la notion de nature humaine dépend donc des tendances dominantes d’une époque et des rapports de force qui y prévalent. Cela signifie-t-il que l’idéal démocratique doive rompre avec toute référence à la nature humaine ?
38 Tel est bien ce que l’on pourrait croire. Face à la montée des totalitarismes et dressant le bilan des avatars de la démocratie dans les sociétés capitalistes modernes, Dewey ne cesse de répéter que nous devons rompre avec cette illusion selon laquelle la nature humaine, dès lors qu’elle serait libérée de toute contrainte extérieure arbitraire conduirait à la mise en œuvre d’institutions démocratiques fonctionnant avec succès. Mais en même temps, il ajoute immédiatement que la démocratie constitue le régime qui doit, plus que tout autre, laisser libre cours à la nature humaine [Dewey, 1989].
39 Plutôt que de pointer là une contradiction, il vaut mieux y voir la tension qui anime l’humanisme paradoxal – l’humanisme naturaliste – de Dewey. Humanisme paradoxal car pour Dewey – comme pour Cooley – l’humanité de l’homme ne suppose aucun arrachement à la nature. L’esprit humain, ses valeurs morales ne sont pas des implants transcendantaux, mais des produits dérivés des interactions ou des transactions entre l’organisme humain et son environnement naturel et social [Dewey, 1988]. La nature humaine pour Dewey est fondamentalement plastique et ouverte. Elle est faite d’abord d’une multiplicité d’impulsions non dirigées et malléables.
40 L’individuation constitue donc un accomplissement continu qui s’opère dans un environnement dont l’homme dépend, mais qu’il ne cesse de modifier par son action. La nature chez Dewey est avant tout un modèle de créativité, et non d’adaptation mécanique. Ainsi, si ce qui est premier, c’est l’expérience [10], c’est-à-dire l’interaction créatrice de l’homme avec son environnement naturel et humain, alors la finalité de la politique ne peut consister à promouvoir tel ou tel trait natif de la nature humaine.
41 Dans une telle perspective, la démocratie est avant tout expérimentation, ou expérience. La question essentielle est alors de savoir comment les éléments constitutifs de la nature humaine sont stimulés et inhibés, intensifiés et affaiblis dans leur interaction avec leur environnement, dans quelle mesure les institutions mais aussi la culture d’une société permettent que les individus et les relations qu’ils nouent s’enrichissent mutuellement. C’est en ce sens que la démocratie, parce qu’elle est une expérience ou une expérimentation, suppose, plus que tout autre régime, de laisser libre cours à la nature humaine. Ce que suppose alors cette expérimentation ou cette expérience, ce n’est donc pas une connaissance de la nature humaine, mais une foi dans ses potentialités créatrices telles qu’elles se manifestent en tout être humain [Dewey, 1989]. La démocratie exige donc une « confiance » dans ces potentialités, une confiance dans le common man [11]. Telle est la signification de l’humanisme démocratique de Dewey. La démocratie ne suppose pas que les valeurs humanistes soient vraies ou conformes à une essence objective de l’homme. Elle est « la croyance qu’une culture humaniste doit prévaloir » [ 1989, p. 97]. Elle repose sur un pari, sur un acte de foi, sur une évaluation morale de la nature humaine, d’où résulte l’obligation qui est la nôtre de créer des conditions propices à l’épanouissement des capacités de la nature humaine.
42 L’exemple de la tolérance et de l’intolérance peut permettre de mieux saisir cet argument et de contraster le « libéralisme radical » de Dewey avec le « libéralisme minimal » [Sandel, 1996] de Rawls [12]. Pour Dewey, l’argument selon lequel la tolérance n’aurait pas véritablement de valeur en soi, mais serait nécessaire, fonctionnelle pour assurer la stabilité d’une société pluraliste, constituerait assurément un argument un peu court. Elle doit, au contraire, être valorisée pour elle-même et non pour des raisons dérivées ou instrumentales, justement parce qu’elle exprime cette foi dans les potentialités de la nature humaine, par exemple la foi dans la capacité innée de la nature humaine à posséder sous les formes les plus diverses l’esprit religieux. À l’inverse, s’il faut combattre l’intolérance, ce n’est pas avant tout parce qu’elle menacerait de briser le « consensus par recoupement » nécessaire à une société libérale bien ordonnée; c’est parce qu’elle dénote non seulement une méfiance à l’égard des qualités de la nature humaine, mais pire encore : une haine blasphématoire à son égard. Haine qui peut conduire justement à refuser à tel ou tel groupe toute qualité humaine [ 1989, p. 98-99].
