Notes
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La CNDP a organisé une centaine de débats publics depuis sa création en 1995, voir https://www.debatpublic.fr/comment-ca-marche.
1Crise du politique et crise de la raison sont étroitement liées. Le trumpisme illustre jusqu’à la caricature le délitement des espaces de débat sans lesquels la démocratie ne saurait exister. Au-delà du complotisme et de la poussée inquiétante de passions identitaires négatrices de l’altérité, il convient de prendre la mesure d’un phénomène plus large de perte de confiance dans la raison commune et dans les vertus d’un débat ouvert.
2Pour bâtir une société convivialiste – pacifiée, pluraliste et délibérative –, il ne suffira pas de s’en prendre au pouvoir des élites et de rendre la parole au peuple. La leçon de l’histoire récente est rude pour ceux qui espéraient qu’Internet, en donnant à tous la possibilité de s’exprimer librement, serait l’allié naturel de la démocratie : l’anonymat des réseaux sociaux et la logique perverse des algorithmes favorisent l’expression décomplexée, la légitimation et l’amplification mimétique des pulsions violentes. Il ne suffit pas de se parler pour se comprendre : faute de partager un socle minimal de convictions et de modes de raisonnement, on ne peut même pas se faire confiance. Mieux vaut le dire clairement : l’idée selon laquelle on peut chercher la vérité en discutant n’importe comment avec n’importe qui ne tient pas la route. Nous sommes tous pris dans des champs de forces, des passions (fidélités ou ressentiments) et des intérêts dont les points d’ancrage sont et seront toujours hors champ du débat. Nous sommes tous des « porteurs d’enjeux » et des experts à divers titres et nos points de vue ne peuvent être tenus pour également légitimes au regard de n’importe quelle question. Le formalisme de la procédure judiciaire n’est pas sans raison : il illustre la nécessité d’instituer des cadres de débat.
L’apport de la théorie de l’argumentation
3L’apport majeur du philosophe Stephen Toulmin [2003 (1958)] a été de montrer que les processus argumentatifs ne relèvent pas du modèle de la logique formelle. La force d’un argument ne dépend pas uniquement de la cohérence formelle du raisonnement mais aussi et surtout de points d’appui implicites dans un contexte social et cognitif supposé commun – un monde de représentations et de valeurs plus ou moins partagées. L’autorité des arguments dépend notamment de leur inscription dans la cohérence d’une « entreprise rationnelle ».
4Cette notion d’entreprise rationnelle est décisive. Pour simplifier, il s’agit soit d’un domaine de l’activité sociale régi par une forme particulière de rationalité constituée (le droit, la science, le management, l’art ou la médecine, par exemple), soit d’un projet ou d’une politique répondant à un enjeu pratique évident ou à un objectif collectif largement partagé. Pour Toulmin, on ne comprend un argument que si l’on possède une compréhension suffisante de l’entreprise rationnelle, c’est-à-dire du cadre de rationalité, dans laquelle il s’inscrit. Ainsi, par exemple, « ne comprenons[-nous] la force fondamentale des arguments d’ordre médical que dans la mesure où nous comprenons l’entreprise médicale elle-même ». De même, la force d’un argument scientifique dépend de la valeur accordée par la société à la connaissance objective. Le cas de la justice, développé plus loin, est encore plus parlant.
5Dans la Théorie de l’agir communicationnel, Habermas reproche à Toulmin de ne pas thématiser l’existence d’un point de vue impartial, d’une rationalité surplombante permettant d’effectuer une « comparaison raisonnable entre les formes particulières de l’esprit objectif », de ne pas prendre au sérieux « les propositions universelles de la communication » et de pas faire suffisamment crédit aux « procès de recherche coopérative de la vérité » [Habermas, 1987, p. 50]. Il se pourrait cependant qu’Habermas ne comprenne pas le point de vue essentiellement pragmatique de Toulmin et le défi qu’il présente à l’idée de rationalité communicationnelle. Toulmin souligne avec raison les limites du langage comme mode de construction d’une rationalité collective, le fait que les arguments tirent toujours leur force du cadre forcément implicite (parce qu’il est fondé sur un vaste ensemble d’expériences sédimentées) dans lequel ils s’insèrent.
