Notes
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[1]
Une version plus courte de ce texte a été présentée à la Conférence sur le statut des objets dans les sciences sociales, qui s’est tenue en septembre 1999 à l’université Brunel de Londres. La version anglaise de cet article sera publiée sous le titre « Reconstructing humans » dans un numéro spécial de Theory, Culture and Society.
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[2]
Promesse d’ivrogne : j’avais promis de ne pas mentionner directement les membres du CALL; mais depuis que Latour lui-même prend ouvertement la défense des « vainqueurs de l’histoire » et nous invite à recomposer progressivement le monde de telle sorte que les « versions » de la réalité des exclus y soient incluses [Latour, 1999, p. 258-264, spécialement p. 262], il m’est apparu que le problème n’est pas un problème (de) « personnel ». Si la théorie des acteurs en réseaux connaît désormais un tel succès dans les écoles de commerce, ce n’est pas tant parce qu’il y a une affinité élective entre les r.a.t’s et les a.n.t.s, mais parce que Latour n’a pas pris suffisamment de précautions éthico-politiques. Malgré son autopositionnement à gauche de l’échiquier politique, il n’y a rien dans sa théorie, pas le moindre « loquet » théorique qui puisse empêcher la « récupération » opportuniste par le système. Alain Caillé l’a bien vu. Son article (ici même) a le mérite de poser clairement la question du « laisser-faire » qui se loge dans la politique expérimentale de Latour.
« Être radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même. »
« Ce qui importe pour le dialecticien, c’est d’avoir le vent de l’histoire mondiale dans ses voiles. Penser signifie pour lui : hisser les voiles.
Comment elles sont bordées, voilà ce qui importe.
Les mots sont ses voiles. La façon dont elles sont bordées est ce qui en fait des concepts. »
1 Sans jamais mentionner explicitement les membres fondateurs du collectif CALL – Callon, Akrich, Latour, Law… – et surtout, sans invoquer les « masses manquantes » d’acolytes fidèles et autres conteurs attitrés de « petits récits » qui mélangent joyeusement les humains et les non-humains, mais tout de même pas jusqu’à prendre leurs conjoints pour des chapeaux –, je m’efforcerai dans cet article de « refonctionnaliser » (Brecht) politiquement la théorie des acteurs-réseaux ou des actants-réseaux (mieux connue de l’autre côté de la Manche sous l’acronyme ANT ou Actor Network Theory) afin de la pousser dialectiquement dans une direction critique et humaniste. Commençant avec les mêmes éléments du langage volontairement appauvri de la théorie des acteurs en réseaux, je vais les modifier légèrement afin qu’ils entrent, comme dans le theologumenon juif, dans une nouvelle constellation qui considère les humains et – qui sait ? – peut-être aussi les non-humains « du point de vue de leur rédemption » [Adorno, 1980, p. 283].
DES ONTOLOGIES RÉGIONALES
2 Partons de Wittgenstein et adoptons provisoirement son mode d’exposition paratactique. De même que « les explications doivent finir quelque part » [Wittgenstein, 1953, p. 3], le réseau enchevêtré qui confond expérimentalement les humains et les non-humains ne saurait s’étendre à l’infini. Afin de le démontrer, je propose de reconsidérer la fameuse scène d’ouverture des Investigations philosophiques [1953, p. 3 sq.; cf. également 1958, p. 77 sq.] : la communication entre un maçon A et son second B. Ce dernier doit apporter des briques à A. Il y a des briques et des dalles, des poutres et des poutrelles, des colonnes et des demi-colonnes. Quand A crie « brique ! », B lui apporte une pierre d’une certaine taille, et quand il crie « dalle ! », B lui apporte une pierre d’une taille différente. Quand A lui commande « cette brique-ci ! », B amène la brique indiquée; quand A crie à haute voix « là, la brique ! », son aide la porte vers l’endroit signalé. Dirions-nous pour autant que A et B sont unis par les briques, que la brique est, pour ainsi dire, le ciment qui les tient ensemble ? ou est-ce que nous ne dirions pas plutôt que A et B coordonnent leurs plans d’action parce qu’ils connaissent le jeu de langage des maçons et savent donc comment articuler les actes de langage ?
3 Pour répondre à cette question, transposons notre maçon et son commis de Cambridge à Francfort-sur-le-Main et considérons une autre scène d’action [Habermas, 1981, II, p. 185 sq.]: le maçon A ordonne à son auxiliaire B d’aller chercher un pack de bières pour l’heure du casse-croûte. B a bien compris l’ordre de son patron et, à peine une demi-heure plus tard, il revient avec une demi-douzaine de bouteilles de bière. Les maçons arrêtent le travail, s’installent à côté de la camionnette, ouvrent leur boîte à pique-nique et décapsulent les bouteilles de bière pour casser la croûte. Il n’y aucune ambiguïté ici. Considérons, cependant, une scène légèrement différente. B est un jeune chômeur qui vient d’être embauché comme apprenti.
4 A lui ordonne d’aller chercher de la bière. Bien que B ait parfaitement compris l’ordre, il refuse d’y aller – sous prétexte qu’il n’y a pas un seul magasin dans les environs immédiats, ou qu’il n’est pas un esclave, ou encore en affirmant de but en blanc qu’il en a plus qu’assez de se faire ridiculiser par son boss. Peu importe que les prétentions à la validité émises dans les actes langagiers relèvent du domaine cognitif, normatif ou expressif; il est clair que l’action ne peut procéder sans heurts que si les personnes concernées tombent d’accord sur une définition consensuelle, quelle qu’elle soit, de la situation d’action. Contrairement aux apparences, ce n’est donc pas les bouteilles de bière qui « tiennent » ensemble nos maçons, mais bien le fait de partager une forme de vie dans laquelle les plans d’action en commun sont coordonnés par une entente implicite ou explicite sur les prétentions à la validité que recèle chaque acte langagier.
5 Les briques et les dalles, les poutres et les poutrelles, les boîtes à piquenique et les bouteilles de bière agissent-elles ? Est-ce qu’elles coordonnent leurs actions moyennant une définition commune de la situation ? Sont-elles tenues ensemble ou poussées à l’écart par des ententes, des conflits ou des malentendus ? Bien sûr que non. Les briques, les poutres et les dalles n’agissent pas plus que les boîtes à pique-nique ou les bouteilles de bière. Seuls les humains (et les animaux) peuvent agir (ou pâtir), au sens fort et anthropomorphe du mot. Ne disposant pas d’intentionnalité, les artefacts (y compris les ordinateurs et les robots) n’agissent pas. Retournant aux choses elles-mêmes ( zu den Sachen selbst) afin d’analyser comment des bouteilles de bière, des poutres, des briques, des pommiers en fleurs et des maçons se donnent à la conscience et sont intentionnellement constitués comme des donnés de la conscience, nous pouvons voir clairement que les humains et les non-humains sont différents par essence, ou, pour emprunter le langage un peu démodé de la phénoménologie husserlienne, qu’ils appartiennent à des « ontologies régionales » différentes [Husserl, 1952, I, p. 7-23, III, p. 21-53]. Quel que soit l’être humain ou l’être non humain que nous considérons, et quelle que soit la façon dont nous les considérons, l’essence ( eidos), qui prédétermine ce qu’ils doivent nécessairement être pour être effectivement des êtres d’une certaine nature, peut être déterminée a priori par la procédure dite de la « variation eidétique ».
