Notes
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[1]
Respectivement chargée de recherche, Aix Marseille Université, CNRS, LEST UMR 7317, 13626, Aix-en-Provence, France et enseignant chercheur, Aix Marseille Université, CNRS, LEST UMR 7317, IRT, 13626, Aix-en-Provence, France.
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[2]
C’est-à-dire entendu dans un sens plus large que la seule notion d’« œuvres de l’esprit » relevant du droit d’auteur, et incluant les brevets, dessins, marques, modèles…
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[3]
L’économie de la connaissance désigne un sous-domaine (champ) disciplinaire en économie instituant «?l’économie fondée sur la connaissance?» comme objet de recherche intégrant les notions d’économie du savoir (rôle de la recherche, apprentissages, compétences…) et d’économie de l’information (comportements d’anticipation, rôle des prix…) dans la compréhension de la dynamique de croissance.
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[4]
Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes, Fort-de-France.
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[5]
Il s’agit d’un créateur d’entreprise, ex-salarié, représentant syndical et cadre responsable de grands comptes commerciaux dans une société informatique internationale.
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[6]
Le réacteur thermonucléaire expérimental international (International Thermonuclear Experimental Reactor, Iter) est un projet de réacteur utilisant le principe de la fusion. Conçu en France, il est issu d’un programme réunissant la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, la Russie, les États-Unis et l’Union européenne.
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[7]
Machines outils à commandes numériques.
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[8]
Movex : progiciel de gestion logistique.
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[9]
Par louage de service, il faut comprendre ici la référence au contrat de travail (NdA).
1L’économie fondée sur la connaissance peut être une source de croissance pour les entreprises, mais elle peut également s’avérer porteuse de tensions. En s’appuyant sur trois enquêtes, croisées avec la jurisprudence et les normes existantes, les auteurs montrent que la reconnaissance de créations intellectuelles des salariés ou sous-traitants d’entreprises reste souvent parcellaire et peut provoquer des conflits à l’intérieur comme à l’extérieur des organisations.
2D’où l’urgence à ce que les organisations syndicales et les représentants du personnel se saisissent de cette question et contribuent à faire évoluer la reconnaissance de la propriété intellectuelle.
3L’expansion des activités de conception et de création dans l’économie et les organisations engendre de nouvelles tensions dans la valorisation des savoirs. La dématérialisation des contenus du travail (y compris par le pilotage de machines) suscite de nouvelles pratiques de gestion des connaissances et de transmission associées à de nouvelles attentes des salariés. On constate en même temps des enjeux croissants autour de la propriété intellectuelle (PI) dans les entreprises et entre partenaires industriels ou donneurs d’ordres (DO) et sous-traitants. L’intensification des échanges fondés sur des savoirs largement tacites que l’on cherche pour une part à codifier dans la création de valeur, donne lieu à une évolution des conflits et tensions au travail. En effet, le savoir développé par le salarié est à la fois propriété de ce même salarié, de l’employeur mais aussi du donneur d’ordres. Dans une économie où l’exigence de créativité au travail se diffuse, les notions de capacité cognitive du salarié et d’identité au travail ont à voir avec celle de propriété intellectuelle. Ces notions opèrent comme matrices des créations intellectuelles, entendues au sens large [2], elles-mêmes souvent codifiées sous forme écrite. Mais la jurisprudence évoluant en faveur du salarié, le pouvoir qu’a l’employeur de protéger ou valoriser indépendamment les connaissances acquises par le salarié dans l’entreprise reste relativement limité, dans la mesure où en droit, « l’œuvre est l’émanation de son propriétaire ». La notion de savoirs tacites, que l’on cherche à expliciter pour le transfert de savoirs, indépendamment du créateur, fait écho à cette disposition du droit. C’est là un enjeu important de la gestion des connaissances dans l’entreprise mais aussi de la gestion des relations entre entreprises autour d’activités de conception. La reconnaissance des droits du salarié sur son œuvre a d’abord été intégrée exclusivement dans le droit des biens (propriété intellectuelle, artistique, industrielle), elle gagne aujourd’hui le champ du droit du travail (Supiot, 1994). Comme l’évoquent certains juristes spécialisés en droit de la propriété intellectuelle et droit du travail : « Tout salarié reste donc juridiquement propriétaire des œuvres qu’il crée, alors même que ses créations se font dans l’exercice de ses fonctions ou sur instruction de son employeur » (Champagner Katz, Galichet, 2010). Se pose donc la question de la stabilisation de nouveaux rapports sociaux autour de la création intellectuelle conditionnés à une évolution de la notion de contrat de travail et de lien de subordination ou quasi-subordination, au delà du contrat de travail, chez le donneur d’ordres par exemple (Petit, Thevenot, 2006).
4L’objectif de cet article est de préciser la nature des tensions qui émergent dans les organisations et entre organisations dans un contexte où la régulation sociale de la propriété intellectuelle n’apparaît pas prioritaire pour les partenaires sociaux. La contingence de la reconnaissance de la propriété intellectuelle s’inscrit dans une stratification sociale des salariés et des entreprises et dans le rapport valeur ajoutée créée et rétribuée. Elle existe également dans ces entreprises, dans lesquelles s’exerce une différenciation de traitement entre les diverses directions fonctionnelles, les métiers et les catégories socioprofessionnelles, défavorisant l’invention non inscrite dans la mission concernant plus les salariés les moins qualifiés.
5D’un point de vue empirique, nous mettrons en regard l’évolution de la jurisprudence dans ce domaine avec des interviews issus de trois vagues d’enquêtes pour la recherche. Les personnes interviewées sont des salariés (dont certains sont aussi représentants syndicaux) et responsables de PME. La convergence de ces données rend compte de la nature des conflits et tensions sur la propriété intellectuelle individuelle et collective.
6Le plan de l’article est le suivant : la première partie traite d’un point de vue théorique les enjeux de la propriété intellectuelle et de sa régulation dans une économie fondée sur la connaissance et la créativité (I), la deuxième partie précise comment émergent ces tensions à partir de l’analyse de la jurisprudence et d’enquêtes de terrain (II), tandis que la troisième partie interroge l’action syndicale dans ce domaine et présente des pistes interprétatives sur la persistance des tensions observées (III).
I – Enjeux de la régulation de la propriété intellectuelle selon une approche interdisciplinaire
7La reconnaissance de la propriété intellectuelle touche à des enjeux de connaissance et de reconnaissance : c’est la raison pour laquelle elle est porteuse de tensions, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation (I.1). Si l’œuvre est relativement bien protégée par le seul Code de la propriété intellectuelle, l’invention, encadrée par ce même code, reste insuffisamment appréhendée par le droit du travail, les conventions collectives et les accords d’entreprise, ce que démontre la jurisprudence. Les décisions rendues tant en matière d’œuvre que d’invention restent cependant difficilement mobilisables par les inventeurs ou créateurs (I.2).
I.1 – Connaissance, inventions et créations dans le salariat contemporain
8La notion d’économie fondée sur la connaissance [3] a été promue pour désigner l’importance du développement « de secteurs d’activités de production et de services fondés sur des activités intensives en connaissances » qui permettrait de maintenir la compétitivité et l’emploi des économies industrialisées via un rythme rapide d’innovation technologique (Foray, 2000:3). Cette notion a le plus souvent été abordée par des indicateurs tels que l’investissement dans la recherche & développement (R&D) privés et publics, le taux de brevets, le taux de salariés hautement diplômés et l’usage intensif de technologies de l’information et de la communication (TIC) à la source de gains de productivité, y compris dans les activités d’exploration et de coopération. Pour Foray, la science et la technologie sont au cœur de cette dynamique qui concerne plus particulièrement certains secteurs moteurs mais en inclut aussi d’autres plus traditionnels, « de plus en plus intensifs en connaissances », le tout contribuant à accroître la part du PIB générée par le capital immatériel.