Humanisme démocratique et expérience religieuse
43 Il n’est pas illégitime de se demander si Dewey ne suggère pas en fait de laïciser cette idée chrétienne de la valeur infinie de l’âme humaine pour défendre la démocratie. Mais ce serait tout d’abord donner raison aux hérauts contemporains d’une démocratie désenchantée ou utilitaire, car dès lors que la foi dans l’âme a été discréditée – notamment par la science –, nous n’aurions pas d’autres raisons de préférer la démocratie que dans les avantages extérieurs à l’expérience elle-même qu’apporterait ce type de régime par rapport aux autres. Or, si la dimension religieuse est forte chez Dewey, c’est parce que l’expérience démocratique n’est pas sans rapport avec l’expérience religieuse.
44 Comme il le montre dans son principal ouvrage consacré à la religion, A Common Faith [ 1962], aborder le monde dans une perspective religieuse ne consiste pas à croire qu’il a été créé par un Dieu ou une entité surnaturelle quelconque et qu’il serait soumis à son empire, mais d’abord à reconnaître que la destinée humaine dépend de forces que nous ne pouvons pleinement contrôler. Cette dépendance s’atteste dans les relations que nous nouons avec notre environnement naturel et social, qui parfois soutiennent nos aspirations et parfois les tiennent en échec. L’attitude religieuse est celle qui manifeste ce sens de l’interdépendance de l’homme avec le monde qui l’enveloppe, et nourrit ce sentiment que nous sommes parties prenantes d’une totalité plus large, au sein de laquelle notre sort suppose la coopération de la nature et des autres. L’expérience religieuse suppose ainsi pour Dewey un sentiment de piété et de confiance face au monde, à la nature, donc face à la nature humaine elle-même. Néanmoins, cette « piété naturelle [13] » ne constitue ni un acquiescement passif et fataliste à ce qui est ni une idéalisation romantique du monde. Si elle repose sur une juste appréhension de la nature comme une totalité dont nous ne constituons qu’une partie, elle suppose que la nature soit hospitalière et amicale à l’égard de nos idéaux et que l’homme, par les capacités inhérentes à sa propre nature, puisse, dans son expérience même, mettre en harmonie ses conditions de vie avec ce qu’il juge humainement désirable. Avoir confiance dans le monde et foi dans la nature humaine conduit à considérer que ce qui est peut révéler des potentialités non actualisées, que la contradiction entre la réalité empirique et nos idéaux n’est pas insurmontable. L’expérience religieuse, en raison de ce sentiment de piété qu’elle nourrit, permet ainsi à l’homme de reconnaître les possibilités données dans le monde, de s’ouvrir, par l’imagination créatrice qu’elle stimule, un accès à ces idéaux et de contribuer à les réaliser. Dans Quest for Certainty, Dewey souligne ainsi :
« La foi religieuse qui est sensible aux potentialités de la nature et de la vie associée doit, en raison de sa dévotion à l’idéal, manifester de la piété à l’égard de ce qui est. Elle ne doit pas avoir l’esprit chagrin face à ses défauts et aux épreuves que nous subissons [… ] La nature et la société recèlent en elles-mêmes la projection de possibilités idéales et les moyens propres à les actualiser [… ] Malgré ses imperfections, la nature – dans laquelle il faut inclure l’humanité – peut susciter un sentiment de piété en tant que source d’idéaux, de potentialités et d’aspirations, et le foyer ultime de toutes les formes de bien et d’excellence » [ 1929, p. 244].
46 Si l’humanisme de Dewey est « religieux » [Rockefeller, 1991], c’est parce que cette foi dans la nature humaine lui paraît, dans les années trente et quarante, indispensable pour sauver la démocratie. Elle exige de renouer avec l’intensité et l’ardeur jadis éveillées par des idéaux religieux, sans pour autant recourir à aucun de ces dogmes qui n’ont contribué qu’à pervertir et à scléroser la qualité même de l’expérience religieuse. De même que l’expérience religieuse doit s’émanciper de la religion, de même l’expérience démocratique doit être libérée de ses carcans institutionnels – notamment de l’« idolâtrie de la Constitution » – afin qu’elle puisse générer de nouveaux idéaux, de nouvelles méthodes démocratiques qui affecteront et enrichiront l’ensemble des modes de l’association humaine (famille, école, industrie, etc.).
