Notes
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[1]
Si le sens de « responsable » comme « répondant de » ou « garant » apparaît en français dès le xive siècle et celui de « responsabiliteit » en néerlandais dès le début du xve siècle, ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle en effet que son usage se diffuse en Angleterre et en France.
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[2]
Sur la filiation entre le terme responsabilité et la notion d’imputation, voir P. Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », Esprit, nov. 1994, p. 28-50. En fait, dès le xve siècle, on trouve « responsabiliteit » « obligation de répondre de ses actes ».
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[3]
P. Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Alcan, 1920. Voir aussi J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Gallimard, 1977, p. 169-170.
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[4]
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 78-79. Sur la conception religieuse, voir notamment A. Hahn, « Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d’aveu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 64-79.
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[5]
Cet article s’appuie sur l’enquête empirique menée dans le cadre de mon ouvrage La Responsabilité de l’écrivain : littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècle), Seuil, 2011.
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[6]
J. Habermas, L’Espace public, trad.fr., Payot, 1962 ; Lewis Coser, Men of Ideas. A Sociologist’s View, The Free Press, 1965, rééd. 1970 ; R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, 1990, rééd. « Points », 2000, p. 220 et s.
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[7]
L. Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. xiiie-xxe siècle, Gallimard, 1995 ; S. Maza, Private Lives and Public Affairs : the Causes Célèbres of Pre-Revolutionary France, University of California Press, 1993.
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[8]
Voltaire, « Lettres, gens de lettres ou lettrés », Dictionnaire philosophique, présentation de Béatrice Didier, Imprimerie nationale, 1994, p. 324.
-
[9]
M. Weber, Économie et société [1921], t. 1, trad.fr., Plon, 1971, rééd. « Pocket », 1995, chap. 3, § 4, p. 320 et s.
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[10]
P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1973, rééd. Gallimard, 1996, p. 45-48.
-
[11]
Malesherbes, Mémoires sur la librairie [1758], Mémoire sur la liberté de la presse [1788], Imprimerie nationale, 1994, p. 284.
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[12]
M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], Dits et écrits, t. I, 1954-1988, Gallimard, 1994, p. 789-820. Pour une tentative d’articulation entre ces deux dimensions juridiques de la construction de la figure de l’auteur, voir G. Sapiro, « Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 48, n° 1, 2014, p. 107-122.
-
[13]
C. Hesse, « Enlightenment Epistemology and the Laws of Authorship in Revolutionary France, 1777-1793 », Representations, n° 30, 1990, p. 109-137.
-
[14]
P. Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Alcan, 1920.
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[15]
Voir par exemple Collectif, Considérations sur la propagation des mauvaises doctrines, À la Société catholique des bons livres, 1826.
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[16]
C. Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, rééd. 2008, p. 1208.
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[17]
J. Goldstein, « “Moral contagion” : a professional ideology of medicine and psychiatry in eighteenth – and nineteenth-century France », in G. L. Geison, Professions and the French State 1700-1900, University of Pennsylvania Press, 1984, p. 181-222.
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[18]
Procès fait aux chansons de P.-J. Béranger, Baudouin frères, 1828, p. 143.
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[19]
R. Chartier, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au xviie siècle », Annales (ESC), vol. 37, 1982, p. 389-400.
-
[20]
La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), textes réunis et présentés par Lise Dumasy, Ellug, 1999.
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[21]
« Les beautés parisiennes disparues », Gazette des tribunaux, 25 févr. 1892.
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[22]
Procès fait aux chansons de P.-J. Béranger, op. cit., p. 57-58.
-
[23]
Cité d’après Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes [1906], Champ Vallon, 1997, p. 227.
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[24]
Ainsi que nous l’avons montré dans le cas de Madame Bovary ; voir G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 266-284.
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[25]
Intervention de Nicod de Ronchaud, député du Jura, à la Chambre des députés, Archives parlementaires, op. cit., t. L, 13 février 1827, p. 537.
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[26]
G. Flaubert, Œuvres, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 631-632.
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[27]
O. Wilde, « Préface », in Portrait de Dorian Gray [1891], in Œuvres, Livre de Poche, 2003, p. 545.
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[28]
Lettre du 6 février 1876, in G. Flaubert, Correspondance, t. V, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 12.
-
[29]
Sur ces procès, voir Y. Leclerc, Crimes écrits. La Littérature en procès au xixe siècle, Plon, 1991 et G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 381-523.
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[30]
L’Aurore, 5 juin 1899, cité in Émile Zola, L’Affaire Dreyfus. La vérité en marche, présentation de Jean-Denis Bredin, Imprimerie nationale, 1992, p. 22.
-
[31]
J.-P. Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, Verdier, 1998, p. 21.
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[32]
Ibid., p. 31.
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[33]
A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éd de Minuit, 1961, p. 39.
-
[34]
A. Simonin, « La littérature saisie par l’histoire : nouveau roman et guerre d’Algérie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 111-112, p. 59-75 et « La mise à l’épreuve du Nouveau Roman. 650 fiches de lecture d’Alain Robbe-Grillet », Annales HSS, n° 2, mars-avril 2000, p. 415-438.
