Notes
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[1]
B. Latour résume ainsi l’impact des science and technology studies : « Because of the mere presence of STS, the rest of the social sciences has to confess its deep-seated conviction about its own scientificity » [Latour, 2000, p. 112].
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[2]
Souligné par B. L. Signalons une fois pour toutes que tous les termes soulignés dans les citations de B. Latour que nous donnons ici le sont par B. Latour lui-même.
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[3]
« L’existence de la société fait partie du problème à résoudre, elle n’est pas sa solution. La “société” doit être composée, façonnée, construite, établie, conservée et assemblée. Il est¤ ¤ impossible de la considérer plus longtemps comme la source cachée d’une causalité que nous pourrions invoquer pour rendre compte de l’existence et de la stabité de quelque autre action ou comportement (voilà qui est au cœur de l’effort systématique accompli par la théorie de l’action en réseau). Le succès des termes réseau et fluide témoigne des doutes croissants suscités par l’idée d’une société qui engloberait tout. En un sens, un siècle après, nous assistons à la revanche de Gabriel Tarde sur Émile Durkheim : la société n’explique rien mais doit être expliquée. Et si l’on doit en rendre compte, par hypothèse, ce sera en invoquant la présence d’une myriade de petites choses qui ne sont pas sociales par nature, mais seulement sociales en ceci qu’elles sont associées l’une avec l’autre » (traduit par nous, A. C.).
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[4]
Il faudrait cependant s’expliquer assez longuement sur les rapports complexes entre Durkheim, Tarde et Mauss. Durkheim lui-même avait une conception en fait largement associationniste du rapport social (ce que lui reprochait assez son contemporain réactionnaire, historien de la Révolution française, Auguste Cochin). Et R. Boudon [1999], relisant récemment Les Formes élémentaires de la vie religieuse, y trouve à l’œuvre une conception interactionniste…
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[5]
Pour une discussion parfaitement argumentée de cette position radicalement constructiviste, cf. Jacques Dewitte [1998].
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[6]
Assumer cette coextensivité doit aller, croyons-nous, jusqu’à soutenir la proposition provocante de Jean Baechler [1985] selon qui la démocratie représente le régime naturel et spontané de l’humanité. Cf. une discussion de ces thèmes dans La Revue du MAUSS trimestrielle n° 7 [1990a] et n° 8 [1990b – et notamment les articles de Jacques T. Godbout]. Plus spécifiquement, sur les liens entre association et démocratie, on lira La Revue du MAUSS semestrielle n° 11 [1998], et notamment l’article de Philippe Chanial sur la « délicate essence de la démocratie ».
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[7]
« Pourquoi l’Occident se pense-t-il ainsi ? demande Latour. […] Pour comprendre la profondeur de ce Grand Partage entre eux et nous, il faut revenir à cet autre Grand Partage entre les humains et les non-humains que j’ai défini plus haut. En effet, le premier est l’exportation du second. Nous, les Occidentaux, ne pouvons être une culture parmi d’autres, puisque nous mobilisons aussi la nature » [1991, p. 134]. Et, plus loin : « Nous sommes les seuls qui fassions une différence absolue entre la nature et la culture, entre la science et la société, alors que tous les autres, qu’ils soient chinois ou amérindiens, zandés ou barouyas, ne peuvent séparer vraiment ce qui est connaissance de ce qui est société, ce qui est signe de ce qui est chose, ce qui vient de la nature telle qu’elle est de ce que requièrent leurs cultures » [ibid., p. 135].
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[8]
Et avec le binarisme tel qu’analysé par un Dany-Robert Dufour dans ses Mystères de la Trinité [1990] et dans Folie et démocratie [1996].
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[9]
Cf. par exemple, sur ce point, La Revue du MAUSS trimestrielle n° 4 [1989].
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[10]
À partir de ce stade, nous marchons un peu à l’aveuglette en tentant de déduire le plus honnêtement possible ce qui nous semble devoir être les implications logiques des positions de Latour. Dans cet exercice, nous risquons en permanence de lui prêter des propositions qu’il ne partage pas vraiment. Si tel était le cas et si nos déductions se révélaient infondées, nous serions tout disposé à faire amende honorable.
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[11]
Cette précision est bien venue, car le soupçon était en effet permis…
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[12]
Observons d’ailleurs que les sociétés premières ne faisaient pas tant alliance avec les animaux, avec les êtres vivants et animés, qu’avec les esprits, autrement dit avec des symboles. De cette alliance-là, Latour ne dit mot.
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[13]
Pourtant, il y a à peine deux ans, Latour s’essayait encore à redéfinir la plate-forme d’un possible parti européen de gauche [Latour, 1998]. Apparemment cette ambition lui semble aujourd’hui sans objet. Pourquoi pas ? Mais quelques explications supplémentaires ne seraient pas malvenues. J’avais moi-même tenté une opération similaire [Caillé, 1997]. Il me semble désormais, à moi aussi, que le signifiant « gauche » est trop usé pour qu’on puisse tenter de le ranimer. Mais je n’en déduis nullement qu’il faudrait désormais se situer « au-delà de la droite et de la gauche » [Giddens, 1994], ou que l’opposition de la droite et de la gauche aurait perdu toute signification. Je crois, ce qui est bien différent, qu’il est urgent d’élaborer tout un ensemble de valeurs qui se situent non pas « au-delà de la droite et de la gauche », mais audelà de la gauche, dans la continuité/rupture (dans l’Aufhebung si l’on préfère) des valeurs de la gauche, elles-mêmes dans la continuité d’une certaine tradition religieuse, juive et chrétienne.
1 Depuis plus de vingt ans, avec le soutien de son ami Michel Callon, Bruno Latour poursuit, aux confins des sciences sociales et des sciences dites de la nature, une réflexion originale et digne d’attention notamment en ceci qu’elle interroge simultanément, et l’une par l’autre (ou par les autres), la science, la sociologie et le politique. Ou, pour mieux dire, l’idée (reçue) même de la science, de la sociologie et du politique. Comment comprendre la science si on se refuse à voir en elle le produit nécessaire et naturel de la raison, d’une raison hypostasiée et sacralisée ? Que reste-t-il de la sociologie si elle cesse de parler au nom d’une société, devenue introuvable ? Quel crédit accorder encore, conjointement cette fois, à la science et à la sociologie si on cesse d’accepter comme allant de soi l’opposition de la nature et de la société d’une part, de la société (ou de la culture) et de la nature de l’autre ? La réponse qu’esquisse B. Latour, et à laquelle on ne peut a priori que souscrire, est que toute la part du crédit qu’il convient d’ôter à l’imaginaire et à la sacralité de la science, de la raison, de la nature ou de la société, doit être portée au compte du politique et de la démocratie. C’est donc, en définitive, à une conception proprement politique de la science et de la sociologie que la démarche latourienne – très proche en cela de celle de son alliée Isabelle Stengers [1993,1996-97] – nous convie.
2 Au départ, l’objet que s’assignait B. Latour pouvait sembler assez étroitement circonscrit. Avec quelques autres auteurs, tous anglo-saxons, dont notamment Steve Woolgar [Latour, Woolgar, 1981], il est, on le sait, un de ceux qui ont contribué à la naissance de l’anthropologie des sciences et des techniques ( science and technology studies). Rien de bien méchant, en apparence, dans ce programme de recherche. Étudier l’activité des blouses blanches et la vie de laboratoire à la manière d’un ethnologue débarquant chez de bons ou de mauvais sauvages, le projet prêtait plutôt à sourire. Plus difficile à accepter, cependant, pour les blouses blanches en question était le prérequis méthodologique, ou épistémologique – méthodologique ou épistémologique ? That’s a big part of the question –, qui accompagnait ce projet d’une description ethnométhodologique de l’activité scientifique, et que dans le sillage de David Bloor, Latour allait bientôt désigner sous le nom de principe de symétrie.
3 Il n’y a pas lieu, énonce le principe, d’affirmer l’existence d’un « grand partage » [Latour, 1983,1988] entre eux et nous, entre les sauvages et les savants, entre les prémodernes et les modernes, entre les hommes touchés par la grâce de la raison et les réprouvés auxquels elle ferait défaut. Plus spécifiquement, l’étude sociologique des savants suppose qu’on n’établisse pas de différence a priori et comme de nature entre ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué, entre la vérité et l’erreur. Irrecevable serait notamment l’hypothèse que les gagnants de la course au prestige scientifique l’ont emporté sur leurs rivaux parce qu’ils auraient été plus rationnels qu’eux.
4 C’est plutôt l’inverse qui est vrai, suggère Latour. Ce n’est pas la raison qui amène la victoire; c’est parce que et pour autant qu’on est victorieux qu’on se voit imputer un excédent de raison sur ses rivaux.
