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Article de revue

Sur l'idée de schème conceptuel chez Davidson

Pages 311 à 331

Notes

  • [1]
    Cet article a paru dans The Philosophical Quarterly, vol. 46, n°184, juillet 1996. Nous remercions vivement la revue de ses aimables autorisations.
  • [2]
    Cette thèse s’apparente à celle de Lucien Lévy-Bruhl qui, toutefois, n’attribuait pas la différence au langage mais à la structure affective de l’expérience des « primitifs » ( ndt).
  • [3]
    L’anglais utilise language aussi bien pour désigner le langage en général que des langues particulières. La même licence existe en français, mais à un degré moindre. Je traduis par « langage » chaque fois que c’est possible, sinon par « langue » ( ndt).
  • [4]
    Voir Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme » [ 1980]. Le premier dogme, dont il est question ici est la croyance à la distinction fondamentale entre les vérités analytiques et les vérités synthétiques; le second est le réductionnisme, qui « consiste à croire que chaque énoncé doué de sens équivaut à une construction logique à partir de termes qui renvoient à l’expérience immédiate » ( ndt).
  • [5]
    Expression introduite par Quine pour souligner que les « entrées » alimentant notre esprit (les « données » ou « l’expérience immédiate ») sont de simples événements physiques, et non des images mentales ou des représentations comme dans l’empirisme classique ( ndt).
  • [6]
    . Les phrases T sont les énoncés de la forme : « Snow is white » est vrai si et seulement si la neige est blanche. Les philosophes analytiques de langue anglaise appellent « phrase » ( sentence) les expressions considérées dans leur matérialité et « proposition » la signification des phrases. « Snow is white » et « la neige est blanche » sont deux phrases distinctes exprimant la même proposition. Cette distinction vient de Frege, bien que son expression en allemand soit moins commode, Satz désignant aussi bien les propositions que les phrases ( ndt).
  • [7]
    Toutes ces distinctions sont tirées de A. R. White [ 1970, chap. 1].
  • [8]
    Hacker fait allusion ici au mot d’ordre fameux de Quine : « La traduction radicale commence chez nous ». Cela veut dire que, selon Quine, « un certain flou de la référence s’infiltre dans la langue nationale elle-même », autrement dit, que la compréhension dans sa propre langue est déjà une situation de « traduction radicale », c’est-à-dire semblable à la traduction sans dictionnaire d’une langue inconnue. Voir Relativité de l’ontologie [ 1977, p. 59] ( ndt).
English version

LIMINAIRE

1 L’idée qu’il pourrait y avoir ou qu’il y a bel et bien des schèmes conceptuels différents provient de deux sources. L’une est l’anthropologie, l’autre la philosophie. Les anthropologues sont depuis longtemps sensibles aux différences très profondes entre les cultures humaines. L’une des réactions à certaines de ces différences culturelles fut de considérer la pensée des autres cultures comme une tentative défectueuse de faire la même chose que nous quand nous cherchons à penser le monde naturel, à savoir donner une explication scientifique, causale des phénomènes. Par exemple, Frazer voyait dans les mythes et les rites des cultures exotiques une proto-science. L’anthropologie au XXe siècle a pris une autre direction. Il est devenu courant de penser que les autres cultures comprennent la réalité dans des termes complètement différents des nôtres. Pour comprendre la pensée de cultures exotiques, nous devons comprendre leurs catégories de pensée et les formes complètement différentes d’explication et d’interprétation qu’elles appliquent à la réalité telle qu’elles la conçoivent. Les anthropologues commencèrent à défendre ce qu’on appela désormais le « relativisme conceptuel ». Un exemple paradigmatique de cette position est Benjamin Whorf, qui disait que le langage organise l’expérience, classe et agence le flot de l’expérience sensible, et produit ce faisant un « ordre du monde ». Il soutenait que cette thèse introduisait un nouveau principe de relativité, à savoir que des observateurs différents n’aboutissent pas à la même image de l’univers à partir des mêmes données physiques, à moins que leurs ressources linguistiques ne soient similaires ou traduisibles entre elles [2].

2 La source d’une idée similaire en philosophie est le kantisme. Bien entendu, Kant ne pensait pas qu’il pût y avoir d’autres schèmes conceptuels chez des créatures telles que nous. Pas plus qu’il ne pensait que l’intuition sensible prend la forme de données. Au contraire, il soutenait que l’expérience sensible est d’emblée organisée par les concepts que l’entendement applique à l’intuition non conceptualisée. Mais lorsque la psychologie transcendantale kantienne fut rejetée à la fin du XIXe siècle, il devint tentant de conserver la dichotomie kantienne du schème et du contenu. C. I. Lewis pensait que l’expérience cognitive consiste en deux éléments distincts, les données immédiates des sens, qui sont présentes à l’esprit, et la forme, la construction ou l’interprétation que l’esprit impose à ces données. Par suite, des schémas d’interprétation différents produisent des images différentes de la réalité : si les schèmes ne peuvent pas être traduits entre eux, les représentations de la réalité seront incommensurables. Dans leurs moments d’exubérance, les relativistes conceptuels soutiennent parfois que ceux qui possèdent des schèmes conceptuels différents « habitent dans des mondes différents ».

3 Dans son article « Sur l’idée même de schème conceptuel » [ 1984], Donald Davidson examine la conception selon laquelle il pourrait y avoir des schèmes conceptuels différents. Il critique à juste titre l’idée que la notion de schème conceptuel puisse être utilement expliquée au moyen de métaphores telles que « une manière d’organiser l’expérience », « un système de catégories qui met en forme les données sensibles », ou « un point de vue culturel ». Laissant de côté les métaphores, il défend l’idée que, pour autant qu’on puisse donner un sens à l’idée de schème conceptuel, nous devrions associer les schèmes conceptuels à des langages [3]. Des langages différents partagent le même schème conceptuel s’ils peuvent être traduits entre eux. L’hypothèse de la possibilité de schèmes conceptuels différents est donc l’hypothèse que l’existence de langages intraduisibles est concevable. Selon Davidson, le relativisme conceptuel est la thèse que la réalité est relative à un schème conceptuel et qu’il y a ou, du moins, qu’il pourrait y avoir des schèmes conceptuels différents : « Ce qui est considéré comme réel dans un système peut ne pas l’être dans un autre » [p. 267]. Son but est de démontrer l’incohérence de cette thèse.

4 Il vaut la peine de remarquer d’entrée de jeu l’obscurité de la thèse que le relativisme conceptuel consisterait à penser que la réalité est relative à un schème conceptuel. Sous quelque nom que ce soit, une rose a le même parfum, et ce parfum n’est pas moins réel si on l’appelle autrement ou si on ne lui donne aucun nom. Comment ce qui est réel pourrait-il dépendre du langage en vigueur ? Est-ce que tout serait irréel s’il n’existait aucun langage ? On peut soutenir que, l’exubérance mise à part, on saisira mieux l’idée centrale du relativisme conceptuel à travers les deux thèses suivantes : 1) la vérité est relative à des schèmes conceptuels, et 2) l’incommensurabilité entre deux schèmes conceptuels distincts conduit à affirmer la vérité de propositions incommensurables entre elles. Davidson ne voit pas les choses ainsi. Comme il souhaite lui-même à la fois rejeter le relativisme conceptuel et soutenir que la vérité est relative au langage, il reformule la thèse du relativisme conceptuel en termes de relativité du réel. Je montrerai que l’idée que la vérité est relative au langage est fausse, mais que le noyau de la conception du relativiste conceptuel est pleinement préservé si on dit que des schèmes conceptuels différents peuvent conduire à des prétentions à la vérité incommensurables.

5 Pour démontrer que le relativisme conceptuel tel qu’il le conçoit est faux, Davidson entend montrer que l’idée même de schème conceptuel est incohérente. Ce qui, de son point de vue, revient à démontrer que l’idée de langages mutuellement intraduisibles est incohérente. Il fait une distinction entre l’hypothèse de l’intraduisibilité totale et celle de l’intraduisibilité partielle et les examine séparément.