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[35]
Sur les écrivains en mai 1968, voir B. Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 158, 2005, p. 30-53. Sur l’écrivain dans la cité, voir G. Sapiro et C. Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, CESSP/Motif, 2016 [En ligne], à paraître chez CNRS Éditions.
1La notion de responsabilité de l’écrivain peut être appréhendée sous plusieurs angles : éthique, esthétique, juridique, politique, sociologique, historique. Une manière d’articuler ces différentes dimensions est précisément de les placer dans une perspective socio-historique qui interroge leurs relations dans différentes configurations sociales et spatio-temporelles.
2Issu du latin « respondere » et de l’anglais « respond », le concept de responsabilité est en effet d’origine relativement récente. Son usage se répand dans la seconde moitié du xviiie siècle dans une double acception, que l’on retrouve dans la notion anglaise de « responsibility », dont il est sans doute la traduction française [1]. L’une, négative, renvoie à l’imputation d’un dommage [2] et fonde le sens juridique du terme (accountability ou liability en anglais). L’autre, positive, a une connotation éthique : associée à une fonction, la responsabilité d’une action est assumée par son auteur, et elle définit plus largement un domaine d’actions et de représentations sur lesquelles un ou plusieurs individus revendiquent une compétence (on peut parler de « responsabilités » au pluriel). En anglais, le terme est synonyme de authority, control, power, leadership, management, influence, duty. On retrouve ce double sens de devoir et d’obligation de « répondre de », dans le terme allemand « verantwortung ».
3Ce qui relie ces deux acceptions, ce sont l’individuation de la responsabilité et sa subjectivation. Elles se démarquent en effet des définitions collective et/ou objective de l’imputation d’un acte qui prévalaient au Moyen Âge notamment et qu’illustre l’expiation rituelle, opposant à une conception extérieure de la relation entre l’agent et l’acte une relation de causalité qu’exprime la notion d’intentionnalité et que fonde l’idée du libre arbitre [3]. Renforcé par la montée de l’individualisme, ce processus de subjectivation de la responsabilité s’observe aussi bien dans la conception religieuse de la faute – la Réforme ayant poussé cette logique subjective à son extrême avec la pratique de l’examen de conscience – que dans le cadre judiciaire [4]. Or le contrôle de cette responsabilité subjective par les théologiens et hommes d’Église est remis en cause au xviiie siècle par les philosophes et gens de lettres dans leur entreprise de laïcisation de la morale et dans leur revendication d’un magistère intellectuel. L’autorité dont ils se réclament accroît leur responsabilité morale et pénale. Elle va se redéfinir au xixe siècle avec la libéralisation du contrôle de l’imprimé et fonder la figure de l’écrivain engagé [5].
I – L’écrivain, nouveau prophète des temps modernes
4La conception moderne de la responsabilité apparaît au même moment que celle de l’écrivain ou de l’homme de lettres qui, rompant avec la figure du « courtisan » ou de l’« amuseur » (le « fou du roi »), revendique son autorité et sa responsabilité auprès de son public. Cette revendication est rendue possible par la formation d’un marché du livre et de l’imprimé qui permet l’émergence d’une sphère publique [6]. Parmi les auteurs qui affirment alors leur responsabilité dans cette sphère publique, on compte bien sûr les philosophes, mais aussi les avocats, auteurs de « causes célèbres » [7].
5En quoi consiste cette responsabilité de l’auteur ? C’est la vérité qu’il s’agit de diffuser auprès du public, suivant le modèle des hommes de lettres britanniques tels que Jonathan Swift, avec lequel Voltaire s’est lié d’amitié lors de son exil en Angleterre. Le courage et le désintéressement sont, de ce fait, les premières qualités de l’écrivain, car, en révélant la vérité au public, il prend des risques, il s’expose à l’opprobre de ceux qui veulent la dissimuler. Dans l’article « Gens de lettres » qu’il a composé pour L’Encyclopédie, Voltaire avance ainsi que la persécution a touché presque tous les lettrés isolés, ceux qui n’appartiennent pas aux institutions comme l’université et vivent retirés hors du monde, les savants « enfermés dans leur cabinet », qui sont pourtant ceux qui ont « rendu le plus de services au petit nombre d’êtres pensants répandus dans le monde » :
« Faites des odes à la louange de Monseigneur Superbus fadus, des madrigaux pour sa maîtresse, dédiez à son portier un livre de géographie, vous serez bien reçu ; éclairez les hommes, vous serez écrasé.
Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié. Arnauld traîne ses jours dans l’exil ; tout philosophe est traité comme les prophètes chez les Juifs » [8].
7L’homme de lettres incarnerait donc la figure moderne du « prophète » selon la définition qu’en a donné le sociologue Max Weber, qui l’oppose au prêtre ou au théologien, tous deux mandatés par une institution dont ils tirent leur autorité, quand celle du prophète tient à son charisme, c’est-à-dire à l’emprise qu’il exerce personnellement sur son public [9]. Cette réincarnation du prophète en homme de lettres s’effectue dans le contexte du processus de laïcisation et du combat des Lumières contre les préjugés et l’obscurantisme [10].