5 Mais qu’est-ce qui explique alors la victoire ? L’aptitude, soutient Latour, à mobiliser et à faire concourir à un même résultat tout un ensemble de ressources disparates et hybrides : la confiance des bailleurs de fonds et des gestionnaires, le dévouement des chercheurs, l’intérêt des journalistes, et jusqu’à la bonne volonté des particules ou des microbes sommés de se plier à d’étranges protocoles expérimentaux. Ainsi campés, les scientifiques qui réussissent, plus qu’à des savants austères pénétrés exclusivement du souci de la vérité et aidés par les seules lumières de la raison et l’aide désintéressée de leurs collègues, ressemblent à des mixtes d’entrepreneurs et de big men mélanésiens, aptes à manier la parole, le crédit et la promesse pour tisser des réseaux de dépendances et de fidélités.
6 On le voit, c’est bien une conception toute politique de la science qui est ainsi développée, aux yeux de laquelle la ressource essentielle mobilisée dans les laboratoires – comme dans les parlements – est la rhétorique.
7 Impossible de savoir si une théorie scientifique dominante est vraie ou fausse.
8 Tout ce qu’il est possible d’affirmer, c’est qu’elle a su convaincre. Et dire qu’elle a convaincu, c’est dire qu’elle fait sens pour un grand nombre d’acteurs, à la fois les pairs et les concurrents scientifiques, mais aussi les gestionnaires, les journalistes et les vulgarisateurs, les politiques ou les économistes, et tout autant, les microbes et les particules que nous mentionnions à l’instant, bref, aussi les non-humains. Aux qualités nécessaires à l’homme de science, entrepreneur, rhéteur, politique, il faut en ajouter une dernière qui les résume toutes : le savant est un traducteur. Il sait parler à chacun le langage qui lui convient et faire entendre le langage des autres.
9 À y réfléchir, il n’est pas surprenant que le petit domaine sur lequel se sont d’abord portées les recherches latouriennes, l’anthropologie des sciences, se soit vite révélé explosif, propre à dynamiter les dogmes en apparence les mieux établis d’une longue tradition de la pensée occidentale. À mettre ainsi en contact les sciences dures et la sociologie – la plus ambitieuse et la plus incertaine à la fois des sciences molles –, on risquait vite de provoquer un énorme court-circuit. Il n’a pas manqué de se produire. D’abord sous la forme du Programme fort exposé par David Bloor dans sa Sociologie de la logique [1982]. Si la sociologie est ou doit être une science, alors il lui revient de rendre compte scientifiquement du mode de fonctionnement et du statut même de la science – entendez, des sciences dures. Auguste Comte ne disait pas autre chose. Qu’implique un tel projet ? Non pas que la sociologie se substitue à la physique ou à la chimie, bien sûr. Mais qu’elle rende compte des conditions sociales de leur plausibilité et de leur acceptation. C’est ici qu’intervient le principe de symétrie. Il ne revient pas au sociologue de se prononcer sur la vérité des propositions scientifiques – de décider par exemple si deux et deux font bien quatre –, mais d’expliquer le triomphe d’une proposition scientifique par d’autres causes que sa force de conviction intrinsèque ou par la part de vérité objective qu’elle contient.
10 On le voit, le principe de symétrie n’est pas à proprement parler relativiste – il ne dit pas « à chacun sa vérité » –, mais plutôt sceptique, au sens antique du terme : il met entre parenthèses la question de la vérité et de l’objectivité des sciences. Cette première posture avait déjà de quoi agacer sérieusement les représentants des sciences qui se veulent exactes. Mais B. Latour allait bientôt la radicaliser et accéder à la notoriété mondiale en faisant largement figure d’ennemi public numéro 1 de l’idée que les savants aiment à se faire d’eux-mêmes et de leur activité. À tort ou à raison, et en dépit de toutes ses dénégations, il représente en effet aujourd’hui, dans le champ de la science et de l’épistémologie, l’incarnation par excellence du relativisme (confondu avec le scepticisme) et du (dé)constructionnisme – l’homme que les scientifiques adorent haïr. Dans les positions sociologistes de D. Bloor, il entrait finalement une bonne part de scientisme. Projeter de rendre compte scientifiquement de la science, grâce à la sociologie, c’était encore accorder beaucoup de crédit et de foi à la science [1]. À montant total de scientificité constant, il s’agissait en somme simplement de débiter le compte des sciences de la nature pour renflouer celui des sciences sociales. Si l’entreprise de B. Latour apparaît désormais autrement plus radicale, c’est parce qu’elle ne vise à rien moins qu’à déconstruire – B. Latour n’utilise pas cette expression trop connotée, mais comment dire autrement ? – aussi bien et à la fois les idées mêmes de science, de nature ou de société en rendant manifestes leur interdépendance et la dimension problématique de celle-ci.
11 Publié en 1991, Nous n’avons jamais été modernes avait représenté la première tentative latourienne de rassembler les fils de cette remise en cause générale. Trop déconcertant, trop elliptique sur nombre de points, le livre n’a rencontré qu’un succès d’estime et n’a pas suscité de véritable débat.
12 Avec son récent Politiques de la nature, Latour nous livre une œuvre plus mûrie et plus systématique, qui permet de prendre la mesure de l’ambition et de tenter de porter une première appréciation sur une réflexion qui ne peut laisser indifférent et qu’on ne peut pas feindre d’ignorer. La tentation du silence, pourtant, n’est pas mince. Le livre, brillamment écrit, bourré de formules drôles qui font choc, bouscule, séduit, irrite. Soulève autant ou plus de questions qu’il n’en résout. Si bien qu’on est tantôt tenté d’adhérer à tout, tantôt de n’adhérer à rien. Comment faire la part des choses ?
13 Nous pouvons quant à nous d’autant moins nous dérober au travail de l’explicitation et du débat que la perspective latourienne nous semble porter à sa pointe la plus extrême l’essence de l’interrogation sociologique.
14 Que, ce faisant, sur toute une série de points majeurs, elle entre en une résonance étonnamment étroite avec nombre des positions élaborées et définies dans La Revue du MAUSS tout en laissant subsister des différences (des différends) sans doute essentielles, mais qu’il n’est pas très facile de localiser. Ou encore, pour le dire autrement, à certains égards il n’y a pas de meilleurs disciples de Marcel Mauss que B. Latour et M. Callon (même s’ils ne prétendent en rien à ce titre), mais il n’en est peut-être pas non plus qui se situent davantage aux antipodes de l’espérance éthique et scientifique qui animait M. Mauss (et le MAUSS). Telle est notre intuition à ce stade. Est-il possible de lui donner corps et contenu, et de localiser ainsi les contours d’un possible débat ? C’est ce à quoi il nous faut maintenant nous employer en tentant d’établir quelques rapides repères.
15 Pour la commodité de l’exposition et de la discussion, nous décomposerons l’argumentaire latourien en cinq séries de thèmes, les trois premières fort proches des thématiques maussiennes, et les deux autres plus irréductibles et du coup plus problématiques à nos yeux.
CINQ THÉMATIQUES
Une conception associationniste et politique du rapport social
16 Nous venons de le signaler : une des caractéristiques centrales de l’approche latourienne est que, si elle ne s’intéresse pas une seconde à l’individualisme méthodologique, elle récuse tout autant les explications holistes qui présupposent que la société préexisterait à l’action des individus. On ne peut pas expliquer la science par la société, parce que la société est tout aussi mystérieuse – réalité à expliquer – que la science elle-même. Comme l’écrit B. Latour dans un article récent :
« The existence of society is part of the problem and not the solution. “Society” has to be composed, made up, constructed, established, maintained, and assembled. It is no longer to be taken as the hidden source of causality which could be mobilized so as to account for the existence and stability of some other action or behaviour (this is at the heart of the systematic effort of actor network theory – see Callon and Latour, 1982; Law 1993). The diffusion of the terms, network (Callon 1992) and fluid (Mol and Law, 1994), shows the growing doubts about the notion of an all-encompassing society.
In one way, we are witnessing, a century later, the revenge of Gabriel Tarde over Émile Durkheim : society explains nothing but has to be explained. If it is to be accounted for, it will be, by definition, through the presence of many other little things that are not social by nature, but only social in the sense that they are associated [2] with one another [3] » [Latour, 1999, p. 113].
18 Plutôt que de société, il convient de parler de « collectif », « terme (qui) ne renvoie pas à une unité déjà faite mais à une procédure pour collecter les associations d’humains et de non-humains » [Latour, 1999, p. 351]. Symétriquement, le mot association « étend et modifie le sens des mots social et société, lesquels sont toujours prisonniers de la division entre le monde des objets et celui des sujets » [p. 350]. Il permet de passer d’« une conception du social comme prison à une conception du social comme association » [p. 56].