Un enjeu de continuité pour l’entreprise, de reconnaissance pour les salariés
9En écho à ce point de vue conceptuel, depuis les années 1990, le législateur marque sa volonté d’encourager l’innovation et les inventions salariées pour soutenir la compétitivité et inciter, notamment, au dépôt de brevets. Dans ce champ, l’accent est mis aussi sur la question de la codification des connaissances en général par l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication (Mansell, Steinmueller, 2013). Les connaissances tacites non exprimables au-delà de l’action de celui qui les détient (Polanyi, 1962) se prêteraient mal à l’échange, la diffusion et l’apprentissage, au stockage et à leur mémorisation dans l’organisation, qui dépendent fortement des mouvements de « main-d’œuvre » (retraites, plans sociaux, turn-over, intérim…). Elles n’autorisent pas enfin leur localisation, classement, cartographie, notamment avec l’intermédiation des TIC. Notons que ces pratiques de codification des connaissances ne seraient pas restreintes aux seuls détenteurs de hautes qualifications. En effet, la codification de la connaissance dans le cadre de la formation professionnelle et continue touche une grande diversité d’activités (Svetlik, 2009) : contrôle ou maintenance des machines, gestion des hommes, communication, conception et développement diffus dans l’organisation. Ces pratiques de codification, en particulier de savoirs procéduraux, par l’écriture et le langage sont autant de créations décrites en termes de « processus de virtualisation séparant la connaissance de son support matériel et la rendant (re)productible, échangeable, utilisable de manière distincte, tant du travail que du capital utilisés pour la produire » (Rullani, 2000:89 ; 2004).
10Loin de s’opposer aux principes du capitalisme industriel, la notion de « capitalisme cognitif » éclaire différents obstacles qui empêchent de « réduire de manière simple la connaissance à du capital » (Rullani, 2000:88). Les apports de Rullani, à notre sens, réactualisent l’idée de reconnaissance de la forme salaire comme forme pratique de gestion du travailleur où le capital se définit d’emblée par rapport à celui-ci, et non selon une détermination inverse comme peuvent le laisser entendre des lectures du concept de la force de travail-marchandise (Mathiot, 1981). En particulier, l’efficacité de la régulation de la création, partage et diffusion de connaissances dépend de la capacité des acteurs à surmonter différents conflits dont le conflit propriétaire, exprimable en termes de droits patrimoniaux lorsqu’il porte sur les inventions mais aussi les créations originales de l’esprit. La diffusion des artefacts issus de la connaissance en action reste soumise à la question de la valorisation sous différentes formes tant du point de vue du (ou des) salarié(s) dont ils émanent que de l’entreprise et des territoires qui ont investi ; ces acteurs s’attendent généralement à différentes formes de reconnaissance symbolique, sociale ou économique, respectivement selon leur rapport au travail et à l’emploi, aux marchés et à la richesse. De même, un temps de la production dominé par la vitesse d’apprentissages simplifiés ne réunit pas les conditions physiques, psychiques et intellectuelles pour un apprentissage complexe et une transmission, créateurs de nouvelles connaissances. Enfin, lorsqu’il y a trop de risques d’erreurs sur l’orientation de l’investissement ou pas suffisamment de garanties sur diverses formes de reconnaissances, rendement ou valorisation, l’investissement des personnes, des entreprises ou des territoires peut s’en trouver freiné.
Des tensions intra et inter-organisationnelles
11Des tensions ont également été mises en évidence autour des pratiques de gestion des connaissances à partir de travaux intégrant généralement différentes disciplines et visant la reconstruction d’un corpus en théorie générale de l’action (sciences de gestion, sociologie de l’entreprise et du travail, psychologie sociale des processus cognitifs). Certains auteurs argumentent que la diffusion des activités de conception et le déconfinement des situations de travail – y compris celles des opérateurs amenés à résoudre des problèmes toujours différents et imprévus (pilotage, maintenance) – engendrent un conflit entre un mode traditionnel de prescriptions hiérarchisées dans le lien de subordination et une activité de création relevant plus de la coopération synonyme de prescriptions croisées verticales ou horizontales (Charue, Midler, 1993 ; Hatchuel, 1996 ; Hatchuel et al., 2002 ; De Terssac, Friedberg, 1996 ; Reynaud, 1997). L’introduction de pratiques de gestion des connaissances telles que promues par le champ disciplinaire récent du même nom, qui n’intègreraient pas des transformations profondes de la nature du management et de l’organisation de la relation salariale seraient créatrices d’incohérences, d’inefficiences (Hatchuelet al., 2002) : « Dans un capitalisme de l’innovation intensive ce sont précisément les objets (produits, procédés, systèmes) et les savoirs (métiers, techniques, expertises) qui sont en permanence déstabilisés. L’entreprise doit alors reconstruire en permanence ses apprentissages collectifs autour d’“objets-concepts”… et de “métiers embryonnaires”…» (ibid.:30). Le partage des connaissances s’inscrit alors dans le quotidien de la « communauté » et fait partie intégrante des comportements développés, la réalisation de l’activité et les bénéfices que l’individu en retire dépendant de ces comportements (Amin, Cohendet, 2004 ; Paraponaris, Simoni, 2006 ; Cohendet, Simon, 2008).
12Cette diffusion des pratiques de gestion des connaissances est en même temps révélatrice d’un changement dans la forme du salariat qui ne porte pas uniquement sur certaines formes de précarisation (usage du CDD, intérim) et/ou de dégradation des conditions de travail. L’incitation à inventer et codifier son savoir sous forme d’œuvre originale, mais aussi les inventions ou créations spontanées, dont une part relève du droit patrimonial, au-delà du droit du travail, perturbent la forme salariale et les notions de qualification et de compétences établies.
13Par convention et en nous appuyant sur les travaux de Latour (1989), nous appellerons créations, à la fois les inventions relevant de la propriété industrielle (brevet, dessin, modèles…), les œuvres originales relevant du droit d’auteur, et plus largement les artefacts et innovations de toutes sortes. Prenant l’exemple du moteur diesel, Latour a expliqué en quoi invention et innovation ne peuvent être clairement distinguées, comme le propose un point de vue déterministe et phasé allant de la genèse de l’idée, la matérialisation de l’artefact, sa valorisation et sa diffusion sur le marché. Ce phasage, à l’instar du processus d’appropriation-diffusion, est le résultat de négociations, d’intéressement des autres et de capacités de « contrôle de leur faits et gestes », y compris par des moyens légalisés ou de fait.
14Cette montée des tensions se situe au niveau intra-organisationnel mais aussi inter-organisationnel dans les territoires. Le rapport Volot (2010), observant les relations industrielles, exprime que : « Jusqu’à présent, la jurisprudence semble s’être surtout focalisée sur la relation de dépendance d’un revendeur ou d’un distributeur vis-à-vis de son fournisseur, alors que le problème dans le domaine des relations interentreprises industrielles est plutôt inverse. C’est celle d’un fournisseur qui ne peut plus survivre sans les commandes d’un client qui représente une part trop importante de son chiffre d’affaires » (ibid.:20). Parmi ces pratiques, celles touchant plus particulièrement l’appropriation d’œuvres ou brevets sont les suivantes : consultations ne respectant pas les règles de la concurrence, non-respect des contrats tacites et exploitation de brevets ou de savoir-faire sans l’accord du sous-traitant. En même temps, Lallement (2010) observe que les PME filiales de groupes, c’est-à-dire appartenant pour au moins 25 % à une autre entreprise, ne sont pas plus innovantes mais brevètent plus que les PME indépendantes. Pour cet auteur, cela tient à des conditions de coûts mais aussi au fait qu’au sein d’un groupe d’entreprises, les dépôts de brevets peuvent être utilisés comme un indicateur de performance. De façon complémentaire, la question de la capacité à négocier et faire reconnaître sa propriété intellectuelle peut aussi être posée dans un tel contexte.
Vers une reconnaissance de la propriété des salariés, notamment non-cadres ?
15C’est plus largement le mode de régulation de la mise au travail aussi bien au niveau contractuel que conventionnel ou législatif qui serait affecté. Ce point peut-être illustré par la non-conformité, selon la Cour de cassation, de certaines conventions collectives inscrivant une différence importante entre des métiers de conception (R&D), bureaux d’étude, et des métiers de fabrication, maintenance ainsi que des métiers commerciaux puis administratifs. Dans leur jurisprudence tranchant les litiges entre salariés et employeurs, les magistrats de la Cour ont jugé que les dispositions des conventions collectives, applicables à une seule catégorie de salariés, généralement les cadres, sont incompatibles avec l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle. En effet, cet article énonce les règles relatives à la rémunération des inventeurs salariés en matière d’inventions brevetables, quelle que soit la catégorie professionnelle à laquelle ils appartiennent. Il en découle que ces règles sont applicables à tous, notamment lorsque les salariés des diverses catégories professionnelles réalisent une invention « soit dans le cours de l’exécution de leurs fonctions, soit dans le domaine des activités de l’entreprise, soit par la connaissance ou l’utilisation des techniques ou de moyens spécifiques à l’entreprise, ou de données procurées par elle ».