Foi dans la nature humaine et foi dans l’expérience
47 Si la démocratie suppose cette foi dans la nature humaine – en fait dans sa bonté, du moins dans sa perfectibilité –, elle ne se résout pas à une simple exhortation morale. L’idéal démocratique selon Dewey n’est pas utopique; il repose sur une vision des possibilités mêmes qu’offre l’expérience. Il projette jusqu’à leurs limites logiques et pratiques les forces inhérentes à la nature humaine. En ce sens, il constitue avant tout le fondement de la critique des institutions existantes et l’aiguillon de multiples projets de réforme.
48 Dewey d’ailleurs n’hésite pas à employer à dessein une formulation plus forte et plus religieuse encore : « À long terme, la démocratie perdurera ou périra selon la possibilité de maintenir la foi et de la justifier par des œuvres » [ 1989, p. 98]. Ce qu’il souligne ainsi, c’est qu’il n’y a pas d’autre démonstration de la valeur de la démocratie que l’évaluation des conséquences que cette foi et les dispositifs institutionnels qu’elle inspire produisent, au cours de l’histoire, dans la vie des hommes. C’est dans les termes de ses œuvres, de la reconstruction et de l’enrichissement continus de l’ensemble de l’expérience humaine (son influence sur la politique, l’industrie, l’art, la science, la morale, la religion, etc.) que nous acceptons ou rejetons l’idéal démocratique. Dewey peut ainsi formuler son impératif catégorique : « Découvrez comment opèrent tous les éléments de notre culture existante, et alors veillez à ce que, en toute circonstance et en tout lieu où il en sera besoin, ils soient modifiés afin de parvenir à ce que leur action libère et accomplisse les potentialités de la nature humaine » [ ibid.].
49 Bien sûr, le contenu de cette foi dans la nature humaine et de cet idéal est difficile à préciser, mais c’est justement cette indétermination qui est pour Dewey fondamentale. La démocratie, comme l’individualité, est un accomplissement, une expérience continue. Elle ne suppose aucun critère préalable de la bonne vie. La vie bonne, naturellement humaine, ne peut être découverte – et diversement – que dans la continuité même de l’expérience. Dans cette perspective, l’expérience démocratique ne saurait être hostile aux conflits. Si la démocratie doit accueillir voire encourager l’expression des désaccords, ce n’est pas seulement parce que chacun disposerait d’un droit individuel à la libre expression – sur le modèle de la liberté négative défendu par le libéralisme minimal –, mais parce que l’expression des différences et des différends est pour chacun le moyen d’enrichir et d’élargir sa propre expérience de vie [14].
50 La foi dans la nature humaine s’identifie en fait chez Dewey à la foi dans l’expérience et dans sa force créatrice. C’est d’ailleurs ce qui distingue la foi démocratique d’autres types de foi. Alors que pour celles-ci, l’expérience doit à un moment quelconque être soumise à un contrôle extérieur, à une autorité, selon la foi démocratique, le processus même de l’expérience importe davantage que tel ou tel résultat particulier. La démocratie est « la croyance en la capacité de l’expérience humaine à générer les buts et les méthodes qui permettront à l’expérience ultérieure d’être riche et ordonnée » [ 1993, p. 245]. Dépourvu de tout garant ultime, l’idéal démocratique est ainsi frappé d’une indétermination constitutive au sens de Claude Lefort.
51 Si, en démocratie, l’expérience interhumaine est à elle-même sa propre fin– une fin sans fin, est-on tenté de dire, sans conclusion possible –, alors, conclut Dewey, « la tâche de la démocratie consiste à créer sans cesse une expérience plus libre et plus humaine que tous partagent et à laquelle tous contribuent » [ ibid.].
52 En ce sens, cette conception humaniste de la démocratie est indissociablement religieuse, morale et politique. Religieuse et morale, car elle suppose un acte de foi, une confiance dans les potentialités de la nature humaine.