L’INTRADUISIBILITÉ COMPLÈTE

6 Davidson suggère qu’il serait tentant de soutenir que tout indice de l’intraduisibilité dans notre langage de quelque chose qui semble être un discours, est par là même un indice de ce que les bruits émis ne sont en fait pas du discours du tout. C’est toutefois aller trop vite en besogne, car cela revient à stipuler que la traduisibilité dans notre langage est un critère pour être un langage. Alors que cette thèse devrait émerger comme la conclusion d’un argument et non être un simple fiat. On pourrait ajouter que ce ne serait pas seulement trop rapide mais aussi erroné, à moins que tout indice de l’impossibilité de la traduction soit un indice de son impossibilité logique. En effet, il est assurément possible d’identifier une communauté comme un groupe utilisant un langage, indépendamment du fait de parvenir ou non à traduire ce langage. On y parviendra en se basant par exemple, sur son mode de vie ou même simplement sur les objets fabriqués par ce groupe. On n’a toujours pas traduit l’étrusque, et il se peut que cette langue reste intraduisible si on ne trouve pas une nouvelle pierre de Rosette; mais il est hors de doute que les Étrusques parlaient un langage et que les inscriptions qui nous restent sont des échantillons de ce langage. Un langage peut être impossible à traduire du fait de l’attitude non coopérative des locuteurs de ce langage (s’ils appartiennent à une tribu hostile), ou parce qu’ils parlent un langage tonal avec des modulations tellement subtiles que nous sommes incapables de discerner entre différents mots comme le font les locuteurs de cette langue.

7 Écartant le dogmatisme, le chemin emprunté par Davidson vers la conclusion recherchée commence par l’examen de l’émergence du relativisme conceptuel non pas en anthropologie ou dans le néokantisme, mais plutôt à partir du rejet de la distinction kantienne ou néokantienne entre concept et contenu. D’après ceux qui adoptent cette distinction (pour Davidson, Strawson en ferait partie), nous avons un système déterminé de concepts (il faudrait sûrement préciser : de concepts catégoriels) avec lequel nous pouvons décrire ce monde ou n’importe quel monde possible. Selon l’analyse de Davidson, cette conception implique que nous adhérions également à la thèse que certaines des phrases que nous utilisons sont vraies uniquement en vertu des concepts ou significations qui les composent – il s’agit des vérités analytiques –, tandis que d’autres phrases sont vraies (ou fausses) en fonction de la façon dont les choses se présentent dans le monde. Pour Davidson, admettre la dualité du concept et du contenu implique d’admettre la distinction analytique/synthétique telle que Quine l’a analysée [4]. Toute-fois, certains philosophes des sciences contemporains, comme Kuhn et Feyerabend, ont rejeté la distinction du concept et du contenu et, avec elle, la distinction entre propositions analytiques et synthétiques ainsi comprise. Ils ont soutenu que l’idée que nous aurions un système déterminé de concepts, dans les termes duquel nous pouvons décrire le monde, déforme ce qui se produit quand nous construisons une théorie scientifique. Il n’y a pas de distinction tranchée entre concept et contenu, ni entre langage et théorie. Au contraire, le sens est contaminé par la théorie. Le sens des mots n’est pas invariable, il est ajusté lorsque de nouveaux principes scientifiques sont adoptés dans le cadre de théories émergentes. La théorie de la relativité n’a pas seulement décrit le comportement de la matière dans l’univers selon de nouvelles lois, elle a aussi, par là même, modifié les concepts d’espace et de temps. Le langage de la physique relativiste diffère de celui de la physique newtonienne. À la place de la dualité du concept et du contenu, ces philosophes des sciences adoptèrent une dualité entre le langage, ou schème conceptuel, pris comme un tout, et le contenu non interprété, auquel le schème est appliqué. Des langages qui diffèrent de cette façon sont incommensurables, car ce que Newton entendait par « espace » et « temps » n’est pas ce qu’Einstein entendait par ces mots. Un nouveau schème conceptuel est apparu avec la nouvelle théorie. En effet, un changement s’est produit dans la signification des phrases à la suite de la nouvelle théorie : les propositions de la théorie de la relativité appartiennent à un langage différent de celui des propositions de la physique newtonienne.

8 Davidson a raison d’être sceptique sur la manière dont Kuhn et Feyerabend définissent les différents schèmes conceptuels (à considérer la façon dont il présente leurs vues). Si on suit sa manière de présenter les choses, il n’est pas possible de distinguer un changement de schème conceptuel de ce qui n’en est pas un. Le maintien de l’ancien vocabulaire ou l’introduction de nouveaux termes ne fournissent pas en tant que tels la moindre raison de juger si le nouveau schème est le même que l’ancien ou non. Pour autant qu’on puisse en juger, il se peut que les nouveaux termes jouent exactement le même rôle que les anciens. En soi, le rejet des deux prétendus dogmes de l’empirisme – la distinction analytique/synthétique et le réductionnisme, les deux dogmes qui selon Davidson (et Quine) impliquent à eux deux l’idée, supposée intenable, que nous pouvons attribuer un contenu empirique aux énoncés phrase par phrase et non de façon globale – n’apporte aucune lumière sur la question du relativisme conceptuel. Mais l’idée de contenu empirique qui les remplace dans la conception de Kuhn et Feyerabend peut, selon Davidson, servir à conforter le relativisme conceptuel. La distinction de l’analytique et du synthétique est, selon lui, un dualisme des types de phrases, dont certaines sont vraies uniquement en vertu de leur signification et sont dépourvues de tout contenu empirique, et d’autres sont vraies à la fois en fonction de leur signification et de leur contenu empirique.

9 Pour Davidson, si nous suivons Quine dans l’abandon de ce dogme empiriste, nous abandonnons la conception de la signification qui va de pair avec lui. Mais nous n’avons pas besoin d’abandonner la notion de contenu empirique. Nous pouvons dire, si nous le voulons, que toutes les phrases ont un contenu empirique. Le contenu empirique est expliqué par référence aux faits, au monde, à l’expérience, aux sensations, à la totalité des stimuli sensoriels, etc. Nous pouvons essayer de distinguer le contenu du schème, le contenu d’une théorie étant quelque chose de donné qui a besoin d’être mis en ordre, et le schème étant le langage qui effectue cette mise en ordre. Cela revient à un dualisme différent, celui qui est au cœur du relativisme conceptuel. L’adopter constitue, pour Davidson, un troisième dogme de l’empirisme. La thèse du relativisme conceptuel, une fois reformulée, dit que

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« quelque chose est un langage, et associé à un schème conceptuel, que nous puissions le traduire ou pas, s’il se trouve dans une certaine relation (prédire, mettre en ordre, faire face à, s’adapter) à l’expérience (la nature, la réalité, les stimulations sensorielles)» [p. 279].

11 Ce que sont la relation et les termes reliés varie d’une présentation à l’autre. Leur expression est typiquement figurée. Images et métaphores se répartissent en deux groupes. S’agissant de la relation, nous avons : a) mettre en ordre, systématiser, découper; b) s’accorder, prédire, rendre compte, faire face. S’agissant du terme entrant dans la relation qui est censé être mis en ordre ou auquel le schème doit s’accorder, nous avons : a) la réalité, ou l’univers, le monde, la nature; b) l’expérience, ou les choses qui passent ( the passing show ), les irritations de surface[5], les stimulations sensorielles, les données sensibles, le donné. Selon Whorf et Sapir, un schème conceptuel ou langage met en ordre, agence ou classe quelque chose, et ce qui est mis en ordre, agencé ou classé est le flux de l’expérience sensible. Selon Quine, un langage (un schème conceptuel, une théorie) s’accorde à, fait face ou prédit quelque chose, et ce à quoi il s’accorde, ce sont des stimulations sensorielles, l’expérience ou le tribunal de l’expérience.

