Guy Canivet, l’amateur d’histoires
1De prime abord, c’est un homme un peu austère. Visage émacié, regard gris et droit, et une sobriété qui va bien au-delà du costume sombre et de la cravate bordeaux qu’il porte ce jour-là. Président du Haut comité juridique de la place financière de Paris, il reçoit dans un somptueux bureau, moquette crème et table de marbre, à un jet de pierre du palais du Louvre. On peut redouter, en s’apprêtant à rencontrer un ancien président de la Cour de cassation, de se trouver nez à nez avec un homme surplombant et intimidant. Rien de tel chez Guy Canivet. « Vous voulez vraiment parler de mon parcours ? », semble sans modestie feinte s’étonner l’intéressé. « Je crains que cela ne soit pas passionnant... » ! Courtois, il se plie néanmoins au jeu de l’interview, et pour chaque question, prend le temps de dérouler, à voix haute, les étapes de sa pensée.
2Ledit parcours ferait rêver nombre de magistrats. Après un premier poste de juge d’instruction au tribunal de grande instance de Chartres, et un passage au parquet de Paris, Guy Canivet devient, à 35 ans, secrétaire général du TGI de Paris. Il s’occupe alors du budget, de l’administration, des ressources humaines. « C’est intéressant car cela consiste à mettre des moyens là où ils sont nécessaires », estime-t-il. Il clôt en 1988 cette période d’administration judiciaire, arrive à la cour d’appel pour prendre en charge le contentieux économique et financier. Un domaine qu’il continuera à explorer comme conseiller à la Cour de cassation, se taillant au passage une solide compétence en droit de la concurrence, dont il est considéré à ce jour comme l’un des meilleurs spécialistes. C’est à contrecœur qu’il devient premier président de la cour d’appel. « Quand on m’a nommé président de la cour d’appel de Paris ça a plutôt été un arrachement qu’autre chose. J’étais très heureux d’être conseiller à la Cour de cassation, je me sentais en pleine possession de mes moyens. Devoir en partir m’a beaucoup contrarié ». Succédant à Pierre Truche comme président à la Cour de cassation, il finira sa carrière en devenant le premier magistrat français, avant de siéger au Conseil constitutionnel.
3Quand d’autres prétendraient avoir voulu être magistrat au berceau, Guy Canivet le dit sans détours : il n’a pas eu de vocation pour la justice. « J’avais sans doute une orientation service public », précise-t-il néanmoins. Après un bac philo, il s’inscrit à la fac de lettres, accompagne un de ses amis à un cours de droit « pour voir ce que c’était ». Il assiste à un exposé d’introduction au droit civil, qui agit comme un révélateur. « Quand on vous explique ce qu’est un domicile, ce qu’est une personne, vous avez une vision des choses complètement nouvelle ! Ça vous donne une explication du monde, de la manière dont vont les choses », se souvient-il. Le droit lui semble par ailleurs ouvrir des perspectives plus concrètes que celles de la littérature. Il continuera à fréquenter les amphithéâtres de lettres et de psychologie par intérêt personnel, en plus de ses études juridiques.
4Depuis l’université de Dijon, l’ENA semble bien lointaine au jeune étudiant qui aspire à servir l’État. La magistrature apparaît comme un horizon plus accessible, d’autant que le ministère aide financièrement, à l’époque, les aspirants magistrats. « Des bourses étaient attribuées à ceux qui voulaient préparer le concours, à condition qu’ils passent un certain temps dans les juridictions. J’ai atterri au tribunal des enfants de Dijon, deux jours par semaine. À la fin de ma licence, j’ai passé le concours comme je m’y étais engagé et je l’ai eu ».
5De cette époque, il a gardé une réelle fascination pour le métier de juges des enfants, « la fonction humainement la plus riche », assure-t-il. Malgré le prestige de sa carrière, il nourrit toujours le regret de ne pas avoir pu exercer cette fonction, dont il rêvait en intégrant l’École nationale de la magistrature. « Il y avait eu un film tiré d’un roman, “Chiens perdus sans collier”. Jean Gabin y incarnait un juge des enfants charismatique et pragmatique. Comme tout le monde, j’ai eu envie de faire ça », dit celui qui confie avoir souvent embrassé les goûts et orientations de son époque. À rebours de son image de planificateur et de techniciste, Guy Canivet affirme un goût prononcé pour la justice de terrain, celle qui permet de sonder au plus près le mystère des vies humaines. Il aurait aimé présider une cour d’assises, « voir comment on associe les citoyens à l’exercice de la justice pénale pour des crimes graves ».