16Depuis ces évolutions jurisprudentielles, les partenaires sociaux n’ont pas remis en débat les enjeux de la propriété intellectuelle et les conventions collectives n’ont en conséquence pas été modifiées pour tenir compte des exigences légales ou jurisprudentielles (Sueur, 2010). Dans la pratique, les systèmes de reconnaissance de la propriété intellectuelle des salariés dans les entreprises sont très hétérogènes. Les normes sociales et le droit français, de ce point de vue, se distinguent des situations et législations étrangères qui ont majoritairement prévu, malgré la reconnaissance du principe selon lequel le droit de propriété intellectuelle naît sur la tête de son auteur, une cession facilitée des droits patrimoniaux à l’employeur, ce dans un contexte différent de régulation des rétributions dans le salariat. En droit allemand, le contrat de travail emporte une présomption de transfert du droit d’exploitation de l’œuvre à l’employeur. Il en va ainsi également en Espagne en application de l’article 51 de la loi de 1996. En Italie, c’est la jurisprudence qui précise qu’en vertu d’une application loyale du contrat de travail, les droits d’exploitation nécessaires à l’exercice des activités normales et habituelles de l’entreprise sont transférés à l’employeur. La France reste donc, en l’absence d’une harmonisation communautaire (à l’exception du domaine du logiciel), la plus exigeante quant à la cession des droits d’exploitation de l’œuvre, qui doit se faire de manière expresse, œuvre par œuvre, ce qui pose un problème majeur en cas de productions multiples et crée du même coup une insécurité juridique.
I.2 – Insécurité des normes, médiation et régulation par la jurisprudence
17Dans l’état actuel du droit, la propriété intellectuelle marque la reconnaissance d’un droit exclusif attaché soit à la propriété industrielle (encadré 1) sous forme de brevets, dessins et autres signes distinctifs (marques, noms commerciaux…), soit au droit d’auteur sur des œuvres de l’esprit originales (encadré 3).
18Précisons que seules les inventions brevetables, brevetées ou non, relèvent de l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle (encadré 1).
Encadré 1. Les trois catégories d’inventions dans le Code de la propriété intellectuelle
- L’invention hors mission attribuable : elle est faite en dehors de l’exécution du contrat de travail ou de toute recherche ponctuelle demandée par l’employeur, mais élaborée dans le cadre de travail ou en lien avec le travail (notamment avec les moyens et outils de l’entreprise) ; elle appartient au salarié. L’employeur peut se rendre propriétaire d’une telle invention dans un délai donné, moyennant le paiement d’un « juste prix ».
- L’invention hors mission non attribuable : par défaut, elle n’entre dans aucune des deux premières catégories et appartient en propre au salarié n’ayant aucun lien avec son cadre de travail.
Un droit d’auteur protecteur sur les œuvres
19Si le savoir-faire ne fait pas partie de la propriété industrielle, sa codification sous forme d’une œuvre de l’esprit originale est imputable au droit d’auteur. En effet, sont considérées comme œuvres, les livres, brochures et autres écrits, guides du savoir, plans, croquis, graphiques… (article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle). Le droit d’auteur ne concerne donc pas seulement les professions de la création littéraire et artistique salariée. Ce droit d’auteur distingue les notions d’œuvre individuelle, collaborative, collective et composite (encadré 2).
20Dans la pratique courante, les créations impliquant plusieurs salariés sont considérées comme collectives, appropriables et appropriées par l’employeur. Or, la recherche d’alliances, de coopérations et de mutualisations dans la production de connaissances implique une capacité à négocier et contrôler les modalités d’usage de cette connaissance en fonction des normes sociales et juridiques en vigueur. L’évolution du contentieux met en évidence une requalification des œuvres collectives en œuvres collaboratives ou composites, lesquelles sont génératrices de droits pour chaque partie prenante. Ainsi, un salarié ou une équipe peuvent contester l’appréciation de l’employeur et estimer que leur contribution personnelle et originale est identifiée ; ils solliciteront la requalification de l’œuvre collective en œuvre de collaboration et revendiqueront un droit distinct. Il faudra que chaque salarié prouve que l’employeur n’a pas piloté sa création et n’y a aucunement contribué.
Encadré 2. Qui est titulaire du droit d’auteur selon la qualification de l’œuvre ?
- Est dite de collaboration l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques.
- Est dite composite l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière.
- Est dite collective l’œuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et en son nom. Dans ce cas, la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé.
L’œuvre collective est sauf preuve contraire, la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée.
Encadré 3. Création intellectuelle et droit d’auteur
Les brevets : entre Code de la propriété intellectuelle et négociation à plusieurs niveaux
21La hiérarchie des normes applicable en propriété intellectuelle est établie par le Code de la PI et non par le Code du travail. Supiot (1994) évoquait déjà le quasi non-traitement de la PI dans le Code du travail, qui serait pourtant censé définir une norme de référence à ce sujet dans les relations de travail. Ce dernier renvoie essentiellement à la négociation entre partenaires sociaux et aux dispositions du Code de la PI pour la détermination d’une rémunération supplémentaire liée à l’invention de mission. L’article de référence du Code du travail est l’article L. 2261-22 prévoyant les conditions d’extension d’une convention de branche conclue au niveau national. Il énonce que cette convention doit contenir des clauses portant sur les conditions de rémunération des salariés, auteurs d’une invention dévolue à l’employeur en vertu de l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle. Notons que l’unique problématique traitée par le Code du travail est celle de « l’invention de mission », ce qui exclut du champ d’application du texte les salariés qui ne sont pas chargés de missions d’invention dans leur définition de poste. Le point de vue que nous argumenterons ici est que le Code du travail est appelé à une évolution car construit sur une norme de division du travail ancienne et propre à la grande entreprise où une activité unique de recherche et développement est confinée aux services portant le même nom. Cette activité est réservée à une catégorie limitée de salariés, alors que l’activité d’innovation aujourd’hui couvre un champ beaucoup plus large, hors services R&D notamment, et ne concerne pas uniquement la création technologique.
22Seule la lecture de l’intégralité de l’article L. 611-7 du Code de la PI permet de répertorier les trois types d’inventions que sont « l’invention de mission », « l’invention hors mission attribuable » et « l’invention non attribuable » (encadré 1). On remarquera que ce texte se situe dans la partie relative aux brevets d’invention dans le cadre de la protection des inventions et des connaissances techniques. Sont donc exclues de cette thématique les œuvres de l’esprit issues de savoirs et savoir-faire qui ne peuvent être matérialisés dans des artefacts brevetables mais qui n’en sont pas moins protégés par le droit d’auteur dans la mesure où ils sont codifiés.
23Les conditions dans lesquelles le salarié auteur d’une invention de mission bénéficie d’une rémunération supplémentaire, outre les conventions collectives, peuvent être déterminées également par des accords d’entreprise et les contrats individuels de travail. Depuis la loi du 20 août 2008, la représentativité syndicale nécessaire à la négociation des accords se mesure au niveau de l’entreprise et il ne s’agit plus, comme par le passé, d’une représentativité présumée au niveau national. Par conséquent, la régulation pourrait prendre corps non plus à partir d’un processus descendant du niveau des conventions collectives nationales et interprofessionnelles vers celui de l’entreprise, mais aussi et surtout d’un processus montant à partir des accords d’entreprise. Or, il n’existe actuellement que très peu d’accords d’entreprise dans ce domaine, l’application de ces derniers étant mise à mal par la jurisprudence. La construction sociale et la stabilisation d’un tel processus dans le domaine des inventions ou création d’œuvres de toutes sortes des salariés n’est pas sans conditions. En particulier, est en jeu une sensibilisation des délégués syndicaux, acteurs de la négociation d’entreprise et à défaut les délégués du personnel, et autres représentants des salariés au niveau de l’entreprise.