12 Davidson critique à juste titre la métaphore du langage (ou du schème conceptuel) qui met en ordre le monde ou l’expérience. Non seulement ce n’est qu’une métaphore, mais cette métaphore n’est d’aucune utilité pour identifier un langage ou un schème conceptuel indépendamment du critère de la traduisibilité. Il se tourne ensuite vers l’image de l’accord ou de la confrontation du schème conceptuel avec la réalité. À la différence de la métaphore de la mise en ordre, qui est relative aux unités subpropositionnelles de l’appareil linguistique [les mots, ndt], la métaphore de l’accord porte sur les phrases. Ce sont les phrases qui « se confrontent à l’expérience », qui s’accordent (ou font face) à la réalité (ou au tribunal de l’expérience) et qui sont utilisées pour faire des prédictions. Mais, pour autant qu’elles « comparaissent devant le tribunal de l’expérience », elles doivent le faire en bloc et non une par une, comme Quine nous l’a enseigné. C’est l’expérience sensible qui fournit tous les indices permettant d’accepter des phrases comme vraies, les phrases acceptées comme telles pouvant inclure des théories complètes. Une phrase ou une théorie s’accorde à nos stimulations sensorielles, etc., si elle est confirmée par ces indices. Mais pour une théorie, s’accorder aux données de l’expérience sensible (passée, présente et future), ce n’est pas autre chose qu’être vraie. Mais alors, l’idée même d’une chose, le schème conceptuel, qui s’accorde avec une autre, l’expérience sensible, la réalité, etc., est redondante.

13 Car on n’a rien ajouté au simple « p est vrai si et seulement si p » en affirmant que p s’accorde avec les faits, ou que p a comparu avec succès devant le tribunal de l’expérience. Par conséquent, la thèse que des langages ou des schèmes conceptuels différents s’accordent chacun d’une façon différente avec la réalité ou la totalité de l’expérience sensible revient en fait à ceci : quelque chose est un schème conceptuel ou une théorie acceptables si ce quelque chose est vrai (pour l’essentiel). La thèse ne dit rien de plus.

14 (Davidson ajoute la clause « pour l’essentiel » afin d’autoriser des différences de détail entre ceux qui partagent un même schème.) Le critère pour être un schème conceptuel différent du nôtre devient alors : vrai (pour l’essentiel) mais intraduisible. La question de savoir si c’est un critère utile se ramène à celle de savoir dans quelle mesure nous comprenons correctement la notion de vérité, en tant qu’elle est appliquée au langage, indépendamment de la notion de traduction. Mesure très faible selon Davidson. En effet, la vérité, comme Tarski est censé l’avoir montré, est une propriété des phrases, relative au langage. L’extension du concept de vérité pour l’anglais est la totalité des phrases T dont la partie entre guillemets est une phrase en anglais [6].

15 Mais, dans cette convention T, l’utilisation de la notion de traduction (du langage objet) dans un (méta)langage connu de nous, joue un rôle fondamental. Par suite, Davidson conclut que

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« puisque la convention T englobe notre meilleure intuition sur la manière dont le concept de vérité est utilisé, on ne peut pas, semble-t-il, espérer grandchose quant à la possibilité d’un test nous permettant de dire qu’un schème conceptuel est radicalement différent du nôtre si ce test dépend de l’hypothèse qu’il nous est possible de dissocier la notion de vérité de celle de traduction » [p. 284].

17 L’intraduisibilité totale entre des schèmes conceptuels supposés différents est donc quelque chose d’incompréhensible. S’il en est ainsi, alors la traduisibilité est un critère pour être un langage ou un schème conceptuel, et cela est désormais la conclusion d’un argument et non un simple fait.

ÉVALUATION

18 La première étape du raisonnement de Davidson impliquait d’abandonner la distinction – ou une, ou toute distinction – entre les vérités analytiques et synthétiques. Mais les diverses tentatives pour décrire cette distinction ou toute distinction de cet ordre se sont révélées vaines dès le départ. Premièrement, il a été suggéré que toute distinction de cette sorte s’applique aux phrases et non à ce qu’on exprime en utilisant ces phrases. Mais comme ce sont des vérités (ou des faussetés) qui sont supposées être analytiques ou synthétiques, et comme ce ne sont pas les phrases qui sont vraies ou fausses, mais ce qui est dit au moyen de leur usage dans telle ou telle occasion, ce ne peuvent être les phrases qui sont analytiques ou synthétiques – je reviendrai plus loin sur cette question. Deuxièmement, on a supposé que la distinction s’appliquait aux types de phrases [et non aux phrases considérées dans leur occurrence singulière, ndt], de sorte que si une phrase est analytique, elle l’est en toutes circonstances. Mais, même Carnap, qui (du moins parfois) attribuait l’analyticité aux phrases, ne prétendait pas que l’analyticité d’une phrase en était un trait inaltérable. Selon lui, nous sommes toujours libres de réviser notre jugement sur les phrases que nous considérons ou non comme analytiques et, pour les besoins de la théorie, nous avons intérêt à le faire – mais réviser le statut d’une phrase, c’est, par là même, changer la signification des termes qui la constituent. C’est un cas de révision de la signification pour les besoins de clarté et d’efficience de la théorie. De plus, on peut renoncer à la distinction analytique/synthétique en tant que distinction exhaustive et exclusive entre les types de phrases, sans renoncer à la distinction entre deux usages des phrases, l’un visant à décrire comment sont les choses, l’autre ne cherchant pas à décrire – comme c’est le cas des tautologies ou des propositions mathématiques. (Bien entendu, tout ce qui ressemble à une tautologie n’est pas toujours utilisé comme tautologie; par exemple, « il arrivera ce qui arrivera », ou « ou tu viens, ou tu ne viens pas ».) Troisièmement, les phrases analytiques ont été interprétées sur le modèle proposé par le Cercle de Vienne (que Quine a critiqué à juste titre), comme des phrases rendues vraies par la signification des mots qui les constituent [par exemple, « tous les célibataires sont non mariés », ndt]. Il est évident que les positivistes logiques se trompaient. La signification d’un mot ou d’une expression ne peut pas rendre vrai ce qui est dit par l’emploi d’une phrase, même au sens trivial où le fait que p rend vraie la proposition que p (à moins que la proposition ne soit de celles qui affirment quelque chose sur la signification d’un mot).

19 Mais reconnaître cette erreur n’élimine en rien la distinction entre les vérités empiriques et les vérités a priori, dont font partie de nombreuses vérités qu’on a appelées analytiques.

20 Enfin, Davidson a rapproché le rejet de la distinction analytique/synthétique de l’argument de la « contamination de la signification par la théorie » tel qu’on le trouve chez Feyerabend. Mais que cet argument prouve quelque chose de ce genre n’a rien d’évident. Certes, créer une théorie peut comporter l’introduction de termes nouveaux ou l’utilisation de termes anciens dans un sens nouveau. Bien que cela puisse accréditer l’argument de Feyerabend contre ce qu’il appelle « l’invariabilité du sens », cela ne montre pas que le sens est contaminé par la théorie, si on entend par là qu’on ne peut pas établir de distinction entre la spécification du sens d’un terme et celle d’une vérité dans une théorie. Au mieux, cela montre qu’il y a fréquemment, dans la science normale, un flottement important et inaperçu entre critères définitionnels et symptômes inductifs. En effet, ce qui est de l’ordre de la loi empirique et ce qui est de l’ordre de la définition est souvent indéterminé dans les théories scientifiques; et cette indétermination est sans conséquence dans le cas général, jusqu’au moment où on découvre que des phénomènes normalement concomitants divergent dans des cas exceptionnels. Si le flottement devient problématique, comme dans les cas de ce genre, il peut être facilement supprimé et la signification des concepts définie avec précision pour les contextes en question.