19 À ce stade nous ne pouvons que manifester un accord presque sans réserves puisque nous-même cherchons une voie théorique relationniste qui permette d’échapper tant aux explications par l’individu que par la société [Caillé, 1996] et que nous défendons symétriquement la thèse de la coextensivité entre don, politique et association [Caillé, 1998; La Revue du MAUSS, 1998] entendus comme moments matriciels du rapport social. Seule fait sans doute problème, d’emblée, l’extension du principe associatif aux « choses », qui est, il est vrai, centrale dans la problématique de Latour.
La définition du rapport social comme intrinsèquement symbolique
21 Il peut sembler étrange et contrefactuel d’attribuer à Latour une conception symboliste du rapport social puisqu’il récuse avec une certaine violence l’emploi même du mot, stigmatisant « les fantômes usuels des sciences sociales : symboles, représentations, signifiants et autres inexistences de la même farine qui ne tiennent jamais que par contraste avec la nature réservée aux sciences naturelles » [p. 119]. Néammoins, il ne se prive pas lui-même de faire un grand usage du terme de représentation. Mais il est vrai qu’il a alors en tête l’image de la représentation politique, et non pas les représentations collectives de Durkheim ou des psychologues sociaux. L’idée centrale de toute son œuvre – de son dernier livre en tout cas –, son idée épistémologique sans doute la plus forte et la plus synthétique, est qu’il n’y a pas de réalité sans représentation. On voit bien l’enjeu. L’épistémologie classique présuppose qu’il y a d’une part, le monde des choses, des objets de la nature, et de l’autre, celui des sujets et des représentations. Comment obtenir l’adéquation entre ces deux mondes que l’on a prélablement disjoints, désignant et opposant ainsi une sphère qui serait celle du réel et une autre son pâle reflet ? Telle est la question – de l’adequatio rei et intellectu – que chaque épistémologie tente de résoudre, chacune à sa manière. Or cette question est mal posée, suggère Latour, puisque la nature, les objets, le réel ne se manifestent jamais en tant que tels mais sont toujours-déjà représentés. De même, expliquait récemment un Alain Roger [1997], il n’existe pas de paysage naturel [5]. La nature est toujours-déjà construite et informée par la culture. Nous n’entendons ou ne voyons jamais le réel, la nature ou les choses en personne, mais toujours et uniquement ceux qui parlent en leur nom, leurs porte-parole, leurs représentants. Et de ce point de vue, les sciences de la nature ne s’écartent pas des autres. Le microbiologiste ou le microphysicien qui parlent bactéries ou particules élémentaires ne sont pas différents des hommes politiques qui invoquent le peuple, le prolétariat, les exclus, les émigrés ou les homosexuels. « Les blouses blanches ont inventé des appareils de phonation qui permettent aux non-humains de participer aux discussions des humains » [p. 104].
22 Plutôt que de continuer à fantasmer un possible accès direct aux choses, au réel même, mieux vaut assumer le fait radicalement et en tirer toutes les conséquences jusqu’à la reconnaissance pleine et entière de la nature politique de l’activité scientifique. Politique puisque représentative. Car,
« il n’y a pas deux problèmes, l’un du côté de la représentation scientifique et l’autre du côté de la représentation politique, mais un seul : comment s’y prendre pour faire parler par eux-mêmes ceux au nom desquels on va parler ?» [p. 108-109].
24 Ce n’est pas que la nature, les natures plutôt, n’existe(nt) pas; mais elle(s) n’existe(nt) pour nous et pour la science que représentée(s).
« Où se trouve donc dorénavant la nature extérieure ? Elle est bien là : soigneusement naturalisée, c’est-à-dire socialisée dans l’intérieur même du collectif en voie d’expansion. Il est temps de la loger de façon enfin civile en lui construisant une demeure définitive et en lui offrant non pas le simple slogan des premières démocraties : “Pas d’impôt sans représentation !”, mais une maxime plus ambitieuse et plus risquée : “Pas de réalité sans représentation !”» [p. 178].
26 Or, à suivre le fil de cette argumentation, on ne peut qu’être frappé par sa parfaite symétrie avec ce que les deux meilleurs interprètes actuels de l’œuvre de Marcel Mauss, Bruno Karsenti [1994,1997] et Camille Tarot [1996,1999], jugent être la découverte propre de Marcel Mauss. Non pas seulement, comme le pensait déjà Durkheim, ou même Marx et tant d’autres, que les représentations collectives, les valeurs, les symboles, etc., jouent un rôle important, voire décisif dans l’action des hommes vivant en société. Mais, bien plus profondément, et pour le formuler dans les termes de C. Tarot, qu’il n’y a pas d’un côté, le réel social objectif et/ou matériel, et de l’autre, les représentations et le symbole, mais que le rapport social est intrinsèquement symbolique. Et c’est justement parce que la relation sociale n’existe que symbolisée, donnée à voir et à raconter, que les rapports sociaux peuvent et doivent être compris comme des rapports de traduction réciproque (le sociologue apparaissant en droit comme le traducteur le plus précis et le plus polyglotte à la fois). Lue dans cette perspective, l’anthropologie des sciences latourienne apparaît comme une généralisation et une extension de la thèse maussienne de la texture intrinsèquement symbolique du rapport social au monde de la nature et des sciences de la nature. Dans quelle mesure cette généralisation est-elle légitime ? Voilà ce qu’il nous faudra déterminer.
Une théorie démocratique de la science
27 De même qu’il faudra apprécier la portée d’un des autres thèmes majeurs de B. Latour : le souci d’étendre le principe démocratique au-delà de la sphère des relations entre les humains. Le maître mot de Politiques de la nature est sans doute celui-ci : « Je ne demande qu’une minuscule concession : qu’on étende la question de la démocratie aux non-humains » [p. 294].
28 Ici encore, on le voit, il y a deux questions distinctes. La première est celle de savoir dans quelle mesure l’activité scientifique doit être pensée et jugée selon les canons de la démocratie. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, tel est le sous-titre de l’ouvrage sur lequel nous concentrons ici la discussion. La question est au minimum légitime. Et pour notre part, nous serions prêt à accompagner B. Latour assez loin dans cette démarche qui, conformément aux formulations du jeune Marx, revient à faire de la démocratie l’énigme résolue de l’histoire. Plus que dans une hypothétique communauté communicationnelle appélo-habermassienne ou dans le retrait encore plus improbable derrière un fantasmatique voile d’ignorance rawlsien, c’est bien dans le modèle d’une démocratie agonistique qu’il paraît raisonnable en effet – raisonnable et non pas rationnel – de chercher le critère normatif ultime en ce qui concerne les affaires humaines. Encore faut-il se mettre d’accord sur une théorie de la démocratie, et pour cela au moins l’amorcer. Ce qui suppose sans doute d’assumer la thèse de la coextensivité entre association (ad-sociation), don, politique et démocratie [6], et de comprendre comment la démocratie représente la face explicite et réflexive du politique, de l’engendrement politique des sociétés [Caillé, 1993].
29 Mais admettons même que ce travail de conceptualisation de la démocratie soit plus avancé qu’il ne l’est; il resterait à affronter la seconde question soulevée par la « minuscule concession » demandée par Latour : étendre la démocratie aux non-humains. Et aux sciences. Pour réaliser cette extension, il faut mettre en avant ce qu’humains et non-humains ont en commun, qui est selon Latour de « faire des propositions ». Les acteurs, humains ou non-humains, font des « propositions ».
« Nous allons dire qu’une rivière, un troupeau d’éléphants, un climat, el
Niño, une commune, un parc présentent au collectif des propositions […]
(au sens de) “j’ai une proposition à vous faire”» [p. 124-125].
31 Or une telle extension ne va nullement de soi. Autant il est plausible de soutenir que, sous certaines conditions, il n’existe pas de meilleure manière de régler les affaires humaines que le mode démocratique, autant il ne saute pas aux yeux que la science et la nature soient solubles dans la démocratie. Que la proposition 2 + 2 = 4 ou la théorie de la relativité doivent être adoptées par un vote à la majorité. Ou alors, il faut préciser à quelles conditions cette entrée des sciences en démocratie est envisageable. Par une défétichisation de la science d’une part, et par une révolution « constitutionnelle » de l’autre, propose B. Latour. Nous touchons ici au cœur technique de l’argumentation latourienne.
Une approche (dé)constructionniste ?