Des voies de recours limitées
24Tout litige relatif à la rémunération supplémentaire est soumis à la Commission nationale des inventions de salariés (Cnis, instituée par la loi du 13 juillet 1978 entrée en vigueur en 1980), laquelle propose aux parties en désaccord une solution et le cas échéant une évaluation de la compensation financière (Gronier, 1984). En cas d’échec de la tentative de conciliation, la Cnis transmet son rapport au tribunal de grande instance compétent (TGI) qui tranchera, une possibilité de recours étant prévue devant les cours d’appel puis la Cour de cassation. Depuis 2009, le législateur souhaitant spécialiser les juridictions, les TGI compétents pour connaître des actions et des demandes en matière de propriété littéraire et artistique, de dessins et modèles, de marques et d’indications géographiques ne sont plus qu’au nombre de neuf [4]. Pour les actions en matière de brevets d’invention, de certificats d’utilité, de certificats complémentaires de protection et de topographies de produits semi-conducteurs, un décret a donné une compétence exclusive au TGI de Paris. La commission traite plus précisément des litiges relatifs au classement des inventions impliquant différents niveaux de rémunération (inventions de mission ou hors mission attribuables). Les contestations relatives au classement des inventions concernent les désaccords avec l’employeur nés du classement fait par le salarié de son invention (de mission ou hors mission attribuable), ce classement conditionnant l’allocation d’une rémunération supplémentaire ou d’un juste prix. La Commission a connu une augmentation de son activité depuis 2002 (qui reste faible en valeur absolue), enregistrant depuis entre 15 et 25 affaires par an (statistiques de 1980 à 2009 publiées par l’Institut national de la propriété industrielle – INPI). On observera qu’il existe en Allemagne l’équivalent de la Cnis appelée la Schiedsstelle, laquelle a inspiré notre législation. Le droit allemand ne prévoit que deux catégories d’inventions, les inventions de service et les inventions libres et non trois comme en France.
25Le peu de recours exercés par les salariés et l’évolution des apports jurisprudentiels caractériseraient une latence des conflits et un déséquilibre croissant entre la régulation existante, les pratiques de gestion d’entreprise et les attentes des salariés à l’égard de leur créativité dans des situations de travail « déconfinées ». Une observation de la jurisprudence depuis 2005 fait en effet apparaître que la majeure partie des salariés qui revendiquent devant le juge une rémunération supplémentaire ou un juste prix de leur invention sont soit des personnes à la retraite, soit des personnes qui ont été licenciées ou ont démissionné. Citons en exemple un arrêt de la Cour d’appel de Toulouse (CA Toulouse Baricos c/ SA Étienne Lacroix du 19 mai 2010), qui expose le cas d’un directeur salarié licencié après avoir demandé la rémunération au juste prix d’une invention hors mission attribuable.
II – Modes de reconnaissance des créations de PME et de salariés
26Les données empiriques que nous présentons ici n’ont pas vocation à exprimer une généralité, elles visent à montrer des processus à l’œuvre qui apparaissent suffisamment significatifs et révélateurs de tensions. Elles suggèrent une récurrence dans la nature des tensions que nous avons rencontrées au cours de trois types de recherches réalisées depuis fin 2008 sur le terrain des pôles de compétitivité et pôles régionaux d’innovation (non labellisés par le dispositif national mais par le conseil régional). Les deux premiers types de recherches ne ciblaient pas a priori la question de la reconnaissance des créations intellectuelles des salariés. Dans le premier type de recherche conventionnée avec des acteurs institutionnels tels que le conseil régional ou la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) et des pôles de compétitivité, nous avons pu réaliser trois vagues d’enquêtes. Les entretiens ont concerné principalement les dirigeants de PME membres des pôles et ont porté sur les pratiques de gestion des savoirs, des ressources humaines, de l’emploi et d’élaboration-appropriation de systèmes d’information dans ces entreprises.
27Le second type de recherche où nous avons relevé ces tensions portait sur une action collective de codification-transmission de connaissances auprès des PME d’un pôle de compétitivité. Nous avons suivi sur le terrain un intervenant spécialisé en « transfert de connaissances » pendant six mois dans le cadre d’une évaluation d’une méthode semi-directive en gestion des connaissances centrée sur l’expert (Gadille, Machado, 2012). Cette action collective consistait à financer une aide externe pour la codification de connaissances de salariés mais aussi de créateurs d’entreprise possédant une grande expertise, assimilée dans le langage de l’intervenant à une « compétence rare ». L’objectif était ici de faciliter, d’accélérer et reproduire plus aisément des actes de transmission de connaissances auprès d’autres salariés moins expérimentés sur des domaines toujours très techniques et multidisciplinaires. Dix salariés et deux créateurs d’entreprise ont ainsi été accompagnés à raison d’une demi-journée par semaine chacun pendant six mois.
28Enfin, un troisième type de données de terrain provient d’interviews réalisées par les auteures lors du montage d’un projet de recherche récent prenant pour objet la question de la reconnaissance et régulation des créations de salariés qui relèvent du droit de la propriété intellectuelle. Quatre entretiens ont ainsi été conduits avec deux représentants de salariés, deux cadres de PME faisant du développement, un dans les domaines des tests électriques et électroniques, et l’autre sur l’ingénierie et le support technique dans la certification. Une analyse de la jurisprudence a été effectuée en relation avec ces entretiens.
II.1 – Reconnaissance de la propriété intellectuelle dans les relations PME/grandes entreprises
29Ce premier recueil de verbatims porte sur un total de 54 responsables de PME, dont huit ont signalé un problème de non-reconnaissance de la propriété intellectuelle de leur entreprise dans les relations au donneur d’ordres, sans prendre en considération les questions de mobilité des salariés formés en interne au cœur de métier et partant vers des clients grands comptes (Gadille, Machado, 2010). Si l’on enlève de ce total l’ensemble des PME enquêtées appartenant à des pôles régionaux d’innovation tournés vers les services (« services à la personne », « tourisme d’affaires » et « patrimoine et culture ») et qui ne sont pas labellisées comme pôles de compétitivité, le nombre de PME ayant signalé ce type de tension forte sur nos terrains reste identique : 8 sur 34 entreprises, appartenant à l’aéronautique, l’énergie, la microélectronique et les communications sans fils.
30En prolongement du constat fait par Lallement (2010) pour expliquer la différence de dépôts de brevet entre PME filialisées et indépendantes (voir supra), des pistes complémentaires peuvent être envisagées : au-delà des coûts que la PME indépendante aurait à supporter, celle-ci n’a pas un accès déjà construit aux marchés permettant la diffusion rapide d’innovations, souvent composites et collaboratives, pour une part combinées aux savoirs du DO. « … C’est-à-dire que comme on est sur des projets récents, en plein développement, on n’est pas forcément structurés au niveau commercial, alors que si on est en partenariat avec les entreprises qui ont une structure commerciale, mais pas dans le même domaine, alors on se dit : “Est-ce qu’ils ne veulent pas en fin de compte récupérer notre technologie pour la commercialiser de leur côté ?” » (Cadre commercial en PME, membre de l’équipe de direction, fabrication pièces et ensembles plastiques).
31Cette question ne se pose plus avec la même force pour des PME filialisées puisque la participation du groupe dans la propriété de l’entreprise correspond à une prise de contrôle au moins partielle sur la stratégie, les débouchés ou les actifs.
32Le fait de déposer un brevet pour une PME indépendante est une entreprise relativement risquée, et pour laquelle l’investissement consenti peut ne pas être rentable : « On avait déposé des brevets ; on a arrêté… On a arrêté pour la raison qu’on n’avait pas de marché : le marché était aux mains de gens trop puissants par rapport à nous – des intégrateurs de premier niveau –, le marché était verrouillé par des Canadiens » (Responsable de la PME, fabrication et commercialisation de flexibles).
33Cette tension sur le patrimoine intellectuel et industriel dans des relations asymétriques entre entreprises s’observe aussi à propos d’anciens salariés créateurs d’entreprise, mais dépasse ici la question des inventions de mission ou hors mission pour rejoindre la question de la protection industrielle dans les petites entreprises innovantes et plutôt artisanales. Citons le cas d’un ancien représentant syndical qui a quitté une grande entreprise au sein de laquelle il aurait été « mis au placard » après s’être occupé d’un cas de reconnaissance de PI [5]. Celui-ci crée son entreprise, sur une niche dans le développement durable, le recyclage et compostage plus précisément, et se trouve à nouveau confronté à un problème de PI en sa qualité de créateur de PME. Après avoir co-inventé un dispositif technique inédit et très performant non enregistré à l’INPI faute de temps, mais évalué par cette institution comme très innovant, ce créateur ne pourra protéger son invention que par le secret en attendant, sachant qu’un dépôt de brevet est également risqué. En effet, ce dépôt correspond à un signal fort et exploitable par la grosse entreprise du secteur, en retard dans ce domaine mais qui a un accès plus facile au marché.
34Ce type d’observation qui rejoint les résultats d’autres travaux pose la question des normes sociales et juridiques de la reconnaissance de la propriété intellectuelle et plus largement des savoirs originaux, participant à la sécurisation de parcours pour des salariés ingénieux, qu’ils demeurent salariés ou deviennent créateurs d’entreprise et potentiellement d’emplois.