21 Davidson a considéré que l’abandon de la distinction analytique/synthétique, soit sur les instances de Quine, soit à la suite de considérations à la Kuhn-Feyerabend, impliquait l’abandon de la conception de la signification qui irait de pair avec cette distinction. Mais on ne voit pas clairement ce qu’il entend par là. Il ne mentionne que deux éléments : premièrement, la conception du Cercle de Vienne, selon laquelle les phrases analytiques sont vraies (ou fausses) en vertu de ce qu’elles signifient; et, deuxièmement, l’idée que « les significations nous permettraient de parler des catégories, de la structure organisante du langage, et ainsi de suite » [p. 276]. Mais en tout cas, il semble que nous devions « renoncer aux significations » en renonçant au concept d’analyticité. Il est certainement possible d’abandonner tout discours sur les significations des mots qui rendent vraies les phrases (sans parler des propositions). En réalité, c’est bien ce qu’on devrait faire, car ce discours est au mieux une manière confuse d’indiquer une vérité qui serait mieux exprimée d’une manière tout à fait différente. Mais exclure cette façon de parler malencontreuse ne revient pas à exclure tout discours sur la signification des expressions, sur la question de savoir si telle expression veut dire exactement, ou approximativement, la même chose que telle autre, encore moins à abandonner les questions relatives à la signification d’un mot, d’une expression ou d’une phrase donnés, ou à s’abstenir de répondre par l’explication de ce qu’une expression veut dire. Le concept de la signification d’un mot, d’une expression, d’une phrase n’est pas un concept théorique, technique – comme « phlogistique » – tel qu’on pourrait l’abandonner en même temps que la théorie malencontreuse qui lui a donné naissance. Le fait que les positivistes logiques aient donné une analyse fautive de la vérité d’un certain type de propositions vraies (en vertu de la signification des termes qui les constituent) ne montrent pas que nous devrions abandonner notre concept ordinaire de signification – pas plus que le fait que Descartes ait donné une analyse fautive de l’action humaine, en se référant à l’esprit ou aux actes de la volonté, ne montre que nous devrions cesser de parler de l’esprit (d’avoir un esprit aigu ou étroit, d’avoir quelque chose à l’esprit, de se faire une idée, etc.) ou de la volonté (de faire un effort, d’avoir une volonté de fer, de la faiblesse de volonté, etc.). N’en déplaise aux quiniens, il n’y a rien à reprocher au concept de signification d’une expression, et le fait que les philosophes en aient fait un beau gâchis n’est en rien une raison pour abandonner tout discours sur la signification des expressions, aussi bien en philosophie qu’en dehors d’elle.

22 Bien que nous ayons été pressés d’abandonner la distinction analytique/synthétique et, avec elle, tout discours sur la signification des mots, il n’en résultait pas (à ce stade), selon Davidson, que nous devions abandonner l’idée de contenu empirique. « Nous pouvons soutenir, si nous en avons envie, que toutes les phrases ont un contenu empirique » [p. 189]. Bien qu’il s’agisse sans doute simplement d’un coup dans une argumentation dialectique, il n’est pas évident qu’il soit acceptable même à ce titre. Davidson nous a dit que le contenu empirique est expliqué par référence aux faits, au monde, à l’expérience, aux sensations, à la totalité des stimuli sensoriels, etc. Si tel est le cas, on voit mal comment nous pourrions penser, si nous le voulons, que toutes les phrases ont un contenu empirique, et continuer à les utiliser sans aucun changement. En effet, la vérité de « 2 + 2 = 4 », de « ou bien il pleut, ou bien il ne pleut pas », ou celle de « le carré de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des deux autres côtés » ne s’explique pas, à l’évidence, par référence aux faits, au monde, etc. Donc, même si nous le voulions, nous ne pourrions pas soutenir que toutes les phrases ont un contenu empirique.

23 La première phase de l’argument de Davidson visait à nous mener de la dualité des concepts et du monde, qui présuppose la distinction analytique/synthétique, à une dualité différente : celle du langage ou « schème complet » et du « contenu non interprété ». Renoncer à la distinction analytique/synthétique était censé avoir pour corollaire que nous ne pouvons pas établir de distinction claire entre langage et théorie. Davidson décrivait ses adversaires comme des gens qui soutiennent qu’un schème conceptuel, ou un langage, ou une théorie sont dans une relation de prédiction, d’accord, de mise en ordre, etc., avec l’expérience, la nature, la réalité, les stimulations sensorielles, etc. Cela paraît confus. Il se peut qu’il n’y ait pas de distinction précise entre la théorie et le pré ou non-théorique (encore que cela n’implique pas qu’il n’y ait aucune distinction). Il se peut aussi que des changements dans la signification des expressions utilisées pour formuler une théorie soient subrepticement introduits par la théorie. Mais il n’en résulte pas un seul instant qu’il n’y a pas de distinction claire entre langage et théorie, encore moins qu’il n’y a aucune distinction. Davidson semble pourtant se satisfaire de l’idée que l’on pourrait, de façon cohérente, intervertir les expressions « langage » et « théorie ». La thèse qu’il soumet à la critique est qu’un langage ou une théorie serait un schème conceptuel qui affronte avec succès le tribunal de l’expérience, prédit l’expérience future, etc., s’il est confirmé par les données. Mais, dit-il, cette thèse n’est qu’une manière bizarre de dire que quelque chose est un schème conceptuel ou une théorie acceptables si ce quelque chose est vrai.

24 Mais cet argument ne paraît pas très heureux. Premièrement, il n’est pas évident, même du point de vue de Davidson, que, pour une théorie, le fait de s’accorder aux données de l’expérience sensible soit la même chose qu’être vraie. En effet, Davidson accepte la thèse quinienne de la sous-déter-mination des théories par l’expérience. Selon cette thèse, il est possible pour deux théories incompatibles entre elles d’expliquer toutes les données de manière également satisfaisante. Et cela implique qu’être vrai n’est pas la même chose que s’accorder aux données. Deuxièmement, une langue, le français ou l’allemand par exemple, n’est pas une théorie, en aucun sens du mot. C’est une grammaire et un vocabulaire. Dans une langue donnée, on peut construire un nombre indéfini de théories différentes et incompatibles, mais le langage dans lequel des théories sont construites et exprimées n’est pas lui-même une théorie de quoi que ce soit. Troisièmement, un langage ne prédit ni ne s’accorde à, ni ne fait face à la réalité, pas même en un sens métonymique. Sa grammaire détermine l’espace logique des possibilités, en tant qu’elle détermine ce qu’on peut dire de manière douée de sens. Mais la langue française ne prédit rien du tout. Ce sont des assertions faites en français qui prédisent, décrivent et affirment ce faisant quelles parties de l’espace logique sont occupées, i.e. quelles possibilités logiques sont réalisées dans le monde. Certaines de ces affirmations seront des parties de théories, d’autres non. « Maman, je veux un verre d’eau ! » n’est pas un énoncé théorique. Pas plus que « le chat est sur le paillasson ». Certaines de ces assertions seront vraies, d’autres non. Il se peut que tout énoncé inexact présente un défaut, mais ces défauts ne sont pas tous des défaillances d’une théorie. Quatrièmement, on ne peut pas dire d’un langage qu’il est vrai ou vrai pour l’essentiel. Ce sont les assertions et les théories exprimées dans ce langage qui peuvent être dites vraies ou vraies pour l’essentiel.

25 Il est donc incohérent de parler de la vérité d’un langage.

26 Cette idée vient peut-être de la conception fausse selon laquelle un langage est une totalité de phrases. Mais, même si c’était vrai, cette totalité comprendrait autant de phrases interrogatives que de phrases déclaratives (sans parler des phrases impératives et optatives). Bien entendu, on pourrait (et c’est d’ailleurs ce que fait Davidson) adopter l’idée erronée que toutes les phrases ont une valeur de vérité, qu’elles soient déclaratives, interrogatives ou impératives. Mais, même si cette théorie était acceptable, on se trouverait toujours avec autant de négations que de phrases affirmatives correspondantes. Il est donc probable que la thèse doit vouloir dire qu’un schème conceptuel consiste dans l’ensemble des phrases d’un langage qui sont « tenues pour vraies ». Ce serait une drôle de manière d’interpréter la notion de schème conceptuel. Rien n’est moins évident que l’idée que l’ensemble de toutes les croyances des gens qui parlent, ont parlé ou parleront le français à travers les âges serait un schème conceptuel, et ce n’est certainement pas ce à quoi pensent ceux qui parlent de schèmes conceptuels différents et incommensurables (entre autres, la physique newtonienne et la théorie de la relativité sont censées former des schèmes conceptuels distincts, bien que toutes deux puissent être formulées en français). Et on n’améliorera pas la situation en disant qu’un schème conceptuel est l’ensemble des phrases en français tenues pour vraies par une certaine personne puisque, d’après Kuhn, un ingénieur qui est aussi cosmologiste travaillera avec des schèmes conceptuels différents dans chacune de ses activités.