8La prise de position publique de Voltaire dans l’Affaire Calas en est une magistrale illustration : défense de la liberté de conscience et de la tolérance religieuse contre des passions capables d’aveugler la justice même. Face à la religion instituée, les hommes de lettres décrètent ainsi une nouvelle foi philosophique, fondée sur l’humanisme et sur les commandements de la raison. Établissant la morale sur la raison pure, la théorie kantienne en offre une expression paradigmatique.
9L’autorité qu’ont conquise les hommes de lettres leur crée des devoirs et une responsabilité nouvelle. En identifiant le discours à un individu, son auteur, et non plus à une institution ou à un corps, les hommes de lettres accroissent leur propre responsabilité dans sa dimension individuelle et subjective. Ils s’exposent de ce fait à une double sentence : d’une part, ils se soumettent au verdict de ce tribunal de l’opinion qu’ils prétendent éclairer ; de l’autre, ils encourent le risque d’être jugés au nom des préjugés qu’ils s’octroient le droit de combattre et qui forment le socle de la morale officielle telle qu’elle est codifiée dans la loi. La première fonde la responsabilité morale de l’écrivain moderne, la seconde sa responsabilité pénale.
10La valeur symbolique conférée à la responsabilité auctoriale se lit dans la déclaration royale de 1757, qui punit de mort celui qui se serait rendu coupable d’avoir composé, ordonné de composer, imprimé, vendu ou distribué des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à offenser l’autorité royale et à troubler l’ordre et la tranquillité de l’État, même si la sévérité de cette déclaration en assurait l’inapplicabilité [11].
11Vingt ans plus tard, les auteurs se voient accorder comme une grâce le droit de tirer un revenu de leur œuvre. D’abord reconnue par la loi dans un cadre répressif depuis l’arrêt de Châteaubriant de 1551 qui obligeait l’auteur et l’imprimeur à apposer leur nom sur tout ouvrage afin de faciliter les poursuites en cas d’infraction, la « fonction auteur » telle que la définit Michel Foucault se voit consacrée en France par le décret de 1777 dans une conjoncture d’expansion du commerce du livre et jette les bases d’une possible professionnalisation des écrivains [12]. Après de nombreux débats, la loi Lakanal de 1793 confirme le principe de la propriété littéraire en la circonscrivant à une durée limitée (dix ans) après la mort de l’auteur, par un compromis entre la conception de la propriété comme droit naturel et la notion de « domaine public » auquel appartiennent les idées. Dégageant la notion de propriété littéraire de ce qui l’associait aux intérêts privés et aux privilèges, elle la transforme en récompense des services rendus par l’auteur à la nation [13].
12Deux processus parallèles contribuent à redéfinir, tout au long du xixe siècle, les droits et devoirs de l’écrivain au sein de la nation : d’un côté la libéralisation de l’imprimé, en lien avec l’essor du commerce du livre ; de l’autre la nationalisation de la culture. Ces deux processus n’ont rien de linéaire et varient d’un régime à l’autre, voire d’un gouvernement à l’autre. La libéralisation est le fruit d’un combat mené, dès la Restauration, par des écrivains, des journalistes, des éditeurs, des avocats et par certains hommes politiques. Les premiers se réclament de l’héritage des philosophes. L’engagement dans les combats pour la liberté d’expression repose sur une haute conception de la responsabilité sociale de l’écrivain et de son rôle dans l’espace public, qui sera entérinée par la Troisième République, avec la grande loi de 1881 sur la presse. C’est aussi sous ce régime que culmine le processus de nationalisation de la culture, dans un contexte de compétition accrue entre les États-nations. La convergence entre ces deux conceptions peut être illustrée par les funérailles nationales de Victor Hugo, figure de l’écrivain prophétique exilé sous le Second Empire. De manière plus générale, le service rendu par les écrivains à la nation est récompensé par des distinctions : décoration (la Légion d’honneur et, depuis 1957, l’ordre des Arts et des Lettres), élection à l’Académie française ou, plus rarement encore, funérailles nationales (Pierre-Jean Béranger, Victor Hugo, Pierre Loti, Maurice Barrès, Paul Valéry, Colette, Aimé Césaire). Ces distinctions constituent une marque de reconnaissance par l’État de ce que le sociologue Paul Fauconnet a appelé la « responsabilité-mérite ».
II – La responsabilité pénale de l’écrivain
13Appréhendant la responsabilité à partir de la sanction, Paul Fauconnet distingue les sanctions légales, dont l’application est organisée, des sanctions morales, distribuées de manière diffuse par la collectivité [14]. Suivant la classification proposée par Durkheim, il subdivise les sanctions légales entre, d’une part, celles – répressives – qui relèvent du droit pénal, de l’autre, les sanctions restitutives du droit civil et du droit administratif, qui renvoient à la responsabilité restitutoire. À chacune d’elles correspond une sanction approbative : la « responsabilité-mérite » est récompensée par une sanction rémunératrice (décorations, honneurs posthumes, etc.), la « responsabilité rétributoire » par une sanction rétributive. Cependant, à mesure qu’elle s’est différenciée de la responsabilité pénale, la responsabilité restitutoire est devenue plus étrangère à la responsabilité morale. À l’inverse, la question de l’intentionnalité est désormais centrale dans la définition pénale de la responsabilité, aggravant la responsabilité objective de l’accusé une fois prouvés ses liens matériels avec le crime.