32 C’est à bon droit, en un premier sens, que B. Latour proteste avec véhémence contre les imputations de constructionnisme sociologique qui lui sont habituellement adressées :
« Nous prétendons échapper à ce choix comminatoire : ou bien la réalité du monde extérieur, ou bien l’enfer du social. Une telle trappe ne peut tenir qu’à la seule condition que personne n’examine à la fois l’idée de science et celle de société, que personne ne doute simultanément de l’épistémologie et de la sociologie » [p. 31].
34 Et de réfuter vertement l’idée que « la nature n’existe pas » puisqu’il s’agit d’une « construction sociale » [p. 51]. Notre problème, ajoute-t-il,
« n’est pas de prendre place dans le débat qui va permettre de mesurer la part respective de la nature et de la société dans les représentations que nous en avons, mais de modifier la conception du monde social et politique qui sert d’évidence aux sciences sociales et naturelles » [p. 53].
36
Et en effet, Latour ne met nullement en doute
l’irréductibilité du réel et des faits naturels aux discours que tiennent sur
eux leurs « représentants » patentés, les savants. Au contraire, même
:
« Qui parle en
effet, demande-t-il, dans le laboratoire, par l’instrument, grâce au montage
des appareils, au sein de l’assemblée savante ? Sûrement pas le
savant lui-même […] personne ne dit que les blouses blanches parlent seules à propos de choses muettes » [p. 104].
38 Bref, dans les laboratoires, ça parle, le non-humain parle et manifeste son existence à tel point qu’il est toujours permis de douter de la qualité des traducteurs et des représentants. D’où vient cependant l’impression irrésistible que Latour s’inscrit malgré tout au sein de la galaxie postmoderne, constructionniste/déconstructionniste ? Sans doute au fait que la posture constructiviste est bien effective chez lui, même si elle ne s’applique pas là où on l’attend tout d’abord. Pas au monde naturel, celui des non-humains.
39 Mais au monde humain lui-même. Ou plutôt au monde occidental.
40 Il ne faudrait pas beaucoup forcer la lecture pour trouver chez Latour l’idée que seule la culture occidentale, au moins depuis l’allégorie platonicienne de la caverne, s’ordonne à partir d’une cartographie conceptuelle intrinsèquement problématique et fautive. Tout le mal, c’est-à-dire au bout du compte le refus de la démocratie, viendrait de la division du monde en deux sphères : celle de la nature, des faits, des objets, du réel, de la raison, de la science définie justement par son application à ce seul domaine, et de l’autre la sphère des choses humaines, celle des sujets, des opinions vagues et sans fondement, la sphère en un mot de la démocratie et du politique.
41 L’effort de cette écologie politique sur laquelle Politiques de la nature entend déboucher – en déconstruisant, paradoxalement, l’idée de nature et l’espoir de la sauver par la science – passe tout entier par la mise en communication de ces deux sphères que la tradition métaphysique a voulu conserver hermétiquement séparées et closes sur elles-mêmes alors que les sociétés autres ne procédaient pas à cette scission entre les sujets et les choses, ou entre le social et le naturel [7].
42 Or, ici encore, on se trouve dans une extrême proximité avec des positions maussiennes, mais poussées à l’extrême limite et rendues problématiques. Allons à l’essentiel : les oppositions stigmatisées sont-elles purement et simplement arbitraires, simples constructions imaginaires contingentes ?
43 Il serait tentant de poser en effet avec Marcel Mauss que ce qui caractérise les cultures, c’est justement leur côté arbitraire, ce qu’il appelle la « modalité » (telle manière de table, telle façon de nouer sa cravate, etc.). Mais tout dans les catégories de l’entendement se réduit-il à la culture et à l’arbitraire ? Ou encore, autre manière de formuler la question : nous-même, étonné autrefois de la place structurante occupée au sein de la pensée occidentale par ce que nous appelions la figure de la dichotomie, avons tenté de montrer comment la place de l’économie y était dessinée et construite par un ensemble de dichotomies – des fins et des moyens, du sacré et du profane, du noble et du vulgaire, des faits et des valeurs, etc. – et avons suggéré qu’on ne parviendrait à une conception adéquate de l’économique qu’en s’affranchissant du poids de ce binarisme hypostasié [Caillé, 1974, 1986]. Il resterait tout un travail à effectuer pour élucider le rapport entretenu par cet imaginaire dichotomique avec la pensée utilitariste [8].
44 Un tel travail prendrait nécessairement appui sur les salutaires mises en doute opérées par Latour. Mais il apparaît en définitive trop simple d’imputer à un arbitraire incompréhensible, ou, pire encore, à une sorte de perversion inhérente à l’Occident, le triomphe de ces oppositions conceptuelles.
45 Sauf à postuler que les philosophes qui les ont produites, nourries et alimentées, auraient été de bien mauvais traducteurs de la demande de sens présente dans la société de leur temps – dans la nôtre encore –, de purs affabulateurs, il faut bien trouver une raison d’être à l’émergence et à la pérennité de ces catégories. Mieux : si, comme nous venons de le suggérer, il existe un lien entre l’hégémonie de la pensée utilitariste et celle de la métaphysique scientiste-naturaliste, alors force est de reconnaître qu’il en existe un aussi avec la démocratie. N’est-ce pas à travers l’utilitarisme moderne (depuis la fin du XVIII ) que se sont inventées les démocraties e modernes ? Concluons provisoirement : il est pleinement légitime, dans le souci d’approfondir l’exigence démocratique, d’entreprendre de dialectiser les grandes dichotomies qui ont accompagné la genèse de la modernité et sa légitimation. Mais il serait sans doute dangereux de faire comme si, pures coquecigrues, elles n’avaient pas eu une certaine raison d’être et qu’on puisse s’en dégager d’un revers de main. Comme si on pouvait changer de « constitution » métaphysico-politique comme de chemise.
D’un bicaméralisme épistémologique l’autre
46 Le mythe platonicien de la caverne, expose à de nombreuses reprises Latour, nous enferme depuis près de 2 500 ans dans une sorte de bicaméralisme, dans un régime épistémologique constitutionnel à deux chambres.
47 Dans l’une, uniquement concernée par les choses de la nature et par l’objectivité, on ne discute pas, on démontre rationnellement. Ou au moins le croit-on. C’est la chambre consacrée à la science. Dans l’autre, règnent les opinions et l’agitation futile des hommes. En excluant du débat démocratique ce qui doit ressortir uniquement au domaine des faits et de la science, ce bicaméralisme, appuyé sur « la police épistémologique », restreint d’entrée de jeu et systématiquement le champ ouvert à la démocratie. Définissons la science, nous propose B. Latour, comme « la politisation des sciences par l’épistémologie afin de rendre impossible la vie politique ordinaire en faisant peser sur elle la menace d’une nature indiscutable » [p. 22]. On a déja dit comment Politiques de la nature se propose de rompre les digues en faisant sauter le verrou que constitue l’évocation rituelle et incantatoire de la science et de la nature. Une première rupture est opérée par la simple pluralisation des signifiants majeurs. N’évoquons pas, nous conseille Latour, la science mais des sciences, pas la nature mais des natures, pas la société mais des collectifs en nombre inconnu (« nous ne savons pas du tout s’il existe un seul collectif, trois, plusieurs, soixante-cinq ou une infinité » – p. 94). C’est le singulier qui est au fond coupable. « Toute la puissance de cette expression vient de ce qu’on l’utilise toujours au singulier : la nature » [p. 46]. « Depuis le mythe de la Caverne, c’est l’unité de la nature qui en produit tout le bénéfice politique » [p. 47]. Débarrassons-nous de l’opposition classique du sujet et de l’objet (ou des objets), et remplaçons-la par celle des humains et des non-humains.
48 Cette opération de pluralisation, limitée à elle-même, se révélerait toutefois insuffisante. C’est le mode de séparation institué entre les faits et les valeurs, traduction immédiate de la scission entre la nature et la culture, qu’il faut attaquer à la racine en redistribuant les tâches d’enregistrement et d’évaluation sur un mode différent. La plus grande partie de Politiques de la nature est consacrée à la description d’un bicaméralisme épistémique nouveau, capable d’effectuer ce travail sans retomber dans l’interdit de la politique et de la démocratie sur lequel reposait l’ancienne constitution.
49 D’un bicaméralisme qui, en politisant le naturel, cesserait de naturaliser le social.
50 Distinguons donc deux chambres à nouveau, suggère Latour, une chambre haute et une chambre basse, chacune chargée d’une tâche principale sub-divisée en deux tâches essentielles. La première, la chambre haute, aurait pour tâche de répondre à la question « combien sommes-nous ? », en ne distinguant pas a priori au sein de ce nous entre humains et non-humains.
51 Il s’agit ici de faire droit au plus grand nombre d’existences possibles (car tout déni d’existence se paie cher tôt ou tard). Ou encore : la tâche de la chambre haute est de repérer qui fait des propositions.