6 Grâce à la mise en œuvre d’un processus expérimental de « variation imaginée des donnés immédiates de la conscience », nous pouvons établir la détermination catégorielle de ce qui fait qu’un être humain est humain et un être non humain non humain. Nous commençons avec une chose matérielle par exemple, une bouteille de bière. Par un acte d’imagination libre, je double sa taille et sa teneur en alcool, et, venant du pays de la bière, je remplace la bière blonde par une bière brune des pères trappistes. Ensuite, je change la nature de son contenant, et le verre devient pierre. Je me l’imagine d’abord comme une brique, puis comme une dalle ou une demi-colonne. Quelles que soient les variations imaginées, la chose demeure une chose matérielle, ce qui veut dire qu’elle s’étend dans l’espace-temps, est sujette aux lois de la nature, se laisse sous-diviser et mettre en pièces. Mais à moins d’être complètement ivre, je ne peux pas m’imaginer que la chose se mette à danser ou à parler comme un maçon, car il n’appartient pas à l’essence d’une chose matérielle de se mouvoir d’elle-même ou de parler. Les corps animés se meuvent, et les personnes parlent; les choses ne font ni l’un ni l’autre. Elles ne sont pas animés comme des âmes incorporées et ne s’expriment pas d’elles-mêmes. Elles appartiennent à une autre région ontologique – la région de la nature matérielle – et non à celle de la nature animée, et a fortiori pas à celle du monde de l’esprit [Husserl, 1952, II, p. 90 sq., 172 sq.].
7 Une des règles fondamentales de l’analyse eidétique stipule qu’« un concept fondamental appartenant à une région ontologique ne peut pas être transformé par variation eidétique en un concept d’une autre région » [Husserl, 1985, p. 435]. La « variation libre » des humains et des non-humains ne proscrit pas leur « association libre » (Callon), mais en distinguant de façon catégorielle entre eux, elle limite essentiellement la « libre invention » d’ontologies expérimentales, comme celle de la « théorie des actantsrhizomes » (Lynch), qui vont à contre-courant du bon sens et du sens commun et que, pour autant qu’on sache, aucun acteur historique n’a jamais reconnu – à moins qu’il ne soit complètement ivre. Les maçons ont besoin de briques et de bière; mais même s’ils peuvent être exploités et ne sont, en effet, que trop souvent traités comme des choses, ils ne peuvent pas plus être réduits à l’état de bric-à-brac que les tables ne peuvent se mettre à danser d’elles-mêmes, de leur propre volonté – « pour encourager les autres » [Marx, 1965a, p. 605, n. 1].
8 Les humains et les non-humains n’appartiennent pas à la même région ontologique. Le Dasein des humains et l’être des non-humains constituent des modes d’être essentiellement différents, incomparables et irréductibles.
9 Cependant, si l’on veut comprendre correctement l’être de ces étants, nous devons nous assurer des « conditions de possibilité de ces ontologies elles-mêmes » [Heidegger, 1927, p. 11] et « dévoiler » le fondement préontologique d’où surgit la question de l’essence des humains et des non-humains.
10 Allant à l’encontre de toute la tradition intellectualiste de Descartes à Husserl et Woolgar, nous devons renverser la priorité de la théorie sur la pratique, constater que la théorie se fonde sur la pratique, et comprendre notre mode primordial d’être comme un mode pratique d’être-au-monde. Plutôt que d’analyser comment les objets noématiques sont donnés à la conscience et synthétisés comme des objets de conscience par l’Ego transcendantal, nous devons analyser de façon existentielle le mode d’être primordial de l’étant selon lequel des objets sont donnés à la conscience. Le mode primordial d’être du Dasein consiste à être-au-monde, entouré par des objets que nous rencontrons comme objets « disponibles » ( zuhanden) plutôt que « subsistants » ( vorhanden), présents comme objets qui s’offrent à nous dans la préoccupation ( praxis) de la vie plutôt que dans sa contemplation ( theoria).
11 Ces objets que nous rencontrons dans l’environnement comme objets disponibles – briques, dalles, marteaux, tables, bouteilles, etc. – sont des « outils » ( Zeug) [Heidegger, 1927, p. 68]. Il appartient à l’être de l’outil d’être essentiellement « quelque chose pour », contenant un renvoi de quelque chose à quelque chose, et de s’insérer dans un complexe d’outils. Les briques et les dalles, les boîtes à pique-nique et les bouteilles sont disponibles discrètement, « vues sans être remarquées » ( seen but not noticed – Garfinkel), présentes en tant que complexe d’outils à portée de la main, à point pour le casse-croûte. Elles ne sont pas rencontrées comme simples choses ( res), déconnectées, décontextualisées, autosuffisantes et se présentant comme des entités spatio-temporelles analysables et décomposables à volonté, mais comme série concrète d’objets ( pragmata) disponibles pour le casse-croûte.
12 Un outil ne renvoie pas seulement à d’autres outils, mais aussi, indirectement, aux matériaux dont il est fait et aux gens qui les ont fournis, qui ont assemblé l’outil et l’ont avec prévoyance mis à disposition en vue de l’usage qui en sera fait. La bouteille de bière renvoie au sable, au feu, au verre, au malt, à l’eau et aussi, en dernière instance, au consommateur.
« L’ouvrage ne fait donc pas que rencontrer l’étant qui est selon le mode de disponibilité, mais encore l’étant qui est selon le mode de l’humain : c’est pour la préoccupation de celui-ci que l’objet fabriqué se fera étant disponible. Avec cet être-là, apparaît le monde où vivent les usagers et les consommateurs, monde qui est aussi notre monde » [Heidegger, 1927, p. 71].
14 Les humains et les non-humains sont ainsi reliés et interconnectés dans un « technogramme » [Latour] matérialisé; mais le mode d’être du Dasein – qui est, bien sûr, le mode d’être des humains – est essentiellement différent du mode d’être des non-humains. Être humain, c’est être-au-monde-avec-les-autres, tandis que les non-humains ne sont pas seulement indifférents aux humains, mais aussi aux non-humains et à eux-mêmes.