14La responsabilité objective d’un auteur réside dans la publicisation de ses écrits – une responsabilité qu’il partage avec son imprimeur et/ou son éditeur selon les époques (ou que ce dernier assume seul – ou avec le traducteur – lorsque l’auteur et ses ayants droits sont étrangers ou décédés). S’ils contiennent des idées subversives ou des éléments outrageant la morale publique, l’auteur (comme son éditeur) est passible de poursuites. Afin d’évaluer son intention de nuire, les magistrats vont alors réunir des éléments sur son éthique professionnelle et les juger à l’aune des représentations collectives de l’écrivain et du rôle social qui lui est dévolu. Face à l’accusation qui cherchera à aggraver son cas en produisant des preuves d’une intention supposée nocive, la défense s’évertuera à prouver sa bonne foi, sa sincérité, son désintéressement, sa conscience professionnelle.
15En quoi l’écrit peut-il être dangereux pour la société ? La définition objective de la responsabilité de l’écrivain s’établit à partir des représentations sur les effets du livre et de la lecture. Dans la tradition catholique, les effets nocifs sont symbolisés par la métaphore du poison ou du venin qui entraîne le dérèglement des sens [15]. Le substitut du procureur impérial, Ernest Pinard, y recourra pour décrire le parfum des vénéneuses Fleurs du mal de Baudelaire : « Le poison qu’elles apportent n’éloigne pas d’elles ; il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi [16]. » À partir du xviiie siècle, une métaphore médicale lui fait concurrence, celle de la « contagion » morale, d’abord employée pour les épidémies « morales » (les vagues de suicides), les crises de convulsion collective (telles que celle suscitée par le décès du janséniste François de Pâris en 1727), et les émeutes politiques [17]. L’imprimé, dont le commerce s’étend à cette époque, favorise grandement, selon cette représentation, la « contagion » des images et des idées. Imputée aux philosophes, la Révolution française vient donner corps à la croyance collective dans le pouvoir subversif des mots. Une croyance qui va hanter les procès littéraires du xixe siècle, comme l’illustre cet extrait du réquisitoire de l’avocat général Marchangy au premier procès du chansonnier Pierre-Jean de Béranger en 1820 :
« La chanson peut avoir sa part dans tous les écrits qui concoururent à la funeste abolition des respects consécrateurs de l’auteur et du trône ; car enfin la révolution n’est pas toute entière dans les journées du 14 juillet, du 10 août, du 21 janvier ; elle est dans tous les principes qui l’ont préparée » [18].
17La Révolution conforte aussi la thèse de la radicalisation politique d’intellectuels « frustrés » n’ayant pas trouvé de poste du fait de la surproduction universitaire [19]. Sous la monarchie de Juillet, dans une conjoncture de nouvelle expansion du marché de l’imprimé, les ambitions d’ascension sociale, supposément nourries par l’essor du roman, cristallisent les craintes d’une perturbation de l’ordre social [20]. Les tentatives avortées d’élévation sociale deviennent un thème romanesque, d’Illusions perdues de Balzac aux Déracinés de Barrès.
18Cependant, ce danger ne menace pas de façon égale toute la population. Outre ces intellectuels « frustrés », qu’on imagine assoiffés de revanche, certains groupes sociaux sont considérés comme plus vulnérables que les autres : les femmes, les classes populaires, les jeunes. Ces groupes forment les « nouveaux lecteurs » qui accèdent aux livres grâce à l’alphabétisation et qui sont suspectés de manquer de la distance caractérisant les pratiques de lecture des classes cultivées. Le risque d’identification apparaît plus élevé dans leur cas, accroissant la probabilité d’une « contagion morale ».
19Au tribunal, l’indice du public visé est le support (livre, brochure, journal) et le format de la publication, son prix, son tirage, dans une conjoncture d’essor des collections populaires à bas prix. La différence de traitement judiciaire selon le support peut être illustrée par les poursuites intentée en 1892 contre Georges Bonamour, le directeur de la revue Les Beautés de Paris et son gérant, pour la publication d’un poème tiré d’un roman du même auteur, lequel avait paru l’année précédente chez Albert Savine sous le titre Représailles sans être incriminé ; Bonamour fut condamné à 50 francs d’amende avec cinq ans de sursis, le directeur des Beautés de Paris et le gérant à 200 francs chacun [21]. Ces éléments matériels de la publication, qui ont le pouvoir d’aggraver ou d’atténuer l’accusation, sont regardés comme des faits de responsabilité objective, mais aussi comme des expressions de l’intention de l’auteur et de son éditeur.
20De la responsabilité subjective relèvent également les renseignements recueillis sur la morale de l’auteur et sur son œuvre. La propension à identifier la morale de l’auteur avec la morale de l’œuvre se voit renforcée par la conception romantique de l’écrivain. Lors du procès de Béranger, son défenseur Me Dupin, le formule expressément : « Un auteur, dit-on, se peint dans ce qu’il écrit [22]. » La peinture du vice expose de ce fait immédiatement un écrivain à des soupçons quant à sa moralité : Baudelaire souffrira d’être identifié à ses personnages, identification accrue du fait de son recours à la première personne pour les incarner, par exemple dans son poème Le vin de l’assassin.