53 Politique, car cette expérience continue d’une commune liberté et d’une commune humanité, c’est avant tout pour Dewey l’expérience du selfgovernment, de la coopération mutuelle quotidienne par laquelle les individus et les diverses relations qu’ils nouent s’enrichissent mutuellement [Zacks, 1999].
CONCLUSION
54 En rapportant l’idéal démocratique à nos sentiments naturels de sympathie, en le déduisant d’un pari – un pari sur la nature humaine –, Cooley et Dewey nous invitent à penser la démocratie hors du paradigme du calcul et de l’intérêt. En effet, la finalité de la démocratie ne consiste pas à satisfaire les intérêts ou à garantir les droits personnels d’individualités déjà constituées. Elle consiste bien plutôt à façonner un environnement social qui permette d’enrichir l’expérience de tous et de favoriser le développement continu de l’individualité de chacun [15].
55 Comme le souligne Cooley,
« la culture de l’individualité, dont nous commençons à reconnaître le besoin, ne pourra aller bien loin si nous ne renforçons pas différents groupes. Nous avons besoin de toutes sortes de familles, d’écoles, d’églises, de communautés, d’associations professionnelles et culturelles, avec chacune sa tradition et son esprit propre » [ 1966, p. 369].
56 Démocratie plurielle, la démocratie des pragmatistes suppose ainsi qu’en deçà des institutions politiques et de l’État, se déploient quotidiennement des formes multiples de solidarité et de coopération mutuelles. En ce sens, la démocratie ne peut donc être un idéal politique que si elle est déjà un idéal social, bref un « idéal primaire », au sens de Cooley. Lorsque Dewey suggère que « la démocratie doit commencer à la maison », et que « sa maison, c’est la communauté de voisinage » [ 1991, p. 213], il souligne bien que les relations de face à face constituent les foyers naturels où se développe la culture démocratique, les laboratoires ordinaires du sentiment communautaire.
57 La naturalité de la démocratie repose sur sa primarité et, à travers elle, sur sa dimension morale et pratique. Parce qu’elle définit d’abord un mode de vie, une expérience, parce qu’elle s’exprime concrètement dans les attitudes et les relations qu’adoptent les hommes les uns envers les autres dans tous les aspects de la vie quotidienne, la démocratie suppose un ethos. Cette « culture primaire de la démocratie » (Cooley), cette éthique démocratique pratique reposent non pas sur le calcul, mais tout d’abord sur la sympathie, corollaire pour Dewey de cette foi dans la nature humaine. Sans cette capacité à se mettre en imagination à la place d’autrui et à adopter son point de vue, aucune fin commune ne pourrait être définie et aucune entreprise de coopération ne saurait être durablement menée. De plus, grâce à ce travail de la sympathie, l’expérience vécue au sein des communautés locales et de ces formes vivantes de coopération peut être étendue en imagination audelà de ces sphères affinitaires et exclusives jusqu’à cette « grande communauté » que Dewey appelle de ses vœux. Elle permet ainsi d’élargir nos liens de confiance à des inconnus, bref de prolonger la « démocratie primaire » en une « démocratie secondaire ».
58 La dynamique communautaire essentielle à la vitalité de la démocratie prend donc sa source non dans la communauté politique elle-même, mais dans ces formes d’association prépolitiques régies par le face-à-face. Et parce que de telles relations reposent sur l’autogouvernement d’individualités associées, elles constituent le meilleur moyen grâce auquel la nature humaine peut assurer sa pleine réalisation pour le plus grand nombre [Dewey, 1989, p. 101].
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Notes
-
[1]
Ce texte développe un travail déjà esquissé dans un court article « L’idéal démocratique est-il concevable sans idée de la nature humaine ? », publié dans la revue Diogène, n° 195, juillet-septembre 2001, p. 91-98.
-
[2]
Sur cette double référence à Platon et à Hobbes, voir le texte de J. Dewey « Democracy and human nature », traduit dans le présent numéro.
-
[3]
Cf. le bel ouvrage de J. Baechler [ 1985]. Pour une discussion que nous ne pouvons engager ici, voir La Revue du MAUSS, n°7 « Les sauvages étaient-ils démocrates ?», Ier trimestre 1990.
-
[4]
Sur la question de la nature humaine dans la théorie libérale de Rawls, voir notamment le § 8 « La psychologie morale : philosophique, non psychologique » de la seconde leçon du Libéralisme politique [ 1995, p. 120-122].