15 Lorsque, dans notre vie quotidienne, nous rencontrons des humains et des non-humains, nous ne rencontrons pas ces derniers comme de simples choses, comme des étants existants qui se produisent dans le monde comme des entités à connaître ou à manipuler – ni d’ailleurs comme des alliés potentiels qu’il faut enrôler dans le collectif –, mais comme des entités qui appartiennent à notre monde vécu et sont disponibles pour un usage dans l’ordre de nos préoccupations. Appréhendés sous le « régime de la familiarité » [Thévenot, 1994a], nous les traitons avec (ou sans) prévoyance ( Umsicht).
16 C’est seulement quand quelque chose cloche et que les objets deviennent inopportunément indisponibles dans leur « objectité » (Latour) et leur « récalcitrance » (Stengers) que nous prenons conscience d’eux et de nous-mêmes.
17 C’est alors que nous abandonnons « l’attitude naturelle » au profit de « l’attitude naturaliste » et que nous commençons à théoriser, succombant ainsi à « l’erreur scolastique » (Bourdieu) qui consiste à interpréter tous les modes d’être, humain et non-humain, selon le mode de l’être-subsistant ( Vorhandenheit). Cette façon abstraite de théoriser et de spéculer, qui objective aussi bien les non-humains que les humains en les écartant de leur contexte naturel par une abstraction violente, ne conduit cependant pas à la connaissance de notre être-au-monde; au contraire, elle nous en éloigne. En renonçant à toute tentative de comprendre le monde environnant de l’intérieur et de l’interpréter comme un monde vécu que nous avons toujours-déjà compris – puisqu’il nous com-prend dans sa mondanéité –, un mode de compréhension « déficient » est intronisé comme connaissance, et à la fin, nous aboutissons à une connaissance décontextualisée d’un monde « démondanéisé » que nous ne pouvons plus comprendre et re-connaître comme ce monde vécu que nous connaissions depuis toujours, mais sans le savoir.
18 Une analyse en extériorité qui ne comprend plus l’être en première instance comme être-au-monde, mais qui passe par-dessus l’être de ce qui est disponible, ne peut concevoir les non-humains, tout comme les humains, que comme un contexte d’objets subsistants, connaissable comme un « fonds de réserve » ( Gestell) d’enrôlement stratégique. Une telle analyse extramondaine, qui passe à côté du phénomène de la mondanéité, bascule nécessairement dans une conception atomistique et formaliste du monde comme concaténation de faits empiriquement observables. Cette conception « tractarienne » est formaliste, puisqu’au lieu de comprendre le monde de l’intérieur, elle lui impose de l’extérieur sa propre conception. Et elle est atomistique puisqu’en défaisant la connexion interne entre les êtres, elle élimine l’Inter-esse de la connaissance, le Mitsein propre au Dasein, pour laisser derrière elle une masse d’humains et de non-humains essentiellement déconnectés mais néanmoins connectables à volonté, qui ne sont pas plus intéressés les uns par les autres que l’aimant par l’aiguille.
19 Dans la mesure où une telle analyse en extériorité – qui récuse, malgré les apparences et les emprunts superficiels, les enseignements les plus élémentaires de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie – ne prend pas en compte la signifiance du contexte, elle ne peut pas non plus vraiment prendre en compte la signification des contenus de l’action. En conséquence, les actions perdent leur sens. Quand elles sont dirigées vers des non-humains, elle sont invariablement conçues comme des actions instrumentales, et quand elles ont trait aux humains, elle sont d’emblée conçues comme des actions stratégiques. Dans tous les cas, l’analyse existentielle de l’Inter-esse, qui caractérise l’être-au-monde primordial du Dasein parmi les humains et les non-humains, est systématiquement remplacée par une analyse formelle, atomistique, intellectualiste et pseudo-économique des intérêts vulgaires des humains qui, allant stratégiquement à la rencontre des humains et des non-humains, traduisent leurs intérêts dans l’exploitation réciproque des activités des uns et des autres, pour la satisfaction des intérêts bien compris de chacune des parties prenantes. Les humains ne sont donc plus vus comme des êtres sociaux et coopérateurs, motivés par des normes et des valeurs, mais comme des rat’s égoïstes – comme des rational action theorists, des théoriciens du choix rationnel qui se comportent comme des « centres de calcul », associant et dissociant stratégiquement les humains comme les non-humains, et poursuivant leurs propres buts politiques par des moyens économiques.
20 Conclusion : lorsque la science entre en action, il n’y a plus de « mondanéité », plus de monde symbolique et plus d’action significative non plus;
21 il n’y a plus qu’un monde désymbolisé et pasteurisé, rempli d’humains déshumanisés, agissant de façon purement stratégique.
RÉIFICATION DES RELATIONS SOCIALES ET SOCIALISATION DES RELATIONS CHOSALES
22 Selon les régimes discursifs dans lesquels ils figurent, les marteaux, les pommiers en fleurs, les bouteilles de bière, les briques, les poutres peuvent avoir un sens (ou le perdre) comme objets intentionnels de la conscience, comme outils ou comme de simples étants subsistants. Dans tous les cas, il suffit de suivre les objets jusqu’à leurs racines pour retrouver, en fin de parcours, les humains comme arche et comme telos. Quelle que soit la façon dont les humains sont reliés aux non-humains, c’est toujours les humains qui rencontrent les non-humains et les dotent, le cas échéant, d’un sens, d’une valeur d’usage ou d’une valeur d’échange. Les non-humains ont un sens pour les humains soit, de façon proximale, parce qu’ils les rencontrent dans le monde environnant et s’en saisissent au sein d’une multiplicité de régimes axiologiques de justification – des régimes domestique et civique aux régimes marchand et industriel [Thévenot, 1994b] – soit, de façon ultime, parce qu’ils les ont faits. Les artefacts, comme les machines ou autres objets socio-techniques, ne sont rien d’autre que de l’esprit objectivé et matérialisé. Moyennant une reconstruction du sens intentionnel que les humains leur ont attribué en les produisant, en les utilisant ou en les consommant, ils peuvent être compris comme des « objectivations humaines » [Weber, 1972, p. 3]. Verum et factum convertuntur – puisque nous avons produit les faits, nous pouvons les comprendre. Pour les modernes que nous sommes, les faits et la fiction se rejoignent et se recoupent, mais pas forcément pour les autres, pour les « a-modernes » autoproclamés, car, eux, ils sont obligés de ramener les dieux pour comprendre ce que nous n’avons pas fait.
23 Les humains ne rencontrent pas seulement des non-humains dans leur monde vécu, mais également des humains – soit directement par toutes sortes de communications, soit indirectement en insérant des non-humains entre eux en tant que dons ou marchandises. En introduisant les dons et les marchandises, nous introduisons du même coup les relations sociales entre les choses, ce qui nous permet de descendre des hauteurs spéculatives et ésotériques de l’anthropologie philosophique vers les plaines exotiques de l’anthropologie sociale et économique. Dans l’analyse anthropologique de l’échange des richesses, la marchandise et le don sont traditionnellement considérés comme des concepts de combats rivaux et antagonistes [Gregory, 1992]. Dans l’économie morale du don, prétendument dominant dans les sociétés archaïques, ce sont les relations qualitatives entre les humains qui importent en premier lieu. Les non-humains interviennent uniquement pour lancer ou relancer le cycle de réciprocité reliant les humains entre eux. Les humains sont interdépendants et leur interdépendance réciproque est maintenue par l’échange d’objets symboliques non aliénables. Suite à la transaction, les donataires ne deviennent pas les propriétaires des objets échangés.
