JONAS Hans, Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique,traduit de l’anglais par D. Lories, 2001, De Boeck Université, coll. Scienceséthiquessociétés, Bruxelles, 292 p. – FROGNEUX Nathalie, Hans Jonas, ou la vie dans le monde, 2001, De Boeck Université, coll. Le point philosophique, Bruxelles, 2001,398 p.
1 Ces deux livres, parus presque simultanément chez le même éditeur bruxellois, livrent au lecteur français des outils indispensables à une connaissance plus complète de la pensée de Hans Jonas, souvent réduite jusqu’ici au seul Principe Responsabilité, lui-même interprété trop souvent de manière étriquée et tendancieuse. Le phénomène de la vie est l’ouvrage capital de philosophie du vivant publié par Jonas aux USA en 1966 et qui éclaire aussi certaines intentions du Principe Responsabilité. Avec La religion gnostique (paru en 1978 chez Flammarion et actuellement épuisé), avec Le phénomène de la vie et Le principe Responsabilité, on dispose maintenant en français de trois livres majeurs correspondant aux trois périodes de l’itinéraire philosophique de Jonas. L’étude d’ensemble de Nathalie Frogneux, qui couvre toute la vie intellectuelle de Jonas (depuis 1930 jusqu’au début des années quatre-vingt-dix), permet de compléter encore cette vue synoptique indispensable à une compréhension honnête des intentions du philosophe.
BENOIST Jocelyn, KARSENTI Bruno (sous la dir. de), Phénoménologie et sociologie, 2001, PUF, coll. Fondements de la politique, Paris, 256 p., 149 F.
2 Ce volume rassemble des contributions de sociologues pratiquant une certaine phénoménologie du social (D. Cefaï, D. Trom, P. Corcuff) et des philosophes phénoménologues ou proches de la phénoménologie (J. Benoist, V. Descombes, E. Bimbenet, Y. Thierry) abordant certaines questions socio-logiques. Il s’agit donc d’œuvrer à surmonter le clivage qui s’est instauré (en particulier avec Lévi-Strauss) entre une science sociale qui a visé une « objectivation radicale » évacuant la subjectivité et une philosophie phénoménologique qui a maintenu la question du sujet ou de la subjectivité.
3 Pour autant, les éditeurs ne croient pas pouvoir ni même devoir dépasser ce clivage; ils ironisent sur l’idée trop galvaudée d’une « rencontre » ou d’un « dialogue » et préfèrent souligner les différences, tout en tentant un rapprochement : « Trop souvent, la référence obnubilante à “autrui” sert encore à la phénoménologie de tout viatique en guise d’abord du monde social, comme inversement la critique trop vite menée de la subjectivité tient lieu de toute connaissance de la phénoménologie pour les sociologues. Si notre recueil permet en quoi que ce soit de sortir de cette situation et à la phénoménologie et à la sociologie de s’enrichir mutuellement dans et par leurs différences mêmes, nous estimerons avoir complètement gagné notre pari » [introduction, p. 16].
4
On retiendra tout particulièrement la contribution de Yves
Thierry, « La subjectivité et le fait social » – qui prolonge la réflexion
qu’il avait entreprise dans son livre paru dans la même collection en 1995 :
Conscience et humanité selon Husserl. Essai sur
le sujet politique (où il tentait notamment un rapprochement entre
la phénoménologie husserlienne et la pensée de Claude Lefort et d’Alain Caillé)
–, et celle de Vincent Descombes, « Relation intersubjective et relation
sociale », qui met clairement en évidence la différence de nature entre ces
deux notions que trop de philosophes tendent à effacer.
Jacques
Dewitte
DUVIGNAUD Jean, Le prix des choses sans prix, 2001, Actes Sud, 118 p., 89 F.
5 « Une légende raconte que saint Louis, guerroyant contre les infidèles à Carthage, et lassé de son rôle de roi, se serait fait passer pour mort – un soldat pestiféré aurait pris sa place. Il se serait évadé, pour vivre comme un ermite sur une colline au-dessus de la mer, qui porterait plus tard le nom de « Père du bonheur » : Sidi Bou-Saïd. On voit bien que le pouvoir royal a un prix sur le marché des valeurs, mais qu’en est-il du bonheur ?» Voilà l’image qui ouvre ce beau livre de Jean Duvignaud. Toute son œuvre est sans doute dominée par la figure du don, de la gratuité, de l’improductif, du prix des choses sans prix. Dans le théâtre, dont il a donné des ouvrages aujourd’hui classiques – L’acteur (Archipel), Sociologie du théâtre (PUF), Les ombres collectives (PUF), pure dissipation du temps dans la passion d’une histoire reprise sans en éprouver les affres par des comédiens; dans la fête ( Fêtes et civilisations, Actes Sud), jubilation collective sans lendemain, dissipation des ressources et des passions pour la seule brûlure de l’instant; dans le rire ( Le rire et après, Desclée de Brouwer), qui oppose son pied de nez au sérieux du monde. Toujours, chez Jean Duvignaud, il s’agit de la suprême élégance de vivre dans le don du rien, mais d’un rien qui fait tout le prix de l’existence individuelle et collective. On se souvient du merveilleux Chébika (réédité chez Plon, coll. Terre Humaine), cette dissidence discrète d’une femme qui refuse l’ordre établi et disparaît dans le désert – formidable analyse de terrain qui montre comment la puissance d’exister ne puise jamais dans la seule utilité, la rationalité, et qu’on peut se perdre de vouloir vivre.
6 Dans Le prix des choses sans prix, Jean Duvignaud médite sur le rien qui fait la jubilation tranquille d’exister : lire, penser, cheminer, inlassable invention de vivre, etc. « Au long d’une vie, combien de fois n’a-t-on pas vagabondé en des régions – trop vite toujours – où nous sommes perçus délivrés du cercle vicieux des causalités héréditaires de l’histoire ? Nous donnions alors à l’être que nous sommes, sans trop le dire ou le savoir, une dimension infiniment possible – création commune parfois d’une humanité qui échappe à l’espèce. On a tiré de la vie plus que ce qu’elle nous a imposé.