« “Je cause une maladie mortelle et imprévue”, disent ce virus et ses virologues; “je pollue particulièrement vite ces rivières”, disent cet engrais miracle, ses fermiers et ses pétrochimistes; […] “Je paye et pourtant mes desiderata ne sont pas pris en compte”, disent ce consommateur et ses moyens de calcul; “je propose de modifier encore plus profondément la cosmologie”, disent cette soucoupe volante et ses soucoupistes; “je noue et dénoue l’aiguillette”, disent ce fétiche et son féticheur » [p. 226].
53 Suggérons une formulation qui ne se trouve pas chez Latour, et disons que cette première chambre, la chambre haute, exerce un pouvoir de distinction/différenciation, ou encore de disjonction. Elle pose la question du nombre d’existants distincts qu’il convient de prendre en compte. Selon Latour, la réponse à cette question se déploie en conformité avec deux exigences : une exigence de réalité extérieure (disons une exigence d’acceptation de la réalité extérieure) et une exigence de pertinence. Cette seconde exigence implique qu’on ne ferme pas trop vite la liste des traducteurs et des représentants pertinents, autorisés à parler au nom de cette réalité extérieure. Le problème est de produire et de susciter des « témoins fiables ».
« On veut répandre dans les champs des Suisses des OGM ? Très bien. Qui doit en juger ? Les Suisses probablement. Les usagers des drogues illicites attachent à leurs drogues une importance telle qu’ils préfèrent en mourir plutôt que s’en passer ? Soit. Qui doit en juger ? Pourquoi pas les drogués ?
En tout cas, ils ne peuvent pas ne pas siéger au jury. Les saumons désertent les rivières de l’Allier et boudent les échelles placées sur ses barrages. Qui doit en juger ? Mais les saumons, bien sûr; en tout cas ils doivent participer au jury […] » [p. 228].
55 On voit comment au sein de cette première chambre se retrouve une première composante de l’ancienne distinction des faits et des valeurs, mais organisée différemment (« combien de différences ?», question de fait; « qui est habilité à parler en leur nom ?», question d’évaluation).
56
Le complément de cette distinction est à retrouver au sein de
la seconde chambre, que Latour nomme la chambre basse. Celle-ci pose la
question :
pouvons-nous vivre ensemble ?, ou encore : quel ordre faut-il
trouver à ce monde commun formé par l’ensemble des nouvelles et des anciennes
propositions ? La première exigence mise en œuvre au sein de cette assemblée
est d’effectuer « un travail explicite de hiérarchisation par compromis et
arrangement » (qui permette d’encaisser, si l’on ose dire, la nouveauté des
êtres que le travail de prise en compte mené par la première chambre risquerait
de multiplier). Cette exigence est une exigence
de publicité. Elle s’organise autour des anciens jugements de
valeur. Par ailleurs, poursuit Latour, il faut savoir clore un débat.
« Une fois la discussion close et la hiérarchie établie, on ne doit plus la rouvrir […] Sans cette exigence d’institution, la discussion ne se fermerait jamais, et l’on ne parviendrait plus à savoir dans quel monde commun, évident, sûr, devrait se dérouler la vie collective. Telle est l’exigence de clôture de la discussion. »
58 C’est elle qui produit ce qui va être temporairement reconnu comme un ensemble de « faits ». Dans cette conception, ces derniers n’apparaissent plus comme les briques indiscutables de la réalité naturelle, mais comme le résultat d’une hiérarchisation politique provisoire des « propositions ».
59 Non plus tant faits que « faitiches ».
60 Nous en savons désormais suffisamment sur l’élaboration latourienne pour tenter de faire un premier point et de lister ce qui force l’assentiment, ce qui rend perplexe et ce qui ne paraît pas recevable. Peu à peu, en effet, à lire Latour, on en vient à se demander si le souci légitime de développer une conception associationniste, démocratique et politique de la science n’aboutit pas en fin de compte, faute de respecter certains garde-fous, à penser la société sur le modèle d’un gigantesque laboratoire grandeur nature (ou grandeur société) dans lequel le seul principe légitime qui subsiste est celui de l’expérimentation permanente et indéfinie.
PERPLEXITÉS
Un bicaméralisme introuvable
61 Dans l’idéal, la discussion devrait pouvoir se concentrer sur le modèle du bicaméralisme nouveau dessiné par B. Latour puisque c’est lui qui condense et synthétise l’ensemble de ses formulations. Or sa complexité décourage. Nous n’avons en effet donné ici que les rudiments de la nouvelle constitution projetée, et fait grâce au lecteur des multiples subtilités qui viennent s’y ajouter au fil des pages. Pour un résultat au bout du compte décevant, au moins en l’état. Le sens de l’allégorie platonicienne de la caverne n’était pas précisément limpide. Mais on ne voit pas trop non plus quelle signification il convient d’attribuer au projet constitutionnel latourien. On ne peut que souscrire à l’ambition de surmonter la dichotomisation des jugements de fait et des jugements de valeur [9], de mettre à mal l’arrogance scientiste et d’ouvrir au débat ce qu’elle veut en extraire. Mais est-il besoin pour cela d’élaborer une allégorie constitutionnelle dont le statut ne saute nullement aux yeux ? En particulier, on ne saisit pas si elle prétend décrire un fonctionnement effectif de l’institution scientifique déjà à l’œuvre dans les faits ou si elle entend définir normativement un idéal épistémologique démocratique. Plus profondément, on ne perçoit pas l’idée force qui anime cette élaboration. Rien de comparable par exemple, et quoi qu’on en pense par ailleurs, avec la simplicité du principe rawlsien qui force à poser la question de la justice du point de vue des plus mal lotis, ou de l’idéal habermassien d’une communication non faussée. Au sein de chaque chambre, nous dit Latour, une des exigences renverrait aux anciens jugements de fait (l’exigence de réalité d’une part, et celle de clôture de l’autre) et l’autre aux jugements de valeur (exigence de pertinence et exigence de publicité).
62 En fait, on voit mal en quoi l’exigence de pertinence, qui enjoint d’entendre le plus de témoins fiables possible, déroge au requisit empiriste classique d’avoir à rendre compte de toute la réalité. Toute la question, comme le note Latour, est de savoir qui l’on va réputer être un témoin ou un représentant pertinent. Il pourrait sembler que ce travail de légitimation et de certification incombe à la chambre dite basse, celle qui pose la question « pouvons-nous vivre ensemble ?». Or, pas du tout. Latour nous explique en effet que la première chambre doit travailler dans l’indépendance totale par rapport à la seconde. Elle ne peut remplir sa fonction, dit Latour,
« qu’à la condition que règne avec la chambre basse la plus stricte séparation des pouvoirs. Personne ne doit lui imposer la restriction suivante :“Ces nouveaux êtres sont-ils compatibles avec l’existence réglée du collectif ?”» [p. 224].
64 Mais ne rebascule-t-on pas ainsi en fait dans la dichotomie des faits et des valeurs par refus de hiérarchiser les témoins, les experts, les représentants et les propositions, tous posés comme équivalents parce que du côté des faits et de la réalité ? Comment décider en effet de la pertinence relative des divers porte-parole puique seule la chambre basse est habilitée à hiérarchiser ? Ne retrouve-t-on pas ici, curieusement et malgré les proclamations en sens contraire, un certain positivisme ? ou plutôt un positivisme anarchiste, qui postule qu’il y aurait une sphère des faits (des propositions) parfaitement insensible aux jugements de valeurs – ceci pour le positivisme –, mais que ces faits n’ont pas à être établis par ceux qui en ont usuellement le monopole – les experts, les savants –, mais en fin de compte par tous ceux qui prétendent avoir leur mot à dire – cela pour l’anarchisme ? Anarchisme redoublé par le fait qu’il n’est pas suggéré un seul instant que les savants puissent se voir reconnaître une compétence plus grande que celle des béotiens. La discussion est close par la chambre basse, qui institue ce qui sera admis comme « faits ». Mais comme la chambre haute n’a pas à connaître des décisions de la chambre basse, les faits institués ne sont pas ici pertinents. En un sens, c’est donc comme s’ils n’existaient pas.
65 Cette dissymétrie entre les deux chambres doit nous alerter. La seconde délibère à partir des propositions retenues par la première. Mais la chambre haute (pourquoi est-elle dite « haute »?) a comme le devoir d’être parfaitement indifférente aux décisions de la chambre basse. La tâche de cette dernière cependant n’est pas mince. Celle de la chambre haute, disions-nous, consistait en un travail de différenciation, ou de disjonction. Celui de la chambre basse est un travail qu’on pourrait dire de conjonction/agrégation.