24 Ils possèdent des droits incorporels sur les objets, mais pas les objets eux-mêmes, ceux-ci demeurant la propriété inaliénable des humains qui composent le réseau d’interdépendance. Dans l’économie du don, la propriété ne se conçoit donc pas comme une chose, mais bien comme « un réseau de relations sociales gouvernant la conduite des gens quant à l’usage et à la disposition des choses » [Hoebel, cité in Hann, 1999, p. 4].
25 En revanche, dans l’économie politique des marchandises, qui a prétendument usurpé la place de l’économie morale du don, les biens peuvent effectivement être aliénés. N’étant pas personnalisés, ils sont objectivés et réifiés en propriété, celle-ci étant désormais considérée comme une chose.
26 Suite à la transaction marchande, les objets échangés perdent tout lien avec les sujets de la transaction. Dans l’échange marchand, les humains ne sont donc pas interdépendants. Déconnectés les uns des autres, ils sont dépendants des non-humains pour se reconnecter au réseau social. Ce ne sont pas vraiment eux qui importent, mais bien les non-humains, pour autant qu’ils aient une valeur d’échange, celle-ci étant entendue comme relation quantitative entre les biens.
27 La distinction entre l’économie du don et l’économie marchande est une distinction systémique, renvoyant aux conditions sociales objectives qui rendent l’aliénation des biens possible. Bien qu’on ne puisse pas décider, par simple inspection des biens, si une transaction donnée entraîne leur aliénation ou non, on peut néanmoins analyser le système économique à l’intérieur duquel la transaction a lieu et déterminer si la tendance à la personnalisation des non-humains, propre aux économies du don, y prédomine sur la tendance à la réification des humains, propre à l’économie du marché, ou si c’est l’inverse [Simmel, 1992, p. 661-663]. Si les limites culturelles à l’aliénation universelle, qui transforme les biens en marchandises, sont presque inexistantes, si tout – y compris les mères, les enfants et leurs organes – peut être objectivé, aliéné et échangé sur le marché abstrait en échange de son équivalent monétaire, alors nous sommes bel et bien en présence d’une économie marchande.
28 La distinction systémique entre les deux systèmes économiques étant analytique, rien n’exclut d’avance que des marchandises circulent à l’intérieur de l’économie du don ou que des dons circulent à l’intérieur de l’économie de marché. C’est d’ailleurs pourquoi la distinction effectuée est tout à fait compatible avec l’observation judicieuse de Parry [1986] d’après laquelle c’est seulement dans un marché relativement libre que nous trouvons des dons purs, complètement désintéressés. Mais elle résiste à la tentation postmoderne de déconstruire et de saper toutes les distinctions conceptuelles. Nick Thomas a raison lorsqu’il affirme que nous ne pouvons pas supposer que « les dons sont toujours des dons et les marchandises toujours des marchandises » [Thomas, 1991, p. 39]; mais il se trompe lorsque sa tentative pour dissoudre – par une recontextualisation des objets particuliers – les catégories générales du don et de l’échange l’amène (presque) à nier la distinction entre l’économie du don et celle de la marchandise. À l’instar des esclaves, les objets peuvent en effet entrer et sortir de l’économie marchande [Appadurai, 1986; Kopytoff, 1986]; mais même si des marchandises sont l’objet d’un don et si des dons sont échangés sur le marché, il n’en reste pas moins que l’économie marchande demeure une économie marchande au même titre que l’économie du don demeure une économie du don.
29 Dépendants de la façon dont les sujets se les approprient lorsqu’ils quittent le système généralisé d’équivalence et d’échange, les objets peuvent être repersonnalisés par la consommation [Miller, 1987, p. 189-196] et le sacrifice [Bataille, 1967, p. 93-97] ou – et c’est le cas qui nous intéresse présentement – devenir des dons ayant une valeur et une signification symboliques [Mauss, 1950], ce qui les écarte effectivement des échanges sociaux ordinaires. Par cette personnalisation, l’objet devient une « possession inaliénable », appropriée et authentifiée comme étant différente et non échangeable contre un équivalent : « La propriété de ces possessions fait de l’authentification de la différence plutôt que de la balance des équivalences le trait fondamental de l’échange » [Weiner, 1992, p. 40]. Dans l’économie marchande, la transaction est toujours considérée du point de vue de l’émetteur, et rarement ou jamais du point de vue du récepteur, manifestant ainsi que c’est l’établissement d’une équivalence entre les biens échangés mettant fin au cycle de la réciprocité qui importe, et non l’établissement d’une relation personnelle d’endettement mettant en branle le cycle de réciprocité. Dans l’économie morale du don, la dette n’est pas effacée, mais relancée et institutionnalisée par la norme de réciprocité. Plus on doit à autrui, plus on se trouve lié à lui; car avec le don, on contracte une dette d’engagement personnel envers le donateur de même qu’on est lié par le contre-don qu’on est censé rendre. La relation entre les humains y est donc médiatisée par les non-humains, mais ces derniers importent seulement dans la mesure où ils relancent et perpétuent le cycle de réciprocité entre les humains. À la différence de l’échange marchand, qui vise à réaliser une valeur de bien, le don représente et réalise une valeur relationnelle ou une « valeur de lien » [Godbout, Caillé, 1992, p. 244].
30 Avec le don, qui rétablit la primauté des relations entre les humains, la relation entre les non-humains devient dérivée et secondaire. Paraphrasant la célèbre caractérisation du fétichisme des marchandises, on pourrait dire avec Marx que les relations entre les hommes n’apparaissent plus comme des relations entre les choses, mais que la relation entre les choses apparaît maintenant comme une relation entre les hommes. En effet, si l’on en croit Marcel Mauss se faisant le porte-parole de Ranaipiri, le vieux sage maori, l’économie du don est éminemment sociale, à telle enseigne que les non-humains qui font le lien entre les humains sont eux-mêmes considérés comme humains jusqu’à un certain point et que la relation établie par l’entremise des non-humains est en fait considérée comme une relation d’âmes entre le donateur et le donataire :
« Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. […] En droit maori, le lien de droit, lien par les choses, est un lien d’âmes, car la chose elle-même a une âme, est de l’âme » [Mauss, 1950, p. 159-160].