7
Un accroissement ? Peut-être, et pour cela, nous ne serons ni
jugés ni punis » [p. 118].
David Le Breton
SCHEHR Sébastien, La vie quotidienne des jeunes chômeurs, 1999, PUF. – GRELL Paul, WERY Anne, Héros obscurs de la précarité, 1993, L’Harmattan.
8 Deux types de critiques ont été adressées à l’ouvrage de Sébastien Schehr.
9 Il convient d’y répondre, car l’enjeu est de taille : il y va de la capacité de la mouvance anti-économiste à accorder crédit à une approche novatrice des problèmes du chômage et de la soi-disant exclusion.
10 La première série de critiques est relative à l’absence de représentativité des quatre études de cas présentées. Elles n’ont, il est vrai, aucune validité statistique. Cependant, S. Schehr passe également en revue un certain nombre d’études conduites au cours de vingt dernières années et dont l’intérêt est suffisant pour mettre la puce à l’oreille, car elles établissent la multiplicité des rapports au travail qu’entretiennent de fait les jeunes chômeurs et explorent la défection à l’égard du salariat et de son hétéronomie de la part d’une jeunesse intérimaire dans plusieurs pays.
11 L’étude de Paul Grell et Anne Wery, menée au Québec il y a une dizaine d’années et à laquelle se réfère abondamment S. Schehr, n’a probablement pas de validité statistique non plus : après des entretiens préliminaires, les deux chercheurs ont précisément sélectionné pour une enquête approfondie la catégorie d’individus qui « ne s’identifient pas ou peu au travail salarié et essayent de se débrouiller sans lui » [p. 170], ce qui peut effectivement laisser supposer que ces individus sont en minorité. Pourtant l’ouvrage ouvre, à quelques années d’intervalle, la même question de fond que celui de S. Schehr : est-ce parce qu’un phénomène est statistiquement mineur qu’il ne dénote pas une tendance nouvelle à l’œuvre dans le corps social ? Non, bien sûr.
12 Ces trois auteurs n’ont que le « tort » de se situer dans une perspective dominée de la sociologie du travail-chômage et de soupçonner la sociologie dominante de renforcer les stéréotypes de l’imaginaire productif en construisant une représentation unilatéralement négative, caricaturale et misérabiliste de l’expérience du chômage ! En un mot, de s’élever contre une sociologie qui opère un déni de réalité par réduction des différentes dimensions de la vie quotidienne que P. Grell et A. Wery rangent sous le concept de « mondes sociaux du chômage ». « La banlieue du travail salarié permet de saisir des tendances et des situations nouvelles, elle constitue un laboratoire d’autant plus riche que ces façons de vivre sans travail salarié stable s’organisent ouvertement à l’extérieur du schéma interprétatif de toute une époque vouée au travail salarié », écrivent-ils [p. 150] au terme d’une démarche de recherche novatrice qui ne fait, après tout, qu’assumer ce que réitèrent, directement ou non, de nombreuses contributions à La Revue du MAUSS, à savoir le refus d’assimiler la socialisation à l’intégration par le travail et d’occulter l’importance de la sociabilité primaire.
13 En second lieu, les critiques ont objecté que le mode de vie de ces jeunes chômeurs et précaires est autant subi que choisi. Le livre optimiste de S. Schehr témoignerait par conséquent d’un enchantement de l’objet d’étude et d’un certain populisme [ cf. revue de Roland Pfefferkorn, Le Monde diplomatique, juin 1999, p. 31]. Il n’y a rien d’illégitime en apparence à s’interroger sur le statut des pratiques et des représentations mises en évidence : luttes d’appropriation qui passent par un refus des mythologies du travail ou réalisme du désespoir ? soumission par adaptation à la nécessité ou mouvement de fond vers la reconquête de l’autonomie ? Mais on ouvre par là même une autre question fondamentale : qu’est-ce que l’adaptation à la nécessité ? Qu’est-ce que le choix ? Or, c’est une conception du choix comme absolu, non déterminé, qui est présupposée par cette critique. La seule réponse possible est apportée par ces deux ouvrages qui ne disent rien d’autre que ceci : un choix est toujours déterminé, et ce mode de vie n’est donc ni choisi ni subi. On a en réalité affaire à une dialectique du subi-choisi. Et encore : des situations de départ ouvrent la possibilité de l’autonomie; et la valorisation du temps libre se substitue effectivement dans certains cas aux motivations économiques (investissement dans le travail salarié et imaginaire de la consommation). Il y a bien tentative par certains individus (pas tous, d’accord) de ré-appropriation des déterminations qui pèsent sur leur vie; ce qui n’élimine bien sûr pas les frustrations, les ratés, les jours difficiles, les incertitudes, comme le racontent de manière émouvante plusieurs des personnes interrogées. Comme le suggère presque Schehr, cette « allergie au travail » (titre de l’étude de Jean Rousselet de 1974 publiée au Seuil) ne peut prendre que des formes bien différentes de celles de la génération précédente.
14 Prenons donc au sérieux cette hypothèse selon laquelle, chez certains chômeurs/précaires au moins, quelque chose se constitue en orientation sous-jacente consistant à « retourner à son avantage une situation non choisie au départ ». De ce point de vue, le plus précieux apport des deux livres est de bien faire ressortir cette interaction dynamique entre des déterminants liés à la biographie et aux contraintes extérieures d’une part, et la créativité et la positivité de projets et d’activités de l’individu d’autre part – ce que P. Grell et A. Wery nomment interaction entre les « processus structurels » et les « processus autoproducteurs », « intervention de la liberté ». Une culture positive de l’aléatoire naît ainsi d’une précarité assumée et d’un refus des assignations. Elle implique toujours un exode du travail salarié vers l’activité autoderminée, comme dirait un André Gorz.