27 Si ces réserves sont justifiées, nous tenons peut-être la clef de ce que les relativistes conceptuels ont en tête. On pourrait en effet suggérer qu’au sens métaphorique où un schème conceptuel est dit « être confronté à la réalité », ce n’est pas d’un langage qu’il s’agit (entendu comme la totalité des phrases tenues pour vraies), mais de la grammaire de ce langage, entendue comme règles de l’usage des expressions, qui déterminent ce qui a un sens et ce qui en est dépourvu. En effet, c’est la grammaire d’un langage ainsi comprise qui détermine ce qui est logiquement possible, i.e. ce qui a un sens. La grammaire fixe « l’espace logique » que le monde (ou la réalité) peut ou non occuper. Et les assertions dans un langage muni de cette grammaire sont vraies ou fausses selon que les choses sont ou non comme ces assertions l’affirment. Certes, il vaut mieux parler de schème conceptuel ou de grammaire pour un domaine donné, plutôt que de la grammaire d’un langage tout court. Ainsi, on parlera du schème conceptuel (ou de la forme de représentation) du discours sur les couleurs, la grandeur, l’espace et le temps, etc. Des différences entre schèmes conceptuels apparaissent quand il y a des grammaires différentes pour des discours relatifs au même domaine ou à des domaines voisins. Cette voie, que je vais approfondir plus loin, est fermée à Davidson, justement parce qu’il exclut toute distinction entre ce que Wittgenstein appelait les « propositions grammaticales » (qui déterminent le sens ou la signification) et les propositions empiriques qui décrivent comment sont les choses dans la réalité. Il le fait parce qu’il pense que la critique par Quine de la notion d’analyticité chez Carnap condamne également la distinction de Wittgenstein. Mais voilà qui est loin d’aller de soi.

28 Après avoir défendu la thèse que parler de schème conceptuel revient à parler de langage et de théorie, et que se confronter à la réalité revient à être vrai, l’argument de Davidson aborde une troisième et dernière phase, qui est censée porter le coup de grâce [en français dans le texte, ndt] au relativiste conceptuel, i.e. à celui qui défend la possibilité de schèmes conceptuels complètement intraduisibles entre eux. Il se demande si nous comprenons la notion de vérité en tant qu’elle s’applique à un langage, indépendamment de la traduisibilité. Il conclut, comme on l’a vu, que nous ne pouvons la comprendre de cette façon. En effet, d’après lui, la convention T de Tarski exprime « notre meilleure intuition sur la manière dont le concept de vérité est utilisé ». Or, Tarski fait référence de façon centrale à la traduction du langage-objet dans un méta-langage. Davidson pense donc que nous ne pouvons pas donner un sens à l’idée d’un schème conceptuel (ou d’un langage) ou d’un ensemble de phrases tenues pour vraies (une théorie) qui seraient confrontés à la réalité autrement qu’en parlant de leur vérité, et que nous ne pouvons pas donner de sens à la notion de vérité sinon en termes de traduction dans un méta-langage que nous connaissons.

29 Par conséquent, l’idée d’un schème conceptuel (ou d’une théorie) vrai mais intraduisible est incohérente.

30 Avant d’accorder un CQFD à cet argument, prenons un temps de réflexion.

31 Il est assurément curieux de prétendre que la convention T de Tarski englobe notre meilleure « intuition » sur la manière dont le concept de vérité est utilisé. J’imagine que par « la manière dont le concept de vérité est utilisé »,

32 Davidson n’entend rien de plus que l’usage du mot « vrai » (et des mots de la même famille). Je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’est censée être une intuition relative à l’usage d’un concept ou d’un mot. Mais on peut sans doute se passer de l’intuition et se satisfaire de descriptions correctes ou globalement acceptables de l’usage (correct) du mot. À cet égard, la convention T de Tarski, loin de fournir une description exacte de la façon dont le mot « vrai » est utilisé, est en désaccord flagrant avec cet usage. « Vrai » n’est pas un prédicat méta-linguistique. La vérité n’est pas une propriété méta-linguistique des phrases, car ce n’est pas du tout une propriété des phrases. En fait, il n’est pas sûr qu’on puisse donner le moindre sens à l’idée que la vérité serait une propriété, à moins que le mot « propriété » soit simplement le corrélat formel d’un prédicat dans une phrase exprimée sur le mode matériel. Si une propriété n’est que cela, alors la vérité est une propriété de ce qui est (ou pourrait être) dit, proposé, affirmé, déclaré. C’est un point bien connu, ou qui devrait l’être.

33 (a) Ce qui est dit (affirmé, supposé, avancé, remarqué), à savoir que p, doit être distingué de (b), le fait que ce soit dit par un locuteur à un moment donné, de (c), ce qui est fait en le disant, à savoir une déclaration, une affirmation, une supposition, etc., et enfin de (d), ce qui est utilisé pour dire ce qui est dit et faire ce qui est fait, à savoir une phrase en français ou dans une autre langue [7]. C’est ce qui est dit (et par suite également ce qui est fait, comme nous allons le voir) qui est vrai ou faux; ce n’est pas ce qui est utilisé pour le dire, à savoir une phrase. Ce qui est utilisé, une phrase, peut être en français ou en allemand, contenir six mots, être grammaticale ou non. Si elle est énoncée oralement, elle peut être audible ou inaudible, mal prononcée ou bien articulée et, si elle est écrite, elle peut être lisible ou illisible. Ce qui est dit (déclaré ou affirmé) peut être dit en français ou en allemand, mais ce n’est pas français ou allemand. Ce qui est dit peut être plausible, ou exact, mais une phrase ne peut pas être plausible ou exacte. Ce qui est dit peut être une exagération ou une litote, mais une phrase ne saurait être une exagération pas plus qu’une litote; il existe seulement des phrases écrites gros ou petit.

34 Ce qui est dit (déclaré, affirmé, avancé, etc.) est que p; et c’est cela, et non la phrase utilisée pour le dire, qui est vrai ou faux. Par suite, comme en disant p, nous avons peut-être fait quelque chose (une déclaration, une assertion, une affirmation, etc.), et comme ce qui a été fait est identifié par son contenu, à savoir que p, ce qui est fait – mais non ce qui a été utilisé pour le faire, à savoir une phrase – peut également être vrai ou faux.

35 Ce qui est dit, à savoir que p, peut également être ce qui est cru. Et ce que A croit, à savoir que p, peut être ce que B craint, ce que C espère, ce que D attend, ce que E soupçonne. Mais lorsque B craint ce que A croit, à savoir que p, on ne peut pas dire qu’il craint une phrase. Et lorsque C espère que p, il n’espère pas une phrase, pas plus que D et E n’attendent ou ne soupçonnent une phrase.

36 Ce qui est dit, qui peut être vrai ou faux, est aussi ce qui peut faire l’objet d’une hypothèse, qui se révèlera justifiée et donc confirmée, ou injustifiée et non confirmée. Mais on ne peut pas faire des hypothèses relatives à des phrases ni les tester (à moins qu’elles ne soient faites de lettres en carton ou en bois), et on ne peut pas confirmer ou démentir une phrase, encore moins la réfuter, mais seulement réfuter ce qui est dit en prononçant cette phrase.

37 Inversement, une phrase écrite peut être effacée, ou mise à l’envers, mais non la vérité qu’elle sert à affirmer. On ne peut pas effacer une vérité, ni la mettre à l’envers, sauf métaphoriquement. Une phrase au tableau peut avoir dix pieds de haut, mais ce qu’elle dit ne peut pas avoir dix pieds de haut, bien que cela puisse être exagéré, incroyable ou mensonger.

38 Si ces remarques sont, comme elles prétendent l’être, une description précise de certains aspects de l’usage du mot « vrai », alors, loin d’incarner « notre meilleure intuition sur la manière dont le concept de vérité est utilisé », la convention T de Tarski incarne plusieurs infractions flagrantes non aux intuitions, mais à la grammaire, aux règles de l’usage du mot « vrai ». En particulier, « vrai » n’est pas un prédicat méta-linguistique, et il n’y a pas une relation fondamentale entre vérité et traduisibilité. Si la tour de Babel n’avait pas été construite, l’humanité, ne parlant qu’une seule langue, n’aurait pas été privée de la possibilité de connaître et d’affirmer des vérités, ni de la possession du concept de vérité. Par conséquent, c’est la voie empruntée par Davidson pour démontrer qu’un langage (ou un schème conceptuel) entièrement intraduisible est inintelligible qui est incohérente. Mais cela ne nous dit pas si l’idée d’un tel schème conceptuel est cohérente (ou incohérente).