32 Mais si la chose a une âme, et si l’âme relie le corps au surnaturel, alors la chose a forcément une signification cosmologique ou théologique. D’après Ranaipiri, qui devient maintenant le porte-parole et le messager des dieux, les choses sont données et rendues parce qu’elles sont animées par « l’esprit du don ». Celui-ci transforme l’objet en symbole et explique pourquoi la communication entre les humains par l’entremise des non-humains est également une communion avec le surnaturel et, partant, avec ces derniers – du moins si l’on en croit l’oncle Durkheim sur ce point. En ce sens, les dons sont des symboles du lien social : en symbolisant l’alliance entre les humains par des non-humains spiritualisés, ils font le lien social.
33 Une fois de plus, on voit que les humains ne sont pas tant tenus ensemble par la commutation des non-humains que par la communication par symboles interposés, librement donnés et rendus, qui permettent aux humains de communier entre eux. En transformant les non-humains en humains, en leur donnant une « signification imaginaire » (Castoriadis), les discours symboliques représentent et font le lien social en tant que collectif d’êtres humains qui, grâce à la communication avec les esprits, communient entre eux moyennant le don et le contre-don d’êtres non-humains. Dans la mesure où les pratiques concrètes du don et du contre-don sont médiatisées par une « structure transcendantale », le mode de régulation et de reproduction de la société est fondamentalement culturel : la synthèse sociale est effectuée dans une « double dialectique » dans laquelle la culture structure a priori les pratiques qui la reproduisent et contribuent à l’intégration de la société [Freitag, 1986, II, p. 77-167].
34 Si au lieu d’être insérés dans l’économie du don, qui les personnalise et les spiritualise – à tel point que la relation entre les non-humains apparaît comme une relation entre les hommes –, les objets sont incorporés dans l’économie marchande, ils sont objectivés et laïcisés, déconnectés des producteurs, eux-mêmes déconnectés des relations sociales et « désenchantés » – à tel point que les relations entre les humains apparaissent maintenant comme des relations entre des non-humains : « C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles » [Marx, 1965a, p. 606]. Cette inversion fantastique des humains et des non-humains ne relève cependant pas de l’illusion, car dans la mesure où elle exprime sous forme idéologique la nature réelle des relations sociales dans un environnement marchand compétitif, elle est littéralement fondée dans les choses mêmes ( fundamentum in rebus). Dans les sociétés capitalistes dominées par l’économie de marché, l’économie n’est plus encastrée dans la société. Même si l’économie du don survit, non seulement dans l’économie informelle mais aussi dans les cercles de la sociabilité primaire du monde vécu [Vandenberghe, 2001], c’est la société qui est encastrée dans l’économie.
35 Les sociétés marchandes ne sont pas simplement des sociétés dominées par l’économie, mais des sociétés où, suite à la destruction des formes de vie traditionnelles par l’imposition planifiée du marché au monde vécu par l’État, l’économie se fonde sur l’intérêt privé et l’individualisme possessif [Polanyi, 1944, p. 249]. Ce dernier est réellement une forme idéologique de justification et de légitimation de l’individualisme atomistique, qui recentre la société autour des individus et de leur propriété privée – celle-ci étant désormais conçue comme une chose et non plus comme un faisceau de relations sociales. Dans l’idéologie individualiste, l’individu est plus valorisé que la société, celle-ci étant conçue comme un effet émergent mais non intentionnel de la poursuite anarchiste et stratégique des intérêts privés par chacun des entrepreneurs. Vivant dans un « monde désenchanté » (Schiller), les individus ne sont plus « sursocialisés », mais atomisés et « surindividualisés ». Indépendants les uns des autres, ils planifient soigneusement leur propre vie en fonction de leurs intérêts propres et de leur auto-conservation.
36 Le cas échéant, leurs intérêts privés sont modérés et leurs plans d’action coordonnés par l’échange de biens et de services sur le marché. Les activités des uns et des autres ne sont pas coordonnées avec conscience et volonté par la communication, mais a posteriori par la « main invisible » du marché. Bien que le marché soit constitué par les libres actions des agents, il finit par se constituer lui-même comme un agent autonome qui s’impose aux individus en leur imposant ses contraintes. Grâce à cette action duale du marché, qui fait de l’homme un agent à la fois actif et passif [Dilley, 1992, p. 15-21], les relations de dépendance personnelle entre les humains sont remplacées par des relations matérielles entre les non-humains, et l’intégration sociale des humains est imposée de l’extérieur par l’interconnexion systémique des non-humains. Cette substitution du mode « systémiqueopérationnel » de reproduction de la société [Freitag, I, p. 55-66] au mode de reproduction « culturel-symbolique » qui correspond au passage de l’économie du don à l’économie marchande, explique l’inversion fétichiste des relations entre les humains et les non-humains :
« Les rapports de leurs travaux privés apparaissent pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire non pas des rapports sociaux immédiats entre des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre des choses » [Marx, 1965a, p. 606-607].
FORME ET CONTENU
38 Le mystère du fétiche de la marchandise ne réside pas dans le contenu voilé par la forme, mais dans la forme elle-même. Que le fétiche soit un fait, un artefact et donc un produit humain, cela n’a rien de mystérieux. Nous n’avons pas besoin de Marx pour découvrir que les fétiches sont les produits matérialisés des objectivations d’actes significatifs. Vico, pour ne mentionner que lui parmi une foule d’herméneutes, savait déjà que les faits sont des artefacts qui se laissent interpréter comme des « quasi-textes » [Ricœur, 1986, p. 175]. Bien qu’il se soit gardé d’affirmer que nous pouvons comprendre Dieu puisque nous l’avons fait, il n’avait pas le moindre doute sur le fait que le fétiche n’est pas seulement un « faitiche » ( sic), mais également, en tant qu’objectivation d’actes significatifs, un mélange de fait et de fiction et donc, pourrait-on dire, un « fictiche » ( notfactish but fictish). Dans leur zèle à imiter la scientificité des sciences naturelles, seuls les naturalistes et les positivistes avaient refoulé cette vérité de base des sciences humaines. Mais refoulons et oublions les positivistes, et retournons plutôt à Marx et à la dialectique du concret pour pénétrer le « noyau caché » du fétichisme des marchandises.
