Notes
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[1]
Je remercie Michel Izard de m’avoir donné l’occasion d’exposer ces idées dans son séminaire d’anthropologie comparative, ainsi que Mark Anspach, Paul Dumouchel, Jean Lassègue et Declan Quigley, de m’avoir fait bénéficier de leurs commentaires.
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[2]
« J’aime mieux un Leeuwenhoek qui me dit ce qu’il voit, qu’un Cartésien qui me dit ce qu’il pense. » [Leibniz, « Lettre à Huyghens, 20/30 février 1690 », in Mathematische Schriften, II, p. 85].
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[3]
L’interprétation réaliste de la mécanique quantique proposée par Raymond Ruyer [ 1970] est, à notre avis, une des plus intéressantes. En rapprochant les paradoxes de la mécanique quantique des paradoxes de la conscience [ 1966, p. 285], elle permet de rétablir, sans réductionnisme grossier, une continuité intelligible entre la matière, la vie et l’esprit.
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[4]
En toute rigueur, il conviendrait même de distinguer trois choses : les faits biologiques et paléontologiques, l’hypothèse évolutionniste (que ces faits permettent de corroborer) et la théorie ou explication du processus évolutionniste (qui, nous semble-t-il, reste encore à trouver). On rougit d’avoir à rappeler des distinctions aussi triviales, mais les passions sont si vives et la confusion des esprits si grande en ce domaine que tout esprit libre émettant des doutes sur la validité de l’explication darwinienne de l’évolution se voit souvent, pour toute réponse, accusé de « créationnisme » et rejeté dans les ténèbres extérieures par les gardiens de la dogmatique ambiante.
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[5]
Voir par exemple, un livre déjà ancien de P.-P. Grassé [ 1973], dont bien des arguments n’ont pas pris une ride; et, plus récemment, les remarques pénétrantes du regretté M.-P. Schützenberger sur « les failles du darwinisme » [ 1996].
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[6]
À supposer que la métaphore informaticienne soit encore pertinente, l’idée semble maintenant prévaloir que l’ADN ne constituerait pas un « programme » génétique mais plutôt des « données » pour un tel programme, dont l’importance exacte reste d’ailleurs à déterminer. La découverte que « l’homme possède à peine deux fois plus de gènes qu’une mouche » est « très décevante sur le plan philosophique », déclare un spécialiste du « séquençage du génome » [ Le Figaro du 23 mai 2000, p. 18], tandis qu’un biologiste de l’École normale supérieure dénonce comme un « bluff magistral » les bruits que certains chercheurs font courir à ce propos : « Depuis dix à quinze ans, rappelle-t-il, nous avons la séquence complète du génome du virus du sida, comme la description du gène impliqué dans la mucoviscidose, mais aucune thérapeutique radicale n’a été trouvée » [ Le Figaro du 26 avril 1999, p. 15]. Selon un historien de la biologie, cette « recherche frénétique » d’applications thérapeutiques et de prouesses techniques serait elle-même le signe d’une crise profonde de la génétique moléculaire en tant que théorie – acculée, de plus en plus, à définir le gène comme une unité plutôt fonctionnelle que structurale, et à revenir ainsi, malgré elle, « à la période d’avant Weisman » [Pichot, 1995, p. 70-72].
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[7]
Pour illustrer le concept darwinien de sélection naturelle, Alain donne, dans ses Propos, un exemple qui permet également d’en montrer les limites. Les barques artisanales des pêcheurs bretons de l’île de Groix, remarque-t-il, sont des mécaniques merveilleuses où, de l’avis des ingénieurs, la courbure, la pente, l’épaisseur sont partout ce qu’elles doivent être. Pourtant ces pêcheurs ne savent faire qu’une chose : copier et recopier sans cesse le modèle traditionnel. La routine pourrait-elle conduire à la perfection technique ? Oui, soutient le philosophe, et l’on comprend pourquoi si l’on raisonne là-dessus à la manière de Darwin. Aucune copie n’est tout à fait conforme à l’original, mais toujours peu ou prou innovante. Et la mer refuse ou accepte ces innovations. Elle envoie par le fond les copies par trop maladroites et accorde une espérance de vie plus longue aux copies les mieux réussies. Les meilleures barques sont du même coup le plus souvent recopiées et convergent, par progrès insensibles, vers une forme parfaite. « On peut donc dire, en toute rigueur, conclut Alain, que c’est la mer elle-même qui façonne les bateaux, choisit ceux qui conviennent et détruit les autres » [cité in Guillerme, 1973, p. 19]. Mais cette conclusion est quelque peu exagérée. Car si la mer choisit bien les bateaux, elle ne les façonne pas. En admettant que la procédure de recopiage puisse être assimilée à un mécanisme aveugle, la production d’un nouveau type de bateau exige, pour sa part, un acte d’invention. Et il en est de même pour les formes vivantes. La sélection naturelle n’explique pas l’apparition de formes nouvelles, mais seulement leur élimination éventuelle (sélection négative) ou, dans le meilleur des cas, le polissage secondaire qui les rend localement optimales (sélection positive). L’exemple de la technique est d’autant plus éclairant que celle-ci constitue un prolongement naturel de la vie, comme l’a bien montré Leroi-Gourhan [ 1943-1945,1964-1965], qui n’hésitait pas à rapprocher les grandes innovations techniques de l’humanité de l’apparition successive du reptile, du mammifère et de l’oiseau.
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[8]
Thom a proposé, dans plusieurs ouvrages [ 1977,1988], des idées audacieuses pour tirer la biologie de cette pauvreté théorique, mais il ne semble pas avoir été entendu.
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[9]
Voir par exemple, dans La Recherche [n°285, mars 1996, p. 6-7], les réactions passionnelles aux propos de M.-P. Schützenberger évoqués dans la note 2 ci-dessus, pour ne rien dire de certains appels à créer des comités de vigilance contre les empêcheurs de penser en rond [ cf. Pour la science, 259, mai 1999, p. 8-9].
-
[10]
La démonstration du théorème de Fermat, me dit un connaisseur, a la richesse et la beauté d’un drame shakespearien.
-
[11]
Selon Jean Petitot (communication personnelle), la « géométrie non commutative », qui a valu à Alain Connes la médaille Fields, pourrait toutefois constituer une telle extension non triviale. Son origine est la suivante : alors que, depuis Galilée et Descartes, la physique tout entière tend à se présenter comme une géométrie, dont la Relativité constitue le couronnement, on sait, depuis Bohr, que les phénomènes quantiques, pour leur part, ne sont pas représentables dans l’espace des géométries classiques, tant euclidienne que non euclidiennes. Est-ce une raison pour renoncer à toute géométrisation de ces phénomènes ? Connes ne le pense pas. La mécanique des matrices de Heisenberg lui a au contraire suggéré de construire une géométrie non commutative, dont il a montré qu’elle permettait de redéfinir dans un sens plus général les concepts usuels de topologie, variété différentiable, etc., bref, de réécrire, dans un nouveau style, tous les chapitres d’un traité complet de géométrie, au sens usuel du terme. Exercice difficile, et d’une réelle beauté, mais sans grande portée scientifique ? Ou innovation plus révolutionnaire encore que l’introduction des nombres imaginaires ou des géométries non euclidiennes ? Nous laisserons aux mathématiciens et aux physiciens le soin de trancher.
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[12]
L’impossibilité de regrouper ces disciplines sous une bannière unique est attestée par l’expression même de « sciences de l’homme et de la société » (ou encore de « sciences sociales et humaines »), qui témoigne d’une dualité irréductible. Cette dualité n’a rien de spécifique mais affecte toutes les sciences, car elle est due à deux points de vue différents qu’il est possible de prendre sur toute chose, et qui correspondent respectivement aux concepts leibniziens de monade et d’agrégat – une monade étant une réalité dotée d’une unité globale, un agrégat, un ensemble de monades prises collectivement, mais liées seulement de proche en proche. C’est ainsi que, dans nos exemples, la démographie et l’économie politique étudient des agrégats tels qu’une population ou un marché, alors que la linguistique et l’anthropologie étudient des monades telles qu’une langue ou un système de parenté. Plus généralement, la sociologie et les sciences sociales étudient des phénomènes collectifs résultant de l’accumulation de phénomènes individuels liés par des interactions locales, alors que l’anthropologie et les sciences humaines étudient des réalités individuelles (le psychisme) ou collectives (une langue, une culture) présentant des propriétés globales non déductibles des éléments dont elles sont constituées. On trouvera en appendice quelques précisions sur cette distinction fondamentale et son intérêt pour l’anthropologie théorique. Sur sa pertinence pour l’ensemble des sciences, voir Auger [ 1952] qui distingue des objets absolus, régis par des lois intégrales, et des objets relatifs, régis par des lois différentielles, ainsi que Ruyer [ 1946, introduction; 1952] qui distingue des êtres individuels, soumis à des lois primaires, et des phénomènes de foule, régis par des lois secondaires. Voir aussi Scubla [ 1988b, p. 98-104; 1992a; 1995].
-
[13]
Voir aussi les travaux encore trop méconnus de Pierre Guiraud [ 1986] qui fourmillent d’idées ingénieuses.
-
[14]
La religion « contient en elle dès le principe, mais à l’état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de mille manières avec eux-mêmes, ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie collective. C’est des mythes et des légendes que sont sorties la science et la poésie; c’est de l’ornementique religieuse et des cérémonies du culte que sont venus les arts plastiques; le droit et la morale sont nés de pratiques rituelles. On ne peut comprendre notre représentation du monde, nos conceptions philosophiques sur l’âme, sur l’immortalité, sur la vie, si l’on ne connaît les croyances religieuses qui en ont été la forme première. La parenté a commencé par être un lien essentiellement religieux; la peine, le contrat, le don, l’hommage sont des transformations du sacrifice expiatoire, contractuel, communiel, honoraire, etc. Tout au plus peut-on se demander si l’organisation économique fait exception et dérive d’une autre source; quoique nous ne le pensions pas, nous accordons que la question peut être réservée » [Durkheim, 1899, p. IV -V ]. « On peut donc dire, en résumé, que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion » [Durkheim, 1968, p. 598]. « Une seule forme de l’activité sociale n’a encore pas été expressément rattachée à la religion : c’est l’activité économique » [ ibid., note].
-
[15]
Petit exemple significatif : les travaux de Benveniste [ 1968] sur le « vocabulaire des institutions indo-européennes » ont beau réunir de multiples faits corroborant la thèse durkheimienne de la primauté du religieux, ils sont présentés dans l’ordre inverse de celui que leur teneur même suggère : le premier volume est intitulé « Économie, parenté, société », le second, « Pouvoir, droit et religion ». La religion est placée au dernier rang et dissociée de la société, dont l’économie et la parenté sont devenus les piliers.