66 Puisque, rappelons-le, il s’agit d’établir la plus vaste alliance possible entre humains et non-humains, cette chambre a pour tâche de dire avec qui l’alliance est possible, avec qui elle ne l’est pas.
67 « Le travail de hiérarchisation propre à la chambre basse peut se présenter de façon simplifiée comme la recherche d’une liste d’entités rangées par ordre d’importance du plus amical au plus hostile » [p. 237]. À la différence du modernisme, on ne dénie à aucune entité son existence. Simplement, on dit à certaines : « Dans les scénarios essayés jusqu’ici, il n’y a pas place pour vous dans le monde commun, sortez, vous êtes devenus nos ennemis » [p. 239]. L’usage de cette disjonction amis/ennemis, empruntée à Carl Schmitt, penseur marqué comme réactionnaire s’il en est, laisse entendre que pour Latour la communauté, le collectif ne peuvent se former que sur le mode passablement régressif d’une opposition entre nous et les autres.
68 Dès lors, on comprend mieux le rôle du modèle bicaméral rénové. Bien au-delà d’une redistribution de certains problèmes épistémologiques classiques, il s’agit au fond de faire droit à des pulsions politiques parfaitement opposées : au « progressisme » anarchiste déconstructionniste d’un côté, et à un certain traditionalisme communautaire (par exemple, celui qui valorise les sociétés extra-occidentales) de l’autre.
69 Mais des deux aspirations politiques, on voit bien laquelle selon Latour doit l’emporter et pourquoi la chambre haute est dite telle et doit délibérer dans le mépris total des décisions de la chambre basse. C’est que seule est morale en définitive la reconnaissance de l’existence de nouvelles propositions et de nouveaux existants.
« Les fondements ne se trouvent pas derrière nous, en dessous de nous, au-dessus de nous, mais devant : c’est notre avenir de les rattraper, en plaçant le collectif en état d’alerte pour enregistrer le plus rapidement possible l’appel des exclus qu’aucune morale n’autorise justement plus à exclure définitivement. Toute expérience produit des arriérés qu’il faudra, un jour ou l’autre, payer. Nous ne serons jamais quittes. Il y aurait du péché à suspendre la courbe d’apprentissage pour de bon, y compris au nom de principes moraux intangibles qui définiraient l’humain, une fois pour toutes et hors procédure. L’humanisme aussi doit devenir expérimental » [p. 262].
71 Et B. Latour de conclure, dans une formule qui explique parfaitement le privilège accordé à la chambre haute : « Comparé à ce but magnifique, chaque collectif apparaît étriqué, ignare, clos » [p. 263].
72 Les scientifiques soupçonnent Latour de vouloir dissoudre la science dans la sociologie. Les sociologues, ou même simplement les humanistes non expérimentaux, pourraient tout autant s’alarmer de le voir dissoudre la sociologie, le rapport social et l’humanité dans la science et dans la technique (pour ne pas dire dans les technosciences). C’est ici que la proximité avec les positions maussiennes se fait sans doute divergence et que – inquiétés par les conclusions possibles ou probables [10] de la démarche –, il nous faut reprendre à nouveaux frais l’examen des propositions latouriennes avec lesquelles nous sympathisions, en vue de localiser le point à partir duquel il semble difficile de les suivre.
Des associations auto-destructrices
73 La formation du lien social peut-elle être correctement pensée, et jusqu’où, dans le registre de l’association, ou pour mieux dire de l’adsociation, de la Vergesellschaftung ? Nous avons assez indiqué que telle nous semblait être largement la voie à suivre. À la condition toutefois de ne pas oublier le poids, considérable, de l’association déjà instituée, et de bien mesurer la part respective qui revient dans le travail ad-sociatif au travail vivant et au travail mort. Le mérite de la perspective associationniste est de rappeler que les institutions sont le résultat d’un travail ad-sociatif passé (quand elles ne sont pas le fruit de la violence), certainement pas de faire comme si le passé et l’institué étaient et devaient être dépourvus de toute consistance. Mais B. Latour serait sans doute d’acord sur ce point, puisqu’il écrit que « si on doit se débarrasser du projet moderniste “science-société”, ce n’est assurément pas pour retomber sur l’apologie postmoderne des réseaux, des fluides et du fragmentaire [11] » [Latour, 2000, p. 120].
74 Non, le vrai problème porte sur la question de savoir si le principe associatif, si l’alliance peut jouer avec les non-humains. Et, symétriquement, de décider si vraiment l’opposition du monde des hommes et de celui des objets doit être réputée définitivement caduque. À l’appui de sa thèse, Latour peut sembler en droit de faire valoir un vaste matériau anthropologique et l’autorité de Marcel Mauss lui-même. Les sociétés sauvages ne font-elles pas alliance avec les animaux, avec la forêt, avec les étoiles ? Ne recon-naissent-elles pas dans le tréfonds de la chose donnée la présence d’un esprit, l’esprit du donateur, qui interdit d’avaliser la scission, instituée tardivement, à Rome, entre les personnes et les choses ? Oui, mais c’est justement et seulement dans la chose donnée que l’esprit du sujet donateur se manifeste. Pas dans n’importe quelle chose. Généralisons. La société sauvage, disons plutôt la société première, pense effectivement son rapport au monde et au cosmos à travers la figure de la guerre et de l’alliance ; mais elle ne passe d’alliance, elle ne s’associe qu’avec les êtres auxquels elle reconnaît suffisamment de personnalité et de subjectivité pour être capables d’entrer dans une relation de don et de contre-don.
75 Allons plus loin. Donner en vue de transformer les ennemis en alliés est toujours passé par un sacrifice de l’utilitaire, par l’affirmation de l’irréductibilité des êtres vivants, des vrais sujets, à leur statut de chose inerte et fonctionnelle. Latour propose au contraire de faire entrer les objets dans les frontières du collectif et de leur conférer autant de droits qu’aux sujets.
76 D’en faire des partenaires de l’alliance au même titre que les humains. Résumons en grossissant le trait : la société première pratiquait l’alliance à travers le don et le sacrifice de la matérialité des objets en vue de produire des sujets pleinement humains (« nous les hommes ») singuliers. Latour propose de généraliser ce modèle de l’alliance en l’étendant à l’intégralité du monde des non-humains, y compris les objets, sans aucune considération de don. D’un côté, l’alliance avec don mais sans objets; de l’autre, l’alliance avec les objets mais sans don. S’agit-il vraiment de la même association ?
77 Et le principe associatif ne doit-il pas voler en éclats dans ces conditions ?
78 Car que pouvons-nous attendre de choses et de non-humains qui ne s’engagent à rien, et certainement pas à réciproquer en quoi que ce soit ? N’est-ce pas l’humain qu’on s’apprête à leur sacrifier au nom d’un humanisme expérimental ?
Tout est symbolique… mais à des degrés divers
79 M. Mauss, montrent B. Karsenti et C. Tarot, reconnaît pleinement, pour la première fois, la nature intrinsèquement symbolique de la réalité sociale.
80 Mais une fois cette reconnaissance effectuée, il n’en reste pas moins vrai que certaines réalités, certains faits sont plus matériels que d’autres. Le territoire, l’espace, le nombre d’habitants, les bâtiments, etc., tout cela, M.Mauss le fait entrer sous la rubrique durkheimienne de la « morphologie sociale » [Fixot, 1998]. Le réel matériel ne vient pas avant le symbolisme, il ne sub-siste pas à côté de lui comme une nature ou une quasi-nature, mais, dans les limites du symbolisme institué, il n’en existe pas moins avec son irréductibilité propre. L’opération latourienne consiste au contraire à étendre tout d’abord (démesurément) le principe associatif proprement social à l’ensemble de l’ancien monde réputé jusque-là appartenir à la nature – à socialiser la nature pour mieux dénaturaliser le social –, à poser que les divers fragments de cette réalité élargie sont équivalents en ceci qu’aucun n’accède à l’existence reconnue sans représentation, pour finir par déduire qu’il n’y a donc aucune différence de statut à attribuer aux divers porteparole et représentants des différentes sphères de la réalité, supposées toutes équivalentes entre elles. La seule différence maintenue est celle qui sépare les humains des non-humains, mais elle ne produit aucune conséquence, ni épistémologique ni politique, puisque tous, humains et non-humains, s’équivalent en fait et en droit.
