Notes
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[1]
cf. dossier Les droits de l’homme font-ils fausse route ? – « Que faire des droits de l’Homme ? », entretien avec Valérie Toranian et Jacques de Saint Victor, Fév-Mars 2018.
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[2]
Le Débat, n° 99, 1998/2, p. 164-181, repris dans La démocratie contre elle-même, Gallimard, coll. Tel, 2002, p. 229.
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[3]
coll. Les essais, Éditions Corti, 2017.
En 2014, à l’occasion des Rendez-vous de l’histoire, organisés à Blois, Marcel Gauchet avait donné l’occasion aux partisans d’un certain courant de pensée de contester sa légitimité pour évoquer le thème de la rébellion. Notre historien n’était pas un rebelle ! Pour le dire, il fallait adopter une stratégie de rupture et dénoncer « la violence discursive exercée sur les dominés et les minorités » (G. de Lagasnerie et E. Louis). Auteur « connu pour des thèses tournées avant tout vers le maintien de l’ordre, qui peuvent être jugées ultraconservatrices, sceptiques sur l’impératif de respect des droits de l’Homme, familialistes, sexistes et homophobes » (collectif d’universitaires), il fallait dire son incompréhension devant l’invitation qui lui était faite de parler d’une rébellion qu’il ne pouvait pas comprendre. Marcel Gauchet a tenu bon. Lors de sa conférence, il avait lancé des pistes d’analyse tout à fait stimulantes, en listant d’abord dans l’histoire certaines figures majeures du rebelle, en singularisant ensuite notre rebelle contemporain, dernier né d’une lignée commencée avec le contestataire puis continuée par le dissident et le « résistant ». Il avait également souligné « la radicalité narcissique oppositionnelle qui ne mène nulle part » des moutons de Panurge chers à Philippe Muray et fait ressortir de la rébellion d’aujourd’hui son conformisme malaisé, puisque inscrit dans un moment où le conformisme n’est plus possible. Nous le remercions d’avoir accepté de répondre à nos questions dont l’objectif n’est pas de revenir sur ce qu’il a déjà fort bien dit, mais d’en creuser encore le sillon en évoquant la Révolution française, Marx, Kundera et la littérature.
1Revue Droit et Littérature : Les droits de l’Homme ont partie liée avec la Révolution : il a fallu que l’homme s’affirme contre le destin que lui imposait l’ordre des choses pour que ses droits puissent fonder sa souveraineté. Y a-t-il lieu de distinguer la révolution d’hier des rébellions indignées d’aujourd’hui ?
2Marcel Gauchet : Les droits de l’Homme comportent une requête absolue, en tant que principe ultime de légitimité : l’alignement des institutions et des règles des rapports sociaux sur l’égale liberté des individus. Après, ils ne disent pas comment faire ; ils ne livrent aucun mode d’emploi. Ils peuvent aussi bien nourrir une volonté de rupture radicale devant le spectacle de la contradiction entre la réalité existante et la norme qui devrait prévaloir que le dessein d’un élargissement progressif des embryons de liberté et d’égalité déjà présents. Ils sont autant réformistes que révolutionnaires dans la démarche. Ce qui est vrai, c’est qu’ils indiquent l’horizon d’une société entièrement différente de la société actuelle. Sauf que cet horizon, comme c’est le lot de tout horizon sur une planète ronde, recule au fur et à mesure qu’on avance. On peut les dire utopiquement révolutionnaires en ce sens. Mais au point où nous en sommes historiquement, leurs impératifs étant devenus les règles générales de l’existence collective, leurs exigences prennent plutôt l’aspect de réformes sectorielles destinées à concrétiser pour de bon leurs principes abstraits. Exemple : les revendications d’égalité entre les sexes. Rien de « révolutionnaire » là-dedans, juste la demande imparable d’aligner le fonctionnement social effectif sur sa norme. La révolution des droits de l’Homme est terminée pour autant qu’elle n’a plus d’adversaires et que ses principes l’ont emporté sur toute la ligne. Et elle est interminable en ceci qu’elle alimente en pratique une demande de réformes inépuisable.
3RDL : « En remplaçant le Manifeste du Parti communiste par la brochure de Stéphane Hessel, on ne gagne pas vraiment au change », disiez-vous récemment dans un entretien à la Revue des Deux Mondes [1]. Marx est une figure qui, de longue date, fascine le monde du droit. Les juristes indignés contre les inégalités sociales d’aujourd’hui pensent avoir trouvé la voie pour dépasser ses critiques à l’encontre des droits de l’Homme grâce à l’individualisation comme outil de l’action collective et sociale, à la subsomption des droits sociaux sous les libertés bourgeoises, et à la justiciabilité comme horizon du progrès social.