-
[16]
Quelques années après la parution de La violence et le sacré de Girard, le laboratoire du CNRS « Systèmes de pensée en Afrique noire » a organisé une vaste enquête sur le sacrifice qui a donné lieu à la publication de cinq cahiers importants – cahiers II à VI, 1976-1983 — et de deux livres : un ouvrage de Luc de Heusch [ 1986] et un recueil d’articles dirigé par M. Cartry [ 1987]. Mais à l’exception de quelques pages théoriques de Luc de Heusch, il s’agit uniquement de monographies, les organisateurs de l’enquête ayant tenu à préciser d’entrée de jeu que toute théorie générale du sacrifice serait « nécessairement arbitraire » [Tubiana, 1979, p. 140]. Depuis une dizaine d’années, ce laboratoire a infléchi son excellent travail dans une direction intéressante : la réhabilitation de la théorie du roi-bouc émissaire de Frazer [cahier 10,1990], du comparatisme à l’échelle mondiale [cahier 14,1996], des idées de Hocart sur le totémisme [cahier 15,1998]. Nous y reviendrons.
-
[17]
Le cahier n°14 de Systèmes de pensée en Afrique noire [ 1996] rassemble, sous le titre Destins de meurtriers, un nombre impressionnant de faits qui corroborent la théorie girardienne du sacrifice sans qu’aucune des dix contributions ne paraisse s’en aviser. La désinvolture de ceux qui récusent Girard sans prendre la peine de le lire est encore plus surprenante. Un Luc de Heusch ou un Jean-Pierre Vernant, dont l’agilité intellectuelle est pourtant remarquable, semblent perdre leur clairvoyance dès qu’ils croisent sur leurs terres le théoricien de Stanford, comme s’ils répugnaient à voir que leurs matériaux et leurs propres analyses corroborent les hypothèses proposées dans La violence et le sacré [ cf. de Heusch, 1986; Vernant, 1981]. Parmi les travaux spécialisés, seul un ouvrage de Simon Simonse témoigne d’une compréhension réelle de la théorie girardienne, dont il donne une présentation très fiable et très pédagogique avant de la faire travailler sur des matériaux originaux [ cf. Simonse 1991, p. 15-40]. Mais cette exception confirme la règle : Simonse, excellent ethnologue de terrain, n’ayant pas de poste à l’Université ou dans la Recherche, est sans pouvoir institutionnel.
-
[18]
Voir par exemple, les remarques ravageuses de Rodney Needham, inspirées par les positions ultranominalistes du second Wittgenstein [ in sous la dir. de Needham, 1971].
-
[19]
Dans Figures et légendes de la parenté [ 1995-1996], F. Héran propose une notation graphique des relations de parenté qui a l’avantage d’être beaucoup plus simple que les diagrammes habituels et que les modèles algébriques qu’on a tenté de leur substituer.
-
[20]
Les beaux travaux de Raymond Verdier [ 1980-1986] et de son équipe sur les « systèmes vindicatoires » ont pour principal mérite de montrer le caractère général et canonique d’une relation que Glotz avait déjà fort bien décrite, en 1904, dans La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce : la relation thémis-dikè, dont le regretté François Tricaud a, de son côté, repris l’analyse dans un petit livre excellent [ 1977]. Nous dirons quelques mots des travaux de Louis Dumont dans la deuxième partie de cette étude.
-
[21]
« On aurait pu apprendre énormément de la querelle du totémisme. Le débat faisait rage, des chercheurs quittèrent en masse leurs domaines de recherche pure pour se faire anthropologues : Wundt le devint à cette occasion, et Frazer, et Durkheim et Freud. Ils nous dirent des choses fascinantes sur la nature du sacré, sur l’origine du tabou, sur la fonction du sacrifice. Et tout cela – on ne s’en étonne pas assez – n’eut aucune influence sur l’anthropologie. L’explication qu’on nous donne, c’est que ces gens n’étaient pas anthropologues. Ce qui est vrai. Mais ce qu’il faut entendre, c’est que l’anthropologie s’était construite autour du principe que les sauvages n’ont rien à nous apprendre » [Jorion, 1986, p. 301].
-
[22]
Si une langue ne possède que deux termes de base, ce sont le noir et le blanc; trois termes, le noir, le blanc et le rouge; quatre termes, le noir, le blanc, le rouge et le jaune, ou le noir, le blanc, le rouge et le vert; cinq termes, le noir, le blanc, le rouge, le jaune et le vert, etc. Autrement dit, il existe un système générateur universel, et toutes les nomenclatures peuvent être ordonnées par inclusion.
-
[23]
Cette règle repose sur l’impossibilité de cumuler le sang menstruel, spontanément versé par les femmes en âge de procréer, avec le sang délibérément versé à la chasse, à la guerre ou dans les sacrifices. Elle a été énoncée, de manière rigoureuse, par Alain Testart pour les activités cynégétiques, mais s’étend à toutes les pratiques sanglantes. Sous sa forme originelle, la « loi de Testart » peut s’énoncer ainsi : dans toute société, si la chasse est la prérogative d’un des deux sexes, c’est toujours une activité masculine; si les deux sexes peuvent chasser, mais que la mise à mort est réservée à l’un des deux, c’est toujours aux hommes qu’elle revient; si l’un et l’autre peuvent tuer le gibier, mais qu’un des deux seulement peut utiliser les armes faisant couler le sang, c’est l’homme qui en aura le monopole, la femme pouvant seulement assommer ou étouffer sans épanchement sanglant; si la femme peut elle aussi faire couler le sang, ce ne sera jamais en période menstruelle ou après un accouchement. Cette loi peut être vue comme une forme particulière du « principe de non-cumul de l’identique » postulé par Françoise Héritier [ 1979].
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[24]
Nous avons donné jadis notre sentiment sur les prétentions de l’anthropologie cognitiviste dans plusieurs textes dont le propos et les conclusions restent d’actualité [Scubla, 1988a, 1988b, 1992b]. Nous n’y revenons pas.
-
[25]
Même chez des auteurs qui en sont parfois très proches : voir par exemple, le beau livre de Nancy Jay [ 1992], qui contient des vues très profondes sur les liens du sacrifice avec la procréation.
-
[26]
Nous n’avons pas la prétention de donner, dans les pages qui suivent, une explication complète de la stagnation générale des savoirs. Comme notre objectif principal est de contribuer à améliorer la situation de l’anthropologie, nous mettons l’accent sur les facteurs qui dépendent le plus directement de la volonté humaine. Mais nous le savons bien : pour qu’un progrès essentiel soit possible, il ne suffit pas de consentir les efforts (individuels et institutionnels) requis, il faut que la configuration du savoir s’y prête. Newton et Leibniz ont découvert en même temps l’analyse infinitésimale parce que les travaux de leurs prédécesseurs leur avaient largement préparé le terrain. Si tous deux étaient morts en bas âge, d’autres bons esprits (Huyghens, Bernoulli, etc.) auraient eu l’honneur de la découverte. En revanche, si la physique théorique n’avance guère depuis plusieurs décennies, ce n’est sans doute pas, ou pas seulement, faute d’efforts et d’imagination des spécialistes; c’est probablement qu’il manque encore une donnée fondamentale (empirique ou théorique) pour pouvoir unifier Relativité et mécanique quantique.
-
[27]
Alain conseillait aux professeurs de physique de préparer leurs cours en lisant les mémoires originaux plutôt que les manuels les plus récents. Cette recommandation est encore plus impérieuse pour les chercheurs. Le Traité de l’équilibre des liqueurs de Pascal, nous disait un polytechnicien, donne une vue plus profonde de l’hydrostatique que les meilleurs cours des grandes écoles.
-
[28]
La chose est tellement bien entrée dans les mœurs qu’elle n’étonne plus personne. Au contraire : les historiens des sciences contemporaines clament leur surprise lorsqu’ils découvrent que des chercheurs de disciplines aussi éloignées, à les en croire, que la paléontologie et la biologie moléculaire ont pu se rencontrer pour échanger des idées. Non parce qu’ils étudiaient l’un et l’autre des êtres vivants, mais parce qu’ils fréquentaient le même club de bridge ou de golf.
-
[29]
La revue L’Homme, qui a toujours accordé une place importante aux phénomènes de parenté (comme en témoigne encore récemment l’abondant numéro spécial 154-155), n’a jamais, sauf erreur, concédé la moindre ligne aux travaux de Todd.
-
[30]
C’est notamment le cas pour certaines pratiques violentes ou barbares sur lesquelles on jette de nos jours un voile pudique. Il y a plus à apprendre là-dessus chez Sahagun et Lafitau qu’auprès de maint spécialiste contemporain des Aztèques ou des Iroquois.
-
[31]
Lévi-Strauss attribue explicitement au mythe le caractère d’objet absolu [ 1958, p. 231], mais son rêve d’établir une sorte de table de Mendeleïev des cultures [ 1955, p. 183] implique que ces dernières puissent avoir également cette propriété.
-
[32]
Pour une présentation élémentaire, voir Sauvy [ 1963, p. 18-20], dont nous nous inspirons ci-dessous.
« Depuis longtemps, il ne s’est rien passé en anthropologie. Il y avait en 1870 un programme, celui d’une science de l’homme construite à partir de l’étude des autres : sauvages, barbares et paysans. Il y eut un début avec maintes réponses, certaines prématurées et irrécupérables, d’autres qui demeurent géniales; mais au moins posait-on des questions et essayait-on d’y répondre. Puis il y eut, à partir des années vingt, une morne parenthèse de trente ans durant lesquels les anthropologues s’évertuèrent à convaincre les administrations coloniales que les sauvages n’étaient pas aussi stupides qu’ils en avaient l’air. [… ] Il y eut ensuite dix années de structuralisme au cours desquelles on reprit l’anthropologie là où elle s’était arrêtée en 1920. Et depuis, plus rien. Plus de réponses, surtout plus de questions. »
1 À en croire la rumeur publique, et les chercheurs qui lui prêtent une oreille complaisante, lesiècle qui s’achève serait caractérisé par un accroissement vertigineux des connaissances, une accumulation sans précédent de découvertes en tous genres et un renouvellement constant des théories et des paradigmes. À notre avis, rien n’est moins sûr. Non seulement dans le domaine des sciences de l’homme, mais probablement aussi dans les autres disciplines, si toutefois l’histoire de l’anthropologie a bien valeur d’exemple. Telle est du moins la thèse que nous nous proposons de défendre dans les pages qui suivent [1].