35Des verbatims récurrents ont pu être recueillis, révélant une aggravation des mauvaises pratiques de reconnaissance de la propriété intellectuelle des PME à travers une hiérarchisation accrue de la sous-traitance en cascade, rendant peu visibles les créations originales des sous-traitants de deuxième rang et suivants. « Notre métier, on va vendre, la chose la plus difficile et la plus facile, difficile dans le marché actuel, car le marché est compliqué par la crise mais elle a bon dos, c’est aussi compliqué par les sociétés qui ont changé, il y a des short lists maintenant (quelques premiers rangs qui ont seul accès aux appels d’offre), on vous fait faire le travail (dessins, spécification de pré-cahiers des charges), et puis on repasse par deux sociétés (de premier rang qui répondent à l’appel) et on remet en question votre offre de prix. Les acheteurs ont changé, on a du mal à comprendre, c’est la tendance… » (créateur-dirigeant, ancien salarié, maintenance, installation, location de compresseurs, pompes à vide). Malgré cette tendance, les mauvaises pratiques ne concernent pas toutes les entreprises, ce qui est souligné par les interviewés : « Nous, on a une culture de relation humaine poussée, on a toujours cherché à travailler avec les gens avec qui on s’entend bien, on a jamais eu ce truc de sous-traitant que quelquefois on ressent avec certaines personnes, nous on recherche des professionnels qui ont des points communs avec nous sur les RH » (créateur-dirigeant, qui a racheté l’entreprise dans laquelle il était salarié, pièces et ensembles mécaniques).
36Par ailleurs, l’idée de regroupement des PME permettant de rétablir un équilibre par rapport aux DO fait son chemin : « On travaille sur plusieurs postes, la prospection, l’intérim et les travailleurs indépendants, ou co-traitants, on s’est aperçu que les gens qui nous faisaient travailler, avant ils étaient en sous-traitance, maintenant on est plus en co-traitance, on leur donne du boulot et ils nous en donnent, c’est ce qui nous intéresse le plus, ils épongent notre surcroît de travail mais en même temps l’inverse aussi : s’ils n’ont pas la compétence, il nous donnent le chantier. […] On est en train de changer notre façon de faire, on va voir comment répondre à plusieurs pour les appels d’offre liés à la construction d’Iter [6]. […] Pour l’instant c’est un groupement, on est amenés à travailler ensemble, le bureau d’études avec un ingénieur qui travaille sur Iter, un automaticien ingénieur des Arts et Métiers, aussi, et on s’entend très bien, l’ingénieur qui travaille sur Iter… Déjà sur les réponses aux appels il faudra que l’on se regroupe, on a pas les normes Iso 9001, y en a un qui les a déjà. » (ibid.)
37La mobilisation des PME dans les territoires met en évidence une évolution de l’exercice d’un contrôle social par l’action collective et la mobilisation d’organisations intermédiaires. Citons l’exemple de PME qui signent une pétition contre les pratiques d’achat d’un donneur d’ordres et obtiennent par l’intermédiation d’un pôle de compétitivité de rencontrer collectivement le directeur des achats pour négocier sur des bonnes pratiques : « Le pôle doit permettre de mutualiser les informations du marché pour que les PME puissent, à partir de ces informations, déployer des moyens et des services… Mais il y a une contradiction car les grands groupes ont pour objectif de couper les PME des marchés et les pôles appartiennent aux grands groupes. C’est la différence avec l’Allemagne : les PME ne sont pas coupées du marché. Donc les grands groupes français ont pour objectif de maintenir les PME loin de leurs marchés » (Créateur-dirigeant PME indépendante, fabrication capteurs et composants électroniques).
38Sur l’aspect juridique du problème de l’exploitation de brevets ou de savoir-faire sans l’accord du sous-traitant, le rapport du médiateur de la sous-traitance (Volot, 2010) suggère plusieurs pistes pour protéger la propriété intellectuelle des sous-traitants telles que celle consistant à interdire les clauses de captation anormale de la propriété intellectuelle du sous-traitant par son donneur d’ordres, ou encore celle visant à faire reconnaître cette propriété intellectuelle lorsque le sous-traitant réalise lui-même le plan d’une pièce ou d’un outillage, même si l’objet physique devient propriété du client. Une solution prometteuse qui permettrait, dans tous les cas, d’harmoniser les règles de protection, est celle qui consisterait à insérer dans le contrat liant le sous-traitant au donneur d’ordres une clause spécifique sur la dévolution de la propriété intellectuelle pouvant être cédée en contrepartie d’un juste prix. Cette disposition serait alors identique à celle énoncée par l’article L. 611-7 du Code de la PI dans le cadre des missions inventives quand l’inventeur est un salarié.
II.2 – Gestion des connaissances et reconnaissance des savoirs et créations de salariés en PME
39Les pratiques de gestion des connaissances peuvent prendre la forme d’aide à la rédaction de « guides du savoir » formalisant un savoir procédural et conceptuel. La transmission de savoir direct est autant une préoccupation des responsables d’entreprises que de salariés souvent proches de la retraite et désireux de transmettre leur savoir original non seulement source de performance, mais aussi de sécurité au travail.
40Une ingénieure maison, chimiste responsable sécurité dans un établissement d’entreprise de taille intermédiaire spécialisée en traitement de surfaces, fournisseur de grands industriels, exprime : « Ce que je voudrais, c’est savoir comment formaliser de façon claire et synthétique pour que ce soit transmissible, pour travailler avec conformité, que la production soit la plus conforme possible en ayant connaissance de ce qu’ils font, dans les bains c’est une usine alchimique, ça dégage de l’hydrogène par exemple, ils ont mis la gamelle dans le bain d’usine pour la nettoyer ! Autre exemple : un opérateur qui soudait à proximité du bain, il y avait des flammèches qui étaient projetées dessus. Maintenant il y a une commission sécurité et environnement mais vu les lourdeurs… » (Responsable groupe hygiène sécurité environnement, entreprise traitement et chimie surface).
41La reconnaissance de la capacité prescriptive de ces cadres maison reste faible y compris dans l’organisation de la formation, alors qu’il s’agit de personnes possédant une réelle expertise, comme en témoigne l’ingénieure maison interviewée : « Pendant 40 ans, j’ai travaillé dans le traitement de surfaces : d’abord dans une entreprise de décoration d’articles mécaniques pour la mode, je viens d’une école de chimie de M., avec un diplôme d’aide chimiste au départ et j’ai continué à étudier, maintenant… Avec l’équipe du Cnam, j’ai suivi en même temps des stages, pour bien me former, j’ai une qualification d’ingénieur » (ibid.).
42Sur la question de la codification du savoir des experts, les responsables de PME sont conscients de la valeur des connaissances expertes très localisées, acquises par des salariés de l’entreprise même s’ils ne parviennent pas à planifier la formalisation de ces savoirs pour une transmission plus aisée au sein de leur entreprise : « Le savoir-faire en matière de méthodologie d’ingénierie, pour des systèmes de surveillance et de contrôle sur les navires et dans les installations terrestres de production d’énergie… Ce savoir-faire se trouve chez deux, voire quatre personnes. Il s’agirait de le formaliser pour pouvoir plus rapidement former et intégrer d’autres personnes autour de ce noyau de départ, et pouvoir développer l’activité au rythme des prises de commandes. Il y a, à la fois, un contenu “process EDM”, et un contenu technique… Notre expert partira en retraite dans très peu d’années, et il nous faut formaliser et transmettre son savoir-faire avant cet événement » (Responsable PME indépendante, maintenance réparation suivi pièces mécaniques/électroniques).
43Cette formalisation est à la fois un moyen de formation et de recrutement et plus largement de réorganisation pour l’entreprise qui sait en tirer parti. Si ces guides du savoir créés de toutes pièces « n’imitent pas le raisonnement ou ne recueillent pas les connaissances », dans les cas observés ils les transforment (Hatchuel, Weil, 1992). « Pour la mise en place des formations, si demain je devais faire une formation à un technicien méthode, il n’y a pas d’offre de formation, le profil de mon successeur je n’aurais pas su le définir » (Responsable méthode, technicien supérieur, PME mécanique filialisée).
44Par ailleurs, si l’apprentissage complexe et la codification exigent un temps long, les salariés se trouvent confrontés à des temps de transmission courts, leur charge de travail n’étant pas allégée. Le verbatim de ce responsable méthode à propos de deux chefs d’équipe qui codifient leurs connaissances donne le ton : « Je pense qu’on a deux chefs d’équipe qui sont là car [ils ont une] très bonne expérience, mais on peut pas demander à deux chefs d’équipe d’être sur deux machines stratégiques avec haut rendement, et qui s’occupent de quatre machines. Ces gens-là, même s’ils ont des qualités pour manager, ils en ont pas le temps ; ils se sont investis à fond dans la machine, et le niveau communication, ils le font très peu » (ibid.).