L’INTRADUISIBILITÉ PARTIELLE

39 Ayant écarté l’idée qu’il pourrait y avoir des schèmes conceptuels différents et mutuellement intraduisibles, Davidson passe à la thèse plus modeste qu’il pourrait y avoir des schèmes conceptuels différents dont certaines parties seraient intraduisibles d’un schème à l’autre. On doit supposer, dit-il, que les différences entre schèmes conceptuels peuvent être identifiées par rapport aux parties communes aux deux schèmes qui, elles, peuvent être traduites. S’il en était ainsi, nous devrions, dit-il, être capables de traduire ou d’interpréter un schème conceptuel étranger ou un énoncé dans une langue étrangère sans présupposer des croyances, des significations ou des concepts communs. Les parties que nous avons pu traduire pourront ensuite être étudiées pour découvrir des croyances communes, et les parties que nous ne pouvons pas traduire seront supposées former la différence entre notre schème conceptuel et le schème étranger.

40 Toutefois, objecte Davidson, il y a une interdépendance entre croyance et signification, due à une interdépendance entre deux aspects de l’interprétation du comportement discursif, à savoir l’attribution de croyances et l’interprétation des phrases. On ne peut pas interpréter le discours de quelqu’un à moins de savoir beaucoup de choses sur ses croyances, et on ne peut pas spécifier ses croyances avec précision si on n’a pas compris son discours. À la suite de Quine, Davidson soutient [p. 285] que les données de base à l’appui de l’interprétation [du discours d’un locuteur parlant une langue inconnue, ndt] se trouvent dans l’identification de « l’attitude exprimant l’assentiment, appliquée à des phrases ». Mais si tout ce que nous savons, c’est quelles phrases les locuteurs tiennent pour vraies, nous ne pouvons pas interpréter ce qu’ils disent sans présupposer beaucoup de choses sur leurs autres croyances. Pour commencer, le seul moyen est de présupposer un accord général des croyances. Nous obtenons une première approximation de ce qui sera une théorie achevée de l’interprétation en attribuant aux phrases d’un locuteur des conditions de vérité qui sont effectivement réalisées quand le locuteur pense que ces phrases sont vraies. La politique qui doit guider l’interprète est de pousser aussi loin que possible cette stratégie, moyennant des conditions de simplicité, et en tenant compte du conditionnement social et de ce que nous savons des erreurs explicables que peut commettre le savoir ordinaire. Nous comprenons au mieux le sens des mots et des pensées des autres quand nous les interprétons d’une manière qui maximise l’accord. Nous devons présupposer que la plupart des phrases tenues pour vraies sont vraies, car la charité dans l’interprétation est une condition de la compréhension.

41 Que devient la possibilité du relativisme conceptuel ? Davidson conclut [p. 288] que

42

« nous devons dire à peu près la même chose sur les différences de schèmes conceptuels que ce que nous disons des différences de croyances : nous améliorons la clarté et le tranchant des déclarations de différence, qu’elles soient de schème ou d’opinion, en élargissant la base du langage partagé et traduisible ou de l’opinion partagée ».

43 En fait, nous ne pouvons pas tracer de ligne claire entre ces deux aspects :

44

« Quand les autres pensent différemment de nous, aucun principe général ou aucun recours aux données ne peut nous forcer à décider que la différence provient de nos croyances plutôt que de nos concepts. »

45 Par conséquent, le relativisme conceptuel est incohérent.

46

« Étant donné la méthodologie impliquée par l’interprétation, nous ne pourrions pas être en position de juger que les autres ont des croyances ou des opinions radicalement différentes des nôtres. »

47 En réalité, il n’y a pas de base intelligible à partir de laquelle on puisse dire que des schèmes conceptuels sont différents.

48 Examinons maintenant la dernière étape de l’argumentation de Davidson. On peut admettre que l’interprétation ou, mieux, la traduction présuppose l’accord dans les jugements ou, plus précisément, qu’elle présuppose l’existence d’un vaste domaine de connaissance partagée. Mais la connaissance partagée se manifeste pour l’essentiel dans l’action, dans les réponses perceptives et conatives à l’environnement, dans les actions et réactions interpersonnelles. Comme Wittgenstein l’a remarqué, « le comportement commun de l’humanité est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une langue inconnue » [ Recherches philosophiques, § 206]. Mais pour que la communication soit possible, il ne faut pas seulement qu’il y ait un haut degré d’accord dans les jugements, il doit aussi y avoir un accord dans les définitions. En réalité, un accord dans les jugements présuppose un accord comparable dans les définitions. Comme Quine, Davidson ne laisse aucune place à l’explication de la signification, à la possibilité de demander ce qu’un mot veut dire et de recevoir des explications. Il suppose, sans justification, que parvenir à comprendre une langue étrangère commence par ce qu’il appelle « assigner des conditions de vérité » aux phrases que nous avons identifiées comme « tenues pour vraies ». Il est remarquable qu’il élimine les ordres, les demandes et les exclamations, qui ne jouent apparemment aucun rôle dans son anthropologie a priori. Il ne nous dit pas comment l’anthropologue est censé identifier les phrases affirmatives (par opposition à celles qui sont impératives ou interrogatives, et aux exclamations), avant de comprendre les mots et les phrases nominales.

49 Le point clé de Davidson est que rien ne peut nous obliger à attribuer une divergence sur une phrase (tenue pour vraie ou non) à un désaccord portant sur le jugement plutôt que sur les concepts. Je ne suis pas sûr du tout que ce soit vrai. Admettons qu’à un certain stade de la démarche de traduction, nous parvenions à identifier par exemple, les prédicats de couleur de la langue indigène. Dans ce cas, nous allons sûrement constater que leur système des couleurs diffère du nôtre, qu’ils pensent que des objets sont de la même couleur quand nous disons que certains sont rouges et d’autres orange, et estimons que ce sont des couleurs différentes. Ce faisant, nous déterminons un désaccord sur les concepts. Cela est analogue à un désaccord sur les unités de mesure, alors qu’un désaccord dans les jugements est analogue à un désaccord sur les résultats de la mesure. Y a-t-il un sens à prétendre que nous ne pouvons jamais attribuer une différence de jugement apparente à une différence dans l’unité de mesure utilisée, par opposition à un désaccord sur le résultat de la mesure effectuée ? Cela revient à soutenir que nous ne pouvons pas faire de différence entre déterminer le sens d’une expression et l’appliquer. Il est possible que, pour un énoncé donné, dans une circonstance particulière, nous ne puissions pas attribuer à coup sûr une divergence sur la vérité d’une phrase à un désaccord dans les jugements plutôt que sur les concepts. Mais cela ne montre pas que ce genre de distinction n’existe pas; cela montre seulement que, dans les cas problématiques, nous ne pouvons pas l’établir avec certitude. Quand il essaie d’apprendre la langue indigène, l’anthropologue n’essaie pas seulement de traduire le discours des indigènes, il essaie aussi de parler leur langage, de comprendre ce que leurs mots et leurs paroles veulent dire. En admettant qu’ils bénéficient de la coopération des indigènes, les anthropologues vont recevoir des explications du sens des mots, explications qui seront données sous la forme de définitions et explications ostensives, et par des paraphrases ou des contre-exemples exprimés dans la langue indigène. La question qui fait problème est de savoir si, en apprenant à parler la langue indigène, ils pourraient rencontrer des expressions qu’ils parviendraient à comprendre, mais qui ne seraient pas traduisibles. Dans ce cas, l’intraduisibilité peut être soit triviale, si l’on peut y remédier en introduisant un mot nouveau en français, soit non triviale, si elle signale une structure conceptuelle différente pour une partie donnée du discours.

50 Une différence partielle entre des schèmes conceptuels est une différence entre les segments correspondants des grammaires des expressions, une différence d’espace logique, mais non une différence entre des vérités.

51 Le relativisme conceptuel, lorsqu’il prend la forme de la thèse que la vérité est relative à un schème conceptuel, n’est pas moins dans l’erreur que Davidson, quand celui-ci soutient que la vérité est relative à un langage. Ce qui est dit, quand quelque chose est dit dans un langage, est vrai si les choses sont comme il est dit qu’elles sont, et il n’y a là rien de relatif. Une assertion, au sens de ce qui est donné comme vrai, qui serait vraie en français ou vraie en anglais, cela n’existe pas. Car, alors qu’une assertion peut être faite en français, i.e. qu’une phrase française a été utilisée pour la faire – par exemple, la phrase « il pleut » –, ce qui a été donné comme vrai – à savoir qu’il pleut – n’est pas vrai en français, mais vrai (ou faux) tout court.