21En réponse à cette accusation, les écrivains réalistes font valoir qu’il est de leur devoir de reproduire la réalité telle qu’elle est, sans fards, l’idéalisation étant une forme d’hypocrisie bourgeoise. Loin d’être un acte gratuit, selon eux, cette démarche a pour but de susciter l’horreur du mal et relève par conséquent de la responsabilité morale de l’écrivain. En revendiquant le droit de dire la vérité sur le monde social, le courant réaliste s’inscrit dans le sillage des philosophes du xviiie siècle.
22Parallèlement émerge sous la monarchie de Juillet un autre mouvement, celui de l’art pour l’art, qui inscrit la peinture du mal dans l’art lui-même, que ses tenants cherchent à dissocier de la morale : « Proscrire de l’art la peinture du mal équivaudrait à la négation de l’art même », décrète son théoricien, Théophile Gautier [23]. Cette position se révèle plus difficile à tenir face aux tribunaux, comme en témoigne le procès de Baudelaire. Tout en affirmant qu’il avait pour but de dégoûter ses lecteurs du mal, ce dernier avait en effet largement préparé sa défense autour de cet argument, qui ne suffit pas à l’innocenter. En revanche, le plaidoyer tout de connivence de Me Sénard, l’avocat de Flaubert, parvint à convaincre la cour de la haute moralité du roman de son client : contestant l’interprétation du substitut du procureur impérial, qui y voyait une glorification de l’adultère, il fit valoir que Madame Bovary montrait les effets des mauvaises lectures sur une jeune femme d’origine modeste, à qui elles ont donné l’ambition de s’élever au-dessus de sa condition, la conduisant à l’adultère et à la ruine de sa famille.
23Comme l’illustre ce fameux exemple, si le contenu de l’œuvre incriminée doit fonder l’accusation, l’interprétation qui en est faite est généralement discutée par la défense, l’ambiguïté des textes rendant ces divergences possibles [24]. Souvent, ces interprétations excèdent cependant l’ambiguïté inhérente aux œuvres, les sollicitant dans le sens voulu pour étayer les arguments de part et d’autre. On donnera ici l’exemple de la chanson de Béranger Le Vieux Drapeau, incriminée lors de son premier procès en 1820 : l’avocat impérial lui reproche d’exciter à déployer le drapeau tricolore en signe de rébellion, et donc de provoquer au délit que représente le port public de tout signe de ralliement non autorisé. Me Dupin, riposte que le « coq des Gaulois », dont il est question dans cette chanson, n’est pas le « coq des républicains », arboré contre la monarchie, mais le coq en tant qu’emblème du peuple Gaulois, que l’auteur voulait unir aux Francs pour marier deux époques. Si l’argument de la défense paraissait peu plausible, le chef de provocation au port d’un signe de ralliement prohibé n’en fut pas moins abandonné, car il ne constituait, en réalité, ni un crime ni un délit qualifié…
24Dans le cas de Madame Bovary, l’ambiguïté provenait des choix formels de Flaubert : le recours au discours indirect libre, qui était une technique nouvelle dans le champ littéraire français, et le point de vue objectif et distancié du narrateur, qui ne juge pas ses personnages, procédé romanesque inhabituel y compris dans la tradition réaliste. Là où le substitut Pinard avait cru pouvoir saisir des preuves d’approbation de l’adultère de la part de l’auteur, Me Senard eut beau jeu de faire valoir qu’il ne s’agissait ni plus ni moins de la perspective d’Emma.
25Ainsi, le style, la manière, le genre sont également considérés comme des indices de l’intention de l’auteur. Certains genres, comme le pamphlet, sont d’emblée suspectés de visées subversives, par leur format court qui signale la volonté de toucher un large public. En témoigne l’intervention du député centriste Nicod de Ronchaud en défense du projet de loi liberticide lors du débat de 1827 à la Chambre des députés :
« Serions-nous donc réduits à chercher aujourd’hui la littérature française dans la multitude de libelles et de pamphlets dont nous sommes inondés, et qui, pour la plupart, n’ont d’autres passeport que le désir de nuire, et sont condamnés à retomber dans l’oubli le jour même qui les voit paraître ? Bien loin que le grand nombre de petits écrits soit favorable à la bonne et sainte littérature, il ne peut que contrarier ses progrès en donnant au goût une fausse direction, et détournant les esprits de ces conceptions élevées ou profondes, et de ces ouvrages savamment combinés, auxquels le travail et le temps peuvent seuls imprimer un caractère de grandeur » [25].
27Le roman, genre en plein essor à partir des années 1830, est également suspect en raison du public féminin qu’il est susceptible de toucher. C’est ce que met en avant le substitut Pinard lors du procès intenté à l’auteur de Madame Bovary :
« Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique ou sociale ? Non ! Les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l’imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu’au cœur, lorsque le cœur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu’un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? » [26].