15 L’exode comme action politique ? des accoucheurs de valeurs malgré eux ? Mais serait-ce la première fois que cela arrive ? Des pratiques circonstancielles ? Oui… et peut-être que non. Car la seule vraie question qui se pose – comme d’ailleurs à propos des SEL et autres micro-expériences – est celle de la cristallisation possible de ces tendances en une culture plus large de l’autonomie par leur pérennisation et leur capacité à faire tache d’huile. Ces tendances, il appartient à la sociologie de les révéler et aux politiques de favoriser les conditions de leur cristallisation.
CHENAVIER Robert, WEIL Simone, Une philosophie du travail, 2001, Cerf, 300 p., 290 F.
16 Une passionnante étude d’histoire de la philosophie qui restitue l’unité et le sens d’une œuvre tissée entre matérialisme et spiritualité. Tentant de penser la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail, S. Weil a recherché un type de travail échappant à l’emprise du capital et susceptible de servir de modèle à la connaissance et à l’action. N’ayant pas trouvé de quoi jeter les bases de cette civilisation dans les conditions du travail industriel de son époque, elle nous a livré des analyses fines sur la dépossession de l’ouvrier à qui la maîtrise du temps est interdite, ainsi qu’une réflexion originale sur les conditions techniques d’un travail non servile, cette « forme supérieure de travail mécanique », dans lequel se réaliseraient le pouvoir créateur du travailleur et la médiation entre l’homme et la matière.
17 Le paradigme fondamental pouvant être étendu à toute activité, matérielle ou intellectuelle, politique ou spirituelle, réside selon Weil dans le caractère méthodique du travail entendu comme catégorie anthropologique.
18
Or, le travail de la grande industrie empêche l’exercice de la
fonction de coordination qui est celle de l’esprit humain. À Marx, elle
opposera alors que la véritable révolution réside plus fondamentalement dans la
résolution d’un problème technique que dans le régime de propriété. On
entrevoit ici les limites d’une philosophie qui reste « travailliste » et de
l’actualité de laquelle nous nous permettons de douter à l’ère des réseaux et
des rapports de pouvoir propres à la mondialisation. Mais il y aura bien sûr là
matière à débats.
Françoise Gollain
LES CAHIERS DU GERFA, L’association, n° 2,1er semestre 2001.
19 Toujours à la recherche d’une alternative à l’envahissement de l’économie de marché sans préconiser un interventionnisme étatique imposant, les jeunes animateurs des Cahiers du GERFA publient ici leur deuxième numéro.
20 Après J.-L. Laville, le GERFA interroge un autre spécialiste de l’économie solidaire, bien connu des lecteurs du MAUSS : Bernard Eme. On trouvera dans ce numéro quelques-uns de ses articles où il développe une perspective habermassienne de l’économie solidaire, et la retranscription du débat qu’il a eu avec le GERFA. Soucieux d’articuler les préoccupations théoriques avec des interrogations plus empiriques, les membres du GERFA donnent ici la parole aux praticiens de l’économie solidaire, ceux du mouvement des crêches parentales (ACEPP). À noter aussi des articles concernant deux représentants essentiels de la tradition sociologique allemande :
21
Simmel et Habermas. Enfin, on trouvera une correspondance
particulièrement précieuse entre J.-T. Godbout, P. Chanial et S. Dzimira, qui
tourne autour des rapports entre le don et la solidarité étatique. Ce n°2 des
Cahiers du GERFA s’avère, comme le n°
1, bien utile pour tous ceux qui s’interrogent sur les pratiques qui tiennent
de l’économie solidaire et sur sa conceptualisation. Les lecteurs du MAUSS
apprécieront.
Julien Rémy
JUAN Salvador, La société inhumaine, 2001, L’Harmattan.
22 Mal-vivre dans le bien-être. Le sous-titre de cet ouvrage – qui inaugure la nouvelle collection « Sociologies et environnement » que l’auteur dirige désormais chez L’Harmattan – indique bien le paradoxe qui en constitue l’objet. Comment et pourquoi le bien-être, apprécié au plan économique, s’accompagne-t-il du mal-vivre, de cette dégradation des conditions de la vie quotidienne constatée par tant d’indices sociologiques ? Le lecteur pourrait craindre que ne se déploie un énième discours chagrin sur les pathologies de la modernité, pimenté par quelques prophéties de malheur. Il n’en est rien. Le lecteur lira davantage un ouvrage critique. Critique tout d’abord des carcans économicistes, productivistes, évolutionnistes et individualistes dans lesquels sont trop souvent enserrées les sciences socio-humaines. Critique également de leur incapacité à livrer des indicateurs objectifs et synthétiques de ce mal-vivre, de leur frilosité à en analyser les causes et à en suggérer, même modestement, quelques remèdes. À la suite d’une brève (et polémique) histoire du développement menée dans une perspective socio-anthropologique, le cœur de l’ouvrage est consacré à la description serrée et documentée de quatre tendances lourdes, inhérentes au développement des systèmes à forte croissance économique dominés par la colonisation et la marchandisation de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse des tensions spatio-temporelles (zonage et ségrégation des espaces, rationalisation du temps de la vie quotidienne), des déficits relationnels (atomisation, isolement urbain, déclin différencié des sociabilités), de l’éclatement du symbolique (affaiblissement des repères normatifs, croissance des délits) ou de l’incorporation, sous la forme de diverses socio-pathologies (stress, névroses et même cancers), des dégradations de l’environnement, chacun de ces symptômes est analysé et mis en relation avec un souci à la fois de compréhension et d’objectivation. La notion floue et psychologisante de mal-vivre y gagne une densité sociologique inédite. L’auteur peut alors en déduire, a contrario, quelques critères sociaux du développement durable, ou plutôt esquisser un modèle de « développement-enveloppement durable », un scénario d’éventuelles « politiques de réhumanisation », dont la qualité de la vie quotidienne constituerait l’étalon et la « démocratie d’interaction », à base associative, l’une des formes politiques privilégiées – corrigée néanmoins par les nécessaires garanties institutionnelles à l’autonomie des personnes.