81 C’est en définitive ce démocratisme élargi aux objets et à la nature, cet anarchisme épistémologique, qui explique l’allure déconcertante et paradoxale de nombre de formulations latouriennes. Or on voit mal comment on pourrait se passer de procéder à quelques distinguos évidents. Si l’on veut déterminer la place possible d’une sociologie – et de la société proprement humaine –, on doit au minimum partir des quatre « propositions » suivantes : il y a des entités du monde inanimé; il y a des êtres vivants non humains; il y a des êtres vivants humains; il y a des signes. Jusqu’à plus ample informé et jusqu’à présent, les sociétés humaines se sont forgées dans le cadre de la troisième proposition (« il y a des êtres vivants humains et des relations entre eux »), en entretenant des relations avec les trois autres sphères et en ménageant une place en leur sein à leurs représentants.
82 Court-circuiter ces différences en posant qu’il n’y a que des collectifs au sein desquels les relations des quatre ordres différents seraient en fait identiques, au mieux ne contribue guère à clarifier les discussions, et, au pire, fait le lit de la décomposition du rapport proprement social sous prétexte de le généraliser.
83 Avant d’entrer plus avant dans ce soupçon, observons que non seulement Latour ne fait aucun droit à la différence entre êtres inanimés et animés –également rangés sous la rubrique du non-humain –, mais qu’il ne dit absolument rien du quatrième ordre que nous venons d’identifier en écrivant « il existe des signes [12] ». Or la question du statut des signes n’est pas mince. Et moins encore si on y inclut celle du statut des symboles, des images et des concepts. Si l’on entend en effet repenser la sociologie sur le modèle d’une traductologie généralisée – et pourquoi pas ? –, montrer la façon dont les divers représentants de la réalité s’efforcent de traduire les propos plus ou moins intelligibles de leurs représentés divers et respectifs, il semble difficile de se passer d’une appréciation des pouvoirs du signe, de ce qui en lui dénote et de ce qui connote, et d’échapper à une théorie de la traduction.
84 Sur tous ces points, la littérature est immense. Il n’est pas certain qu’on puisse faire indéfiniment comme si elle n’existait pas. Sauf à postuler – toujours l’anarchisme – que tous les représentés et toutes les représentations se valent parce que tout cela au fond n’aurait pas d’importance. Parce que la démocratie n’a pas vraiment l’importance qu’on croyait lui voir attribuée.
Une démocratie autoréfutante
85 Le propos de Politiques de la nature est de faire entrer les sciences en démocratie. Mais un des effets pervers probables de l’opération est peut-être de faire disparaître du même coup la démocratie elle-même, de la même manière qu’à distendre à l’infini le concept d’association, on le rendait introuvable. Chantal Mouffe [2000] montre très bien comment l’idée moderne de démocratie consiste dans la liaison instable entre deux modèles irréductibles : le modèle libéral de la délibération infinie d’une part, et la référence à un peuple, à un demos de l’autre. Aussitôt qu’on se débarrasse d’une de ces composantes – soit qu’on vise un libéralisme sans le peuple, soit qu’on fantasme un peuple sans libéralisme –, on sort du champ de la démocratie.
86 Or, dans la conception latourienne, le principe d’ouverture à l’infinité du débat est à coup sûr respecté, voire exacerbé, mais on voit mal quel peuple est susceptible de subsister ni, plus généralement, quel sujet humain serait susceptible de survivre longtemps au fait d’être placé par principe sur le même plan que n’importe quel électron, amibe, virus ou clé à mollette.
87 La seule morale qui semble subsister au terme de la (dé)construction latourienne est celle de l’ouverture permanente à l’infinité du pensable et du faisable. Traduisons : tout ce qui peut être fait, techniquement, doit l’être.
88 Rien ne saurait ni ne devrait s’opposer à l’extension indéfinie des biotechnologies. On aura reconnu là le principe de Gabor, qui résume l’illimitation technicienne. C’est contre cette absence de limite, cette ubris, que les écologistes se battent. Au moins en principe. N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à se réclamer de l’écologie politique pour in fine accréditer tendanciellement des objectifs qui se situent aux antipodes de ceux des écologistes en chair et en os ?
89 Ne glosons pas sur le fait que Latour se déclare désormais bien au-delà de l’opposition de la droite et de la gauche.
« Que faire, écrit-il, de la gauche et de la droite si le progrès consiste à aller, comme nous l’avons vu, de l’intriqué au plus intriqué, d’un mélange des faits et des valeurs à un mélange encore plus inextricable ? si la liberté consiste à se trouver non pas quitte d’un nombre plus grand d’êtres, mais attaché à un nombre toujours plus grand de propositions contradictoires ? […] si la république devient une forme à la fois très ancienne et très neuve de parlement des choses ? » [p. 299].
91 Un parlement des choses, oui, c’est bien de cela qu’il semble s’agir.
92
Quelle démocratie y survivrait [13] ?
La question se pose d’autant plus que la seule force concrète
d’illimitation actuellement à l’œuvre, celle qui potentialise en dernière
instance la science et la technique, est celle du marché globalisé. Or, en
dépit de quelques lignes embarrassées dans lesquelles B. Latour entend
distinguer entre un État libéré du fétichisme de la science et un État libéral,
on ne voit pas ce que ces Politiques de la
nature auraient en définitive à objecter à l’ultralibéralisme. On
voit trop au contraire quel renfort ce dernier peut y trouver.
93 Ainsi s’expliquent peut-être les pages passablement énigmatiques consacrées à l’économie. À les lire, on croirait presque que, là où toutes les sciences sont appelées à confesser leurs limites, leur arbitraire, leur facticité, seule l’économie conserve une dignité éminente.
« Si l’on mesure un instant l’immense difficulté des tâches de hiérarchie et d’institution, écrit Latour, on comprend sans peine la contribution capitale des économisateurs, puisqu’ils vont permettre de donner un langage commun à l’ensemble hétérogène des entités qui doivent former une hiérarchie.
Rien ne pouvait relier dans une relation d’ordre les trous noirs, les rivières, les sojas transgéniques, les agriculteurs, le climat, les embryons humains, les porcs humanisés. Grâce au calcul économique, toutes ces entités deviennent commensurables » [p. 207].
95 Et, de manière encore plus triomphaliste pour l’économie, avant de célébrer chaudement les vertus inouïes du calculemus leibnizien, B. Latour conclut que « l’économie (a) la capacité unique de donner un langage commun à ceux dont la tâche est justement de découvrir le meilleur des mondes communs » [ibid.]. Même les plus fervents partisans du modèle économique standard hésiteraient à entonner une telle ode et à placer ainsi leurs espoirs dans les prix de marché pour dessiner « le meilleur des mondes communs ».
96 A fortiori cette hagiographie surprend-elle chez un défenseur proclamé de la démocratie. À quoi bon la démocratie, en effet, pourquoi donc s’encombrer du politique si les prix de marché suffisent à définir un monde commun ?
97 Et le meilleur, de surcroît.
Un (dé)constructionnisme radical, en effet
98 Toutes ces observations incitent à prendre au sérieux le procès en constructionnisme qui est habituellement fait à B. Latour. Nous avons rappelé tout à l’heure les arguments que l’inculpé y oppose et avons conclu quant à nous que ce qui faisait problème n’était pas en effet un constructionnisme des sciences ou de la nature (la thèse que la nature serait de part en part construite socialement et que les sciences ne feraient qu’enregistrer ce construit social, leur propre construction), mais un constructionnisme socio-logique (sociologiste) concluant à l’arbitraire des constitutions épistémologiques – sinon des diverses cultures, au moins de la culture occidentale.
99 Il y aurait ici beaucoup de choses à discuter. Faire de la fétichisation de la science une machine de guerre inventée par l’Occident pour conjurer le politique, c’est, dans une sorte de foucaldisme radicalisé, oublier que c’est, tout autant ou plus, au nom et grâce à cette célébration de la science qu’a pu être desserrée la prégnance de l’hétéronomie religieuse et conquis un espace effectif pour la liberté civique et la démocratie. Au reste, il n’est pas sûr que Latour, quelques détours qu’il s’autorise, parle au nom d’un autre idéal que celui de la science. Trop, peut-être, même.
100 Et d’ailleurs, une fois qu’on a suggéré, de manière parfaitement légitime et à laquelle nous souscrivons largement, de parler des sciences au lieu de la science, des natures au lieu de la nature, etc., encore reste-t-il à rassembler les traits de ce qui fait un air de famille et à dire ce que ces sciences ou ces natures ont en commun.
101 Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui de toute évidence fait le plus problème et qui excède de beaucoup un constructivisme seulement épistémologique, c’est le fait que non seulement rien dans le propos de Latour ne permet d’opposer quoi que ce soit aux OGM, à l’hégémonie des biotechnologies ou à la modification indéfinie du génome par exemple, mais que tout y encourage. Dès lors que la voie préconisée est en fait celle d’une association, et même d’une intrication toujours plus poussée entre l’humain et le non-humain et qu’aucun principe communautaire ne doit venir freiner l’expérimentation (fût-elle même « humaniste »), la seule chose qu’il reste à faire est de regretter que le processus de liquidation de l’humanisme traditionnel n’aille pas assez vite. On a le droit de le penser. Mais si tel est le cas, encore faut-il le dire et s’en expliquer.