2
Comme on ne saurait faire de bonne philosophie avec de bons
sentiments, nous n’essaierons pas d’édulcorer notre propos, mais nous espérons
que le souci de la vérité, qui exige la plus grande liberté de ton, ne fera pas
obstacle au devoir de gratitude, qui demande des égards pour les personnes et
les institutions auxquelles nous sommes redevables. La franchise salutaire de
quelques bons esprits nous incline à penser que la meilleure façon de
rembourser notre dette est de nous mettre à leur école, en dressant un bilan
aussi honnête que possible de plus d’un demi-siècle d’anthropologie, sans
indulgence ni acrimonie, mais avec la froideur d’un exploit d’huissier
:
dans l’espoir un peu fou de tirer cette discipline de sa
torpeur intellectuelle, voire d’atteindre par ricochet toute la communauté
scientifique, même si nous savons qu’il y a bien peu de chances de convaincre
ceux que des paroles plus fortes n’ont pas réussi à ébranler.
3 Mais comme il est stérile de prendre acte d’un mal sans proposer de remède, nous ne nous bornerons pas à constater que l’anthropologie n’a fait aucun progrès depuis la mort de Hocart. Nous essaierons de montrer, avec l’auteur de Kingship et de Social Origins, pourquoi elle fait fausse route et comment elle pourrait revenir dans la voie sûre de la science.
4 Au demeurant, la chose n’est guère difficile à entendre : l’anthropologie est entrée en sommeil parce qu’elle a abandonné sa vocation propre pour se réduire à une ethnographie. Certes, comme eût dit Leibniz, mieux vaut un Malinowski nous disant ce qu’il voit qu’un lacanien nous disant ce qu’il pense [2]. Mais le même Leibniz aurait ajouté que la collecte et l’inventaire des faits ne sauraient dispenser de rechercher les lois dont ils dépendent – leur simple description, si minutieuse soit-elle, ne pouvant tenir lieu d’explication.
5 Comme les pères fondateurs de l’anthropologie, c’est à l’exemple de ces génies scientifiques qu’il faut tenter de travailler. Ou, du moins, à l’exemple de Hocart, dernier représentant de la lignée ancestrale, qui avait lui-même la trempe de ces esprits universels, et dont les recherches, interrompues par une mort prématurée, attendent toujours d’être reprises et prolongées. Il y a en effet au moins trois bonnes raisons de prendre Hocart comme point de repère pour analyser le fléchissement et les ressources potentielles de l’anthropologie. Il a disparu à un moment critique de l’histoire des sciences, il a résisté au déclin intellectuel de l’anthropologie en rappelant haut et fort les exigences du travail scientifique, et il a jeté les bases d’une théorie générale de la culture, de ses origines rituelles et de ses transformations.
1939, DATE -CHARNIÈRE DE L’HISTOIRE DES SCIENCES
6 Hocart est mort en 1939, une année dont on voit mieux maintenant qu’elle ne fut pas seulement critique pour la politique mondiale, mais aussi pour l’histoire des sciences. En effet, si le début du XXe siècle a été une période d’invention conceptuelle et théorique rappelant la grande révolution scientifique du XVIIe siècle, tout se passe comme si cette dynamique intellectuelle s’était essoufflée à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Dans quelque domaine que ce soit, toutes les découvertes fondamentales sont antérieures à 1939. Passé ce cap, la recherche scientifique est partout devenue routinière, aucune avancée majeure n’ayant été obtenue durant la deuxième moitié dusiècle, malgré un recrutement massif de « travailleurs de la preuve ».
7 En physique, presque tout s’est joué entre les deux mémoires d’Einstein de 1905 et la version relativiste de l’équation de Schrödinger, donnée par Dirac en 1927. Même si la preuve expérimentale des propriétés non locales de la mécanique quantique (la « non-séparabilité ») date des années quatrevingt, elle se borne à corroborer la conjecture EPR énoncée dès 1935. De plus, en dépit de ce résultat, l’interprétation philosophique de la mécanique quantique n’a guère avancé depuis la controverse mémorable entre Bohr et Einstein, et donne toujours lieu à des oppositions irréductibles [3]. Même sur le plan strictement scientifique, les efforts titanesques des mathématiciens et des physiciens, qui se sont relayés pendant plusieurs décennies, n’ont toujours pas abouti à une synthèse satisfaisante de la physique quantique et de la Relativité.
8 Quant aux systèmes dynamiques dont on nous vante les ressources depuis une vingtaine d’années, on sait que leur étude remonte à Poincaré et leur modélisation à l’aide des fractales aux travaux de Cantor. La seule chose qui soit nouvelle, c’est la possibilité de simuler ces systèmes sur ordinateur, ce qui a ouvert la voie à des prouesses techniques spectaculaires, mais sans provoquer, jusqu’à présent, de gains conceptuels notables.
9 Bref, on pourrait dire que, sur le plan des idées, toute la physique de la seconde moitié du siècle a vécu, pour l’essentiel, des dividendes du passé – dans le meilleur des cas, sur la lancée des premières décennies, mais sans faire beaucoup plus que conserver par inertie le mouvement acquis autour des années trente.
10 De son côté, la biologie continue à vivre du double héritage de Darwin et de Mendel, qu’elle a beaucoup de mal à faire fructifier. Comme la physique, elle est affectée d’une disproportion croissante entre les moyens disponibles et les résultats obtenus. Des techniques de plus en plus perfectionnées lui permettent de raffiner la description des composants moléculaires du vivant, mais elle ne dispose toujours pas d’une véritable théorie de l’évolution. Seul le fait de l’évolution [4] est bien établi (même s’il présente encore des zones d’ombre), mais les diverses explications qui en ont été proposées présentent toutes des faiblesses [5], que les défenseurs de l’orthodoxie ont de plus en plus de mal à dissimuler. Le « code génétique », dont la découverte avait suscité des espoirs immodérés, pose en réalité plus de problèmes qu’il n’en résout, comme l’avaient toujours dit quelques bons esprits et comme finissent par l’admettre, au bout du compte, de nombreux chercheurs [6]; et le principe de sélection naturelle, quand il n’est pas tautologique, explique seulement les ajustements secondaires des formes vivantes à leur environnement, mais non leur genèse et leur évolution proprement dites [7].
11 René Thom n’hésite pas à dire que, d’une manière générale, la biologie n’a fait aucun progrès théorique depuis Geoffroy Saint-Hilaire et, à bien des égards, depuis Aristote [Thom, 1990, p. 600-601 et passim ]. Selon lui, la recherche contemporaine aurait même régressé, en négligeant deux problèmes essentiels que le Stagirite avait déjà clairement identifiés : celui du plan général de l’organisme et de sa régulation globale, et celui des mécanismes de l’embryogenèse [8]. Ajoutons à cela que, loin de favoriser le débat entre des hypothèses concurrentes, la biologie semble grevée d’un dogmatisme bien propre à intimider les jeunes chercheurs et à marginaliser les esprits libres [9].
12 Les mathématiques feraient-elles preuve d’une plus grande inventivité ? Pour le non-spécialiste, il est assez difficile de le savoir, tant les revues scientifiques généralistes sont, en ce domaine, avares d’informations. En tout cas, dans la petite région que nous connaissons un peu moins mal, celle de la logique mathématique, toutes les idées importantes et tous les théorèmes fondamentaux associés aux noms de Herbrand, Tarski, Gödel, Kleene, Church et Turing, datent des années trente, même si leur fécondité s’est parfois révélée plus tard (analyse non standard), ou si certains raffinements techniques (modèles de Kripke, notion de forcing) sont un peu plus récents. Selon toute apparence, la situation n’est guère différente ailleurs.
13 Deux résultats qui ont défrayé la chronique au cours des vingt dernières années (conjecture des quatre couleurs, théorème de Fermat) ont pour principale caractéristique, le premier, de faire appel à un nouveau type de preuve (la démonstration assistée par ordinateur), le second, de rendre encore plus manifeste l’unité des mathématiques qui suscitait déjà l’admiration d’un Pascal [10]. Mais leur apport est sans commune mesure avec celui par exemple, de la topologie, ou même de l’intégrale de Lebesgue au début du siècle ou encore de la théorie des distributions en 1945. La partie proprement mathématique de la « théorie des catastrophes » – la théorie des singularités des applications différentiables – constitue un prolongement naturel de travaux classiques, et ses aspects les plus spéculatifs et les plus innovants n’ont pas donné, de l’avis même de Thom, les résultats escomptés. Si donc, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on n’a signalé au grand public aucune extension vraiment importante du territoire des mathématiques, c’est peut-être qu’il n’y en a pas eu non plus [11].
14 Quant aux sciences humaines et aux sciences sociales, qu’il vaut mieux distinguer explicitement qu’amalgamer sous l’étiquette confuse de « sciences de l’homme et de la société [12] », elles ont suivi tout bonnement la loi commune. Nous nous limiterons, pour chacune des deux catégories, à deux exemples significatifs.
15 La démographie est probablement la plus solide des sciences sociales, celle qui par ses méthodes et ses résultats ressemble le plus aux sciences de la nature. Or elle doit ses assises théoriques à des auteurs (Lotka, Volterra, Livi) qui fleurissaient, eux aussi, dans la glorieuse décennie des années trente, et ne semble pas avoir fait, depuis cette époque, de nouveaux progrès conceptuels. Plus ancienne et construite sur le modèle de la mécanique, l’économie politique continue à exploiter un capital d’idées qui s’est formé au XIXe siècle, avec les travaux de Cournot, Walras, Böhm-Bawerk et Pareto.
16 Le théorème d’Arrow-Debreu ( 1954) est le couronnement de cette tradition. Les apports originaux du XXe siècle lui viennent principalement de la théorie des jeux, dont les principes ont été établis par von Neumann dès 1928, voire par Borel dès 1921. Elle a continué depuis à produire une abondante littérature dans laquelle les développements mathématiques dissimulent mal le tarissement des idées.
17 La linguistique passe pour être la plus avancée des sciences humaines, mais n’a guère dépassé le stade descriptif, malgré diverses tentatives de formalisation entreprises après la Deuxième Guerre mondiale, dont la plus célèbre est due à Chomsky. Celles-ci ont surtout montré que les outils inventés par les logiciens d’avant-guerre pour analyser la structure des théories déductives (grammaires formelles, lambda-calcul, logique combinatoire, etc.), s’ils sont adaptés à l’étude des langages de programmation et des systèmes informatiques, parviennent mal en revanche à modéliser les traits spécifiques aux langues naturelles. Mais ce résultat négatif ne donne par lui-même aucune indication sur la nature des traits en question et les moyens de les théoriser. À cet égard, les idées les plus novatrices semblent dues à René Thom, mais comme ses hypothèses sur la morphogenèse des êtres vivants auxquelles elles se rattachent, elles n’ont eu que très peu d’écho chez les spécialistes [13]. La question de l’origine des langues et du symbolisme n’est plus taboue, mais, aux dernières nouvelles, c’est vers Darwin qu’on se tournerait pour tenter d’en avoir une explication.