29Le procédé peut toutefois être dénoncé pour ses effets pervers sans que la bonne foi de l’auteur ne soit mise en cause, comme ce fut le cas dans les affaires de Flaubert et de Baudelaire, tous deux blâmés pour leur manière réaliste, « peintures lascives » et crudité de descriptions dans Madame Bovary, « réalisme grossier » des Fleurs du mal. Dans ces cas, la responsabilité objective se trouve engagée, mais pas la responsabilité subjective (ou elle l’est dans une moindre mesure), ce qui est une circonstance atténuante : Flaubert fut acquitté, le juge se contentant d’un blâme après avoir reconnu la pureté des intentions de l’auteur ; Baudelaire fut quant à lui condamné à 300 francs d’amende, le substitut n’ayant pas requis de peine de prison en raison de la « nature inquiète et sans équilibre » du poète, qui limitait par conséquent sa responsabilité subjective.
30Enfin, la valeur littéraire de l’œuvre est tantôt employée comme un argument en défense, en tant que preuve de l’intention esthétique de l’auteur – renvoyant donc à la responsabilité subjective de l’auteur –, tantôt comme un argument à charge, car l’effet sur le lecteur s’en trouve renforcé, comme tente de le faire valoir le substitut Pinard dans le procès de Flaubert – ce qui accroît sa responsabilité objective, quelles que soient ses intentions.
III – L’écrivain entre responsabilité et irresponsabilité
31La responsabilité subjective se définit, on l’a dit, par rapport à l’action rationnelle. La folie constitue un cas d’atténuation voire d’exemption de la responsabilité pénale. Or la figure romantique de l’écrivain tend à assimiler génie et folie. Elle est incarnée en France par Gérard de Nerval, en Allemagne par Hölderlin. De fait, le mouvement romantique se polarise en France entre l’art social, représenté par la figure prophétique d’un Victor Hugo, qui devient le modèle de l’écrivain engagé persécuté par le gouvernement, et l’art pour l’art, doctrine esthétique prônant une forme d’aristocratisme littéraire qui soustrait l’écrivain à la morale ordinaire : théorisée par Théophile Gautier, cette doctrine trouvera un fervent adepte en la personne d’Oscar Wilde, lequel, niant les effets sociaux de l’art, rejette la responsabilité morale sur le lecteur [27].
32Se réclamant de la vérité, le courant réaliste se clive également entre engagement et désengagement, entre la figure de l’homme politique tourné vers l’action ou de l’intellectuel engagé telle que l’incarnera Émile Zola, et celle du savant reclus dans sa tour d’ivoire qui observe le monde avec détachement. Dans la mesure où il décrit la réalité, Flaubert, qui balance entre réalisme et romantisme, récuse toute responsabilité sur le contenu de son œuvre (l’adultère existe, il n’en est pas responsable). Seule la forme relève de sa responsabilité d’écrivain, d’autant qu’il ne souhaite pas trancher, laissant au lecteur la liberté de le faire. Si ce roman tombe, comme le redoute le substitut Pinard, dans les mains d’une personne qui en fait un mauvais usage, l’auteur se dégage de toute responsabilité. Flaubert continuera cependant à osciller entre le réalisme et l’art pour l’art. Articulant l’ethos du savant avec celui de l’esthète à travers une même posture de détachement, il écrit ainsi à George Sand en 1876 :
« Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car du moment qu’une chose est Vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas “comme ça” dans la vie » [28].
34Cette croyance dans l’effet moral de la vérité caractérise le mouvement naturaliste lancé par Émile Zola, qui la redéfinit dans un cadre démocratique, sous la IIIe République, en assimilant la littérature à une science : l’auteur s’en remet à la faculté de discernement du lecteur. C’est de la vérité que se réclament les écrivains naturalistes poursuivis en justice pour offense aux mœurs, tels que Paul Bonnetain, Louis Desprez ou encore Lucien Descaves [29]. Le service de la vérité, conçu jusque-là comme un but en soi, désintéressé, d’après le modèle de la science, est désormais subordonné à son utilité sociale en régime démocratique. Informer le public sur les maux de la société est une œuvre utile, car elle rend les citoyens responsables en leur permettant d’agir en connaissance de cause. À l’heure où le savoir tend à être confisqué par des spécialistes, la mission de l’écrivain est de le divulguer. La vérité est constituée en valeur démocratique suprême, qui doit éclairer les politiques publiques et l’action des élites de la nation. Contre cette conception démocratique du rôle social de la littérature, les romanciers psychologues tels que Paul Bourget développent une définition hétéronome de la responsabilité de l’écrivain, tenu de se soumettre aux institutions (État, Église) et de composer des romans à thèse pour orienter le lecteur : la responsabilité de l’écrivain limite selon eux ses droits.
35Ce sont ces deux conceptions, autonome et hétéronome, de la responsabilité de l’écrivain, qui vont s’affronter au cours de l’affaire Dreyfus : à la défense de la vérité invoquée par Zola et les « intellectuels », les antidreyfusards opposent la raison d’État et la sauvegarde de ses institutions. Mettant en avant son désintéressement, son courage et sa liberté, Zola inscrit cet engagement dans la continuité de son œuvre et de sa « passion » pour la vérité :
« On oublie que je ne suis ni un polémiste, ni un homme politique, tirant bénéfice des bagarres. Je suis un libre écrivain qui n’a eu qu’une passion dans sa vie, celle de la vérité, qui s’est battu pour elle sur tous les champs de bataille. Depuis quarante ans bientôt, j’ai servi mon pays par la plume, de tout mon courage, de toute ma force de travail et de bonne foi » [30].
