Couverture de RDLI_072

Article de revue

Les modes de gestion des restructurations : quoi de neuf ?

Pages 3 à 28

Notes

  • [1]
    Reims Management School et IAE de Paris (GREGOR – Chaire MAI) ; IRES ; Syndex.
  • [2]
    Alors directeur de l’IRES.
  • [3]
    Ce numéro fait suite à un séminaire de Syndex organisé le 6 juillet 2011 sur le thème « Le volontariat au départ en situation de restructuration ».
  • [4]
    Cette situation n’est pas spécifiquement française. Ainsi, le European Restructuring Monitor a mis en exergue l’importance des annonces de suppressions d’emplois dans l’administration publique dans les pays européens en 2011.
  • [5]
    On entend par reconstruction identitaire la transition à accomplir par un individu pour passer d’une identité au travail, produit de divers processus de socialisation, à une autre.
  • [6]
    Le lien entre restructurations et menaces pour la santé des individus est maintenant un véritable sujet de préoccupation (Kieselbach, 2008).
  • [7]
    Selon les auteures, l’identité « hors travail » repose sur une perception instrumentale du travail, la perte d’emploi étant vécue comme une exclusion, voire une injustice, tandis que l’identité « métier » repose sur une perception experte des dimensions techniques du travail, la perte d’emploi conduisant à un blocage si le même emploi n’existe pas ailleurs.
  • [8]
    Insee Première, n° 1399, mars 2012.
  • [9]
    Ces effectifs sont exprimés en équivalents temps plein.

1La question des restructurations se pose de façon récurrente depuis plusieurs décennies. En 2005, La Revue de l’IRES publie un numéro spécial sur les nouveaux enjeux des restructurations (Raveyre, 2005) à la suite d’un séminaire rassemblant syndicalistes, chercheurs et praticiens. Le numéro se conclut sur une synthèse de Jacky Fayolle [2], qui décrit la dynamique historique des restructurations, s’interroge sur le caractère inéluctable de leur banalisation, puis sur le contenu et les conditions de leur réussite. Le présent numéro de La Revue de l’IRES vise à revenir sur les évolutions récentes des modes de gestion des restructurations [3]. En effet, si les grandes lignes des perspectives tracées en 2005 sont toujours d’actualité, certains éléments de contexte ont changé : les préretraites publiques ont pratiquement disparu, l’espoir d’un retour au plein-emploi s’est évanoui et la crise, d’abord financière puis des dettes souveraines et de l’euro, a éclaté en 2007... Et les perspectives macro-économiques sont inquiétantes du point de vue de l’emploi et de la croissance : un risque d’une prochaine décennie perdue n’est plus à écarter. La question des restructurations se pose donc de manière encore plus aiguë aujourd’hui qu’hier.

2Au-delà de ces changements du contexte macro-économique, de nouveaux enjeux et comportements se sont imposés. C’est surtout sur ces dernières dimensions que porte le numéro. On ne traitera, ici, que des restructurations d’entreprise, tout particulièrement celles qui entraînent une modification du contour de l’entreprise (ou de l’établissement) et qui s’accompagnent de pertes d’emplois (Beaujolin-Bellet, Schmidt, 2012). On n’abordera pas le secteur public, bien que, suite à la mise en place de la Révision générale des politiques publiques, les restructurations dans le secteur public aient été massives ces dernières années [4]. Même si le statut de fonctionnaire permet de conserver une sécurité d’emploi, des difficultés surgissent, comme dans le secteur privé : montée des risques psycho-sociaux (de Terssac, Gaillard, 2012) ou encore affirmation d’enjeux spécifiques d’accompagnement, en particulier sur le volet de la reconstruction identitaire [5] en contexte de changements (Gand, Sardas, 2011). Ce numéro ne traitera pas non plus du devenir des salariés ayant bénéficié de dispositifs d’accompagnement, que ce soit en termes de retour à l’emploi (Beaujolin-Bellet et al., 2009) ou de reconstruction identitaire après la perte d’emploi (Linhart et al., 2003 ; Mercier et al., 2012)… Pour l’essentiel, ce numéro porte sur les modes de gestion des restructurations d’entreprises qui s’accompagnent de pertes d’emplois. Et nous verrons que de nouveaux défis prennent corps.

3Ce numéro se propose en particulier d’examiner trois grandes thématiques qui se sont affirmées au cours des dernières années : l’individualisation de la relation d’emploi ; l’anticipation des restructurations et l’employabilité des salariés ; la place des acteurs publics et le déplacement des formes de régulation (territoriales, nationales et européennes). Ces questions s’inscrivent dans un contexte où les restructurations sont encore plus insaisissables, ce que nous tenterons de caractériser en tout premier lieu. Elles constituent autant de défis pour l’action syndicale, que nous tenterons de formuler en conclusion.