CONCLUSION
102 Au terme de cet examen de la (post)sociologie latourienne, mené sans trop d’idées préconçues, le bilan apparaît mitigé. Certaines remises en cause de nos catégories de pensée sont d’une audace presqu’inouïe et resteront.
103 On ne pourra plus penser après Latour comme nous le faisions jusque-là.
104 Et, moins encore, parler tout uniment et naïvement au nom de la science ou de la nature. La perspective associationniste, politique et traductologique adoptée, et à laquelle nous souscrivons pleinement, change tout. Mais, en un autre sens aussi, elle ne change rien. Si nous voulons évaluer le degré de plausibilité et de vraisemblance des divers représentants et traducteurs qui s’affrontent sur un espace public extraordinairement dilaté, nous avons toujours à faire la part de ce qui doit revenir respectivement aux impératifs de description, d’explication, d’interprétation et d’évaluation; à l’empirisme ou au concept; à la démonstration ou à la falsification; à la science instituée ou au sens commun, etc. Sur tous ces points, l’anthropologie des sciences ne nous dit rien en tant que telle. Elle esquive simplement la discussion.
105 Qu’elle change tout et qu’elle ne change rien, c’est ce que Latour conclut lui-même, au fond, en notant qu’après le passage par ses deux chambres nouvelles, il est même possible de retrouver les catégories de sujet ou de nature, etc., mais fondées en droit cette fois.
106 La première conclusion qui s’impose à nous est donc que si les remises en cause latouriennes se proposent de reformuler les problèmes épistémologiques classiques sur des bases clarifiées et rénovées, elles méritent toute notre attention; que si, en revanche, plus que comme un nouveau point de départ, une étape nouvelle, elles s’imaginaient constituer une réponse à ces questions, alors elles seraient loin du compte.
107 Mais, en définitive, ce qui nous est apparu le plus problématique dans cette Umwälzung épistémologique, ce ne sont pas les choix épistémologiques justement, mais les conclusions éthiques et politiques qui en sont déduites. Peut-être B. Latour aura-t-il le sentiment, s’il nous lit, que nous lui avons fait nombre de procès d’intention. Nous ne le croyons pas, mais si tel était le cas, notre article aurait au moins le mérite de le pousser à quelques explications nécessaires. Car nous soupçonnons notre auteur, en définitive, d’avoir tendance à botter en touche sur les questions épistémologiques en évoquant le politique et la démocratie et, lorsqu’il s’agit de parler réellement de politique et de démocratie, de faire comme si une discussion méta-épistémologique suffisait. Nous avons tenté de suggérer pourquoi tel n’était pas le cas et pourquoi une politique de la nature, une écologie politique, ne peut pas faire l’économie de la théorie de la démocratie et de la justice – l’économie du politique. Et pourquoi elle est encore moins fondée à instituer l’économie en réponse enfin trouvée aux énigmes de la démocratie et de la justice.
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Notes
-
[1]
B. Latour résume ainsi l’impact des science and technology studies : « Because of the mere presence of STS, the rest of the social sciences has to confess its deep-seated conviction about its own scientificity » [Latour, 2000, p. 112].
-
[2]
Souligné par B. L. Signalons une fois pour toutes que tous les termes soulignés dans les citations de B. Latour que nous donnons ici le sont par B. Latour lui-même.
-
[3]
« L’existence de la société fait partie du problème à résoudre, elle n’est pas sa solution. La “société” doit être composée, façonnée, construite, établie, conservée et assemblée. Il est¤ ¤ impossible de la considérer plus longtemps comme la source cachée d’une causalité que nous pourrions invoquer pour rendre compte de l’existence et de la stabité de quelque autre action ou comportement (voilà qui est au cœur de l’effort systématique accompli par la théorie de l’action en réseau). Le succès des termes réseau et fluide témoigne des doutes croissants suscités par l’idée d’une société qui engloberait tout. En un sens, un siècle après, nous assistons à la revanche de Gabriel Tarde sur Émile Durkheim : la société n’explique rien mais doit être expliquée. Et si l’on doit en rendre compte, par hypothèse, ce sera en invoquant la présence d’une myriade de petites choses qui ne sont pas sociales par nature, mais seulement sociales en ceci qu’elles sont associées l’une avec l’autre » (traduit par nous, A. C.).
-
[4]
Il faudrait cependant s’expliquer assez longuement sur les rapports complexes entre Durkheim, Tarde et Mauss. Durkheim lui-même avait une conception en fait largement associationniste du rapport social (ce que lui reprochait assez son contemporain réactionnaire, historien de la Révolution française, Auguste Cochin). Et R. Boudon [1999], relisant récemment Les Formes élémentaires de la vie religieuse, y trouve à l’œuvre une conception interactionniste…
-
[5]
Pour une discussion parfaitement argumentée de cette position radicalement constructiviste, cf. Jacques Dewitte [1998].
-
[6]
Assumer cette coextensivité doit aller, croyons-nous, jusqu’à soutenir la proposition provocante de Jean Baechler [1985] selon qui la démocratie représente le régime naturel et spontané de l’humanité. Cf. une discussion de ces thèmes dans La Revue du MAUSS trimestrielle n° 7 [1990a] et n° 8 [1990b – et notamment les articles de Jacques T. Godbout]. Plus spécifiquement, sur les liens entre association et démocratie, on lira La Revue du MAUSS semestrielle n° 11 [1998], et notamment l’article de Philippe Chanial sur la « délicate essence de la démocratie ».
-
[7]
« Pourquoi l’Occident se pense-t-il ainsi ? demande Latour. […] Pour comprendre la profondeur de ce Grand Partage entre eux et nous, il faut revenir à cet autre Grand Partage entre les humains et les non-humains que j’ai défini plus haut. En effet, le premier est l’exportation du second. Nous, les Occidentaux, ne pouvons être une culture parmi d’autres, puisque nous mobilisons aussi la nature » [1991, p. 134]. Et, plus loin : « Nous sommes les seuls qui fassions une différence absolue entre la nature et la culture, entre la science et la société, alors que tous les autres, qu’ils soient chinois ou amérindiens, zandés ou barouyas, ne peuvent séparer vraiment ce qui est connaissance de ce qui est société, ce qui est signe de ce qui est chose, ce qui vient de la nature telle qu’elle est de ce que requièrent leurs cultures » [ibid., p. 135].
-
[8]
Et avec le binarisme tel qu’analysé par un Dany-Robert Dufour dans ses Mystères de la Trinité [1990] et dans Folie et démocratie [1996].
-
[9]
Cf. par exemple, sur ce point, La Revue du MAUSS trimestrielle n° 4 [1989].
-
[10]
À partir de ce stade, nous marchons un peu à l’aveuglette en tentant de déduire le plus honnêtement possible ce qui nous semble devoir être les implications logiques des positions de Latour. Dans cet exercice, nous risquons en permanence de lui prêter des propositions qu’il ne partage pas vraiment. Si tel était le cas et si nos déductions se révélaient infondées, nous serions tout disposé à faire amende honorable.
-
[11]
Cette précision est bien venue, car le soupçon était en effet permis…
-
[12]
Observons d’ailleurs que les sociétés premières ne faisaient pas tant alliance avec les animaux, avec les êtres vivants et animés, qu’avec les esprits, autrement dit avec des symboles. De cette alliance-là, Latour ne dit mot.
-
[13]
Pourtant, il y a à peine deux ans, Latour s’essayait encore à redéfinir la plate-forme d’un possible parti européen de gauche [Latour, 1998]. Apparemment cette ambition lui semble aujourd’hui sans objet. Pourquoi pas ? Mais quelques explications supplémentaires ne seraient pas malvenues. J’avais moi-même tenté une opération similaire [Caillé, 1997]. Il me semble désormais, à moi aussi, que le signifiant « gauche » est trop usé pour qu’on puisse tenter de le ranimer. Mais je n’en déduis nullement qu’il faudrait désormais se situer « au-delà de la droite et de la gauche » [Giddens, 1994], ou que l’opposition de la droite et de la gauche aurait perdu toute signification. Je crois, ce qui est bien différent, qu’il est urgent d’élaborer tout un ensemble de valeurs qui se situent non pas « au-delà de la droite et de la gauche », mais audelà de la gauche, dans la continuité/rupture (dans l’Aufhebung si l’on préfère) des valeurs de la gauche, elles-mêmes dans la continuité d’une certaine tradition religieuse, juive et chrétienne.