45Ce point de vue est partagé par le salarié lui-même : « On me fait faire trente-six mille choses en même temps » (responsable d’équipe, agent de maîtrise, mécanicien pilote de MOCN [7], PME mécanique filialisée).
46Des tensions autour des questions de rémunération liées à la réalisation de guides techniques (Guide du savoir) ont pu être verbalisées par tous les salariés et ont débouché sur l’attribution de primes pour les sept salariés qui n’étaient pas partis entre-temps à la retraite ou dans une autre entreprise. Ces tensions portent plus largement sur des questions de reconnaissance au travail, comme le consignent les verbatims. Un salarié interviewé ajoutait à propos d’un de ses collègues technicien qui a réalisé un guide du savoir puis démissionné car non satisfait de sa rémunération : « Il faisait que du Movex [8], je ne le ferais pas, pour un salaire de misère en plus, la programmation Movex ça doit être 80 % de son temps avec la programmation qu’on lui donnait depuis quelque temps. »
47Dans le cas des deux personnes partant à la retraite dans un délai très court (trois à quatre mois), ceci les a incités en fin de compte à abandonner la démarche de transmission. Pour les salariés rémunérés, dans une partie des cas, ce sont les salariés qui ont demandé une augmentation directement à leur employeur, sans passer par les instances de représentation du personnel (IRP), pour l’autre partie des cas, la hiérarchie à négocié avec la direction une prime pour rémunérer le travail de formalisation, l’attribution de cette prime a été présentée aux IRP.
48Cette compensation salariale s’inscrit dans un assouplissement vis-à-vis du droit, selon lequel l’employeur ne peut acquérir les droits patrimoniaux (les droits moraux restant de manière imprescriptible et inaliénable la propriété de l’auteur de l’œuvre) qu’à condition que l’auteur ait procédé à une cession expresse et formelle.
49Ces observations sont à rapprocher de résultats de l’Observatoire de la propriété intellectuelle de l’INPI obtenus sur une population totale de 88 répondants, traitant seulement des inventions de mission et hors mission. À la question : « Comment rémunérer l’inventeur qui n’est plus salarié de l’entreprise ? », 7 entreprises sur 35 déclarent ne pas le rémunérer. La majorité des répondants déclarent ne pas rémunérer les inventions de leurs stagiaires (31 sur 55), et enfin 21 entreprises sur une base de 56 répondants ont eu des litiges avec des salariés (ou d’anciens salariés) inventeurs (réclamations, Cnis, tribunal). Ces litiges n’ont cependant pas influencé l’adaptation de leurs pratiques de gestion de la propriété intellectuelle (Observatoire de la propriété intellectuelle, 2008).
50Confrontés à la jurisprudence, ces témoignages permettent de qualifier la montée des tensions sur la PI, appelant de nouvelles régulations sociales articulant les accords collectifs et le droit du travail à celui de la propriété intellectuelle. Cet état de fait est analysé sous un angle proche par Zimmermann dans ses travaux récents sur la sociologie des capacités et des parcours professionnels, où l’expérience du travail devient un élément décisif, non seulement comme vécu subjectif, mais comme forme sociale (Zimmermann, 2011).
51Cette observation rejoint les résultats d’autres auteurs pour lesquels, malgré une diffusion des tâches de cadres chez les non-cadres, la stratification des salaires entre les niveaux hauts et moyens-bas resterait importante (Amossé, Delteil, 2004). Le mode de rémunération supplémentaire basé sur la prime pour des profils clefs de salariés « détenant des compétences rares » et les formalisant, n’apparaît pas être un facteur de renouvellement de la qualification et de décloisonnement des carrières (Silvestre, 1978). Nous partageons l’idée selon laquelle cette émergence d’une gestion des connaissances ciblée en particulier sur des experts « tient autant à la multiplication des experts qu’à une crise de leurs modes d’intervention et du renouvellement de leurs savoirs » (Hatchuel et al., 2002), même si dans les PME cette crise semble moins présente.
52Nos résultats suggèrent également une stratification sociale dans la reconnaissance de la PI entre entreprises donneuses d’ordres et sous-traitants liée aux difficultés que rencontrent les PME à, en même temps, protéger leur cœur de savoirs dans des relations de réseaux asymétriques et appliquer aux salariés le droit actuel de la propriété intellectuelle dans le cadre du contrat de travail. Mais, paradoxalement, le fait de ne pas appliquer ce droit dans sa juste mesure les fragilisent dans leurs rapports aux donneurs d’ordres.
III – Crise de la régulation juridique et évolution de la norme de qualification
53Si le point de vue des représentants du personnel et la jurisprudence convergent pour que soient reconnus les droits de l’inventeur même en l’absence de dépôt de brevet et que ceux de l’auteur donnent lieu à cession œuvre par œuvre (III.1), les normes restent floues ; il n’est pas rare que la jurisprudence invalide des conventions collectives ou accords d’entreprise, tout en ne revenant pas sur le lien de subordination qui unit les salariés à l’employeur. Mais reste un problème clé : la méconnaissance des acteurs sur le sujet, qui plaide pour une évolution des normes de qualification (III.2).
III.1 – Un point de vue de représentants du personnel en cohérence avec la jurisprudence
54Dans le cas d’inventions de salariés attribuables à l’employeur, citons l’expérience d’un délégué du personnel témoignant du sentiment de salariés face à des créations vendues en tant que telles : « Moi, j’étais confronté à des innovations vendues et je me souviens de salariés qui disaient : “C’est quand même moi qui l’ai fait, mais on (le management) est un peu malin, ils sont chefs de projet, chefs produit, directeurs machin, il y a une petite médaille, et éventuellement de l’argent, ils sont valorisés par rapport à ça” » (M. V., ex-cadre dans une grande entreprise du secteur informatique). Ce représentant signalait les difficultés des salariés à être informés et à identifier l’acte de dépôt de brevet lié à leurs créations dans la pratique courante de l’entreprise : « Ce qui est sur l’innovation, s’il y a eu un brevet derrière on le sait pas, mais c’est pas des révolutions technologiques, ce sont des adaptations valorisées et vendues, mais c’est pas un palier technologique. Est-ce que l’entreprise est consciente et a déposé le brevet ? Je ne sais pas ! Si on a une plus grosse médaille, le lendemain on se dit elle était grosse mais pas forcément si grosse que ça. »
55Précisons qu’en droit, la jurisprudence (arrêt TGI Paris, 19 mai 2009, Masse c/ SNCF) a établi que même en l’absence de dépôt de demande de brevet sur l’invention, l’inventeur salarié peut réclamer le paiement d’une rémunération supplémentaire. Par ailleurs, une jurisprudence constante depuis les arrêts Raynaud c/ Hoechst Roussel UCLAF de la Cour d’appel de Paris du 19 décembre 1997 et de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 21 novembre 2000 établit que le montant de la rémunération supplémentaire des inventions de mission doit être en rapport avec la valeur économique de l’invention.
56S’agissant de l’incertitude dans laquelle le salarié se trouve quant à la demande de dépôt de brevet par son employeur, il faut rappeler qu’en procédure civile française, conformément aux dispositions de la loi du 17 juin 2008, le salarié a cinq ans, à partir du moment où il a connaissance des faits, pour déposer au tribunal une demande relative à l’exécution de son contrat de travail. Le problème de la preuve est crucial car l’article 9 du Code de procédure civile énonce : « Il incombe à chaque partie de prouver, conformément à la loi, les faits nécessaires au succès de sa prétention. » C’est donc le salarié inventeur, demandeur, qui devra prouver qu’il n’avait pas connaissance des démarches de son employeur plus de cinq années avant le dépôt de sa réclamation. Si ce dernier arrive à démontrer par tous moyens (informations internes à l’entreprise par exemple) que son salarié connaissait les informations plus de cinq années avant la saisine du tribunal, la demande sera irrecevable. On comprend aisément la nécessité pour le salarié de solliciter une information de son employeur, qui peut ne pas avoir intérêt à divulguer spontanément les suites données à l’invention. Pour constituer un mode de preuve solide, le salarié inventeur a intérêt à saisir son employeur de manière expresse et donc par écrit, recommandé de préférence, dès qu’il a révélé son invention à l’entreprise. Cette exigence rend la situation du salarié pour le moins inconfortable, voire dégradante, et risque d’amorcer une détérioration des relations sociales avec son employeur. En Allemagne, ce problème est résolu par la loi, qui dispose que les employeurs doivent systématiquement informer les salariés inventeurs et leur proposer les rémunérations afférentes à leurs créations : « Ce que j’ai connu, c’était dans le cadre de l’exercice de mes fonctions, mais c’était pas quelqu’un qui était en R&D, il faisait du développement et support logiciel, il était plutôt en support, cette personne c’était pas son métier d’avoir des idées pour… C’était pas identifié comme quelque chose sur lequel les élus pouvaient avoir eu une action, et puis même c’était pas revendicatif, juste c’est moi qui ai fait une démarche pour lui… » (ex-délégué du personnel, entreprise multinationale, secteur informatique, devenu créateur d’entreprise).