Critique de l’utopie communicationnelle/délibérative
6Les analyses de Toulmin permettent de comprendre pourquoi tant de débats se révèlent frustrants, même lorsqu’ils confrontent des protagonistes intelligents et de bonne foi. Habermas a certes raison de souligner que toute interaction langagière suppose de la part de ceux qui s’y engagent une volonté commune de s’entendre, au moins pour s’assurer « de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie » [Idem, p. 27]. Mais cela n’élimine pas les enjeux de domination, les rapports de force langagiers. Dans la pratique ordinaire de la discussion, la force de conviction des points de vue qui s’expriment reflète autant l’habileté des orateurs que la valeur réelle de leurs arguments.
7Tout processus délibératif a une dimension d’affrontement pour lequel les participants sont inégalement légitimes et armés. La délibération ne peut pas s’extraire miraculeusement d’un contexte social où la violence est omniprésente. Dans toutes les sociétés, dès lors que les individus interagissent, ils sont conduits à désirer les mêmes biens et à entrer en rivalité. Une société pacifiée est une société dans laquelle 1) un ensemble très dense de dispositifs de répression et de socialisation dissuade les individus de recourir à la violence et développe chez eux une capacité d’autocontrôle généralement liée à l’intériorisation de normes et valeurs ; 2) la vie sociale est structurée par des pratiques de compétition régulée et non violente (concurrence marchande, sport, joutes électorales…) qui sont autant de terrains d’expression non sanglante des rivalités. Le langage est impliqué à divers titres dans ces différents dispositifs. Le cas de la justice est particulièrement important et significatif.
8Vouloir substituer la délibération au marché, c’est ignorer que celui-ci constitue un dispositif performant d’endiguement de la violence et qu’il n’est pas prouvé que la délibération puisse le remplacer sans perte dans cette fonction. Les inégalités produites par la compétition marchande ne laissent jamais les dominés (ou, du moins, la plupart d’entre eux) sans compensations ni possibilités d’agir. Les effets de domination résultant d’une inégale capacité à s’exprimer efficacement paraissent moins violents mais ils sont sans échappatoire. C’est pour cela que la justice – dont la finalité est précisément d’apaiser la violence en repositionnant les conflits sur le terrain du langage – ne pourrait fonctionner sans avocats professionnels. On ne peut ignorer ce phénomène majeur qu’est l’autorité, le fait qu’une compétence scientifique ou technique reconnue, l’expérience de terrain, les responsabilités opérationnelles que l’on a exercées et/ou une position institutionnelle mettent de facto en position d’être écouté.
Instituer des « scènes d’argumentation »
9Il résulte des analyses de Toulmin qu’un débat entre égaux ne peut jamais trouver en lui-même toutes les ressources pour fonder sa propre rationalité. C’est seulement sous l’emprise d’une nécessité ou sous l’autorité d’un principe qui leur est extérieur que les protagonistes s’avèrent capables de générosité et d’impartialité dans la manière dont ils évaluent leurs propres arguments et ceux des autres.
10La procédure judiciaire constitue la meilleure illustration de l’idée d’ordre argumentatif lié à une entreprise rationnelle. Comme le note Toulmin :
Les énoncés judiciaires ont plusieurs fonctions distinctes. Jugements sur une plainte, preuves d’identification, témoignages au sujet d’événements ou de controverses, interprétations d’un statut ou discussion de sa validité, exemptions de l’application d’une loi, plaidoyers en atténuation, verdicts, sentences : toutes ces différentes classes de proposition ont leur part à jouer dans la procédure judiciaire et les différences entre elles sont loin d’être sans importance.
12On pourrait ajouter que ces énoncés sont produits par des acteurs (partie civile, défense, témoins, juges, jurés…) aux rôles bien différenciés mais qui n’en sont pas moins censés collaborer au dévoilement de la vérité en réponse à des questions (qui est le meurtrier ? a-t-il des circonstances atténuantes ?…) assumées par tous et procédant logiquement des finalités de l’entreprise judiciaire.