37Cet engagement pour une cause universaliste est érigé en modèle et servira de référence dans les débats ultérieurs sur le rôle social de l’écrivain et sa responsabilité. Julien Benda le brandit contre l’embrigadement des intellectuels au service des idéologies et des passions partisanes dans un essai intitulé La Trahison des clercs (1927). Et Jean-Paul Sartre s’en réclame lorsqu’il élabore, au lendemain la seconde guerre mondiale, dans le contexte de l’épuration, sa conception de la « littérature engagée ». Sartre arrime sa conception de la responsabilité de l’écrivain à sa philosophie de la liberté. Comparée à la responsabilité limitée du cordonnier ou du médecin, celle de l’écrivain est illimitée, parce que le langage confère aux choses leur signification. Incarnation suprême de la liberté créatrice, en ce qu’il a le pouvoir de définir ses propres règles, l’écrivain est responsable malgré lui, parce qu’il nomme, et, par conséquent, il l’est aussi quand il choisit de se taire, puisque « se taire, c’est encore parler » [31]. Témoin de cette responsabilité objective : les procès de l’épuration où des hommes de lettres sont condamnés à mort, aux travaux forcés ou à la prison pour le crime d’« intelligence avec l’ennemi » sur la base de leurs écrits. Cette responsabilité objective de l’écrivain lui confère des devoirs : il lui faut l’assumer subjectivement. Selon Sartre, la littérature, qu’il définit comme un acte de communication, ne peut s’accommoder de tous les régimes. Elle doit être solidaire du régime démocratique, le seul où elle garde son sens. Car dans la mesure où la responsabilité est l’aboutissement de la liberté créatrice, l’écrivain a pour responsabilité de garantir la liberté : « Ainsi, puisque c’est là ce que veut l’écrivain, nous dirons qu’il est une fois pour toutes responsable de la liberté humaine » [32]. Sartre extrait ainsi la responsabilité de l’écrivain du cadre national à laquelle la rattachaient les procès de l’épuration pour lui donner une portée universelle, qui prend un sens tout particulier dans le contexte du procès de Nuremberg et de la définition des crimes contre l’humanité.
38Si la conjoncture de surpolitisation des années de guerre a favorisé le triomphe de cette conception engagée de la responsabilité de l’écrivain, incarnée dans son versant autonome par l’existentialisme et dans son versant hétéronome, par le réalisme socialiste, elle va être contestée à la fin des années 1950 par le « nouveau roman » qui redonne ses lettres de noblesse à la théorie de l’art pour l’art, marginalisée depuis les années 1930, en dissociant littérature et politique et en redéfinissant l’engagement littéraire au niveau du langage. Alain Robbe-Grillet le formule expressément : « Redonnons donc à la notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage [33]. » Ce qui n’empêchera pas les nouveaux romanciers de signer, à côté des existentialistes, la « déclaration à l’insoumission à la guerre d’Algérie », laquelle leur vaudra des poursuites en justice [34]. Ils signifient ainsi que le désengagement de la littérature n’entraîne pas nécessairement l’enfermement de l’écrivain dans une tour d’ivoire ni le renoncement à assumer sa responsabilité au sens sartrien.
39Mis à part l’épisode maoïste du groupe Tel Quel, la dissociation entre engagement par la littérature et engagement par l’action politique a continué de prévaloir dans le champ littéraire français. Elle revêt des formes différentes, de l’autodissolution de la figure de l’écrivain dans le comité d’action écrivains-étudiants en mai 1968 (Marguerite Duras et Robert Antelme) à l’action sociale de l’écrivain dans la cité qui se développe aujourd’hui autour des résidences d’écrivains – forme plus professionnalisée d’exercice d’une responsabilité sociale qui n’engage pas l’œuvre même si celle-ci peut se trouver transformée par cette expérience [35].
40Face à la définition légale de leur responsabilité, qui la subordonnait à la morale publique et à l’intérêt national, les écrivains ont ainsi élaboré leur propre éthique professionnelle en revendiquant une responsabilité morale et sociale fondée sur le principe de l’autonomie de la littérature et de la pensée critique, éthique qui a en retour contribué à la reconnaissance de cette autonomie par l’État et donc par la justice, à travers, par exemple, la distinction entre représentation et apologie. En revanche, si elle subsiste dans de nombreux pays, notamment les pays arabes, la figure de l’écrivain engagé incarnée par Sartre a connu un discrédit en France depuis le milieu des années 1970, face à la division du travail intellectuel, la montée de l’expertise et la clôture du champ politique, qui ont entraîné le repli de la littérature sur elle-même.
Notes
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[1]
Si le sens de « responsable » comme « répondant de » ou « garant » apparaît en français dès le xive siècle et celui de « responsabiliteit » en néerlandais dès le début du xve siècle, ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle en effet que son usage se diffuse en Angleterre et en France.