57Ce type de témoignage éclaire aussi le processus de mobilité externe vers la création d’entreprise : « … Surtout que les gens sortis du sérail, ce sont des gens qui n’ont pas le sentiment de reconnaissance à l’extérieur. Il se retrouve sur le marché du travail et n’a rien, se retrouve avec son niveau d’étude initial : “J’ai même pas le bac et qu’est ce que je vais faire ?” Alors qu’ils ont développé des choses, adapté des dispositifs… Désespéré, en souffrance, “ça je l’ai fait !”, ils sont complètement paumés le jour où la société les… C’est moins vrai dans les PME, où il y a moins de strates, ce qui n’est pas vrai dans les multinationales où on est incité à créer des entreprises… » (Représentant salariés en comité d’entreprise).
58Les inventions et les œuvres d’auteurs peuvent être également sollicitées et encadrées par les méthodes de management sans pour autant que le salarié soit rémunéré pour cette invention, qu’il ait ou pas une mission inventive explicitement reconnue dans son contrat. Les pratiques de boîtes à idées peuvent déboucher sur de réelles inventions ou créations d’auteurs. Nos entretiens font état de différents témoignages de salariés et représentants de salariés sur des sites industriels d’entreprises multinationales (équipement informatique, microélectronique) : « … Des gens qui ne sont pas amenés à inventer, et qui le font, ils le font une fois et ils arrêtent. Un ingénieur qui avait proposé une invention, ils mettaient pendant 13 mois son invention de côté et ensuite elle ne pouvait plus lui être attribuée car elle tombait dans le domaine d’exploitation de l’entreprise, c’est dans le système de suggestion, sa proposition est passée comme pas intéressante, il a pas eu de retour, c’est mentionné que s’il n’y a pas de retour au bout de 13 mois, il n’y a plus de retour pour vous » (Représentant en CE, entreprise multinationale, microélectronique). Toujours avec les boîtes de suggestions : « Un technicien qui a fait faire des économies importantes, sur le système d’accrochage du pot d’échappement… Non rémunéré au sens… un bon d’achat donné par le directeur, c’est une reconnaissance mais pas à la hauteur de ce que cela a apporté » (Ingénieur, ex-délégué du personnel, entreprise multinationale, secteur informatique, devenu créateur d’entreprise).
59Si l’on met en regard cette expérience avec l’article L. 111-1 du Code de la PI, celui-ci énonce que l’« auteur d’une œuvre de l’esprit jouit, sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial… L’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service [9] par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte pas dérogation à la jouissance du droit reconnu par le premier alinéa. » La jurisprudence de la Cour de cassation, suivant l’esprit de la loi pour le secteur privé, confirme que même si un lien de subordination est établi, il ne présume en aucun cas de la cession de l’œuvre (1re chambre civile de la Cour de cassation, 16 décembre 1992).
60Le coût des dépôts de brevets et les calculs sur leur valorisation apparaissent ici comme source de divergence accrue entre les arbitrages stratégiques et financiers (Morin, 2005). Une économie fondée sur la connaissance implique la fidélisation de personnel hautement qualifié réputé plus mobile : « Moi, j’ai tendance à tirer le jet en comité central : on ne dépose plus assez de brevets, la direction bloque car le coût de dépôt d’un brevet c’est un coût financier, ce qui décourage les chercheurs à travailler dans telle ou telle société, car leurs inventions ne seront pas déposées. […] Je pense que c’est un des derniers remparts qui est tombé, la dernière chose sur laquelle on a gratté, depuis cinq à sept ans… Chez nous, on pose moins de brevets que ce que l’on a posé, ce qui fait que la R&D, derrière, elle s’en va, les jeunes chercheurs, les doctorants, ils voient qu’ils ne sont pas soutenus. Il est logique que la société accompagne le jeune chercheur, mais on est revenu sur un système de “gagne petit” : c’est à nous car tu l’as fait avec nos outils et au revoir… Si la direction exigeait que la finance ne bloque plus les brevets, cela changerait… » (Représentant en CE, entreprise multinationale, microélectronique).
III.2 – Insécurité juridique et articulation du droit du travail au droit de la propriété intellectuelle
61En matière d’inventions brevetables, les clauses d’une convention collective ne peuvent restreindre les droits que le salarié tient de la loi. L’application des conventions collectives remises en cause devant les magistrats relativement à la fixation des rémunérations supplémentaires a été écartée par la jurisprudence de la Cour de cassation. Tel est le cas des clauses concernant les rémunérations supplémentaires dans les trois conventions collectives (chimie, métallurgie, pharmacie) citées en exemple (voir supra), incompatibles avec les dispositions législatives pour raison de discrimination entre différentes catégories de salariés. Sous un autre angle, la clause sur la rémunération des inventions de la convention Syntec est jugée obsolète : celle-ci n’intègre pas les modifications de la loi du 26 novembre 1990 créant deux catégories d’inventions (mission et hors mission).
62Toujours en matière de régulation des inventions, les accords d’entreprise sur la rémunération des inventions ont également été jugés inopposables aux salariés car trop imprécis ou limitant la contrepartie financière à une exploitation dans un délai trop limité dans le temps (ELF, Institut Pasteur). Le dernier accord d’entreprise signé entre EDF et les syndicats le 6 décembre 2012 n’a pas accédé à la revendication du syndicat FO Énergies Mines d’EDF qui souhaitait un intéressement proportionnel aux profits. Cet accord signé reste cependant fragile, car la règle selon laquelle le montant de la rémunération supplémentaire des inventions de mission doit être en rapport avec la valeur économique de l’invention est mise à mal par l’attribution de primes plafonnées.
63Précisons que les conditions de la rémunération supplémentaire sont fixées par le contrat de travail, par un accord d’entreprise ou par une convention collective de branche étendue. Ce mécanisme d’extension d’une convention de branche conclue au niveau national exige que la convention comporte, conformément aux dispositions de l’article L. 2261-22 12°f), les conditions de rémunération des salariés, auteurs d’une invention dévolue à l’employeur en vertu des dispositions du troisième alinéa de l’article L. 611-7 du Code de la PI. Cependant, la régulation par ce niveau conventionnel n’apparaît toujours pas fiabilisée. En effet, la Cour de cassation vient d’annuler et déclarer non écrit l’article 29 de la convention collective de l’industrie pharmaceutique qui conditionne le droit à une rémunération supplémentaire de l’invention de mission à deux conditions : la délivrance d’un brevet d’une part et l’intérêt exceptionnel pour l’invention de l’entreprise d’autre part. La Cour de cassation a rappelé que la rémunération est conditionnée seulement à la réalité de l’invention et non pas au dépôt du brevet ou à une quelconque autre condition.
64Ce cas est significatif de la tension qui s’établit dans le statut du salariat, puisque conditionner complètement la rémunération du salarié inventeur à la valorisation marchande de son invention revient à considérer le salarié comme co-entrepreneur partageant le risque d’une forme d’investissement créatif et donc affectif, comme l’exprime un salarié : « Les inventions, ce sont des choses très spécifiques et techniques : cela engendre donc une frustration vis-à-vis de l’investissement au travail et ensuite de la reconnaissance financière » (Représentant en CE, entreprise multinationale, microélectronique). La position de la Cour de cassation, en revanche, maintient le salarié dans son statut encadré par le contrat de travail et son corollaire qu’est le lien de subordination, solution qui peut apparaître conservatrice dans le contexte actuel, y compris du point de vue des salariés et des syndicats. Le droit du travail fait donc valoir l’unité de l’entreprise et des relations binaires salarié-chef d’entreprise. L’exemple précité du syndicat FO Énergies-Mines d’EDF illustre la volonté de ce syndicat de faire évoluer le statut du travailleur salarié vers un statut plus coopératif que subordonné, l’intéressement au chiffre d’affaires ou au profit constituant une incitation accrue à l’innovation industrielle relativement à la rémunération supplémentaire.