I – Les restructurations accompagnées de suppressions d’emplois : un objet mis en invisibilité ?

4Au cours de la période récente, les modes de rupture du contrat de travail se sont considérablement diversifiés, dans un contexte de recomposition permanente du contour des entreprises. Il en résulte une difficulté croissante à saisir l’objet « restructuration ».

I.1 – L’entreprise, une entité aux contours de plus en plus flous

5La banalisation des restructurations, soulignée par Fayolle en 2005, se traduit par une forme de dilution. D’abord, les pratiques de suppressions d’emplois se diversifient dans un contexte d’accélération des mouvements de recomposition des frontières des entreprises. Phénomène émergent au début des années 1990, les restructurations dites « de compétitivité », c’est-à-dire menées dans une logique d’amélioration des performances dans des entreprises saines voire rentables, se répandent au cours de la décennie 2000. Elles s’accompagnent de remodelages permanents des contours des entreprises (Baudry, Dubrion, 2009), que ce soit par des mouvements de concentration, d’externalisation, de délocalisation, de constitution de franchises, d’affiliations diverses… L’enquête REPONSE 2004-2005 permet ainsi d’identifier l’importance du phénomène de filialisation dans les sociétés cotées, et la fréquence du schéma de sous-traitance en cascade (Perraudin et al., 2008). Dans ces déplacements, changements de relations de subordination, modifications d’entités, de fonctions, voire de pans entiers de groupes de sociétés, il devient de plus en plus délicat de rendre compte de l’existence de l’entreprise ou en tout cas de la complexité des interdépendances dans lesquelles elle s’inscrit (Palpacuer, Balas, 2010), et dans lesquelles les salariés sont pris. Ces transformations se traduisent, selon la description qu’en offrent Segrestin et Hatchuel (2012), par une « décomposition de l’entreprise ».

6Ces mouvements permanents de redéfinition des contours de l’entreprise sont par ailleurs – et c’est sans doute une de leurs finalités – difficiles à saisir, tant du point de vue statistique que juridique. Ils viennent peser sur les conditions et les modalités possibles de régulation de ces transformations, dont les effets sur l’emploi et les conditions d’exercice du travail sont bien réelles. Philipart (2009) montre ainsi que les organisations réticulaires cherchent avant tout la souplesse : mettre en place un droit spécifique des réseaux, à l’échelle internationale, relèverait donc de l’utopie. Par conséquent, il faudrait se satisfaire, de manière pragmatique, d’une réglementation qui appréhenderait les seules dérives réticulaires (par exemple, des comportements anticoncurrentiels). D’une façon générale, les cadres habituels pour saisir et penser l’entreprise font défaut, rappelant que « l’entreprise n’a jamais été définie en droit » (Robé, 1999 ; Segrestin, Hatchuel, 2012). Cette dernière s’accommode au fil du temps de ce vide juridique, qui devient critique lorsqu’il permet aux actionnaires de se comporter comme les propriétaires de l’entreprise, lorsqu’il ne protège pas l’autorité des dirigeants, et enfin lorsqu’« il compromet sérieusement le potentiel de progrès collectif incarné par l’entreprise » (Segrestin, Hatchuel, 2012). En matière de gestion de l’emploi, Perraudin et alii (2008) établissent un constat proche lorsqu’ils concluent à l’existence de liens financiers et commerciaux qui mettent en cause l’hypothèse d’autonomie de l’employeur dans la gestion de l’emploi. Lors de ces restructurations d’entreprises, au sens de transformations de leurs frontières internes et externes, les pratiques de gestion des sureffectifs connaissent le même phénomène de mise en invisibilité. Depuis le début des années 2000, les licenciements économiques dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi ne constituent que la partie émergée de l’iceberg des suppressions d’emploi en situation de restructuration (Aubert, Beaujolin-Bellet, 2004). Aujourd’hui, l’aversion pour le licenciement pour motif économique est telle qu’en 2009, au plus fort des effets de la crise sur l’emploi, le nombre des inscriptions à Pôle emploi suite à un licenciement pour motif économique n’atteint pas ce qu’il était lors de la période de croissance de la fin des années 1990 (graphique 1). Les modalités de gestion des sureffectifs deviennent toujours plus variées et individualisées, d’où une incapacité à « chiffrer les restructurations » (Sauviat, 2010) et donc à les saisir.