18 Venons-en à l’anthropologie sociale. Elle avait pris un excellent départ vers le milieu du XIXe siècle, en mettant tout de suite en évidence le caractère originairement religieux du lien social et l’importance structurale des systèmes de parenté, et en allant droit à des questions fondamentales comme la nature du sacrifice ou celle de la relation avunculaire. En quelques décennies, les concepts s’affinèrent, les descriptions s’enrichirent, des typologies se formèrent, des hypothèses se mirent à foisonner et furent âprement discutées, un capital impressionnant de connaissances et de problèmes non résolus mais inventoriés vint constituer un vaste fonds de références et de préoccupations communes à l’ensemble des chercheurs.
19 C’est ainsi que, sur un plan très général, et sans que la chose elle-même fût bien comprise, un point de fait au moins semblait acquis. Les phénomènes religieux n’étaient ni des phénomènes artificiels, comme l’imaginait la philosophie des Lumières, ni des superstructures idéologiques comme le soutenaient les marxistes, mais ce qu’on pourrait appeler l’infrastructure rituelle des premières sociétés humaines. Dès 1899, Durkheim tenait pour démontré que les formes élémentaires de la vie religieuse étaient aussi les formes élémentaires de la vie sociale, et que les divers phénomènes culturels (le droit, l’art, la science, etc.) avaient tous des racines religieuses [14].
20 Seule l’activité économique, disait-il, n’avait pas encore été expressément rattachée à la religion, bien qu’il fût probable que cette lacune serait bientôt comblée. En effet, quelques lustres plus tard, Mauss [ 1924] établissait que les échanges économiques devaient être interprétés à la lumière des échanges cérémoniels, Laum [ 1924] que la monnaie était d’origine sacrificielle, et Hocart [ 1938; 1936, p. 179-181] que la division du travail était d’origine rituelle.
21 Bref, un savoir cumulatif tendait à se constituer. Mais, après 1939, les nouvelles générations d’enseignants et de chercheurs crurent pouvoir s’affranchir de ces acquis, et même reléguer la plupart de leurs prédécesseurs dans la préhistoire de leur discipline. Sous les assauts convergents d’un marxisme devenu conquérant, de la nouvelle anthropologie anglo-saxonne et du structuralisme d’inspiration linguistique, le religieux cessa d’être reconnu comme constituant le soubassement du social, au profit de l’économique, du politique ou du symbolique [15]. Quant à la théorie générale du sacrifice, à laquelle Tylor, Robertson Smith, Frazer, Hubert et Mauss, Freud et quelques autres avaient successivement mis la main, et qu’ils avaient fortement contribué à faire avancer, elle fut purement et simplement abandonnée [16]. Ceux qui plus tard renouèrent avec cette tradition – Walter Burkert [ 1972,1979,1987], René Girard [ 1972,1982,1987], Hyam Maccoby [ 1982] – ne sont pas des anthropologues au sens institutionnel du terme, et ils sont encore de nos jours ignorés par la plupart des chercheurs attitrés [17].
22 Dans le domaine de la parenté, la continuité est beaucoup plus manifeste : de Morgan à Lévi-Strauss, en passant par Rivers et Radcliffe-Brown, le savoir s’est peu à peu enrichi, et une tradition solide a réussi à prendre corps et à se maintenir jusqu’à nos jours, malgré quelques notes discordantes [18]. Mais cela n’a pas empêché un tassement des résultats depuis la dernière guerre, que la multiplication des travaux ne doit pas dissimuler.
23
Contrairement à une idée reçue, la théorie structurale de la
parenté n’a pas été créée de toutes pièces par Lévi-Strauss et ses disciples.
Comme l’a montré François Héran [ 1996, fascicule VII, « De Granet à
Lévi-Strauss »; 1998], les idées fondamentales des
Structures élémentaires de la parenté
sont déjà présentes dans un livre de Granet sur les
Catégories matrimoniales et relations de
proximité dans la Chine ancienne, qui date de 1939. Quant aux
développements mathématiques que la théorie a suscités (Weil, Courrèges, etc.),
ce sont souvent des raffinements superflus ou contre-productifs [19] :
comme si le fait d’avoir détaché la structure parentale de ses
assises sociales avait donné libre cours à des prouesses techniques sans gain
d’intelligibilité. Dans les cinq dernières décennies, la seule innovation
conceptuelle saillante est la tentative de Françoise Héritier [ 1979,1981,1994]
pour définir un « inceste du deuxième type » à partir d’une analyse originale
des règles de non-redoublement de l’alliance.
24 Par ailleurs, toutes les grandes formes d’organisation sociale (bande, organisation dualiste, société segmentaire, monarchie sacrée, etc.) paraissent avoir été inventoriées et décrites avant la Deuxième Guerre mondiale.
25 Même si de nombreuses monographies leur ont été consacrées depuis lors, dont certaines d’une qualité remarquable, force est de constater qu’elles n’ont pas réussi à faire avancer la connaissance de ces institutions de manière notable [20].
26 Ce bilan peut paraître sévère, et même excessif. Pourtant, il recoupe celui que Paul Jorion [ 1986] avait dressé à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la revue L’Homme. Sous prétexte de scientificité, remar-quait-il, toutes les grandes questions posées par les pionniers de la discipline ont été abandonnées l’une après l’autre par leurs successeurs, réduits dès lors à collectionner des faits sans plus de méthode que de profit intellectuel [21].
27 Ne noircissons pas le tableau. L’anthropologie a marqué, depuis la Deuxième Guerre mondiale, deux points importants contre le relativisme culturel. Elle a établi que, loin de découper arbitrairement le spectre des couleurs, toutes les langues classent et ordonnent ces dernières suivant les mêmes principes [22] [Berlin, Kay, 1969]; et que loin de répartir indifféremment les tâches entre les sexes, toutes les sociétés les distribuent conformément à une règle universelle de non-cumul [23] [Testart, 1986]. Mais le premier résultat, largement diffusé, a surtout servi à cautionner les promesses alléchantes de programmes de recherche en anthropologie cognitive dont on attend toujours des résultats probants [24]. Alors que le second résultat, potentiellement plus riche [Scubla, 1988b, p. 86-89; 1993, p. 257-264; 1998, p. 276-283; 2000, p. 37-45], n’a eu qu’un faible retentissement et reste encore très largement méconnu [25].
28 Au terme de cette revue générale, ce sont donc bien toutes les sciences qui paraissent marquer le pas depuis 1939. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que, selon certaines estimations, les hommes auraient consacré plus de temps à la recherche scientifique depuis 1950 que pendant tout le reste de leur histoire. Faut-il s’en émouvoir ? Probablement. Mais s’en étonner, certainement pas. Car une stagnation aussi générale des savoirs est forcément due à des causes générales dont certaines, au moins, sont faciles à identifier [26]. Contrairement aux savants des siècles derniers, qui déploraient d’être nés trop tard, nous savons que d’autres Newton seront encore nécessaires pour mettre au jour tous les secrets de la nature, mais il reste probable, aujourd’hui comme hier, qu’on ne saurait espérer plus d’un Newton par siècle. Et il serait chimérique de vouloir accélérer les choses par des mesures volontaristes.
29 Passé un certain seuil, la multiplication du nombre des chercheurs se heurte à la loi des rendements décroissants. Loin de favoriser les découvertes fondamentales, elle entraîne mécaniquement un effet de frein : par une spécialisation de plus en plus poussée, qui tend à émietter les objets et les questions, et par la production d’une littérature immense sur tout sujet, qui tend à en faire un domaine clos. Pour rester un spécialiste reconnu de son domaine, chaque chercheur est tenu de lire en priorité, pour ne pas dire exclusivement, des auteurs médiocres, c’est-à-dire les travaux accumulés par ses pairs au cours des dix ou vingt dernières années. Le temps lui manque pour remonter aux sources du savoir : pour consulter les œuvres du passé qui ont donné à sa discipline ses titres de gloire [27], a fortiori pour aller chercher des idées chez les esprits les plus créatifs des autres disciplines. Or, remarquait Leibniz, « ceux qui se bornent à une seule recherche manquent souvent de faire des découvertes qu’un esprit plus étendu, qui peut joindre d’autres sciences à celle dont il s’agit, découvre sans peine » [ 1995, p. 246-247].
30 En effet, la science consiste, pour une bonne part, à établir des isomorphismes, et l’on perçoit ceux-ci d’autant mieux que l’on dispose d’un champ de vision plus large, alors qu’ils échappent forcément à la myopie du travail parcellaire. « Mais comme un seul ne saurait bien travailler à tout, ajoutait le philosophe, c’est l’intelligence mutuelle qui y peut suppléer. » Or, loin de favoriser cette intelligence mutuelle, la normalisation de la recherche en entrave le développement. Elle privilégie la constitution d’équipes homogènes et la concurrence internationale sur des thèmes à la mode. Tout chercheur n’ayant pas une identité bien marquée est ignoré de la communauté scientifique, tout travail effectué dans les marges a tendance à passer pour insignifiant. Il se constitue ainsi des bastions et des clubs fermés de disciplines, souvent voisines, mais qui s’ignorent, voire se méprisent mutuellement [28].
31 L’anthropologie sociale par exemple, n’a cure de l’éthologie, ni même de la sociologie ou de la démographie; bien mieux, elle tend à ignorer royalement l’anthropologie physique et la technologie culturelle. Le cas est significatif. La propension au cloisonnement est si forte que rien ne lui résiste.
32 Le matérialisme ambiant n’empêche pas les anthropologues de séparer à la hache l’étude des institutions portant la marque de l’esprit humain de celle du corps et de la culture matérielle. Et leur discipline, pourtant encline au relativisme culturel, manifeste autant d’« ethnocentrisme épistémologique » et de repli sur soi que les autres sciences. Ceux qui, dans les disciplines les plus proches, tentent de faire un pas dans sa direction ne sont pas payés de retour. Irenaüs Eibl-Eibensfeldt [ 1976,1979], Emmanuel Todd [ 1981, avec H. Le Bras; 1983; 1996] ou encore Jean Baechler [ 1985,1988] ont beau s’employer à mettre au jour des universaux anthropologiques, avec des méthodes et des arguments originaux : leurs travaux n’ont guère d’écho dans les revues spécialisées [29], et rencontrent l’indifférence massive de la communauté anthropologique.