4Que disait vraiment Marx à propos des droits de l’Homme de 1789 ?
5M. G. : Marx est l’un des grands acteurs de la conquête de l’idée de « société » au xixe siècle. Une idée dont nous ne mesurons pas suffisamment, en général, combien elle est récente et à quel point elle a été difficile à bâtir. Ce que Marx objecte à l’idée des droits de l’Homme, avec bien d’autres en son temps, c’est justement de méconnaître la réalité du fait social, la nature de système d’une société. L’atomisme des droits de l’Homme est une perspective abstraite qui ignore le caractère dynamique et conflictuel du processus collectif. À cette critique philosophique, Marx ajoute une critique politique : cette fiction n’est pas trompeuse par hasard ; elle est en fait intéressée. Elle correspond aux intérêts d’une classe, la classe bourgeoise, la classe des détenteurs des moyens de production, qui voudrait que la réalité de la société corresponde à ce schéma qui lui permet de dissimuler sa domination derrière l’écran de l’égalité contractuelle des salariés et des patrons. On peut laisser tomber cette critique politique, cela n’empêche pas la première critique, la critique philosophique, de rester vraie. Mais ce que Marx n’avait pu anticiper, et qui change tout, c’est le processus d’individualisation du social qui s’est opéré depuis lors, sous l’effet en particulier de l’État social, et qui oblige à revoir profondément notre idée de la société. La société qui se pense fictivement produite par les individus est en réalité la société qui produit les individus en question. Avec pour résultat une contradiction béante entre ce qu’elle se raconte et ce qu’elle est effectivement. La société des individus de droit est une société qui se met en péril dans son fonctionnement même. C’est le cœur de la crise actuelle des démocraties dont le radicalisme juridique est le vecteur. La tâche désormais est de travailler à la prise de conscience qui permettra de réconcilier la face visible et la face invisible, ou plutôt la face explicite et la face implicite de nos sociétés et de nos régimes. Les juristes y ont une responsabilité essentielle. Plutôt que d’emboucher la trompette de la conscience sociale spontanée, qui pousse dans le sens de revendications individuelles infinies, ils pourraient réfléchir aux conditions qui permettent cette expansion des revendications de droit. Il leur suffirait de s’interroger sur le changement spectaculaire qui a fait basculer le droit positif du rôle de gardien de l’ordre social à celui d’instrument de l’opposition des droits individuels à la société pour faire un grand pas dans cette direction. Cette mutation n’est pas plus tombée du ciel qu’elle n’est le fruit des progrès naturels de l’esprit humain. Elle devrait donner davantage à réfléchir.
6RDL : Dans un article intitulé : « Essai de psychologie contemporaine – Un nouvel âge de la personnalité » [2], vous aviez dégagé deux lignes d’évolution des formations psychopathologiques de la personnalité. La première, du côté des troubles de l’identité, la seconde, du côté du rapport à l’autre. À propos de cette dernière, vous remarquiez que le malaise et le trouble évoluent entre l’angoisse d’avoir perdu les autres, et la peur des autres. Rattacheriez-vous l’extraordinaire place prise par le procès dans la société contemporaine à ce constat ?
7M. G. : La société des individus de droit est une société litigieuse par essence, puisqu’elle rejette l’existence d’un code préalable aux volontés individuelles définissant les positions des acteurs et leurs obligations respectives. En principe, tout découle de leur accord contractuel. En pratique, comme le contrat est rarement acquis, l’incertitude est la règle la plus commune. Le domaine des rapports entre les sexes à enjeu de séduction en fournit aujourd’hui la scène exemplaire. Il faut rappeler que cette codification contraignante des relations entre les êtres, déterminant parfois jusque dans le plus menu détail leurs manières de se tenir et de parler, a été structurante pour le psychisme humain dans toutes les sociétés humaines connues jusqu’à la nôtre. S’il est justifié de parler d’une « révolution anthropologique », c’est notamment en fonction de ce trait. La levée de cette contrainte a des conséquences majeures. Elle libère à la fois un espace d’affirmation personnelle sans limite et une incertitude complète sur l’autre, puisque je peux devenir l’objet de son affirmation subjective. Que me veut-il ? Mais il peut aussi ignorer totalement mon existence, et non seulement, celui-là en particulier, mais tous en général. Sans prise en compte de ce foyer absolument inédit de vertige au cœur des relations interhumaines, on ne peut rien comprendre aux expressions qu’il trouve sur la scène judiciaire.