Graphique 1

Inscriptions à Pôle emploi par motif

Graphique 1

Inscriptions à Pôle emploi par motif

Source : Dares, Pôle emploi.

I.2 – Du collectif à l’individuel : les mutations des conflits au sein de l’entreprise

7Est-ce à dire que les restructurations accompagnées de suppressions d’emploi n’existeraient plus ? L’actualité des plans sociaux à l’été 2012 nous rappelle la permanence du phénomène. En revanche, les conflits médiatisés, liés par exemple à des fermetures d’établissements, ne doivent pas occulter les multiples pratiques de réduction des effectifs, de reconfiguration de la main-d’œuvre, de réorganisation des structures et du travail qui, elles, se laissent moins voir, mais comportent des enjeux humains, économiques et sociaux de grande ampleur. La question de l’utilisation du droit, et donc de la légitimité de ces restructurations, joue d’ailleurs un rôle sans doute déterminant dans le développement de pratiques « invisibles » liées à la précarisation de l’emploi et à l’individualisation croissante de la gestion des sureffectifs prenant par exemple la forme de plans de départs volontaires et/ou de ruptures négociées de gré à gré.

8Au travers des restructurations « discrètes » (Campinos-Dubernet, 2003), l’employeur cherche à éviter les risques juridiques, mais aussi les contrecoups sociaux et médiatiques qui peuvent survenir lors de plans sociaux. Si les entreprises ont pu avoir recours au licenciement pour motif personnel en lieu et place du licenciement pour motif économique, c’est, selon Bessy (2008), sans doute pour prévenir les litiges. Réciproquement, comme le montre Pélisse (2009), l’instruction de conflits judiciaires « extraordinaires » suppose l’existence non seulement d’un collectif soudé, mais aussi de ressources collectives importantes. On peut alors se demander si ces « restructurations discrètes » ne marqueraient pas l’essoufflement des conflits collectifs de grande ampleur au profit de formes de résistance plus locales ou individuelles (Gabriel, 2008). On manque cependant de données longitudinales pour lier, dans la durée, les restructurations accompagnées de suppressions d’emplois (selon leurs modalités) et les formes de conflictualité. Les travaux menés par Béroud et alii (2008) à partir de l’exploitation de l’enquête REPONSE décrivent un paysage contrasté de la conflictualité sur la première moitié de la décennie 2000 : inscription de la grève dans une combinaison de pratiques diverses de mobilisation, développement substantiel de formes de micro-conflictualité (refus d’heures supplémentaires, pétitions, manifestations, débrayages…), association plus fréquente entre formes collectives et individuelles de conflit (avec par exemple un nombre croissant de dirigeants déclarant l’existence de recours aux Prud’hommes). Si le recours aux Prud’hommes témoigne de la montée de formes de judiciarisation individuelle des conflits, il peut aussi être une affaire collective et tend à se retrouver dans des configurations où se combinent conflits sans arrêt de travail et sanctions individuelles ; selon Pélisse (2009), des « collectifs flottants » associant recours individuel au droit et mobilisation collective « soft » se mettent en place. Quoi qu’il en soit, il semble bien que cette évolution s’inscrive plus largement dans un « renouveau contractuel (…) qui peut donner prise à un usage stratégique du droit, autre qu’un simple contournement » (Bessy, 2008). Autrement dit, cette évolution traduit, selon toute vraisemblance, une modification structurelle de la conception du rapport salarial, qui fait une part croissante à l’individualisation de la relation d’emploi.

II – L’individualisation de la relation d’emploi et de ses modes de rupture

9Si les mutations de la relation d’emploi se traduisent dans les entreprises par l’individualisation des conflits, elles se manifestent également par le recours accru à des formes individuelles de rupture du contrat de travail, qu’il s’agisse de la rupture conventionnelle, ou encore du volontariat, sur lequel les recherches empiriques restent insuffisamment développées.