65Cependant, l’information des acteurs sur ces différents aspects reste défaillante, comme l’observe le rapport Volot, celui-ci se tournant vers l’INPI pour suggérer le lancement d’une campagne de sensibilisation de tous les acteurs aux questions de propriété intellectuelle, mettant l’accent sur la nécessité de prévoir des clauses de protection dans les contrats. Au vu de nos analyses, les syndicats pourraient être associés à cette démarche pour relayer l’information auprès de leurs adhérents. La diffusion rapide et l’appropriation de cette information sur les normes juridiques est d’autant plus d’actualité que le projet de loi sur la sécurisation de l’emploi voté le 9 avril 2013 modifie certaines dispositions procédurales. En effet, l’accord national interprofessionnel, repris par le projet et signé le 11 janvier 2013 par une partie des partenaires sociaux, ramènera de cinq ans à trois ans le délai de prescription évoqué précédemment pour la réclamation de la rémunération supplémentaire d’une invention faite dans le cadre du contrat de travail. Cette modification implique une capacité d’expertise accrue des syndicats et des IRP.
66En même temps, les dispositions du droit du travail exposées précédemment ne sont applicables qu’aux inventions brevetables, rien de tel n’est prévu pour la rémunération du droit d’auteur sur une œuvre de l’esprit. En effet, si le contrat de travail emporte transfert de propriété de l’invention brevetable à l’employeur, il n’en va pas ainsi de la propriété de l’auteur, qui reste attachée à sa personne et nécessite une cession œuvre par œuvre (sauf dans le cas d’une œuvre collective). Par exemple, dans le cas des guides du savoir traité précédemment, en référence à la loi, il s’agit d’œuvre de collaboration entre le salarié détenteur du savoir expert et l’intervenant spécialisé. Au niveau européen, l’article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 18 décembre 2000 pose le même principe selon lequel les droits d’auteur naissent sur la tête de la personne physique ayant créé l’œuvre, qu’elle soit ou non salariée. Cependant, la spécificité française réside dans l’interdiction de cession des œuvres futures, y compris dans le contrat de travail (Drai, 2010), alors que celle-ci est facilitée dans d’autres pays européens. Le rapport de Gaudrat et Massé (1999) met d’ailleurs en évidence le fait que le contrat de travail seul, qui est un contrat de prestation de travail subordonné moyennant une contrepartie sous forme de rémunération, est inadapté : il ne rend pas compte de la nature réelle des relations entre les contractants. Cette norme ignore en effet la dimension de solidarité réciproque et prescriptions croisées entre créateurs, individuels ou collectifs, et exploitants.
67Face aux limites et aux risques d’une judiciarisation de la reconnaissance des inventions et créations d’auteurs salariés, une autre forme de reconnaissance en cohérence avec la notion de sécurisation des parcours professionnels serait celle d’une évolution des normes de qualification. Dans cette perspective, l’instrumentation du « passeport orientation formation » institué par la loi du 24 novembre 2009 sur la formation professionnelle continue tout au long de la vie pourrait être élargie à une validation des créations du salarié à l’actif de son expérience (qu’elles soient individuelles, collaboratives ou composites), sans pour autant en dévoiler le contenu. Cette forme de reconnaissance renforcerait la sécurisation du parcours professionnel de créateurs n’ayant ni le statut de salarié ni celui d’employeur, comme cela est le cas des stagiaires dont la propriété de leur invention leur revient de plein droit. N’étant pas salariés, ils n’ont pas de lien de subordination, comme l’a rappelé, en 2006, la Cour de cassation, précisant que l’employeur ne peut en aucun cas revendiquer la propriété des inventions des stagiaires (cas d’une entreprise de presse), ceux-ci devant expressément céder leurs droits par contrat.
Conclusion
68L’incitation à l’invention, des pratiques de gestion des connaissances accrues plus ou moins explicites, viennent amplifier la codification et la valorisation des créations issues des connaissances des salariés. Ce mouvement entraîne des tensions croissantes autour de la propriété intellectuelle. La régulation de ces tensions s’opère pour une part mineure au travers de contentieux, tranchés par l’application de la loi et par la jurisprudence.
69La confrontation de données de terrains issues d’une vingtaine d’entretiens avec la jurisprudence nous a permis de dégager des pistes d’analyse sur la nature, l’évolution et les conséquences de ces tensions. L’analyse des pratiques intra et inter-organisationnelles révèle une non-reconnaissance banalisée du droit de PI des salariés ainsi qu’une non-reconnaissance diffuse dans les réseaux industriels de donneurs d’ordres des créations intellectuelles ou inventions de la PME. Nous argumentons en faveur de l’existence d’un statu quo de non-revendication entre les salariés reconnus pour l’exercice d’activités de conception et leur syndicat, ces derniers aspirant davantage à une intégration sociale par une évolution des qualifications et de la professionnalité au delà d’une rémunération telle que préconisée par la régulation juridique. Mais ce consensus apparent cache des tensions croissantes dans tous les niveaux de qualification, y compris pour les salariés les moins qualifiés et les stagiaires qui développent une créativité relevant de créations industrielles ou intellectuelles originales, rarement reconnues en tant que telles. Cet état de fait entraîne des situations de démotivation au travail ou de mobilité externe, y compris en vue de création d’entreprises, tandis que les coûts et les risques d’un recours apparaissent trop importants aux yeux des salariés. En même temps, les instances représentatives du personnel ne souhaitent pas pleinement endosser des revendications de cette nature sans le soutien des salariés et ne connaissent pas toujours elles-mêmes les lois afférentes. Enfin, au niveau inter-organisationnel, les PME sous-traitantes et indépendantes apparaissent les plus lésées dans ce rapport à la PI, dans la mesure où elles n’ont pas les conditions financières et les services appropriés pour se protéger.
70Nous espérons contribuer ainsi à l’ouverture d’une voie de recherche sur la transformation de l’action syndicale, tant salariale que patronale, face aux tensions montantes dans la reconnaissance des créations individuelles ou collectives de salariés et de PME. Sur le thème de la PI des salariés, nous rejoignons certains auteurs qui appellent à reconsidérer la nature de la relation de travail et donc les modalités de qualification, rétribution et gestion des carrières des individus dans l’entreprise en légitimant un contexte plus coopératif malgré la persistance du lien de subordination. La protection de la PI des sous-traitants soulève la question du rôle de tiers susceptible d’être joué par des organisations intermédiaires, telles que les pôles de compétitivité. En même temps, ces méta-organisations, supports légaux de l’évolution des capacités d’action collective des PME, peuvent renforcer leurs actions formatives sur les aspects juridiques de la PI, jouant par ce biais dans le sens d’une transformation de normes sociales.
Bibliographie
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Notes
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[1]
Respectivement chargée de recherche, Aix Marseille Université, CNRS, LEST UMR 7317, 13626, Aix-en-Provence, France et enseignant chercheur, Aix Marseille Université, CNRS, LEST UMR 7317, IRT, 13626, Aix-en-Provence, France.
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[2]
C’est-à-dire entendu dans un sens plus large que la seule notion d’« œuvres de l’esprit » relevant du droit d’auteur, et incluant les brevets, dessins, marques, modèles…
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[3]
L’économie de la connaissance désigne un sous-domaine (champ) disciplinaire en économie instituant «?l’économie fondée sur la connaissance?» comme objet de recherche intégrant les notions d’économie du savoir (rôle de la recherche, apprentissages, compétences…) et d’économie de l’information (comportements d’anticipation, rôle des prix…) dans la compréhension de la dynamique de croissance.
-
[4]
Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes, Fort-de-France.
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[5]
Il s’agit d’un créateur d’entreprise, ex-salarié, représentant syndical et cadre responsable de grands comptes commerciaux dans une société informatique internationale.
-
[6]
Le réacteur thermonucléaire expérimental international (International Thermonuclear Experimental Reactor, Iter) est un projet de réacteur utilisant le principe de la fusion. Conçu en France, il est issu d’un programme réunissant la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, la Russie, les États-Unis et l’Union européenne.
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[7]
Machines outils à commandes numériques.
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[8]
Movex : progiciel de gestion logistique.
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[9]
Par louage de service, il faut comprendre ici la référence au contrat de travail (NdA).