39 On peut aisément comprendre que la marchandise soit de la valeur d’échange objectivée qui incorpore du travail. La difficulté pour comprendre le fétiche marchand provient plutôt du fait qu’il faut expliquer pourquoi le travail lui-même revêt la forme de la valeur marchande et pourquoi il ne peut revendiquer son caractère social uniquement sous la forme marchande de son produit. Pour comprendre la forme marchande elle-même, qui frappe chaque produit dès qu’il est produit comme marchandise, il faut voir que la marchandise n’est pas une chose concrète; qu’elle ne devient concrète que si elle est considérée comme « une synthèse de nombreuses déterminations, donc [comme] unité de la diversité » [Marx, 1965b, p. 255], et donc lorsqu’elle est conçue comme la combinaison de plusieurs forces ou de processus sociaux. Dans cette perspective dialectique qu’on peut généraliser, qu’il faut sans doute généraliser au-delà de la marchandise – puisque la forme d’« objectivité fantoche » propre à la marchandise n’affecte plus seulement l’économie, mais tend désormais à coloniser le monde vécu et à toucher « toute la vie de la société, sa vie extérieure comme sa vie intérieure » [Lukács, 1960, p. 110-111] –, la réification fétichiste des relations sociales en une chose, la méconnaissance de la relation sociale entre les humains conçue alors comme une relation matérielle entre les non-humains, apparaît comme le résultat de l’attribution erronée aux non-humains eux-mêmes du pouvoir social qu’ils possèdent en vertu des propriétés émergentes du système social plus large dans lequel ils sont insérés, comme s’il s’agissait là d’une propriété qui leur appartient. Slavoi Zizek exprime ainsi cette idée :
« Ce qui est en vérité un effet structural, l’effet du réseau de relations entre les éléments, apparaît comme la propriété immédiate d’un seul de ses éléments, comme si cette propriété lui revenait également en dehors de sa relation avec les autres éléments » [Zizek, 1989, p. 24].
41 Cette erreur d’attribution fétichiste est, en fait, une erreur typiquement empiriste. En méconnaissant la relation entre le réseau invisible des relations sociales, qui surdétermine l’élément visible, et ce dernier, en restant à la surface et en s’en tenant aux apparences, on commet une fois de plus le « paralogisme du concret déplacé » (Whitehead), mais en quelque sorte à l’envers. Même si cet élément – un artefact quelconque : une bouteille de bière, un marteau, un navire portugais ou un métro automatique – est conçu comme un réseau composé d’éléments hétérogènes, associant des humains comme des non-humains, il reste néanmoins abstrait. L’illusion fétichiste n’est dissoute, le réseau socio-technique ne devient concret que quand on comprend qu’il est dialectiquement surdéterminé par le réseau structural englobant des relations enchevêtrées dans lequel il est encastré et qui surdétermine sa manifestation empirique.
42 La distinction entre la forme et le contenu renvoie, en fait, à une distinction entre trois dimensions ou niveaux de l’analyse sociologique, mutuellement impliqués et superposés les uns aux autres de telle façon que les niveaux supérieurs conditionnent les niveaux inférieurs, mais sans les déterminer pour autant. Afin de visualiser les différents niveaux, qui peuvent être ordonnés sur un continuum de complexité allant des simples « encombrements » aux « figurations relationnelles » [Elias, 1956, p. 242-244], on peut imaginer un graphe statistique dans lequel le nuage de points stochastiques représenterait le premier niveau, les axes X et Y et les variables le second niveau, et le réseau de relations sociales enchevêtrées qui surdétermine la relation linéaire entre les variables du second niveau formerait le troisième niveau.
43 Au premier niveau d’analyse, représenté par l’ethnométhodologie, la dispersion des activités quotidiennes est décrite de telle sorte que les activités sont vues comme des comptes rendus des façons ordinaires par lesquelles l’ordre social immortel est réflexivement mis en acte et adroitement réalisé par les membres comme un accomplissement continu et infini.
44 Dans cette perspective, l’ordre social est toujours conçu comme un ordre endogène et compris comme un accomplissement purement local et contingent des membres. Aucune structure externe ne pouvant être invoquée, celle-ci peut seulement être « respécifiée » dans les termes d’une description hyperdétaillée du mode spécifique sur lequel les structures sociales sont mises en acte localement, réalisées ad hoc et stabilisées in situ.
45 Au second niveau d’analyse, l’ordre social devient plus ou moins stable au fur et à mesure que les activités locales des membres, telles qu’elles sont laborieusement décrites par les ethnos, sont maintenant reprises (mais non « respécifiées »), de telle sorte qu’elles peuvent s’agréger et être transposées au-delà des localités et des temporalités toujours particulières dans lesquelles elles ont lieu. Grâce à des efforts constants de persuasion et de négociation, les membres absents sont enrôlés par les membres présents et associés à leurs projets d’entreprise de telle sorte qu’ils traduisent la volonté des absents dans leur langage bien à eux, devenant ainsi leurs porte-parole et finissant par parler d’une seule voix, en l’occurrence la voix du Maître.
46 Ce contrat social se matérialise ensuite dans des objets qui stabilisent l’ordre social, et lorsque ces objets ne sont plus contestés, le réseau composé d’humains et de non-humains est enfermé dans une « boîte noire », après quoi le processus d’enrôlement peut se poursuivre jusqu’à ce qu’un si grand nombre de « boîtes noires » soit aligné qu’il devienne trop coûteux de remettre en question l’arrangement, et a fortiori de défaire le réseau socio-technique des humains et des non-humains et de le rendre réversible.
47 Au troisième niveau, le réseau invisible mais néanmoins bien réel des relations sociales (réseau a quo) est introduit comme condition concrète de possibilité du réseau socio-technique composé d’humains et de non-humains (réseau ad quem ). L’ensemble des « boîtes noires » est, pour ainsi dire, emballé dans une métaboîte, et cela de telle sorte que l’illusion fétichiste soit enfin dissoute. Le réseau socio-technique est alors compris comme étant non seulement la condition, mais aussi – ce qui est nettement plus important – comme la conséquence de forces sociales plus larges dans lesquelles il est encastré.
48 La distinction entre la forme et le contenu nous invite ainsi à prolonger par une analyse plus systémique des structures relationnelles qui surdéterminent la forme que peut prendre, ou ne pas prendre, l’assemblage socio-technique des éléments l’analyse performative de la construction du réseau d’éléments visibles par des acteurs locaux. L’introduction d’un métaniveau de détermination concrète ne signifie pas pour autant que tout ce qui se passe localement est rigoureusement déterminé par des structures globales et englobantes. Mais elle nous permet d’analyser comment, et jusqu’à quel point, les structures existantes de domination tendent à exclure l’émergence d’un ordonnancement alternatif des relations sociales entre humains, ainsi que des éléments hétérogènes qu’ils associent et assemblent dans un ensemble socio-technique. De même que le technocratisme couvre la détermination des fins sous un « voile technocratique » (Marcuse), de même les relations sociales conditionnent structurellement la forme des réseaux des humains et des non-humains en les enfermant dans une « boîte noire » de telle sorte que les discussions ouvertes et sans contraintes sur la transformation des relations sociales qui les enveloppent disparaissent systématiquement du cahier des charges [Habermas, 1968].