13Toute pratique argumentative relative à des questions d’intérêt général peut être analysée à l’aide de catégories aussi complexes que celles du droit. La question se pose dès lors d’étendre la logique d’institutionnalisation à l’œuvre dans le droit à d’autres entreprises rationnelles. De fait, même si elles n’ont jamais été pensées en ces termes, il existe déjà des scènes argumentatives instituées dont la logique s’apparente à celle d’un procès. On peut mentionner à ce titre certaines pratiques institutionnalisées d’évaluation des politiques publiques [Perret, 2014 (2001)] et les débats organisés par la Commission nationale du débat public [1]. L’impact politique de ces pratiques est encore limité mais elles illustrent l’idée de raison argumentative et permettent dès à présent aux personnes impliquées d’en percevoir les enjeux, avec des effets d’apprentissage notables.
14A contrario, ces effets sont loin d’être évidents pour les expériences de démocratie participative tentées par le pouvoir ces dernières années, le « Grand Débat national » et la Convention citoyenne pour le climat, dont les règles du jeu trop peu claires ont conduit à des conflits insolubles avec la démocratie représentative, sans pour autant satisfaire les aspirations à la démocratie directe qu’a fait naître le mouvement des Gilets jaunes [Perrineau, 2019]. De même, la plupart des « forums hybrides » et autres expériences de démocratie participative n’ont pas prouvé leur capacité à renouveler la démocratie. Ces échecs procèdent avant tout d’une sous-estimation des exigences éthiques, procédurales et méthodologiques d’un débat à la fois équitable et rationnel.
Quelques règles de méthode
15Pour faire progresser la culture démocratique, condition première d’une société convivialiste, ces réflexions suggèrent d’instituer avec plus de sérieux des scènes d’argumentation finalisées dans le cadre des diverses entreprises rationnelles qui constituent la substance de la vie d’une communauté politique. Concrètement, la gouvernance des politiques publiques et des biens communs, à tous les niveaux géographiques, de la préparation concertée des décisions à leur évaluation, gagnerait à être repensée dans cette perspective. Il n’est pas trop difficile d’esquisser le corpus des règles qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour garantir l’équité de ces processus et maximiser leurs chances de produire des effets utiles :
- Clarifier d’entrée de jeu le cadre institutionnel, la place et le mode d’expression de chaque catégorie de « parties prenantes » (décideurs politiques et administratifs, experts, professionnels, bénéficiaires…), les objectifs cognitifs et le type de conclusions visés, ainsi que les décisions qui pourraient en résulter ;
- Négocier la formulation des questions en débat ;
- Débattre du choix des données, des méthodes d’enquête et des témoignages susceptibles à recueillir pour répondre à ces questions ;
- Expliciter les règles de transparence et de traçabilité des informations utilisées, le mode d’élaboration et les règles de validation des conclusions, le mode de restitution des arguments et de rédaction des documents de synthèse.
17À l’ère d’Internet, ce sont bien sûr des forums numériques à grande échelle qu’il conviendrait d’organiser en s’inspirant de tels principes, sur toutes sortes de sujets d’intérêt général, afin de mettre un peu de raison et d’esprit démocratique dans un espace de communication dont le développement n’a jusqu’ici guère favorisé l’esprit convivialiste.
Références bibliographiques
- Habermas Jürgen, 1987, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard.
- Perrineau Pascal, 2019, Le Grand écart – Chronique d’une démocratie fragmentée, Paris, Plon.
- Perret Bernard, 2014 (2001), L’Évaluation des politiques publiques, Paris, La Découverte.
- Toulmin Stephen, 2003 (1958), The Uses of arguments, Cambridge, Cambridge University Press.
Notes
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La CNDP a organisé une centaine de débats publics depuis sa création en 1995, voir https://www.debatpublic.fr/comment-ca-marche.