33 Même si cet état de choses est dommageable au progrès des connaissances, il est néanmoins très stable, car sa généralisation suffit à le perpétuer. Pour le chercheur de base, qui forme le gros de la troupe, la voie est toute tracée : n’ayant pas d’idée originale à défendre, il doit seulement convaincre une équipe bien ancrée dans les courants dominants de la recherche de sa capacité à faire avancer d’un epsilon les résultats de ses prédécesseurs.
34 Quant aux esprits inventifs et plus soucieux de l’avancement du savoir que de leur carrière, ils sont incités à suivre d’abord la route commune, sous peine de marginalisation.
35 Par la force des choses, l’organisation industrielle de la recherche donne une prime à la médiocrité. Seules quelques âmes d’exception échappent au laminage général, au risque de passer pour des Don Quichotte de la science.
36 À cet égard, la figure de Hocart est exemplaire. Il possédait encore cette large palette d’intérêts et de qualités qui lui aurait valu l’applaudissement de Leibniz mais qui, à notre époque, donne une réputation de touche-à-tout.
37 Travailleur acharné et indifférent aux modes intellectuelles, maîtrisant une quinzaine de langues, dont le latin, le grec et le sanscrit, féru de psychologie et de paléontologie, capable de diriger une école à Fidji aussi bien qu’une mission archéologique à Ceylan, auteur de plusieurs livres et d’une centaine d’articles, jouissant de l’estime de Rivers, Mauss, Evans-Pritchard, il n’obtint jamais le poste qui aurait pu donner à ses idées le rayonnement mérité.
38 Il est vrai que – faute impardonnable – « il n’a écrit aucune monographie conventionnelle, même sur Fidji », comme le relève Needham [ in Hocart, 1978, p. 18], qui fait ici bon marché de son travail ethnographique [Hocart, 1929,1952].
39 Le mal est donc général et dû à des causes structurelles, mais il n’a pas la même gravité dans toutes les disciplines. Les sciences les plus anciennes ignorent leur passé, mais en conservent les acquis. Le mathématicien ne lit plus Euclide ou Leibniz, mais ne cesse pas d’utiliser les techniques et les théorèmes qu’ils lui ont légués. Mais l’anthropologie, comme la plupart des sciences de l’homme et de la société, a tendance à faire table rase du passé et à repartir de zéro à chaque génération. Elle traite avec dédain les administrateurs ou missionnaires, qui firent pourtant un travail de collecte admirable, parfois plus utile, et même plus fiable que certains relevés contemporains [30]. Persuadée d’être devenue « épistémologiquement adulte », elle relègue, avec candeur, dans l’ère des curiosités préscientifiques les résultats, les hypothèses et les questions de ceux-là mêmes qui lui ont donné ses lettres de noblesse. Comprenne qui peut.
APPENDICE
Lois intégrales et lois différentielles dans les sciences de l’homme et de la société, ou la complémentarité des points de vue holiste et individualiste en anthropologie
40 Certains anthropologues, tels que F. Barth, reprochent, non sans raison, au structuralisme de postuler un déterminisme causal qui fait trop bon marché de l’action des individus en détachant les structures observées des processus qui les font émerger. Mais, à l’inverse, sous l’influence de la théorie des jeux ou de certains courants cognitivistes, on est parfois tenté de réduire les techniques et les institutions, qui donnent aux sociétés humaines leurs traits spécifiques, à de simples effets d’agrégation des actions et interactions des individus qui composent ces sociétés. Or il n’est pas certain qu’un « milieu technique » au sens de Leroi-Gourhan, un système de parenté, un ensemble mythico-rituel, une institution politique, une langue, etc., soient seulement des êtres de raison ou des entités nominales, c’est-à-dire des termes descriptifs commodes mais dépourvus de réalité propre.
41 Pour tenter d’y voir un peu plus clair sur ces questions de fond, il est bon de prendre du champ et de raisonner d’abord dans un cadre plus général, convenant à tous les objets et à toutes les sciences, et qui nous semble avoir été correctement défini par le physicien Pierre Auger [ 1952] dans un petit ouvrage intitulé L’homme microscopique. Essai demonadologie.
42
Comme le sous-titre de son essai le laisse entendre, Auger
réhabilite et aménage, dans le contexte de la science contemporaine, la
distinction que faisait Leibniz entre les monades et les agrégats. Autrement
dit, entre des objets dotés d’une forme propre – qu’ils tendent spontanément à
acquérir et à reconstituer sous l’effet d’une dynamique interne de caractère
global :
atomes, molécules, unicellulaires, organismes, etc. – et des
objets dont la forme est contingente parce qu’ils ne sont jamais que des
agrégats plus ou moins bien liés d’objets du premier genre, dont la formation
et les transformations résultent des interactions locales de leurs éléments
constitutifs les uns avec les autres ou avec leur environnement immédiat : gaz,
nuages, flaques d’eau, blocs de pierre, troupeaux de bêtes ou foules
d’automobilistes, etc.
43 Seuls sont réels les êtres dotés d’une forme propre que Leibniz appelait des monades et que P. Auger qualifie d’« objets absolus » – alors que les agrégats sont seulement des « objets relatifs » : ils ne constituent pas à proprement parler une nouvelle classe d’êtres, ce sont seulement des monades considérées sous un autre point de vue, c’est-à-dire prises collectivement.
44 D’où la distinction de deux sortes de lois fondamentalement différentes, que Leibniz aurait qualifiées de primitives et de dérivatives, et que P. Auger propose d’appeler « intégrales » et « différentielles » – les lois intégrales étant des lois structurales qui régissent la dynamique globale des objets absolus : celles par exemple, qui expliquent la structure d’un atome d’hydrogène ou d’une molécule d’eau; et les lois différentielles étant des lois statistiques qui expriment les résultantes des interactions locales qui se produisent dans les agrégats : celles par exemple, de la thermodynamique ou de la mécanique des fluides.
45 Depuis le XVIIe siècle, la physique a privilégié des lois différentielles, et la théorie de la relativité représente le plus bel effort qu’on ait jamais accompli pour décrire l’univers tout entier à l’aide de lois différentielles. Mais la mécanique quantique montre l’impossibilité d’éliminer les lois intégrales.
46 Pas seulement à petite échelle, comme on le dit souvent, car la notion d’échelle n’a rien à voir ici : il y a des monades, et pas seulement des agrégats, de toute taille, comme le souligne à dessein le titre que P. Auger a donné son ouvrage : « L’homme microscopique ».
47 En effet, cette distinction ignore les frontières qui sont censées séparer sciences de la matière, sciences de la vie et sciences de l’esprit, mais suppose d’entrée de jeu la parenté de toutes les formes vraies : atomiques, vivantes ou pensantes (qui procèdent d’ailleurs les unes des autres par des opérations de « capture » et de « vassalisation », pour reprendre les termes expressifs de C.-P. Bruter, 1985, p. 30).
48 Dans la nébuleuse des sciences de l’homme et de la société, cette distinction cardinale conduit à distinguer, comme partout ailleurs, des phénomènes assujettis à des lois différentielles et des phénomènes assujettis à des lois intégrales. Autrement dit, à valider, en lui donnant un statut précis, une distinction, souvent faite de manière confuse et qu’on pourrait prendre pour artificielle, entre « phénomènes sociaux » et « phénomènes culturels », et par suite, entre « sciences sociales » et « sciences humaines » ou, plus brièvement, entre « sociologie » et « anthropologie » – la société, agrégat d’individus, étant soumise à des lois différentielles, et la culture, objet absolu, à des lois intégrales.
49 C’est ce que Lévi-Strauss semble avoir aperçu – sans tirer toutes les conséquences de cette intuition – lorsqu’il oppose les deux disciplines qui lui paraissent les plus marquantes des sciences sociales et humaines : la démographie et la linguistique [ 1973, p. 348].
50 En effet, la démographie au sens le plus extensif du terme, c’est-à-dire définie comme une « théorie des ensembles renouvelés » [Sauvy, 1959, p. 10], est typiquement une science sociale qui étudie des phénomènes collectifs assujettis à des lois différentielles. Alors que la linguistique, qui étudie ces systèmes de signes hautement spécifiques que sont les langues naturelles, est typiquement une science humaine (et non une science sociale) dont l’objet est régi par des lois intégrales.
51 Ce dernier point n’est pas trivial. Car eu égard aux fonctions sociales du langage, on peut être tenté d’expliquer les structures linguistiques par les interactions des locuteurs et par les nécessités de la communication. Il y a une quarantaine d’années, c’est ce que cherchaient à faire par exemple, André Martinet et ses disciples [Martinet, 1955; 1964, chap. VI]. Mais Chomsky a montré que seuls quelques traits secondaires des langues pouvaient relever d’une telle explication, et il a donné de bonnes raisons d’assimiler le langage à un organe, c’est-à-dire à un objet absolu. Quant à Jakobson, la manière dont il envisage la formation d’un système phonologique (à partir d’un triangle fondamental qui se dédouble en un triangle vocalique et un triangle consonantique, etc.) n’a rien de commun avec la description d’un phénomène social proprement dit, mais ressemble plutôt à la façon dont un embryologiste décrit la formation d’un organisme à partir d’un germe.
52 D’une manière générale, on a manifestement affaire, dans les sociétés humaines, aux deux types de phénomènes et de lois mis en évidence par P.Auger : objets absolus et lois intégrales, phénomènes collectifs et lois différentielles. Mais le structuralisme, pourrait-on dire, ne voit que les premiers et a tendance a tout réduire à eux; alors que l’individualisme méthodologique, prenant les choses par l’autre bout, risque de faire la réduction inverse. Durkheim, quant à lui, rangeait indistinctement ces deux sortes de choses sous l’étiquette générale du « social » – comme on le voit par exemple, quand il illustre la transcendance de la société par rapport à l’individu aussi bien par les règles du langage ou de la parenté que par l’effervescence ou la panique d’une foule en délire. Grâce aux approches complémentaires du structuralisme et de l’individualisme, dont la dualité est désormais fondée en raison, on devrait pouvoir éviter ce genre de confusions. Du moins en principe, car encore faut-il parvenir à distinguer clairement le « culturel » du « social » et, ensuite, à réarticuler ces deux ordres de phénomènes de manière cohérente. Pour l’heure, on aurait déjà bien avancé si tout le monde s’accordait à reconnaître que, pour étudier un groupe humain quelconque, il est légitime et nécessaire de faire successivement droit à l’individualisme méthodologique et au principe de l’autonomie ontologique des cultures, selon qu’on procède à une approche plus « sociologique » ou à une approche plus « anthropologique » – les deux approches ayant chacune leurs limites et leurs domaines de validité.