8RDL : Dans le droit-fil de la question précédente, la publication d’un essai récent offre une grille de lecture stimulante de la littérature contemporaine. Alexandre Gefen, dans son ouvrage Réparer le monde – La littérature française face au xxie siècle [3], soutient en effet qu’elle se donnerait désormais pour fonction de guérir. Guérir les blessures narcissiques d’un individu ou d’une communauté peu importe, mais guérir. Le parallèle semble saisissant avec le droit, paré lui aussi désormais d’inattendues vertus réparatrices. Qu’en pensez-vous ?
9M. G. : J’avoue ne pas discerner cette fonction thérapeutique qu’aurait prise la littérature. Peut-être est-elle dans l’intention des auteurs, mais je doute qu’elle soit suivie d’effets réels. Tout ce que j’observe c’est un affadissement bien-pensant, une prédication infatigable des bons sentiments et une dénonciation zélée des mauvais qui peuvent sans doute conforter ceux qui partagent cette piété dans leur bonne image d’eux-mêmes, mais sûrement pas remédier à quoi que ce soit des maux du monde. Je tendrais à penser de même de la thérapeutique des prétoires. Elle me semble plus faite pour alimenter la bonne conscience des thérapeutes que pour soigner les pathologies sociales. Pour guérir, il faut comprendre les causes du mal. Or ce dont manque notre société, c’est d’intelligence de ses dysfonctionnements, un manque entretenu par une vision morale des problèmes qui préfère le jugement à l’analyse clinique des symptômes. Là-dessus, il y a toujours lieu d’en revenir à Marx : plutôt que de s’indigner contre le mal, demandons-nous d’où il vient.
10RDL : Dans un essai passionnant, Lynn Hunt montre les fondements littéraires de l’invention des droits de l’Homme. Elle explique en particulier comment le succès des œuvres de Jean-Jacques Rousseau, surtout La nouvelle Héloïse (1761) bien sûr, et de Samuel Richardson, avec ici Pamela (1740), a façonné les sensibilités. La mise en scène de héros ordinaires, en favorisant l’identification du lecteur, aurait développé l’empathie et partant, l’égalité, socle des droits de l’Homme. En somme, les droits de l’Homme seraient moins fondés sur la raison que sur l’émotion. Que pensez-vous de cette thèse ?
11M. G. : Je suis désolé de ne pouvoir vous suivre dans votre enthousiasme pour l’analyse de Lynn Hunt. Elle me semble confondre deux choses très distinctes : « l’invention des droits de l’Homme », comme vous dites et leur entrée dans la culture commune, leur processus de familiarisation, si l’on veut. La genèse des droits de l’Homme obéit à des facteurs autrement plus lourds. Je me suis efforcé d’en proposer un schéma aussi clair que possible dans La révolution moderne. Elle résulte du besoin de légitimation où s’est trouvé l’État souverain à partir du moment où il s’est affirmé dans son autonomie, au xviie siècle, et des transformations que son émergence avait entraînées dans l’idée de la composition du corps politique. C’est ce que met en forme théorique le contractualisme du droit naturel moderne. À partir de là, le problème est de savoir comment cette théorie est sortie des livres pour passer dans la conscience collective et devenir une norme politique pratique. C’est un phénomène de mentalité qui se joue dans la seconde moitié du xviiie siècle et dont les racines restent largement à exhumer. Que dans le cadre de ce travail d’accréditation, la littérature ait joué son rôle en ajoutant une dimension sensible à la dimension réfléchie, c’est tout à fait probable. Cela n’en fait pas le facteur principal de cette inscription à l’ordre du jour des sociétés. C’est attribuer à un adjuvant un rôle moteur qu’il n’a pas. J’ajoute que cette analyse me semble typiquement relever d’une projection anachronique du présent sur le passé. C’est aujourd’hui, en effet, que les droits de l’Homme peuvent passer pour fondés sur l’émotion plus que sur la raison, dans la mesure où ils ont fait l’objet d’une appropriation subjective tout à fait nouvelle, qui est elle aussi à analyser. Ils sont devenus le noyau identitaire de l’individu de droit. Mais ils ne l’étaient assurément pas au xviiie siècle.