52 Si Jean dit « il pleut » et Hans « es regnet », ils ont fait tous les deux exactement la même assertion, qui sera vraie s’il pleut effectivement. Ce n’est pas la vérité qui est relative au schème conceptuel, ce sont les concepts (ce qui est un pléonasme). Des différences entre schèmes conceptuels conduisent non pas à des vérités relatives mais à des vérités incommensurables. C’est, je crois, le point où Kuhn, avec d’autres, voulait en venir.

53 Nous avons déjà envisagé un exemple d’intraduisibilité partielle, d’une différence locale entre des schèmes conceptuels. Des langues différentes peuvent avoir des systèmes différents de détermination des couleurs. Une communauté linguistique qui emploie une échelle de couleurs différente de la nôtre utilisera des critères différents des nôtres pour décider si deux couleurs sont identiques ou non (et les possibilités de différence sont considérables car, non seulement le spectre des couleurs peut être divisé de diverses manières, mais également des aspects comme brillant ou mat, sec ou humide, peuvent être inextricablement incorporés à la grammaire des noms de couleurs). Dans cette mesure, ce ne sont pas seulement leurs concepts des couleurs, mais leur concept de ce qui est déterminable comme couleur qui sera différent du nôtre jusqu’à un certain point, bien que nous ayons de bonnes raisons de penser qu’il s’agit toujours d’un concept de couleur. Quand les indigènes disent, dans leur langue, que telle rose est de couleur N, il se peut qu’ils disent quelque chose de vrai mais d’intraduisible en français, si N n’est l’équivalent d’aucun prédicat de couleur en français. Le sens de N est expliqué par référence à des échantillons de couleur différents de ceux que nous utilisons pour distinguer les couleurs en français. On pourrait expliquer le sens de N en se référant à des échantillons que nous appelons « rouges » et à d’autres que nous appelons « orange », mais les échantillons que nous qualifions d’« orange » servent aussi pour un autre prédicat de couleur dans la langue indigène, qui couvre une partie de l’orange et la totalité du jaune. De sorte qu’il n’y a pas de forme verbale dans la langue indigène pour « rouge mais pas orange ». Autre cas de figure : si tous les indigènes sont atteints de daltonisme, ils auront peut-être un prédicat M couvrant les domaines du rouge, du vert et du gris. Ils seront fondés à dire que les coquelicots, l’herbe et les nuages sont de la même couleur, à savoir M. Ce que nous pourrions traduire en français en disant que les coquelicots, l’herbe et les nuages sont rouges, ou verts, ou gris, ce qui est vrai. Mais notre assertion vraie que les coquelicots ne sont pas de la même couleur que l’herbe ne pourrait pas être traduite dans leur langue, parce que la signification du mot « couleur » est en partie déterminée par les critères de l’identité et de la différence entre couleurs. Ici, nous avons un exemple, facile à développer, de segment d’une langue qui n’est pas traduisible, ou pas entièrement. Comme Kuhn l’a affirmé, il y a un autre type d’intraduisibilité partielle, qu’on peut dégager à l’intérieur d’une même langue, à un niveau théorique assez élevé, comme par exemple, entre les concepts newtoniens d’espace et de temps absolus et la physique relativiste, avec ses concepts d’espace et de temps relatifs.

54 Le point important concernant le relativisme conceptuel est que, dans les cas de ce genre (et on pourrait multiplier les exemples), le désaccord entre les concepts n’engendre pas stricto sensu un désaccord sur la vérité. Quand les indigènes disent que les coquelicots sont de la même couleur que l’herbe, ils utilisent des critères pour l’identité des couleurs différents des nôtres et, dans cette mesure, un concept de couleur quelque peu différent.

55 Le désaccord porte sur les concepts, et les énoncés vrais formés avec ces concepts sont incommensurables, précisément parce qu’on ne peut pas les traduire d’un schème à l’autre. Dans les cas de ce genre, il n’y a pas forcément de difficulté à comprendre le schème conceptuel ou système de représentation des indigènes pour le domaine en question, ici la couleur. Mais il est (logiquement) impossible de superposer (ou de superposer exactement) ce schème conceptuel avec le nôtre, justement parce que la grammaire de la couleur diffère d’une langue à l’autre. Cette incommensurabilité peut être reproduite chez nous [8], comme dans le cas de la physique de haut niveau où différentes théories exprimées dans la même langue (le français par exemple) n’en font pas moins appel à des concepts différents, par exemple pour l’espace et le temps. Dans tous les cas de ce genre, il doit bien entendu y avoir une similarité suffisante entre les différents systèmes de représentation pour que nous soyons fondés à dire que les grammaires divergentes sont bien chacune une grammaire des couleurs, de l’espace ou du temps, bien qu’il soit clair que les concepts de couleur, d’espace et de temps diffèrent à certains égards d’un langage à l’autre.

56 Pour approfondir un peu l’analyse, le calcul permet de mettre en évidence un autre type de différences entre schèmes conceptuels ou formes de représentation. Ainsi, bien que nous puissions traduire dans notre langage les énoncés et les transformations numériques du grec ancien, nous ne pourrions pas traduire en grec ancien un grand nombre de nos énoncés et transformations numériques sans effectuer des changements radicaux (et pas seulement des extensions) de la grammaire des noms de nombres à l’œuvre dans ces énoncés. Comme les Grecs ignoraient les nombres relatifs, des opérations qui ont un sens dans notre grammaire des nombres seraient littéralement insensées dans la leur – par exemple, soustraire un nombre d’un nombre plus petit. Comme l’idée même de nombre négatif est inintelligible, l’application des opérations arithmétiques élémentaires aux nombres négatifs outrepasse les limites du sens du point de vue de leur calcul numérique (les exemples de ce genre sont légions dans la théorie des nombres). À nouveau, nous pouvons produire des différences analogues chez nous. Les différentes formes de représentation qui constituent respectivement la physique classique et la physique relativiste utilisent des concepts d’espace et de temps différents. La physique relativiste utilise une géométrie de Riemann à trois dimensions et non la géométrie euclidienne, et ces géométries fournissent chacune une grammaire de l’espace, elles déterminent des standards différents de ce qu’on entend par « caractériser les relations spatiales entre des objets ». En fait, nous n’avons pas besoin d’aller chercher dans les hautes sphères de la théorie. Pour les besoins de la navigation aérienne, les pilotes utilisent une géométrie de Riemann à deux dimensions et non la géométrie euclidienne, ce qui, là encore, détermine des concepts différents des relations spatiales.

57 Si, pour Davidson, intraduisible veut dire inexplicable, il est clair qu’il se trompe. En effet, dans les exemples ci-dessus, il est évidemment possible d’apprendre les formes de représentations différentes. Si la grammaire des couleurs des indigènes diffère de la nôtre, nous pouvons néanmoins l’apprendre, exactement de la même façon que les indigènes, en recevant des définitions ostensives des prédicats de couleur et en s’entraînant à les appliquer. Davidson avait raison de rejeter la thèse confuse que la réalité est relative à un schème conceptuel, sauf à considérer que cette affirmation dramatique est une manière trompeuse de formuler la thèse anodine que ce qui compte pour un F dépend de ce que l’expression « F » veut dire. Mais il avait tort, ai-je suggéré, de soutenir que la vérité est relative à un langage. Cette erreur repose sur une autre erreur : croire que « vrai » est un prédicat méta-linguistique et que la vérité est une propriété des phrases. Ce qui est dit ou affirmé (et tout ce qui pourrait l’être), si c’est vrai, n’est pas vrai en français ou en anglais. Mais le relativisme conceptuel ne prétend pas que la vérité est relative à un schème conceptuel, comme s’il était vrai que les coquelicots sont rouges en français mais pas en anglais, ou bien vrai dans notre schème conceptuel mais pas dans celui des indigènes. La thèse qui devrait être celle du relativisme conceptuel est plutôt que des vérités exprimées dans un schème conceptuel peuvent être incommensurables avec des vérités exprimées dans un autre. En fait, elles sont incommensurables parce qu’elles sont intraduisibles.