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[2]
Sur la filiation entre le terme responsabilité et la notion d’imputation, voir P. Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », Esprit, nov. 1994, p. 28-50. En fait, dès le xve siècle, on trouve « responsabiliteit » « obligation de répondre de ses actes ».
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[3]
P. Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Alcan, 1920. Voir aussi J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Gallimard, 1977, p. 169-170.
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[4]
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 78-79. Sur la conception religieuse, voir notamment A. Hahn, « Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d’aveu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 64-79.
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[5]
Cet article s’appuie sur l’enquête empirique menée dans le cadre de mon ouvrage La Responsabilité de l’écrivain : littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècle), Seuil, 2011.
-
[6]
J. Habermas, L’Espace public, trad.fr., Payot, 1962 ; Lewis Coser, Men of Ideas. A Sociologist’s View, The Free Press, 1965, rééd. 1970 ; R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, 1990, rééd. « Points », 2000, p. 220 et s.
-
[7]
L. Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. xiiie-xxe siècle, Gallimard, 1995 ; S. Maza, Private Lives and Public Affairs : the Causes Célèbres of Pre-Revolutionary France, University of California Press, 1993.
-
[8]
Voltaire, « Lettres, gens de lettres ou lettrés », Dictionnaire philosophique, présentation de Béatrice Didier, Imprimerie nationale, 1994, p. 324.
-
[9]
M. Weber, Économie et société [1921], t. 1, trad.fr., Plon, 1971, rééd. « Pocket », 1995, chap. 3, § 4, p. 320 et s.
-
[10]
P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1973, rééd. Gallimard, 1996, p. 45-48.
-
[11]
Malesherbes, Mémoires sur la librairie [1758], Mémoire sur la liberté de la presse [1788], Imprimerie nationale, 1994, p. 284.
-
[12]
M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], Dits et écrits, t. I, 1954-1988, Gallimard, 1994, p. 789-820. Pour une tentative d’articulation entre ces deux dimensions juridiques de la construction de la figure de l’auteur, voir G. Sapiro, « Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 48, n° 1, 2014, p. 107-122.
-
[13]
C. Hesse, « Enlightenment Epistemology and the Laws of Authorship in Revolutionary France, 1777-1793 », Representations, n° 30, 1990, p. 109-137.
-
[14]
P. Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Alcan, 1920.
-
[15]
Voir par exemple Collectif, Considérations sur la propagation des mauvaises doctrines, À la Société catholique des bons livres, 1826.
-
[16]
C. Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, rééd. 2008, p. 1208.
-
[17]
J. Goldstein, « “Moral contagion” : a professional ideology of medicine and psychiatry in eighteenth – and nineteenth-century France », in G. L. Geison, Professions and the French State 1700-1900, University of Pennsylvania Press, 1984, p. 181-222.
-
[18]
Procès fait aux chansons de P.-J. Béranger, Baudouin frères, 1828, p. 143.
-
[19]
R. Chartier, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au xviie siècle », Annales (ESC), vol. 37, 1982, p. 389-400.
-
[20]
La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), textes réunis et présentés par Lise Dumasy, Ellug, 1999.
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[21]
« Les beautés parisiennes disparues », Gazette des tribunaux, 25 févr. 1892.
-
[22]
Procès fait aux chansons de P.-J. Béranger, op. cit., p. 57-58.
-
[23]
Cité d’après Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes [1906], Champ Vallon, 1997, p. 227.
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[24]
Ainsi que nous l’avons montré dans le cas de Madame Bovary ; voir G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 266-284.
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[25]
Intervention de Nicod de Ronchaud, député du Jura, à la Chambre des députés, Archives parlementaires, op. cit., t. L, 13 février 1827, p. 537.
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[26]
G. Flaubert, Œuvres, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 631-632.
-
[27]
O. Wilde, « Préface », in Portrait de Dorian Gray [1891], in Œuvres, Livre de Poche, 2003, p. 545.
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[28]
Lettre du 6 février 1876, in G. Flaubert, Correspondance, t. V, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 12.
-
[29]
Sur ces procès, voir Y. Leclerc, Crimes écrits. La Littérature en procès au xixe siècle, Plon, 1991 et G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 381-523.
-
[30]
L’Aurore, 5 juin 1899, cité in Émile Zola, L’Affaire Dreyfus. La vérité en marche, présentation de Jean-Denis Bredin, Imprimerie nationale, 1992, p. 22.
-
[31]
J.-P. Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, Verdier, 1998, p. 21.
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[32]
Ibid., p. 31.
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[33]
A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éd de Minuit, 1961, p. 39.
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[34]
A. Simonin, « La littérature saisie par l’histoire : nouveau roman et guerre d’Algérie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 111-112, p. 59-75 et « La mise à l’épreuve du Nouveau Roman. 650 fiches de lecture d’Alain Robbe-Grillet », Annales HSS, n° 2, mars-avril 2000, p. 415-438.
-
[35]
Sur les écrivains en mai 1968, voir B. Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 158, 2005, p. 30-53. Sur l’écrivain dans la cité, voir G. Sapiro et C. Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, CESSP/Motif, 2016 [En ligne], à paraître chez CNRS Éditions.