49 Confrontées à la stabilité et à la matérialité de l’alliance hétérogène qu’est le réseau, certaines questions concernant l’ordonnancement alternatif et les contre-programmes ne peuvent guère être pensées et encore moins soumises à une discussion publique et démocratique, ouverte à toutes celles et à tous ceux qui sont concernés. En outre, dans la mesure où le troisième niveau de détermination introduit des structures relationnelles qui conditionnent la forme sous laquelle se manifestent les réseaux et qui ne sont pas visibles dans les réseaux eux-mêmes, nous pouvons mieux comprendre ses apparences empiriques. Prenons une paire de chaussures. Comme le dit Daniel Miller [1987, p. 115], « nous ne pensons pas en termes de chaussures capitalistes ou socialistes »; et pourtant, si nous voulons comprendre la différence et ne pas suivre les chaussures elles-mêmes en retraçant tout le chemin du chausseur et du consommateur au tanneur et au fermier qui élève le troupeau, et si nous voulons aussi comprendre les relations structurelles qui forment le contenu du réseau socio-technique des vaches, du cuir, des tanneurs, des lacets et des chausseurs, nous devons lire et décoder les artefacts comme autant de « hiéroglyphessociaux » [Marx, 1965a, p. 608], et passer au niveau supérieur d’une analyse systémique des structures qui déterminent concrètement la forme de l’assemblage hétérogène des humains, des animaux et des non-humains. La tâche de l’analyste consiste donc à proposer et à développer une « sociologie de la traduction » à même de déchiffrer l’artefact comme un contenu formé, c’est-à-dire comme un contenu formé par la structure des relations sociales de telle sorte que l’apparence concrète soit comprise dans son actualité comme une émanation empirique d’un champ de tensions structurelles qui tendent à exclure des ordonnancements alternatifs.
50 Une telle sociologie dialectique de la traduction qui dissout la facticité et la fixité du donné ne peut pas se contenter d’une ontologie plane, plate et sans relief, mais se doit d’adopter une vision stratifiée de la réalité et distinguer les domaines du réel, de l’actuel et de l’empirique [Bhaskar, 1978, p. 56-62]. Dans cette perspective transcendantalement réaliste, il est entendu que le domaine du réel, correspondant à nos déterminations relationnelles de troisième niveau, comprend des mécanismes générateurs transfactuels et des structures relationnelles qui échappent d’ordinaire à l’observation directe, tandis que les domaines de l’actuel et de l’empirique, correspondant à nos déterminations du second et du premier niveau, comprennent respectivement la série d’événements et les réseaux socio-techniques qui sont générés et structurés par ces mécanismes, et les pratiques et ethnométhodes concrètes par lesquelles elles sont captées et constituées comme des comptes rendus. Dans cette perspective réaliste, l’ontologie plane n’est plus étirée et allongée jusqu’à l’infini – ou ce qui, en l’occurrence, est bien plus pratique et probable : jusqu’à ce que le conteur se lasse et aille se coucher –, mais remplacé par un « dispositif en pâte feuilletée » [Greimas, Cortès, 1979, p. 103] qui interprète de façon critique et retraduit de façon dialectique les descriptions de la concaténation hétérogène des humains et des non-humains de telle sorte que le contenu actuel des descriptions puisse être expliqué et donc mieux compris – puisque « expliquer plus, c’est comprendre mieux » [Ricœur] – comme étant formé, ou déformé, par les structures relationnelles du réel.
LES ACTANTS ET L’HISTOIRE
51 Le fait que la troisième dimension soit seulement observable dans ses effets et que la « rétroduction » des effets aux causes présuppose en conséquence une intervention « abductive » mais contrôlée de l’imagination, pose des problèmes de représentation [Pels, 2000]: comment savons-nous que le réel existe puisqu’il est invisible ? Qui parle du réel ? Qui parle en son nom ? Nous le faisons, bien sûr, en tant qu’intellectuels. Et précisément parce que nous ne pouvons jamais être tout à fait sûrs que nous ne parlons qu’en son nom et à sa place, nous devons être aussi réflexifs que possible quant à nos présuppositions politico-idéologiques et être prêts à nous engager à chaque instant dans une discussion ouverte et sans contrainte de nos positions, dispositions et prises de position, afin de permettre à celles et à ceux que nous prétendons représenter et au nom desquels nous prenons la parole de répondre et afin d’inclure autant de monde que possible dans notre auditoire, contrefactuellement identique à l’auditoire universel (incluant même celles et ceux qui sont décédés). Inspiré par la sensibilité morale d’un Habermas pour l’expropriation de ceux qui n’ont rien d’autre à perdre que leur voix, nous devons donc essayer de combiner l’intérêt émancipatoire de la connaissance dans l’apaisement de la souffrance et le principe démocratique stipulant qu’« il ne peut y avoir que des participants dans un processus d’émancipation » [Habermas, 1971, p. 45]. Si l’intérêt émancipatoire nous enjoint d’introduire une troisième dimension dans l’analyse et de dévoiler les structures de domination, le principe démocratique nous force par ailleurs à chercher le plus de garanties possible pour nos prétentions épistémiques. Ainsi, l’impudence théorique se combine avec la prudence morale.
52 L’introduction d’une multiplicité de voix potentielles n’a strictement rien à voir avec la célébration « postiste » d’une cacophonie d’intérêts et d’intertextes, mais vise à dépasser la voix du Maître et à briser l’envoûtement doxique de ses représentations hégémoniques de la réalité. Trop souvent, les sociologues de l’innovation (mais pas Latour lui-même [2]) qui suivent les « zacteurs-zeux-mêmes » finissent dans les bureaux des PDG, des technocrates et des organisateurs patentés, décrivant le monde existant en adoptant bon gré mal gré le point de vue néolibéral de ces derniers – ce qui explique en partie les représentations utilitaires et agonistiques du monde comme un marché dans lequel les gagnants raflent la mise ( the winner takes it all). Le point de vue du Maître est le point de vue utilitaire du vainqueur. Walter Benjamin nous rappelle, avec le sens de la nostalgie et de l’espoir des désespérés qui est le sien, que « les dominants profitent toujours de l’empathie avec le vainqueur » [Benjamin, 1974, p. 696]. Nous savons en effet comment décrire la réalité sociale du point de vue des vainqueurs; mais savons-nous comment la décrire du point de vue des perdants ? Est-ce que nous savons comment recouvrer et actualiser les potentialités du temps perdu ?
53 Comment caresser l’histoire à rebrousse-poil et faire exploser sa continuité ?
54 Trop souvent, nous analysons le passé du point de vue du présent, avec la contingence et la « flexibilité interprétative » (Bijker) au départ, le déterminisme et la clôture autopoétique à la fin; et trop rarement nous analysons le présent du point de vue de ceux qui furent opprimés dans le passé et sont exclus dans le présent. Nous savons bien analyser la fermeture des « boîtes noires » de l’histoire, mais beaucoup moins comment les rouvrir pour réactualiser les possibilités du passé et réaliser les espoirs des exclus.