23 Il n’est pas illégitime de reprocher à l’auteur de se lancer dans une traque parfois trop systématique aux « évo-productivistes » d’hier et d’aujourd’hui (ils sont partout !). Ce qui le conduit parfois à reconduire la confusion qu’il leur reproche, au point de refuser de questionner d’autres registres du « progrès » que celui du progrès économique. D’où peut-être l’hésitation qui traverse ce bel ouvrage entre le souci, teinté de nostalgie, de préserver une certaine idée du bien-vivre (assez française, avoue-t-il) et la confiance dans l’action et la créativité des mouvements sociaux.
GAUTHIER David, La morale par contrat, 2001, Mardaga, Liège.
24 Avec un décalage d’une quinzaine années, le lecteur français peut enfin découvrir le maître ouvrage du philosophe canadien David Gauthier Moral by Agreements ( 1986). Par sa rigueur (d’autres diraient « son formalisme outrancier »), mais aussi son caractère iconoclaste – relire la fameuse histoire de l’anneau de Gygès de la République de Platon et reformuler l’état de nature hobbesien à la lumière du dilemme du prisonnier, lui-même résolu dans les catégories de la Généalogie de la morale de Nietzsche –, cet ouvrage est fascinant. Comme l’a souligné J.-P. Dupuy, on trouve dans ce texte la tentative la plus ambitieuse de fonder l’éthique sur la rationalité économique. La radicalité de la démarche de Gauthier consiste à préserver dans toute leur pureté les prémisses de la théorie du choix rationnel – et non à les corriger, à l’instar de Rawls ou d’Harsanyi – en mettant en scène une situation d’impartialité pour en déduire des principes de justice. L’éthique doit être engendrée par la rationalité économique elle-même, déduite de l’intérêt personnel et de lui seul.
25 Caricaturons. Pour Gauthier, le monde serait peut-être le meilleur des mondes s’il était un marché concurrentiel parfait. Or il ne l’est pas. Et c’est parce que le monde n’est pas un marché que la morale constitue une contrainte nécessaire dans les relations entre agents rationnels. Bref, la morale naît des défaillances du marché. Ainsi, dès lors que la main invisible échoue à conduire chaque individu, soucieux exclusivement de son gain personnel, à promouvoir le bénéfice de tous, la coopération exige une main visible. Cette « main visible », Hobbes l’identifiait à la figure du Leviathan. Gauthier montre quant à lui qu’une morale contractuelle, fondée sur une forme de rationalité qui transcende la stricte rationalité économique tout en s’en déduisant, peut permettre de résoudre autrement le problème hobbesien, et donc que, même en l’absence de Leviathan, il est rationnel d’être juste.
26 La démonstration formelle de Gauthier repose sur sa théorie originale du marchandage rationnel et sur la distinction qu’il formule entre maximisateur direct et maximisateur autocontraint. Elle lui permet de montrer que, si le devoir doit l’emporter sur l’avantage, en vérité l’accomplissement du devoir est avantageux. En effet, ceux qui ne pensent qu’à leurs intérêts immédiats – les maximisateurs directs – se privent par leur comportement même de certains bénéfices en s’excluant de nombreux échanges profitables.
27 Dès lors que la coopération réciproque est plus rentable que le calcul intéressé individuel, il est rationnel d’être juste, c’est-à-dire à la fois d’entretenir une disposition à la coopération et de développer sa réputation de coopérateur. Le maximisateur bien compris, conscient de son intérêt bien entendu, doit donc se soumettre à la contrainte, bref à la morale, qui lui enjoint de ne pas toujours être maximisateur. Selon cette éthique instrumentale, le maximisateur autocontraint est donc un agent indissociablement rationnel et moral, mais moral afin d’être rationnel.
28 Étrangement, Gauthier semble hésiter à dissoudre à ce point la morale dans le calcul et soulève implicitement cette question, familière aux familiers du paradigme du don, celle de savoir si, pour que la coopération soit payante à terme, elle doit être choisie dans ce but et pour cette unique raison. À travers sa théorie des dispositions et les remarques qui concluent son ouvrage, il semble en fait montrer que les bénéfices de la coopération seront maximisés si la coopération est voulue pour elle-même, dans une perspective non exclusivement instrumentale. Bref, que dans la coopération, on ne gagne qu’à la condition ne pas être – d’abord ou seulement – intéressé à gagner, qu’à condition de ne pas adopter exclusivement le schéma de l’intérêt individuel. Pour développer la réputation de coopérateur, d’agent moral, il faut donc l’être réellement et continûment. Voire même sincèrement et sans calcul. Or du point de vue de la théorie du choix rationnel, un tel argument n’est évidemment pas recevable. L’époché du calcul ne saurait constituer une stratégie rationnelle. En revanche, un tel argument est au cœur même du paradigme du don. Comme le souligne J. Godbout, « pour susciter l’envie de donner, il faut avoir la réputation de générosité – il faut qu’on considère que le don n’a pas été fait dans le but de recevoir un retour. C’est à cette condition que le don enclenche la spirale du don, que le don appelle le don [… ] Bref, le don est réaliste parce qu’il y a retour, mais il existe parce que, pour qu’il y ait retour, il ne doit pas être fait pour cela » [ Le don, la dette, l’identité, p. 169]. Plus encore : cet argument définit le pari même, paradoxal, du don – tel que l’énonce cette fois A. Caillé dans son Anthropologie du don : « Seule la gratuité déployée, l’inconditionnalité sont susceptibles de sceller l’alliance qui profitera à tous et donc au bout du compte à celui qui aura pris l’initiative du désintéressement. » On aura compris la conclusion de ces remarques trop allusives.