53 Essayons toutefois d’aller un peu au-delà de cette position œcuménique, en risquant quelques conjectures. Une question aussi importante que délicate est de savoir si la culture d’une société peut être considérée comme un objet absolu, ou plus exactement comme la forme, au sens aristotélicien du terme, d’une société, et celle-ci, en conséquence, comme une totalité organique. Auger est très prudent sur ce point – et nous partageons sa circonspection –, mais il y a cependant plusieurs raisons de ne pas écarter d’un revers de main cette hypothèse comme absurde ou insane [31].
54 Première raison : les difficultés qu’on rencontre à vouloir traiter certaines sociétés humaines comme de simples agrégats. Soit par exemple, les thèses défendues par Jean Baechler qui, dans Démocraties [ 1985], propose une théorie générale des sociétés humaines solidement argumentée. Partisan de l’individualisme méthodologique, le sociologue tente de reconstruire toutes les formes sociales structurellement stables avec des raisonnements empruntés à l’économie politique et à la théorie des jeux (et donc avec des lois différentielles), et il marie avec talent son goût pour les raisonnements formels et une connaissance très fine de la littérature historique et anthropologique.
55
Par exemple, sa reconstruction des bandes de
chasseurs-cueilleurs est très séduisante et contient une analyse remarquable de
leur taille, de leur structure et de leur fonctionnement. Mais si l’on
considère de plus près les données sur lesquelles s’appuie son travail, on
constate la chose suivante :
les prémisses individualistes et utilitaristes de l’auteur
peuvent sans doute expliquer la plupart des propriétés locales des bandes et,
en particulier, leur très grande fluidité, mais non l’existence des grands
rituels collectifs (curieusement omis par Baechler) qui seuls permettent à ces
sociétés de se maintenir au-dessus du seuil de survie de cinq cents membres, en
fédérant ces bandes instables en un groupe d’intermariages globalement
stable.
56 Comme on le voit par exemple, chez les Pygmées Mbuti où la structure globale du groupe, que détermine le grand rituel de la Forêt, est en outre reproduite à deux niveaux successifs au sein de la structure locale de la bande [ cf. l’article synthétique de Mosko, 1987].
57 En d’autres termes, les raisonnements de Baechler montrent comment les individus « jouent » avec leurs institutions, et ils contribuent, en ce sens, à détruire la représentation caricaturale qu’on a souvent donnée de ce que Durkheim appelait la « solidarité mécanique », ou, plus près de nous, de la « causalité structurale ». Mais ils ne rendent pas compte de ces institutions mêmes, ni des rituels qui en constituent l’armature, en Afrique comme ailleurs.
58 Seconde raison en faveur d’une conception monadique ou holistique de la culture : les propriétés des rituels. Durkheim et Hocart ont démontré l’origine religieuse de toute la culture et du lien social. Ils ont établi que les structures élémentaires de la vie sociale étaient directement issues des « formes élémentaires de la vie religieuse », autrement dit que celles-ci n’étaient pas des « superstructures idéologiques », comme le croyait Marx, mais constituaient plutôt « l’infrastructure rituelle » des sociétés humaines. De plus, Hocart a mis en évidence l’unité de tous les rites, et la possibilité de les déduire des différentes parties des cérémonies royales d’intronisation. Or, si l’on tente de reconstituer effectivement la genèse des rites – que Hocart a seulement eu le temps, suivant ses propres termes, de « disséquer » et d’inventorier –, on s’aperçoit qu’il faut faire appel à des principes morphogénétiques qui ont le caractère de lois intégrales.
59 Précisons bien ce point. Comme nous l’avons dit d’entrée de jeu, les structures observables doivent être rattachées aux processus qui les engendrent. Mais dans la perspective où nous nous sommes placés, il convient de distinguer deux sortes de processus morphogénétiques : la genèse d’un organisme n’est pas du même ordre que celle d’un tourbillon, la genèse d’une monade du même ordre que celle d’un agrégat. On pourrait dire, en effet, que la forme d’un agrégat n’est rien d’autre que le résultat du processus qui l’a engendré, alors que la forme d’une monade serait plutôt le principe régulateur (la cause formelle au sens d’Aristote) du processus qui a engendré cette monade.
60
Même si Pierre Auger n’emploie pas exactement ce langage,
c’est bien à cela que revient sa division des lois en lois intégrales et en
lois différentielles. Le principe d’exclusion de Pauli est un bon exemple de
loi intégrale :
il permet de reconstruire la table de Mendeleïev, et on peut
dire en ce sens qu’il assigne aux atomes leurs formes respectives. Or quand on
étudie les rituels sanglants, on tombe, semble-t-il, sur des principes
analogues. Il n’est pas plus possible à deux membres d’une même société de
verser à la fois du sang menstruel et du sang sacrificiel qu’il n’est possible
à deux électrons d’un même atome d’avoir à la fois en commun tous leurs nombres
quantiques. D’où l’idée, hautement spéculative mais nullement absurde, que ce
principe de non-cumul des sangs pourrait jouer, dans les sociétés humaines, le
même rôle structurant que le principe de Pauli dans le monde matériel [
cf. Scubla, 2000].
61 Troisième raison : contrairement aux monades de Leibniz, les objets absolus de Pierre Auger ne sont pas des points métaphysiques. À l’instar des formes substantielles d’Aristote, elles sont nécessairement déployées dans un espace qu’elles organisent. Si donc la culture est une réalité « monadique », elle devrait avoir aussi cette propriété, et la société qu’elle « informe », un rapport constitutif et intrinsèque à l’espace.
62 Bien entendu, toute société humaine, en tant que foule ou agrégat d’individus, occupe, par la force des choses, un certain espace. Mais on pourrait croire que l’occupation du sol par les hommes obéirait essentiellement à des critères externes (micro-climat, terre fertile, proximité d’un cours d’eau, position facile à défendre, etc.), prenant ainsi les formes les plus diverses selon les contextes. Même si certains peuples se plaisaient, en outre, à projeter sur le sol une sorte de radiographie de leurs institutions ou de l’image qu’ils s’en font – tels, par exemple, les Bororo du Brésil, rendus célèbres par Lévi-Strauss.
63 Mais divers travaux de géographie structurale, encore trop peu nombreux et de qualité inégale pour être tout à fait probants, tendent à accréditer une thèse beaucoup plus forte, en s’efforçant de montrer que le rapport d’une culture à l’espace ne serait pas de l’ordre de la projection ou de l’expression, mais de la constitution et du déploiement. Autrement dit, il ne s’agirait pas d’une relation externe et contingente, mais d’une relation interne et nécessaire, comme s’il y avait quelque chose d’intrinsèquement spatial dans la culture elle-même. Selon une thèse sur la morphogenèse de Paris, cette ville ne se serait pas développée de proche en proche, à partir de l’île de la Cité, sous l’influence de multiples facteurs indépendants et dans des directions les plus diverses, mais de manière relativement régulière autour d’un gradient morphogénétique, constitué par un axe mythico-rituel lié à la figure légendaire de saint Denis et jouant à peu près le même rôle qu’un gradient céphalocaudal dans le développement d’un organisme [Desmarais, 1995; cf. aussi Desmarais, 1992, pour une reconstruction analogue du village bororo].
64 L’hypothèse semble très risquée, et même invraisemblable, tant il est devenu naturel de se représenter une ville comme un ensemble composite de maisons ou de quartiers plus ou moins disparates. Pourtant, même si la prudence reste de mise, on peut produire plusieurs indices convergents en sa faveur. En effet, il existe en France d’autres villes fondées par des saints céphalophores. Beauvais par exemple, où l’on observe le même type de gradient morphogénétique, avec, comme à Paris, trois points remarquables : le lieu du martyre, celui où le saint a déposé sa tête, le centre de la cité. Par ailleurs, un ouvrage récent relève une ressemblance étonnante entre un rite baruya (Nouvelle-Guinée) et une cérémonie politico-religieuse célébrée dans la Rome antique, avec cette fois encore la même tripartition de l’espace : le point de départ du héros, le site qu’il a consacré par une action mémorable, le lieu occupé par les hommes [Godelier, 1996, p. 161-163].
65 Or on trouve, dans le Beauvais médiéval, le même type de procession rituelle, du cœur de l’espace habité au lieu de fondation [Scubla, 2001]. Dans tous les cas, les hommes s’établissent non pas autour, mais à distance d’un lieu sacré et fondateur. Bien entendu, il s’agit peut-être d’une représentation a posteriori et non d’un schème ayant contribué à la genèse réelle de l’occupation de l’espace et de l’organisation de la collectivité. Plus généralement, on ne saurait exclure que les phénomènes paraissant relever de lois intégrales ne soient pas réductibles, en dernière instance, à des processus de type différentiel; et, en tout état de cause, il est bon pour la science que certains chercheurs tentent, s’ils le peuvent, d’opérer pareille réduction.
66 Même si la chose, comme nous le conjecturons, est impossible, il faudra trouver un moyen d’articuler les deux types de phénomènes, et de telles tentatives pourront sans doute y aider.
67 À ce propos, il est intéressant de noter que la relation prédateur-proie joue un rôle essentiel dans de nombreux rituels (chasse aux têtes, cannibalisme, sacre du roi, etc.). Le roi du Dahomey par exemple, était censé être dévoré par une panthère au cours de la cérémonie d’intronisation, avant de devenir lui-même le prédateur de son peuple [Le Hérissé, 1911, p. 7]. Et Maurice Bloch a montré dans Prey into Hunter [ 1992] que de nombreux rites, à commencer par les initiations, se conforment à ce schéma. Comme si ce que René Thom nomme le « lacet de la prédation » [ 1977, p. 294-300] n’était pas seulement, comme il le soutient, la grande figure de régulation globale des organismes, mais aussi celle des rituels qui scandent et organisent la vie des sociétés humaines dans l’espace et dans le temps.
68 À première vue, il n’y a guère de rapport entre la relation prédateurproie ainsi entendue et la relation prédateur-proie telle qu’on la traite dans les modèles mathématiques que l’on a construit depuis Volterra pour faire la théorie des associations biologiques, et qui étudient les effets cumulés des actes de prédation [32]. Mais peut-être ne faut-il pas s’en tenir à cette impression. En effet, si l’on admet avec Hocart que tous les rituels dérivent des rites royaux, et que les premiers rois furent des rois morts, une théorie générale des rites ne peut qu’être avant tout une théorie du sacrifice humain et de ses transformations (voir la deuxième partie de cette étude, qui paraîtra dans la prochaine livraison). Or il se trouve que, depuis le début du siècle, plusieurs bons esprits (Tarde, Canetti, Burkert, etc.) ont songé à dériver le rite et l’idéologie du sacrifice de l’expérience suivante qu’auraient souvent vécue les chasseurs du paléolitique : lorsqu’un groupe d’hommes est poursuivi par un prédateur ou entouré par une bande de prédateurs, il suffit généralement qu’un seul membre du groupe (le plus faible, le plus lent à la course, le boiteux, etc.) devienne la proie du ou des poursuivants pour que les autres lui doivent leur salut. D’où l’idée de prendre les devants en cas de danger, en sacrifiant un membre du groupe.