12RDL : Dans L’Art du roman, Milan Kundera écrit : « jusqu’à une époque récente, le modernisme signifiait une révolte non conformiste contre les idées reçues (…). Aujourd’hui, la modernité se confond avec l’immense vitalité mass-médiatique, et être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les plus conformes ». Qu’en pensez-vous ?
13M. G. : La formule me semble, hélas, très juste. Les idées dites « modernes », entendons, émancipatrices par rapport aux carcans de toute sorte, avaient du sens tout le temps où elles étaient confrontées à un monde qu’elles n’organisaient pas et auquel elles prétendaient proposer une alternative. Elles étaient donc condamnées à être imaginatives. Dans le meilleur des cas, elles représentaient un effort remarquable pour expliquer l’état de choses existant. Elles ne se contentaient pas d’y opposer une critique, elles cherchaient à lui procurer une intelligibilité permettant d’envisager son dépassement. Il est arrivé à ce « modernisme » la catastrophe la plus grande qui soit pour des révolutionnaires, celle de gagner ! Il est devenu le discours hégémonique, le code régnant, la doctrine officielle. Sa victoire en a fait une nouvelle orthodoxie, tout aussi pesante que les conservatismes d’hier. Il continue de se vouloir oppositionnel alors qu’il est au pouvoir. Pour surmonter ce porte-à-faux, il n’a d’autre issue que la surenchère dans ce néo-conformisme que saisit très bien la formule de Milan Kundera. Car les positions de pouvoir ne poussent pas au renouvellement. Nous en sommes même arrivés, au bout de la trajectoire à cette monstruosité qu’est « l’obscurantisme critique », caractéristique majeure de la plus grande partie de la production culturelle d’aujourd’hui. La posture prétendument « critique » des auteurs n’y est plus qu’au service du refoulement ou du déni des réalités susceptible de déranger le credo officiel. D’où le climat de démoralisation de la scène culturelle actuelle. Personne n’y croit plus vraiment, en fait. Mais la percée qui nous sortira de ce marasme est plus difficile que l’ancienne opposition frontale, aussi ne faut-il pas s’étonner qu’elle tarde à venir. Il y faut une « critique de la critique » capable de reprendre à son compte les acquis de l’ambition moderniste, tout en échappant à ses impasses conformistes ; Rude tâche ! Le niveau monte !
14RDL : La littérature alimente-t-elle votre réflexion, ou privilégiez-vous plutôt d’autres lectures ?
15M. G. : À ma grande tristesse, je dois vous avouer honnêtement qu’il est très rare que je trouve une stimulation intellectuelle dans la littérature d’aujourd’hui. J’ai le sentiment que nous sommes dans une période de très basses eaux littéraires. Il y en a eu d’autres. Ce que peut apporter la littérature est une vérité nue des êtres et du monde, saisie sous des angles très divers, qui échappe aux divers radars conceptuels dont nous disposons et qui oblige à penser autrement. Le seul auteur qui m’ait réellement donné cette secousse dans la période récente est Michel Houellebecq. Il a fait surgir un visage de la condition humaine qui n’était pas manifeste. Mais il y en bien d’autres qui sont en friche, qui restent latents. Le parler de soi qui a tout envahi sonne étrangement faux, le plus souvent. Les évocations sociales qui se veulent « critiques » ne sont en général qu’une amplification des clichés dénonciateurs du néo-journalisme. Des exceptions : Un homme, un vrai de Tom Wolfe jette une lumière sur la société américaine qui n’est dans aucun reportage. Il y a des poètes réfugiés dans le roman, car le poème n’est apparemment plus possible, qui montrent que l’invention du langage reste un champ ouvert par rapport à la platitude élevée au rang des beaux-arts. Je pense à un Philippe Bordas, dont le Chant furieux comporte des pages d’une nouveauté saisissante. Mais la nouveauté psychologique et morale des êtres qui peuplent notre nouveau monde, pourtant si flagrante sur tous les plans, à commencer par les rapports entre les sexes, attend ses traducteurs. Je reste aux aguets.
Notes
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[1]
cf. dossier Les droits de l’homme font-ils fausse route ? – « Que faire des droits de l’Homme ? », entretien avec Valérie Toranian et Jacques de Saint Victor, Fév-Mars 2018.
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[2]
Le Débat, n° 99, 1998/2, p. 164-181, repris dans La démocratie contre elle-même, Gallimard, coll. Tel, 2002, p. 229.
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[3]
coll. Les essais, Éditions Corti, 2017.