29 Plutôt que de demander, comme Gauthier, l’impossible – appeler l’axiomatique de l’intérêt à se dépasser elle-même pour faire de nous des hommes de parole –, il est peut-être plus raisonnable, sinon rationnel et d’un point de vue argumentatif plus économique, de faire le pari heuristique (du paradigme) du don. Encore un effort, Monsieur Gauthier, pour devenir MAUS-Sien !
MOREAU DE BELLAING Louis, La fonction du libre arbitre. Légitimation II, 2001, L’Harmattan, coll. Psychanalyse et civilisations.
30
Avec cet ouvrage, Louis Moreau de Bellaing poursuit
l’entreprise inaugurée avec son précédent livre, La légitimation, et approfondit sa théorie du
métasocial et du métapolitique. Si, dans le premier ouvrage, l’auteur tentait
de construire, dans la perspective d’une sociologie critique, les conditions
d’objectivation de l’un des objets privilégiés de la philosophie politique –
l’énigme de la légitimation –, c’est un pari comparable qui se joue dans cet
ouvrage : revisiter, à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie et de la
psychanalyse, cette question apparemment désuète ou insondable du libre
arbitre. Pourquoi cet effacement aujourd’hui du libre arbitre ? Pourquoi
occultons-nous sa fonction de légitimation au profit du registre de l’utilité
ou de l’intérêt ? Comment s’articule le libre arbitre individuel au libre
arbitre collectif ? Comment se rapportent-ils au pouvoir et à la loi ? Autant
de questions auxquelles s’attache à répondre ce livre – comme d’habitude dense
et irrésumable –, où l’on retrouve le même souci d’interroger l’ensemble des
théories classiques sur la question afin de mettre en valeur une
problématisation négligée du libre arbitre dans la perspective de la théorie
freudienne du pulsionnel.
Philippe Chanial
GOTMAN Anne, Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, 2001, PUF.
31 Après avoir dégagé les règles sociologiques de l’héritage, puis mis en lumière la dynamique étrange de la dilapidation, Anne Gotman s’attaque dans cet ouvrage aux multiples facettes de l’hospitalité, en commençant par une excellente mise en contexte historique, avant de plonger comme à son habitude dans les résultats d’enquêtes empiriques extrêmement riches et étonnants, qui lui permettent de donner la parole à ceux qui vivent des expériences, parfois extrêmes, d’accueil (de réfugiés du Kosovo, de sidéens, de Juifs… ), mais aussi de membres de la famille. Hospitalité entre proches, entre étrangers; rôle de l’État, des associations, du marché, mais d’abord de ce que les sociologues appellent les liens primaires, les affinités.
32 On aura compris que, dans cet ouvrage, l’auteur s’intéresse principalement à l’hospitalité du type « service », et étudie peu l’hospitalité festive qui vise à célébrer le lien. Cet accueil de l’autre en situation de crise, elle nous le donne à voir sous tous ses angles : politique, psychologique, socio-logique, et je dirais même physique (les odeurs… ). Rapports de sexe, rapports de pouvoir, l’auteur n’y va pas de main morte pour mettre en évidence que l’hospitalité est un phénomène social total, une épreuve où se joue ultimement notre identité. Si l’on ajoute cette capacité qu’a l’auteur de s’effacer pour donner la parole à ses interlocuteurs, et cette manière particulière de combiner adroitement littérature et enquêtes sur le terrain, on a là un ouvrage non seulement original, mais incontournable pour approcher ce phénomène que peu de chercheurs en sciences sociales ont osé abordé et qui se situe pourtant au cœur des problèmes sociétaux actuels – et encore plus de ceux du futur.
RICHARD Gildas, Nature et formes du don, 2000, Harmattan.
33 Cet ouvrage propose une approche purement philosophique du don. Au départ, le don est défini à partir du donataire. « C’est du donataire que le don doit recevoir absolument toutes ses déterminations » [p. 37]. Mais on s’aperçoit rapidement que c’est en réalité le donateur qui détermine tout.
34 C’est lui qui décide de l’identité du donataire, c’est lui qui sait « qui doit être considéré comme digne d’être donataire » [p. 47, souligné par l’auteur], et c’est encore lui qui connaît les « vrais besoins » de celui qui reçoit. C’est donc le donateur qui détermine ce que le donataire doit recevoir. En fait, le donataire – on ignore pourquoi – est défini a priori comme un être aliéné, et même, à partir de l’allégorie de la caverne de Platon, comme un être « déchu » [p. 155]. C’est pourquoi « il faut rendre l’autre apte à recevoir » [p. 137, souligné par l’auteur].
35 Et c’est le donateur qui a cette mission. Mais d’où lui vient cette supériorité, pourrait-on demander ? De qui a-t-il reçu cette mission ? Qu’est le donateur ? Réponse de Gildas : le donateur est un créateur, et « il est difficile de ne pas appeler celui-ci tout simplement Dieu » [p. 276]. Le donateur étant nécessairement une personne, différente de ce qu’il donne, c’est donc aussi un dieu personnel, et on en arrive au Dieu chrétien, au péché originel et au Christ, le seul qui peut sauver le donataire déchu parce qu’en se faisant homme, il est à la fois donateur et donataire. Et on finit par comprendre que cette définition étrange, incompréhensible au départ, du donataire comme être déchu et du donateur-sauveur vient de là. Ce à quoi Gildas aboutit était déjà là, dans cette conception singulière du couple donateur~donataire que l’auteur présente au départ. On reste avec la vague impression que les dés étaient pipés…
36
On est bien loin des dons entre humains, on est dans un rapport
infiniment inégalitaire. Un livre étrange, utile et stimulant pour réfléchir
sur le don originel, sur les fondements du don, mais à mille lieues du don tel
qu’on l’observe comme phénomène social.