69 D’un autre côté, la théorie de Volterra pourrait fournir, elle aussi, une justification du sacrifice, différente de celle-ci mais compatible avec elle.
70 Si des loups et des chèvres sont introduits sur une île dépourvue de tout relief, les loups risquent de mourir de faim après avoir mangé toutes les chèvres : aussi auraient-ils intérêt à sacrifier périodiquement les plus voraces d’entre eux pour conserver leur capital de chair fraîche. Et, inversement, si l’île contient des endroits escarpés où certaines chèvres peuvent se réfugier et s’alimenter, celles-ci seraient bien avisées de ne pas attendre la mort du dernier loup pour redescendre de leur refuge, et de précipiter de temps en temps, du haut de la roche tarpéienne, une de leurs congénères, pour assurer la régulation de leur effectif par leur prédateur et éviter de mourir toutes de faim après avoir brouté le dernier brin d’herbe.
71 Nous ne chercherons pas à pousser les choses plus loin, en l’absence de consensus des anthropologues sur aucun des points évoqués ci-dessus. Nous voulions seulement montrer le pouvoir de clarification et la valeur heuristique de la distinction faite par Pierre Auger entre lois intégrales et lois différentielles, et les effets bénéfiques qu’elle pourrait avoir sur les sciences de l’homme et de la société, si jamais celles-ci consentaient à l’accueillir.
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Notes
-
[1]
Je remercie Michel Izard de m’avoir donné l’occasion d’exposer ces idées dans son séminaire d’anthropologie comparative, ainsi que Mark Anspach, Paul Dumouchel, Jean Lassègue et Declan Quigley, de m’avoir fait bénéficier de leurs commentaires.
-
[2]
« J’aime mieux un Leeuwenhoek qui me dit ce qu’il voit, qu’un Cartésien qui me dit ce qu’il pense. » [Leibniz, « Lettre à Huyghens, 20/30 février 1690 », in Mathematische Schriften, II, p. 85].
-
[3]
L’interprétation réaliste de la mécanique quantique proposée par Raymond Ruyer [ 1970] est, à notre avis, une des plus intéressantes. En rapprochant les paradoxes de la mécanique quantique des paradoxes de la conscience [ 1966, p. 285], elle permet de rétablir, sans réductionnisme grossier, une continuité intelligible entre la matière, la vie et l’esprit.
-
[4]
En toute rigueur, il conviendrait même de distinguer trois choses : les faits biologiques et paléontologiques, l’hypothèse évolutionniste (que ces faits permettent de corroborer) et la théorie ou explication du processus évolutionniste (qui, nous semble-t-il, reste encore à trouver). On rougit d’avoir à rappeler des distinctions aussi triviales, mais les passions sont si vives et la confusion des esprits si grande en ce domaine que tout esprit libre émettant des doutes sur la validité de l’explication darwinienne de l’évolution se voit souvent, pour toute réponse, accusé de « créationnisme » et rejeté dans les ténèbres extérieures par les gardiens de la dogmatique ambiante.
-
[5]
Voir par exemple, un livre déjà ancien de P.-P. Grassé [ 1973], dont bien des arguments n’ont pas pris une ride; et, plus récemment, les remarques pénétrantes du regretté M.-P. Schützenberger sur « les failles du darwinisme » [ 1996].
-
[6]
À supposer que la métaphore informaticienne soit encore pertinente, l’idée semble maintenant prévaloir que l’ADN ne constituerait pas un « programme » génétique mais plutôt des « données » pour un tel programme, dont l’importance exacte reste d’ailleurs à déterminer. La découverte que « l’homme possède à peine deux fois plus de gènes qu’une mouche » est « très décevante sur le plan philosophique », déclare un spécialiste du « séquençage du génome » [ Le Figaro du 23 mai 2000, p. 18], tandis qu’un biologiste de l’École normale supérieure dénonce comme un « bluff magistral » les bruits que certains chercheurs font courir à ce propos : « Depuis dix à quinze ans, rappelle-t-il, nous avons la séquence complète du génome du virus du sida, comme la description du gène impliqué dans la mucoviscidose, mais aucune thérapeutique radicale n’a été trouvée » [ Le Figaro du 26 avril 1999, p. 15]. Selon un historien de la biologie, cette « recherche frénétique » d’applications thérapeutiques et de prouesses techniques serait elle-même le signe d’une crise profonde de la génétique moléculaire en tant que théorie – acculée, de plus en plus, à définir le gène comme une unité plutôt fonctionnelle que structurale, et à revenir ainsi, malgré elle, « à la période d’avant Weisman » [Pichot, 1995, p. 70-72].
-
[7]
Pour illustrer le concept darwinien de sélection naturelle, Alain donne, dans ses Propos, un exemple qui permet également d’en montrer les limites. Les barques artisanales des pêcheurs bretons de l’île de Groix, remarque-t-il, sont des mécaniques merveilleuses où, de l’avis des ingénieurs, la courbure, la pente, l’épaisseur sont partout ce qu’elles doivent être. Pourtant ces pêcheurs ne savent faire qu’une chose : copier et recopier sans cesse le modèle traditionnel. La routine pourrait-elle conduire à la perfection technique ? Oui, soutient le philosophe, et l’on comprend pourquoi si l’on raisonne là-dessus à la manière de Darwin. Aucune copie n’est tout à fait conforme à l’original, mais toujours peu ou prou innovante. Et la mer refuse ou accepte ces innovations. Elle envoie par le fond les copies par trop maladroites et accorde une espérance de vie plus longue aux copies les mieux réussies. Les meilleures barques sont du même coup le plus souvent recopiées et convergent, par progrès insensibles, vers une forme parfaite. « On peut donc dire, en toute rigueur, conclut Alain, que c’est la mer elle-même qui façonne les bateaux, choisit ceux qui conviennent et détruit les autres » [cité in Guillerme, 1973, p. 19]. Mais cette conclusion est quelque peu exagérée. Car si la mer choisit bien les bateaux, elle ne les façonne pas. En admettant que la procédure de recopiage puisse être assimilée à un mécanisme aveugle, la production d’un nouveau type de bateau exige, pour sa part, un acte d’invention. Et il en est de même pour les formes vivantes. La sélection naturelle n’explique pas l’apparition de formes nouvelles, mais seulement leur élimination éventuelle (sélection négative) ou, dans le meilleur des cas, le polissage secondaire qui les rend localement optimales (sélection positive). L’exemple de la technique est d’autant plus éclairant que celle-ci constitue un prolongement naturel de la vie, comme l’a bien montré Leroi-Gourhan [ 1943-1945,1964-1965], qui n’hésitait pas à rapprocher les grandes innovations techniques de l’humanité de l’apparition successive du reptile, du mammifère et de l’oiseau.
-
[8]
Thom a proposé, dans plusieurs ouvrages [ 1977,1988], des idées audacieuses pour tirer la biologie de cette pauvreté théorique, mais il ne semble pas avoir été entendu.
-
[9]
Voir par exemple, dans La Recherche [n°285, mars 1996, p. 6-7], les réactions passionnelles aux propos de M.-P. Schützenberger évoqués dans la note 2 ci-dessus, pour ne rien dire de certains appels à créer des comités de vigilance contre les empêcheurs de penser en rond [ cf. Pour la science, 259, mai 1999, p. 8-9].
-
[10]
La démonstration du théorème de Fermat, me dit un connaisseur, a la richesse et la beauté d’un drame shakespearien.
-
[11]
Selon Jean Petitot (communication personnelle), la « géométrie non commutative », qui a valu à Alain Connes la médaille Fields, pourrait toutefois constituer une telle extension non triviale. Son origine est la suivante : alors que, depuis Galilée et Descartes, la physique tout entière tend à se présenter comme une géométrie, dont la Relativité constitue le couronnement, on sait, depuis Bohr, que les phénomènes quantiques, pour leur part, ne sont pas représentables dans l’espace des géométries classiques, tant euclidienne que non euclidiennes. Est-ce une raison pour renoncer à toute géométrisation de ces phénomènes ? Connes ne le pense pas. La mécanique des matrices de Heisenberg lui a au contraire suggéré de construire une géométrie non commutative, dont il a montré qu’elle permettait de redéfinir dans un sens plus général les concepts usuels de topologie, variété différentiable, etc., bref, de réécrire, dans un nouveau style, tous les chapitres d’un traité complet de géométrie, au sens usuel du terme. Exercice difficile, et d’une réelle beauté, mais sans grande portée scientifique ? Ou innovation plus révolutionnaire encore que l’introduction des nombres imaginaires ou des géométries non euclidiennes ? Nous laisserons aux mathématiciens et aux physiciens le soin de trancher.
-
[12]
L’impossibilité de regrouper ces disciplines sous une bannière unique est attestée par l’expression même de « sciences de l’homme et de la société » (ou encore de « sciences sociales et humaines »), qui témoigne d’une dualité irréductible. Cette dualité n’a rien de spécifique mais affecte toutes les sciences, car elle est due à deux points de vue différents qu’il est possible de prendre sur toute chose, et qui correspondent respectivement aux concepts leibniziens de monade et d’agrégat – une monade étant une réalité dotée d’une unité globale, un agrégat, un ensemble de monades prises collectivement, mais liées seulement de proche en proche. C’est ainsi que, dans nos exemples, la démographie et l’économie politique étudient des agrégats tels qu’une population ou un marché, alors que la linguistique et l’anthropologie étudient des monades telles qu’une langue ou un système de parenté. Plus généralement, la sociologie et les sciences sociales étudient des phénomènes collectifs résultant de l’accumulation de phénomènes individuels liés par des interactions locales, alors que l’anthropologie et les sciences humaines étudient des réalités individuelles (le psychisme) ou collectives (une langue, une culture) présentant des propriétés globales non déductibles des éléments dont elles sont constituées. On trouvera en appendice quelques précisions sur cette distinction fondamentale et son intérêt pour l’anthropologie théorique. Sur sa pertinence pour l’ensemble des sciences, voir Auger [ 1952] qui distingue des objets absolus, régis par des lois intégrales, et des objets relatifs, régis par des lois différentielles, ainsi que Ruyer [ 1946, introduction; 1952] qui distingue des êtres individuels, soumis à des lois primaires, et des phénomènes de foule, régis par des lois secondaires. Voir aussi Scubla [ 1988b, p. 98-104; 1992a; 1995].
-
[13]
Voir aussi les travaux encore trop méconnus de Pierre Guiraud [ 1986] qui fourmillent d’idées ingénieuses.