55 Les réseaux socio-techniques en place sont toujours encastrés dans un champ de tensions structurelles qui peuvent soutenir plusieurs projets systémiques par recoupement. Au carrefour de l’acte et de la puissance, du réel et du possible, les réseaux socio-techniques des humains et des non-humains peuvent fonctionner comme des embrayeurs historiques. Potentiellement, ce sont les « portes étroites par où le Messie pourrait entrer » [Benjamin, 1974, p. 704] – pourvu que nous attendions son retour. Et pour attendre son retour, nous devons lever le « voile de l’ignorance » (Rawls) et accorder les mêmes droits à ceux qui sont exclus du système – et peuvent agir dessus à partir d’un monde vécu qu’il n’a pas encore tout à fait colonisé – qu’à ceux qui en font partie et en profitent. À côté de la symétrie des théorie à succès et des théories sans succès, introduite dans les années soixante-dix par les Écossais, et de la symétrie des humains et des non-humains, proposée dans les années quatre-vingt par les Français, nous devons maintenant introduire la « symétrie du programme et de l’anti-programme » [Feenberg, 1999, p. 119] comme principe de justice universelle – du moins quand les dominés de l’histoire sont capables de ressusciter les opportunités du passé, d’activer l’anti-programme que recèle le réseau socio-technique et d’y construire un nouveau système social démocratique de relations structurelles. Dans la mesure où le troisième principe de symétrie présuppose le « débrayage » de l’ontologie monoplanaire vers une ontologie en pâte feuilletée, les nominalistes, les réflexivistes et les interactivistes pourraient formuler des objections d’ordre épistémologique au contre-projet d’émancipation proposé;
56 mais on peut espérer que ces discordes académico-scolastiques n’empêcheront pas la formation d’alliances intellectuelles dans la sphère publique ou ne feront pas obstruction à leur adhésion et à leur enrôlement dans le projet inaccompli de la modernité.
57 Quand la pensée s’arrête soudain pour inclure les voix de la minorité silencieuse exclue des discours du Maître et de ses porte-parole dans une « constellation grosse de tensions », elle réordonne les éléments de la configuration et « donne un choc à la constellation qui, par là même, se cristallise en monade » [Benjamin, 1974, p. 703]. Dans la perspective benjamino-leibnizienne de la théologie politique, qui enveloppe et reconfigure la perspective scientifico-politique des leibnizo-machiavelliens, la monade peut être lue comme une « expression » des contradictions et des tensions qui parcourent la structure des relations sociales et laissent leur empreinte sur les perdants comme les marques d’une souffrance qui pourrait être éliminée – si seulement l’assemblage des humains et des non-humains entrait dans une constellation légèrement différente. Là serait l’Utopie.
58 Formellement, cette modification de la constellation peut être exprimée par une « reconfiguration » herméneutique du fameux « modèle actantiel » de Greimas [1966, p. 172-191]. Une telle reconfiguration présuppose cependant qu’on arrête de simplement « suivre l’histoire » pour la « mettre en intrigue » et la « re-conter » au futur antérieur. Paul Ricœur, vénérable praticien de l’herméneutique de la mémoire rédemptrice, donne la recette de la mise en intrigue de la sémiotique structurale : « Dès la construction du carré sémiotique, l’analyse est téléologiquement guidée par l’anticipation du stade final, à savoir celui de la narration, en tant que créateur de valeurs » [Ricœur, 1992, p. 449].
59
Voyons maintenant comment une telle « reconfiguration
herméneutique » fonctionne en projetant les catégories actantielles sur le «
carré sémiotique » :
Destinateur ? Actant-objet ? Destinataire
Adjuvant ? Actant-sujet ? Opposant
60 Sur la dimension téléologique du désir des actants qui ne sont autres, comme on le sait, que des classes d’acteurs « sur papier », introduits par Tesnère pour remplacer l’ancienne notion de personne et la généraliser de telle sorte qu’elle inclue les objets, les animaux et les concepts, la position de l’actant-sujet ne serait plus prise par le Maître (représenté par exemple, par les managers et les profs de management, les technocrates, les experts, etc.), mais par ceux qui s’opposent à lui (représentés par exemple, par les travailleurs, les consommateurs, ceux qui sont allergiques aux oignons, etc.).
61 L’actant-objet idéologique du désir ne serait plus représenté par la maximisation des intérêts du Maître, mais par une mutation qualitative dans le mode d’Inter-esse non seulement des dominés mais de tous les humains sans distinction, qui déboucherait sur une situation paisible dans laquelle les relations humaines prédomineraient sur les relations entre les non-humains. La transformation la plus importante, cependant, n’aurait pas lieu dans la dimension téléologique, mais dans la dimension communicationnelle du modèle actantiel, qui conçoit l’actant-objet comme le projet transmis par le destinateur au destinataire. En effet, la transformation du sujet et de l’objet entraînerait un « débrayage » soudain du niveau des acteurs en réseaux au niveau proprement systémique. Le destinateur, qui donne une mission au sujet, ne serait plus simplement une agrégation contingente de réseaux socio-techniques, mais l’Histoire, conçue du point de vue de sa rédemption. Quant au destinataire, dont le sociologue se fait le porte-parole, il ne serait plus le monde des objets, mais l’Humanité en tant que telle. Enfin, la dimension de l’adjuvant et de l’opposant – en fait des transfigurations de l’ange et du diable – serait inversée : la stabilité des « boîtes noires » serait l’opposant, tandis que leur instabilité serait l’adjuvant. Dans tous les cas, le vent de l’histoire soufflerait à nouveau dans les voiles. C’est alors que nous pourrions concevoir que l’esprit du monde n’est plus assis sur un cheval blanc, comme Hegel le pensait, ni sur un missile V 2, comme Adorno l’insinuait, mais qu’il est localisé dans chaque artefact – pourvu qu’il soit considéré du point de vue de sa rédemption.
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Notes
-
[1]
Une version plus courte de ce texte a été présentée à la Conférence sur le statut des objets dans les sciences sociales, qui s’est tenue en septembre 1999 à l’université Brunel de Londres. La version anglaise de cet article sera publiée sous le titre « Reconstructing humans » dans un numéro spécial de Theory, Culture and Society.
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[2]
Promesse d’ivrogne : j’avais promis de ne pas mentionner directement les membres du CALL; mais depuis que Latour lui-même prend ouvertement la défense des « vainqueurs de l’histoire » et nous invite à recomposer progressivement le monde de telle sorte que les « versions » de la réalité des exclus y soient incluses [Latour, 1999, p. 258-264, spécialement p. 262], il m’est apparu que le problème n’est pas un problème (de) « personnel ». Si la théorie des acteurs en réseaux connaît désormais un tel succès dans les écoles de commerce, ce n’est pas tant parce qu’il y a une affinité élective entre les r.a.t’s et les a.n.t.s, mais parce que Latour n’a pas pris suffisamment de précautions éthico-politiques. Malgré son autopositionnement à gauche de l’échiquier politique, il n’y a rien dans sa théorie, pas le moindre « loquet » théorique qui puisse empêcher la « récupération » opportuniste par le système. Alain Caillé l’a bien vu. Son article (ici même) a le mérite de poser clairement la question du « laisser-faire » qui se loge dans la politique expérimentale de Latour.