Jacques T.
Godbout
HENOCHSBERG Michel, Nous nous sentions comme une sale espèce. Sur le commerce et l’économie, 1999, Denoël. – La place du marché, 2001, Denoël.
37 Voici deux livres fort originaux. L’idée centrale du premier est que, contrairement à la vulgate économique depuis Smith et Marx, la production ne précède pas la circulation, mais en dérive; elle est appelée par le commerce, et c’est lui qui conduit la vie économique. Ce principe, étudié dans toutes ses applications, débouche sur une remise en cause de l’image de l’économie telle que nous l’a transmise la science économique orthodoxe.
38 Le paysage change; les entités stables deviennent floues, fluantes, mouvantes. À terme, l’ambition de M. H. est, à travers une critique de la raison économique d’un nouveau genre, de « jeter les bases d’une économie générale » dont l’économie des choses, des services et de la monnaie ne serait qu’un sous-ensemble, dans le sillage de Bataille, de Klossowski, de Deleuze et de Guattari (économie des flux, des affects, des pulsions). Son avantage comparatif, c’est qu’il connaît bien, lui, et de l’intérieur, le langage codifié de la science économique, qu’il est censé enseigner à l’université Paris X-Nanterre.
39 Une seconde étape de ce projet, la critique du marché, fait l’objet d’un livre qui vient tout juste de sortir en librairie (et dont nous n’avons pas encore terminé la lecture). Le marché y apparaît comme une institution voulue par le pouvoir et non pas née spontanément de la rencontre des marchands comme le voudrait une légende libérale qui ne résiste pas à la critique historique. Car la démarche de M. H. est aussi historique, et remonte bien audelà du XVIe siècle, là où s’arrête la culture historique de la plupart des économistes (quand ce n’est pas au XVIIIe !). Ces deux livres fourmillent d’idées originales et d’aperçus souvent profonds (et parfois contestables), qui remettent en question notre image du monde économique. Un régal de l’intelligence.
MATTELART Armand, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, 1999, La Découverte.
40 Armand Mattelart est l’auteur de La communication-monde (La Découverte, 1992, réédité en 1999), La mondialisation de la communication (PUF, 1996), et L’Invention de la communication (La Découverte, 1997). Il trace ici une fresque passionnante des mythes que l’humanité a créés depuis le XVIe iècle pour se représenter sa propre unité en train de se faire : récits utopiques, religions laïques, projets de paix perpétuelle, etc., inspirés par le postulat qu’il existe au-delà des nations en conflit une « communion universelle des hommes » (Grotius), une société mondiale. À l’origine se trouve un événement formidable : la découverte, à la fin du XVe siècle, des premiers Américains, auquel il était difficile de refuser la qualité d’humains. Mais le capitalisme récupère et dévoie cet idéal mondial en une « république mercantile universelle » (Smith) qui assure son emprise sur la vie des hommes, masque leur exploitation et leur ségrégation au nom d’une unité factice, et dissout la diversité des cultures en une soupe culturelle globale à laquelle l’auteur oppose une « créolisation du monde » porteuse de diversification.
41
En ce sens, l’ouvrage peut servir de point d’appui historique
au mouvement anti-mondialisation. Nous y reviendrons l’an prochain à l’occasion
d’un numéro de La Revue du MAUSS
portant précisément sur ce problème central de notre époque.
François
Fourquet
BERTHE Bénédicte, L’effort au travail. Analyse d’un concept économique, 2001, Presses universitaires de Rennes, 305 p., 118,07 F.
42 Qu’est-ce qui induit et explique l’effort au travail ? Quelle est l’efficacité, de ce point de vue, des divers systèmes institutionnels de pouvoir et d’autorité ? L’auteur procède ici à un examen très complet (presque) et systématique des diverses théories économiques disponibles pour élaborer un modèle cubique croisant trois formes d’effort (qualité, activité, intensité), trois logiques (intérêt, obéissance, confiance) et trois types (personnel, groupe, entreprise). L’effort global étant la résultante de cette triple triade.
43 C’est assez convaincant. On regrettera pourtant ici (comment s’en étonner ?) une trop grande méconnaissance de la logique du don, guère analysée dans la partie sur la confiance, pourtant concernée. Curieusement, pour en rester au seul champ de l’économie, l’article essentiel d’Akerlof sur le sujet n’est guère cité.
DONATI Pierpaolo, Il lavoro che emerge. Prospettive del lavoro come relazione sociale in una economia dopo-moderna, 2001, Bollati Boringhieri, Turin. – BECK Ulrich, Brave News Work, 2001.
44 Loin que le travail soit en passe de finir, il est émergent, soutient le socio-logue italien. Mais sous une forme inattendue, guère compréhensible tant pour la vision libérale que pour la perception social-démocrate. Il émerge en effet non plus comme moyen instrumental, mécanique et abstrait de se rapporter au marché, mais comme la forme même du rapport social entre producteurs, distributeurs et consommateurs. Est ainsi, dans la lignée des autres travaux de l’auteur, défendue une conception purement relationniste de la sociologie. Quant aux conclusions pratiques, elles rejoignent largement celles défendues par Ulrich Beck – qui elles-mêmes reprennent sans le savoir les positions défendues il y a quelques années par les auteurs de Vers une économie plurielle (G. Aznar, A. Caillé, J.-L. Laville, J. Robin, R. Sue – Syros). Il y a en Europe un consensus potentiel important, chez nombre d’analystes, sur un nouveau modèle socio-économique à la fois souhaitable et possible qui n’en finit pas de ne pas réussir à cristalliser.
BELORGEY Jean-Michel (et A. Caillé, R. Castel, D. Clerc, P. Concialdi, T. Coutrot, A. Dreuille, M. Jalmain, J.-L. Laville, P. Roger, C. Villiers), Refonder la protection sociale. Libre débat entre les gauches, 2001, La Découverte-Syros, 198 p., 98,40 F.