-
[14]
La religion « contient en elle dès le principe, mais à l’état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de mille manières avec eux-mêmes, ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie collective. C’est des mythes et des légendes que sont sorties la science et la poésie; c’est de l’ornementique religieuse et des cérémonies du culte que sont venus les arts plastiques; le droit et la morale sont nés de pratiques rituelles. On ne peut comprendre notre représentation du monde, nos conceptions philosophiques sur l’âme, sur l’immortalité, sur la vie, si l’on ne connaît les croyances religieuses qui en ont été la forme première. La parenté a commencé par être un lien essentiellement religieux; la peine, le contrat, le don, l’hommage sont des transformations du sacrifice expiatoire, contractuel, communiel, honoraire, etc. Tout au plus peut-on se demander si l’organisation économique fait exception et dérive d’une autre source; quoique nous ne le pensions pas, nous accordons que la question peut être réservée » [Durkheim, 1899, p. IV -V ]. « On peut donc dire, en résumé, que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion » [Durkheim, 1968, p. 598]. « Une seule forme de l’activité sociale n’a encore pas été expressément rattachée à la religion : c’est l’activité économique » [ ibid., note].
-
[15]
Petit exemple significatif : les travaux de Benveniste [ 1968] sur le « vocabulaire des institutions indo-européennes » ont beau réunir de multiples faits corroborant la thèse durkheimienne de la primauté du religieux, ils sont présentés dans l’ordre inverse de celui que leur teneur même suggère : le premier volume est intitulé « Économie, parenté, société », le second, « Pouvoir, droit et religion ». La religion est placée au dernier rang et dissociée de la société, dont l’économie et la parenté sont devenus les piliers.
-
[16]
Quelques années après la parution de La violence et le sacré de Girard, le laboratoire du CNRS « Systèmes de pensée en Afrique noire » a organisé une vaste enquête sur le sacrifice qui a donné lieu à la publication de cinq cahiers importants – cahiers II à VI, 1976-1983 — et de deux livres : un ouvrage de Luc de Heusch [ 1986] et un recueil d’articles dirigé par M. Cartry [ 1987]. Mais à l’exception de quelques pages théoriques de Luc de Heusch, il s’agit uniquement de monographies, les organisateurs de l’enquête ayant tenu à préciser d’entrée de jeu que toute théorie générale du sacrifice serait « nécessairement arbitraire » [Tubiana, 1979, p. 140]. Depuis une dizaine d’années, ce laboratoire a infléchi son excellent travail dans une direction intéressante : la réhabilitation de la théorie du roi-bouc émissaire de Frazer [cahier 10,1990], du comparatisme à l’échelle mondiale [cahier 14,1996], des idées de Hocart sur le totémisme [cahier 15,1998]. Nous y reviendrons.
-
[17]
Le cahier n°14 de Systèmes de pensée en Afrique noire [ 1996] rassemble, sous le titre Destins de meurtriers, un nombre impressionnant de faits qui corroborent la théorie girardienne du sacrifice sans qu’aucune des dix contributions ne paraisse s’en aviser. La désinvolture de ceux qui récusent Girard sans prendre la peine de le lire est encore plus surprenante. Un Luc de Heusch ou un Jean-Pierre Vernant, dont l’agilité intellectuelle est pourtant remarquable, semblent perdre leur clairvoyance dès qu’ils croisent sur leurs terres le théoricien de Stanford, comme s’ils répugnaient à voir que leurs matériaux et leurs propres analyses corroborent les hypothèses proposées dans La violence et le sacré [ cf. de Heusch, 1986; Vernant, 1981]. Parmi les travaux spécialisés, seul un ouvrage de Simon Simonse témoigne d’une compréhension réelle de la théorie girardienne, dont il donne une présentation très fiable et très pédagogique avant de la faire travailler sur des matériaux originaux [ cf. Simonse 1991, p. 15-40]. Mais cette exception confirme la règle : Simonse, excellent ethnologue de terrain, n’ayant pas de poste à l’Université ou dans la Recherche, est sans pouvoir institutionnel.
-
[18]
Voir par exemple, les remarques ravageuses de Rodney Needham, inspirées par les positions ultranominalistes du second Wittgenstein [ in sous la dir. de Needham, 1971].
-
[19]
Dans Figures et légendes de la parenté [ 1995-1996], F. Héran propose une notation graphique des relations de parenté qui a l’avantage d’être beaucoup plus simple que les diagrammes habituels et que les modèles algébriques qu’on a tenté de leur substituer.
-
[20]
Les beaux travaux de Raymond Verdier [ 1980-1986] et de son équipe sur les « systèmes vindicatoires » ont pour principal mérite de montrer le caractère général et canonique d’une relation que Glotz avait déjà fort bien décrite, en 1904, dans La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce : la relation thémis-dikè, dont le regretté François Tricaud a, de son côté, repris l’analyse dans un petit livre excellent [ 1977]. Nous dirons quelques mots des travaux de Louis Dumont dans la deuxième partie de cette étude.
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[21]
« On aurait pu apprendre énormément de la querelle du totémisme. Le débat faisait rage, des chercheurs quittèrent en masse leurs domaines de recherche pure pour se faire anthropologues : Wundt le devint à cette occasion, et Frazer, et Durkheim et Freud. Ils nous dirent des choses fascinantes sur la nature du sacré, sur l’origine du tabou, sur la fonction du sacrifice. Et tout cela – on ne s’en étonne pas assez – n’eut aucune influence sur l’anthropologie. L’explication qu’on nous donne, c’est que ces gens n’étaient pas anthropologues. Ce qui est vrai. Mais ce qu’il faut entendre, c’est que l’anthropologie s’était construite autour du principe que les sauvages n’ont rien à nous apprendre » [Jorion, 1986, p. 301].
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[22]
Si une langue ne possède que deux termes de base, ce sont le noir et le blanc; trois termes, le noir, le blanc et le rouge; quatre termes, le noir, le blanc, le rouge et le jaune, ou le noir, le blanc, le rouge et le vert; cinq termes, le noir, le blanc, le rouge, le jaune et le vert, etc. Autrement dit, il existe un système générateur universel, et toutes les nomenclatures peuvent être ordonnées par inclusion.
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[23]
Cette règle repose sur l’impossibilité de cumuler le sang menstruel, spontanément versé par les femmes en âge de procréer, avec le sang délibérément versé à la chasse, à la guerre ou dans les sacrifices. Elle a été énoncée, de manière rigoureuse, par Alain Testart pour les activités cynégétiques, mais s’étend à toutes les pratiques sanglantes. Sous sa forme originelle, la « loi de Testart » peut s’énoncer ainsi : dans toute société, si la chasse est la prérogative d’un des deux sexes, c’est toujours une activité masculine; si les deux sexes peuvent chasser, mais que la mise à mort est réservée à l’un des deux, c’est toujours aux hommes qu’elle revient; si l’un et l’autre peuvent tuer le gibier, mais qu’un des deux seulement peut utiliser les armes faisant couler le sang, c’est l’homme qui en aura le monopole, la femme pouvant seulement assommer ou étouffer sans épanchement sanglant; si la femme peut elle aussi faire couler le sang, ce ne sera jamais en période menstruelle ou après un accouchement. Cette loi peut être vue comme une forme particulière du « principe de non-cumul de l’identique » postulé par Françoise Héritier [ 1979].
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[24]
Nous avons donné jadis notre sentiment sur les prétentions de l’anthropologie cognitiviste dans plusieurs textes dont le propos et les conclusions restent d’actualité [Scubla, 1988a, 1988b, 1992b]. Nous n’y revenons pas.
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[25]
Même chez des auteurs qui en sont parfois très proches : voir par exemple, le beau livre de Nancy Jay [ 1992], qui contient des vues très profondes sur les liens du sacrifice avec la procréation.
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[26]
Nous n’avons pas la prétention de donner, dans les pages qui suivent, une explication complète de la stagnation générale des savoirs. Comme notre objectif principal est de contribuer à améliorer la situation de l’anthropologie, nous mettons l’accent sur les facteurs qui dépendent le plus directement de la volonté humaine. Mais nous le savons bien : pour qu’un progrès essentiel soit possible, il ne suffit pas de consentir les efforts (individuels et institutionnels) requis, il faut que la configuration du savoir s’y prête. Newton et Leibniz ont découvert en même temps l’analyse infinitésimale parce que les travaux de leurs prédécesseurs leur avaient largement préparé le terrain. Si tous deux étaient morts en bas âge, d’autres bons esprits (Huyghens, Bernoulli, etc.) auraient eu l’honneur de la découverte. En revanche, si la physique théorique n’avance guère depuis plusieurs décennies, ce n’est sans doute pas, ou pas seulement, faute d’efforts et d’imagination des spécialistes; c’est probablement qu’il manque encore une donnée fondamentale (empirique ou théorique) pour pouvoir unifier Relativité et mécanique quantique.
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[27]
Alain conseillait aux professeurs de physique de préparer leurs cours en lisant les mémoires originaux plutôt que les manuels les plus récents. Cette recommandation est encore plus impérieuse pour les chercheurs. Le Traité de l’équilibre des liqueurs de Pascal, nous disait un polytechnicien, donne une vue plus profonde de l’hydrostatique que les meilleurs cours des grandes écoles.
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[28]
La chose est tellement bien entrée dans les mœurs qu’elle n’étonne plus personne. Au contraire : les historiens des sciences contemporaines clament leur surprise lorsqu’ils découvrent que des chercheurs de disciplines aussi éloignées, à les en croire, que la paléontologie et la biologie moléculaire ont pu se rencontrer pour échanger des idées. Non parce qu’ils étudiaient l’un et l’autre des êtres vivants, mais parce qu’ils fréquentaient le même club de bridge ou de golf.
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[29]
La revue L’Homme, qui a toujours accordé une place importante aux phénomènes de parenté (comme en témoigne encore récemment l’abondant numéro spécial 154-155), n’a jamais, sauf erreur, concédé la moindre ligne aux travaux de Todd.
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[30]
C’est notamment le cas pour certaines pratiques violentes ou barbares sur lesquelles on jette de nos jours un voile pudique. Il y a plus à apprendre là-dessus chez Sahagun et Lafitau qu’auprès de maint spécialiste contemporain des Aztèques ou des Iroquois.
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[31]
Lévi-Strauss attribue explicitement au mythe le caractère d’objet absolu [ 1958, p. 231], mais son rêve d’établir une sorte de table de Mendeleïev des cultures [ 1955, p. 183] implique que ces dernières puissent avoir également cette propriété.
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[32]
Pour une présentation élémentaire, voir Sauvy [ 1963, p. 18-20], dont nous nous inspirons ci-dessous.