6Guy Canivet est un authentique intellectuel, passionné par l’Homme et le fonctionnement de la société. Il dit qu’il aime regarder les gens dans le métro, curieux d’imaginer, « derrière l’apparence physique l’histoire qu’ils portent ». Une approche qu’il applique aussi au domaine judiciaire. « Il faut regarder les gens comme racontant une histoire. Si vous ne voyez pas l’homme derrière ces contentieux, alors il ne faut pas être juge », résume-t-il, lapidaire. « Même dans les contentieux les plus commerciaux, il y a une dimension humaine ».
7Il n’envisage le droit que comme un système de pensée. « La fonction de juge est une fonction d’intellectuel. Le droit ne s’explique qu’à condition d’avoir une vision générale des choses. S’il s’agit d’appliquer bêtement des recettes, la machine fait mieux que vous », affirme-t-il. De ses années à la Cour de cassation et au Conseil constitutionnel, il dit que « le grand plaisir est d’apprendre à travailler sur un sujet qu’au départ on ne connaît pas vraiment ». Il se rappelle avec enthousiasme de l’arrivée d’internet, « période où il a dû lire tout ce qui existait sur le numérique », pour pouvoir prendre position sur les questions dont il était saisi. « Le véritable intérêt d’une fonction de juge c’est celle-là : comprendre un environnement économique, social, avant d’aborder les problèmes juridiques qui y sont liés ».
8Pour qui aime la littérature, interviewer Guy Canivet revient à boire du petit-lait. Il se définit comme un lecteur éclectique, amateur de romans et d’essais philosophiques, longtemps contrarié par une vie professionnelle débordante. Il rattrape aujourd’hui ce temps de lecture perdu, passe de titres méconnus de la littérature japonaise aux classiques de la philosophie, revenant régulièrement à Kant, Hegel ou Nietzsche. Il raconte avoir passé l’été à relire tout Modiano et les utilitaristes anglais pour les besoins d’une conférence. On comprend que la littérature n’a pour lui rien d’ornemental. Convaincu que les romans permettraient aux juges de comprendre « les affects, les sentiments, les passions qui se cachent derrière les conduites humaines, d’appréhender les personnes autrement que par leur comportement social », il a œuvré à promouvoir le courant droit et littérature au sein de la Cour de cassation. « Lire », résume-t-il, permet d’avoir « l’intelligence des situations », de ne plus voir « les gens comme des dossiers, mais comme les femmes et les hommes qu’ils sont ». Il pointe un autre intérêt de la littérature pour les magistrats, plus formel et sans doute secondaire : « Les figures littéraires sont structurantes. Or, pour traiter un problème de droit, il faut construire sur une thèse. Des mythes ou des références littéraires peuvent permettre de la structurer ».
9Malgré sa culture classique, c’est un homme qui s’intéresse aux nouvelles technologies. Il voit dans le numérique comme une opportunité pour gagner en productivité et « mieux doter les contentieux qui nécessitent des investissements humains plus importants ». Sous sa présidence, la Cour de cassation s’est modernisée, les magistrats délaissant peu à peu le travail sur dossier papier. Une réorganisation qui a permis de désengorger la plus haute juridiction du pays. Les algorithmes ne semblent pas non plus lui faire peur. « S’appuyer sur un algorithme, c’est juste interroger un système d’intelligence artificielle plutôt qu’un bouquin de droit. C’est une aide à la décision, pas un substitut à la décision. L’humain demeure », affirme-t-il.
10Curieux de tout, il ne fait pas les 75 ans que lui donne l’état civil. Il reste habité par l’envie d’apprendre, de défricher de nouveaux horizons. Revenant sur son parcours sans faute, il a ce drôle de commentaire : « Je ne regrette pas de manière absolue ce que j’ai fait. Je regrette de ne pas avoir fait suffisamment de choses variées » !