45 C’est ce modèle dont J.-M. Belorgey définit les contours dans ce livre dont la première partie est issue du rapport rédigé par lui et Annie Fouquet, après deux ans d’audition au Commissariat général du Plan de tous les « partenaires sociaux » et « experts » concernés. Rapport ici condensé et soumis à la discussion de représentants de la CGT, de la CFDT, d’AC ! et d’analystes bien connus. La proposition qui soulève le plus de critiques est celle de rendre cumulables les minima sociaux (proposition d’allocation compensatrice de revenu, dite proposition Godino, et qui n’est autre que celle défendue par le MAUSS depuis 1987). Dans sa présentation du recueil, A. Caillé suggère qu’une partie des oppositions farouches entre les diverses gauches est factice et alimentée par de multiples soupçons croisés, et qu’une position moyenne est trouvable qui assure à la fois un SMIC décent et suffisamment attractif, un temps choisi effectif (et non un temps partiel imposé) et un revenu minimum décent cumulable avec d’autres ressources.
DUPRÉ Marie-Claude (sous la dir. de), Familiarité avec les dieux. Transe et possession (Afrique noire, Madagascar, la Réunion), 2001, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 349 p., 140 F.
46 Un recueil de monographies de bonne facture. Sur des sujets aussi essentiels et énigmatiques pour des Occidentaux modernes, c’est encore une fois l’occasion de regretter qu’au-delà des monographies éparses, l’anthropologie ait tant de peine non seulement à amorcer le travail théorique, mais même à esquisser des typologies comparativistes. Ici, on remerciera les auteurs d’offrir en prime un cédérom.
CITTON Yves, Portrait de l’économiste en physiocrate. Critique littéraire de l’économie, 2000, L’Harmattan, 348 p.
47 L’auteur n’est pas économiste de profession, mais professeur associé de littérature française à Pittsburgh (USA). Il ne nous en offre pas moins une contribution importante à l’histoire de l’économie politique, mais aussi à sa critique. Une connaissance des textes de première main lui permet de rendre manifestes les fondements imaginaires de la science économique des physiocrates très au-delà de ce qu’en disent habituellement les histoires de la pensée économique, avant tout soucieuses de repérer les embryons de scientificité que retiendra ultérieurement l’analyse économique, et du coup indifférentes au contexte imaginaire – ou idéologique comme on voudra – alors que, l’auteur le montre bien, ce dernier est absolument essentiel. Mais ce livre clair, bien écrit et bien structuré, n’éclaire pas seulement sur le moment physiocratique de la pensée économique. De manière beaucoup plus générale, il constitue peut-être le meilleur démontage disponible, et du coup la meilleure critique, de l’idéologie économique libérale.
SIGOT Nathalie, Bentham et l’économie. Une histoire d’utilité, Economica, 2001,265 p., 185 F.
48 L’économie politique est-elle, en son cœur et à l’origine, utilitariste ?
49 L’économie de Bentham a-t-elle une consistance propre, irréductible à celle d’Adam Smith ? Ces questions, presque jamais traitées en ces termes, ont une importance considérable pour qui veut comprendre le statut de la science économique et de la philosophie morale et politique qui s’appuie sur elle.
50 Dans le présent ouvrage, on regrette une sous-utilisation des analyses d’É. Halévy qui, notamment dans le second tome de La formation du radicalisme philosophique, avait sérieusement défriché le sujet, et l’ignorance des Fondements de la pensée économique de Karl Pribram qui, de toutes les histoires de la pensée économique, est celle qui traite le plus systématiquement et le plus explicitement la question. Mais on trouvera ici nombre d’informations utiles sur les rapports de Bentham, Ricardo et les deux Mill, ainsi qu’une tentative bien étayée de dégager la spécificité de l’économie politique benthamienne.
MARÉCHAL Jean-Paul, Humaniser l’économie, 2001, Desclée de Brouwer. – PASSET René, Éloge du mondialisme par un « anti » présumé, 2001, Fayard.
51 On complétera et actualisera cette critique par la lecture de ces deux ouvrages, écrits respectivement par un collaborateur régulier du Monde Diplomatique et par le président du conseil scientifique d’ATTAC. Tous deux présentent un tableau à la fois informé, complet et équilibré des insuffisances de la théorie économique néolibérale dominante (de ses « trous noirs ») et des ravages produits par une mondialisation marchande non régulée. Avec des bémols ou des inflexions ici ou là, on ne peut qu’être globalement d’accord. On reste néanmoins sur sa faim en matière d’alternatives.
52 Qu’il faille un monde plus solidaire et moins inégalitaire, cela est certain.
53 Mais comment y parvenir et dans les termes de quel système économique et social universalisable ? Les propositions ne manquent pas. Il y en a plutôt trop. Il manque encore aux anti-libéraux (et aux maussiens aussi bien) la capacité à se rassembler autour de deux ou trois propositions simples et centrales. Au plan théorique, chez J.-P. Maréchal, la référence à Perroux ou à Bartoli est respectable et bienvenue. Mais elle ne saurait suffire. N’est-il pas grand temps de tenter de dégager les lieux de convergence entre les diverses écoles hétérodoxes en économie, celle du René Passet de L’économique et le vivant, certes, mais aussi l’école de la régulation, l’école des conventions ou l’anti-utilitarisme ?
GRANOVETTER Mark, Le marché autrement. Les réseaux dans l’économie, 2000, Desclée de Brouwer, coll. Sociologie économique, 239 p., 160 F, (traduit par Isabelle This-Saint Jean). – LÉVESQUE Benoît, BOURGUE Gilles L., FORGUES Éric, La nouvelle sociologie économique, 2001, Desclée de Brouwer, coll. Sociologie économique, préface de Bernard Perret, 268 p., 169 F.