58 Y a-t-il un type de cas intelligible qui illustre à la fois l’intraduisibilité et l’incompréhensibilité ? Un cas de ce genre devrait être tel que nous ne puissions pas traduire la forme de représentation indigène pour un domaine donné, et que nous ne puissions pas étendre notre grammaire du domaine correspondant pour y introduire des équivalents des concepts indigènes. Mais ce n’est pas suffisant. Comme on l’a vu, nous sommes déjà dans ce cas de figure quand nous réfléchissons à ce qui serait nécessaire pour adapter notre grammaire des nombres au grec classique. En effet, il est certain que nous pourrions expliquer à un Grec classique (ou à quelqu’un dont le grec ancien serait la langue maternelle) l’usage des nombres négatifs, l’application des quatre opérations arithmétiques élémentaires aux nombres relatifs, etc. La question qui se pose est : pouvons-nous concevoir un type de cas où les concepts disponibles dans une langue ne sont ni disponibles ni accessibles dans une autre, que ce soit par extension ou modification de l’existant ? Un type de cas évident est celui où des concepts sont définis par référence à des échantillons qui sont eux-mêmes inaccessibles. Cette inaccessibilité peut être due à une contingence historique. On peut imaginer qu’on découvre un traité de musique d’une ancienne culture et un objet qui serait à l’évidence une partition, mais que ces documents ne nous soient intelligibles au mieux que partiellement, et destinés à le rester, pour la simple raison que nous ne connaîtrions pas les échantillons par rapport auxquels les notes de musique sont définies. Cependant, l’inaccessibilité des échantillons peut être aussi due non à la contingence historique, mais à une limitation de la perception. Si les locuteurs d’une langue étrangère étaient doués de capacités perceptives permettant de faire des discriminations différentes de celles que nous sommes capables de faire, même légèrement, nous pourrions nous retrouver face à leur grammaire des sons et des couleurs à peu près dans la situation des aveugles à la couleur face à notre grammaire des couleurs. De même que ceux qui souffrent de daltonisme ne peuvent pas maîtriser l’usage de « rouge », « vert » et « gris » parce qu’ils ne peuvent pas distinguer entre les échantillons utilisés pour définir ces mots, de même, au milieu d’indigènes qui verraient l’ultraviolet, comme les abeilles, ou qui entendraient les ultrasons, comme les chiens, il se pourrait que non seulement nous soyons incapables de percevoir ce qu’ils perçoivent, mais aussi que nous soyons incapables de comprendre certaines parties de leur discours. En effet, leurs discussions sur les ressemblances et les différences de couleur, certaines de leurs descriptions et distinctions dans le domaine des couleurs seraient par principe inaccessibles à des créatures comme nous. Ici, nous n’avons pas affaire à une intraduisibilité remédiable par extension ou modification de notre grammaire, mais à une intraduisibilité jointe à une irrémédiable incompréhensibilité. Néanmoins, nous pourrions être absolument certains qu’ils ne sont pas en train de gazouiller, et qu’ils se livrent à un discours intelligent sur la couleur.

59 Bien entendu, ces exemples imaginaires de grammaires partiellement inaccessibles des sons et des couleurs n’accréditent pas le relativisme conceptuel, si on entend par là une position qui implique la relativité de la vérité. Mais ils confirment la thèse centrale de beaucoup de relativistes conceptuels, à savoir qu’il y a et qu’il y a eu des schèmes conceptuels différents, des formes de représentation différentes pour certains domaines du discours, et que ces schèmes (au moins certains d’entre eux) sont incommensurables.

60 Où cela nous mène-t-il par rapport à la première question de Davidson, celle de savoir si l’idée d’un schème conceptuel entièrement intraduisible est intelligible ? Je propose que nous abandonnions la perspective quinienne de la traduction radicale imaginaire et l’anthropologie en chambre qui l’accompagne. La spéculation sur les méthodes de la traduction et ses conditions empiriques me semble n’avoir pas grand-chose à apporter à la philosophie. Des êtres doués d’un système sensoriel complètement différent du nôtre pourraient, pour autant que je sache, communiquer d’une manière complètement différente de la nôtre et qui nous serait complètement inaccessible. Et pourtant, nous aurions toutes les raisons de penser qu’ils sont des êtres parlants. Cela ne me semble pas avoir grand intérêt en dehors de la littérature de science-fiction. Je crois que ce qu’il en reste est l’entreprise philosophique légitime de tenter d’isoler le noyau essentiel de structures grammaticales que tout ce que nous serions prêts à appeler un schème conceptuel devrait satisfaire; peu importe si ce noyau est défini avec précision ou de manière relativement diffuse. Ce faisant, nous devrions identifier les formes de comportement et les capacités comportementales qui constituent les critères qui permettent de dire qu’on parle une langue, qu’on fait des assertions, qu’on donne des ordres, qu’on pose des questions, et qu’on pense, qu’on croit, qu’on veut, qu’on a l’intention de, tous éléments essentiels pour qu’une forme de comportement soit considérée comme un comportement linguistique. Cela ne revient pas à faire de l’anthropologie en chambre, mais à mener le travail philosophique de clarification du réseau de relations internes qui relient les concepts de langage, de signification des mots et des phrases, de vérité et de description, ainsi que ceux de compréhension et d’explication, d’assertion, de raisonnement, de pensée et d’inférence.

61 Je remercie H. J. Glock et J. Hyman pour leurs commentaires sur une version antérieure de cet article. Traduit par Philippe de Lara

BIBLIOGRAPHIE

  • DAVIDSON Donald, [ 1984] 1993, « Sur l’idée même de schème conceptuel » ( 1974), in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation ( 1984), traduit par Pascal Engel, Jacqueline Chambon, Nîmes, p. 267-289.
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  • – 1970, Truth, Macmillan, Londres.

Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/rdm.017.0311

Notes

  • [1]
    Cet article a paru dans The Philosophical Quarterly, vol. 46, n°184, juillet 1996. Nous remercions vivement la revue de ses aimables autorisations.
  • [2]
    Cette thèse s’apparente à celle de Lucien Lévy-Bruhl qui, toutefois, n’attribuait pas la différence au langage mais à la structure affective de l’expérience des « primitifs » ( ndt).
  • [3]
    L’anglais utilise language aussi bien pour désigner le langage en général que des langues particulières. La même licence existe en français, mais à un degré moindre. Je traduis par « langage » chaque fois que c’est possible, sinon par « langue » ( ndt).
  • [4]
    Voir Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme » [ 1980]. Le premier dogme, dont il est question ici est la croyance à la distinction fondamentale entre les vérités analytiques et les vérités synthétiques; le second est le réductionnisme, qui « consiste à croire que chaque énoncé doué de sens équivaut à une construction logique à partir de termes qui renvoient à l’expérience immédiate » ( ndt).
  • [5]
    Expression introduite par Quine pour souligner que les « entrées » alimentant notre esprit (les « données » ou « l’expérience immédiate ») sont de simples événements physiques, et non des images mentales ou des représentations comme dans l’empirisme classique ( ndt).
  • [6]
    . Les phrases T sont les énoncés de la forme : « Snow is white » est vrai si et seulement si la neige est blanche. Les philosophes analytiques de langue anglaise appellent « phrase » ( sentence) les expressions considérées dans leur matérialité et « proposition » la signification des phrases. « Snow is white » et « la neige est blanche » sont deux phrases distinctes exprimant la même proposition. Cette distinction vient de Frege, bien que son expression en allemand soit moins commode, Satz désignant aussi bien les propositions que les phrases ( ndt).
  • [7]
    Toutes ces distinctions sont tirées de A. R. White [ 1970, chap. 1].
  • [8]
    Hacker fait allusion ici au mot d’ordre fameux de Quine : « La traduction radicale commence chez nous ». Cela veut dire que, selon Quine, « un certain flou de la référence s’infiltre dans la langue nationale elle-même », autrement dit, que la compréhension dans sa propre langue est déjà une situation de « traduction radicale », c’est-à-dire semblable à la traduction sans dictionnaire d’une langue inconnue. Voir Relativité de l’ontologie [ 1977, p. 59] ( ndt).

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