-
[5]
Pour ce collègue et ami de Cooley et Dewey, l’exigence démocratique est posée dans la structure même des interactions ordinaires et dans les formes requises par la coopération sociale quotidienne [ cf. Mead, 1963,1977; Joas, 1985; Quéré, 1987].
-
[6]
Retraduit en clef de don, cet argument peut, comme y invite J.T. Godbout [ 2000, p. 12], être ainsi retraduit : « Donner, c’est vivre l’expérience d’une appartenance communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l’amplifie. » Bref, non seulement « contrairement à une certaine approche individualiste, l’expérience de la solidarité communautaire n’est pas nécessairement contradictoire avec l’affirmation de l’identité, [mais] elle peut même la développer ».
-
[7]
Et c’est d’ailleurs en ces termes que ces trois auteurs instruisent le procès à la fois de l’utilitarisme et de l’idéal de l’Homo œconomicus. Voir Cooley [ 1964, p. 422] et, sur cet aspect de la morale de Mead, voir Joas [ 1985, chap. 6].
-
[8]
Cooley n’hésite pas à affirmer également que la « règle d’or » émane directement de la nature humaine ainsi définie.
-
[9]
Il faut ici rappeler que la thèse d’économie politique soutenue par l’auteur en 1894 avait pour titre Theory of Transportation et pour objet l’étude des conséquences à la fois politiques, économiques et culturelles du développement des modes de communication modernes (du transport ferroviaire au téléphone).
-
[10]
Sur la théorie de l’expérience, voir notamment Dewey [ 1934, chap. III; 1958], Westbrook [ 1991], Deledalle [ 1966] et Shusterman [ 1999].
-
[11]
Cette croyance dans l’homme du commun, véritable article de foi de la démocratie américaine, est au cœur des fameuses Leaves of Grass ( 1855-1881) de Walt Whitman, un poète qui a profondément marqué tant Cooley que Dewey, et qui chantait « les mots “en masse”, vocable des Temps modernes ». Par ailleurs, pour Dewey, cette confiance peut s’autoriser de l’expérience historique : « Le monde a plus souffert de ses dirigeants que des masses » [ 1991, p. 208].
-
[12]
Sur son interprétation générale du libéralisme et de son histoire, voir notamment Dewey [ 2000].
-
[13]
Dewey emprunte ce terme au poète anglais William Wordsworth dans son poème The Rainbow ( 1802). Sur le romantisme de Dewey, voir Haskins [ 1999] et Rockefeller [ 1991, chap. 7].
-
[14]
L’expérience de la coopération démocratique suppose ainsi une politique de la fraternité [ 1989, p. 24] et de l’amitié : « La démocratie est la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent d’une personne à l’autre, l’habitude de la coopération amicale – qui n’exclut pas la rivalité et la compétition comme on en trouve dans le sport – est en soi un ajout inestimable à la vie. Soustraire autant que possible les inévitables conflits à un climat de force et de violence pour les placer dans un climat de discussion, sous le signe de l’intelligence, c’est traiter ceux qui sont en désaccord avec nous – même profondément – comme des gens de qui nous pouvons apprendre et, par là même, comme des amis » [ 1993, p. 243].
-
[15]
Il est assez frappant d’observer ici encore les multiples convergences entre les analyses de Dewey, Cooley et Durkheim, notamment lorsque ce dernier, dans ses Leçons de sociologie, souligne que « la libération progressive [de notre individualité morale] ne consiste pas simplement à tenir à distance des individus les forces contraires qui tendent à l’absorber, mais à aménager le milieu dans lequel se meut l’individu pour qu’il puisse s’y développer librement » [ 1990, p. 103]. D’une façon plus générale, tous trois rejettent l’alternative classique entre atomisme et holisme, et défendent un libéralisme communautaire, un individualisme social(isant), opposé à la fois à l’individualisme absolu propre au libéralisme classique et au socialisme absolu. En ce sens, le culte durkheimien de l’individu et la foi deweyienne dans la nature humaine se répondent. De même les rapprochent leur critique convergente de l’utilitarisme et leur insistance commune sur la créativité morale et sa dimension religieuse [ cf. Chanial, 2001, p. 231-245].