54 Sous le titre Le marché autrement, sont rassemblés les principaux articles qui ont fait de Mark Granovetter l’initiateur et le leader mondialement reconnu de la nouvelle sociologie économique : « La force des liens faibles », « Le problème de l’encastrement », « Modèles de seuil du comportement collectif », etc. Avec une préface rédigée par J.-L. Laville, B. Levesque et I. This, et une introduction écrite spécialement par l’auteur pour le public français qui a le mérite de présenter son itinéraire intellectuel (le déclin du parsonisme, l’influence décisive de Harrison White) et les rapports de la nouvelle sociologie économique avec les diverses écoles de pensée françaises. Ce sont ces rapports qu’explore avec un bien plus grand luxe de détails le second livre, rédigé par des auteurs canadiens bien placés pour traduire les deux cultures. Sont ainsi examinés l’anti-utilitarisme et le paradigme du don, l’économie solidaire, l’école de la régulation et l’école des conventions, la nouvelle sociologie économique, la socio-économie et le nouvel institutionnalisme anglo-saxon. Sur ce domaine en évolution si rapide, un bien utile rassemblement d’informations, même si sur chaque école (sur le MAUSS, par exemple… ), les connaisseurs se sentiront, bien sûr, un peu frustrés. Mais c’est la loi du genre.
LATOUCHE Serge, La déraison de la raison économique. Du délire d’efficacité au principe de précaution, 2001, Albin Michel, 222 p., 120 F.
55 Par notre ami et pilier du MAUSS, un recueil de ses textes récents qui montre pourquoi il est urgent de se débarrasser de l’imaginaire économique qui nous encercle et de réhabiliter le raisonnable contre les folies du rationnel.
56 Limpide, tonique, agréable à lire et utile à méditer comme toujours.
ASCHER François, Ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. Essai sur la société contemporaine, Editions de l’Aube, 2000,301 p., 160 F.
57 Parmi tous les essais sur la société hypercontemporaine (Castells, Beck,
58 Giddens, Boltanski-Chiappello, etc.), celui-ci, très informé, se distingue par son caractère synthétique et par son hypothèse théorique centrale qui convainc : la forme dominante revêtue désormais par le rapport social est celle de l’hypertexte. Reste à savoir quelles conclusions en tirer. On ne sera pas nécessairement aussi optimiste que l’auteur sur les capacités de libération qu’elle implique.
LECARME-FRASSY Mireille, Marchandes dakaroises entre maison et marché. Approche anthropologique, 2000, L’Harmattan, 270 p.
59 La présentation est un peu ingrate, tant pour la typographie que pour l’écriture qui évoque un peu trop le rapport de recherche ou le travail de thèse et croit utile de se barder de multiples garde-fous méthodologiques. Il faut surmonter ces défauts véniels si on s’intéresse à l’anthropologie des marchés.
60 On trouvera là une foule d’observations minutieuses et instructives.
DUMONT Jean-Noël (sous la dir. de), Le don. Théologie, philosophie, psychologie, sociologie, 2001, Le collège supérieur, Éditions de l’Emmanuel, 188 p., 170 F.
61 Actes d’un colloque organisé à l’automne 2000 par les maristes de Lyon.
62 Avec des contributions notamment de Jean-Luc Marion, Camille Tarot, Vincent Laupies, Jean-Claude Sagne, Alain Caillé, Paul Fustier, etc.
MARCEL Jean-Christophe, Le durkheimisme dans l’entre-deux guerres, 2001, PUF, 313 p., 148 F.
63 L’ouvrage ne se contente pas de faire revivre utilement et de manière bienvenue les figures de Simiand, Halbwachs ou Bouglé. Il s’interroge plus en profondeur sur les raisons du déclin de l’école durkheimienne et affirme qu’elle n’est pas morte. Mais ce qui en survit n’est pas vraiment signalé (le MAUSS est, par exemple, totalement ignoré), et les raisons mentionnées du déclin prêtent à discussion. On peut admettre en effet une assez grande responsabilité de M. Mauss, trop hésitant à assumer ses responsabilités de chef de file du durkheimisme et à affronter clairement les enjeux épistémologiques et méthodologiques inhérents aux évolutions des divers durkheimiens et à la sienne propre. Mais cette approche méconnaît l’impact de Mauss au-delà du champ strict de la sociologie officielle, sur Lévi-Strauss bien sûr (ou Gurvitch, d’ailleurs), mais aussi sur Merleau-Ponty, Lacan,
64 Bataille, Sartre et bien d’autres. Voilà qui doit inciter à reprendre ce débat, en effet de première importance, dans une perspective plus générale (et plus généreuse envers M. Mauss).
DAVIS Natalie Zemon, The Gift in 16th Century France, 2000, Oxford University Press, 298 p.
65
Par l’auteure du Retour de Martin
Guerre, une extraordinaire illustration de la pertinence historique
et de la portée du paradigme du don. On voit en effet l’ensemble des rapports
sociaux de la France renaissante pris dans le registre de la triple obligation
de donner, recevoir et rendre. Avec toutes ses ambiguïtés, incertitudes et
contradictions. Est-ce le don qui convient ? se demande-t-on sans cesse, que ce
soit dans les rapports entre égaux, avec ses subordonnés, avec ses supérieurs,
les suzerains ou le roi. L’iconographie est superbe, l’analyse toujours juste.
Ce livre doit devenir un des classiques des études maussiennes. À comparer, par
son ampleur et sa systématicité, avec le superbe Dons et marchandises de Guy Nicolas, analysant
sous le même angle du don l’ensemble des rapports sociaux de la province de
Maradi (Niger). Même si beaucoup de citations, par la force des choses, sont
ici en français, on se réjouira de voir paraître bientôt la traduction de ce
beau livre. À ne pas manquer.
Alain Caillé