II.1 – Rupture conventionnelle et nouvelles formes de rupture

10Plusieurs travaux identifient déjà au début des années 2000 de « nouveaux usages du licenciement pour motif personnel », étayant « l’hypothèse d’un lien entre recours au licenciement pour motif personnel et modes de gestion de la main-d’œuvre » (Pignoni, Zouary, 2003). Les analyses de Palpacuer et alii (2007) insistent sur l’utilisation dévoyée des licenciements pour motif individuel, qui prennent la forme de transactions dans la gestion des ruptures d’emploi des cadres. Depuis l’accord national interprofessionnel de janvier 2008, cette tendance s’est institutionnalisée avec les ruptures conventionnelles, destinées dans leur formulation initiale à « faciliter les mobilités choisies ». Entre 2008 et 2010, cette modalité de rupture connaît « une montée en charge spectaculaire », pour atteindre 287 000 ruptures conventionnelles homologuées par l’administration du travail en 2011, après 254 000 en 2010 et 192 000 en 2009. Tout en mordant à la fois sur la démission améliorée et sur le licenciement déguisé, cette rupture semble surtout servir « de support à la mobilité d’actifs plutôt qualifiés dans les activités tertiaires » (Dayan, Kerbourc’h, 2010). Cet engouement pour les ruptures conventionnelles traduit son statut de modalité emblématique d’une négociation individualisée (Noël, Schmidt, 2011). Des travaux récents du Centre d’étude de l’emploi (CEE) sur la rupture conventionnelle montrent la complexité, et les ambiguïtés, des situations traitées. Si le salarié est plus souvent que l’employeur à l’initiative de la rupture, elle est plus fréquemment proposée par ce dernier, mieux informé, souvent après un conflit. Les salariés concernés considèrent massivement que c’était la meilleure ou en tout cas la moins mauvaise solution pour eux, notamment parce qu’ils bénéficient du chômage, la plupart n’ayant pas retrouvé d’emploi six mois plus tard. Au total, dans les trois quarts des cas, on serait loin de l’idéal de la mobilité choisie, où le salarié quitte son emploi pour engager une reconversion professionnelle dans de meilleures conditions (Dalmasso et al., 2012). De même, depuis 2008, le volontariat au départ assorti de ruptures d’un commun accord constitue une modalité essentielle de gestion des plans de licenciements collectifs (encadré). Or, les restructurations sont des révélateurs de l’évolution des rapports salariaux et des relations d’emploi : l’institutionnalisation de différentes formes de « départs volontaires » dans la gestion des restructurations accompagnées de suppressions d’emplois procède de la rencontre entre des demandes sociales et l’instauration de procédures et de garanties nouvelles.

Encadré. Départ volontaire et résiliation amiable du contrat de travail [1]

Pratiqués de longue date, les départs volontaires dans le cadre de plans de licenciements sont restés longtemps un simple substitut à la désignation unilatérale par l’employeur des salariés appelés à quitter l’entreprise, la qualification de la rupture du contrat de travail restant le licenciement pour motif économique.
Pourtant, une modalité particulière de rupture du contrat de travail, la résiliation amiable, spécialement adaptée au départ volontaire, s’est également frayée un chemin au fil des évolutions du droit des trente dernières années. Elle résulte de l’application au contrat de travail de l’article 1134 du Code civil, aux termes duquel « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise… ». L’admission de la résiliation amiable (ou rupture d’un commun accord) comme mode de rupture du contrat de travail en situation de restructuration s’est faite progressivement. Jusqu’au tout début des années 1980, la Cour de cassation les a censurées, y voyant une façon de contourner les règles « d’ordre public » qui régissent le licenciement pour motif économique. Dans un arrêt de 1984, elle admet toutefois la validité de la résiliation amiable en présence de difficultés économiques dès lors qu’elle résulte d’un consentement libre et éclairé des parties. Cette modalité de rupture du contrat de travail a ensuite été utilisée ponctuellement dans le cadre de plans de départs volontaires. Ce n’est qu’en 1991 que la Cour de cassation énonce clairement le principe de la soumission des départs volontaires pour motif économique aux règles du licenciement collectif. Cette décision est reprise par le législateur dans la loi n° 92-722 du 29 juillet 1992 qui précise que les dispositions applicables au licenciement pour motif économique sont applicables à toute forme de rupture du contrat de travail pour motif économique.
En 1997, l’assurance chômage étend à toutes les formes de ruptures du contrat de travail pour motif économique, et donc à la résiliation amiable en présence de difficultés économiques, le bénéfice du revenu de remplacement attribué aux salariés involontairement privés d’emploi.
Enfin, en 2000, les lois de finances et de financement de la Sécurité sociale précisent le statut fiscal et social des indemnités versées dans le cadre des plans de départs volontaires. Elles posent alors que les indemnités versées dans le cadre d’un plan social (devenu depuis plan de sauvegarde de l’emploi) sont, quelle que soit la qualification de la rupture du contrat de travail, soumises au régime fiscal et social du licenciement (c’est-à-dire exonérées d’impôt et de cotisations sociales dans la limite des plafonds en vigueur pour les indemnités de licenciement versées dans le cadre d’un plan social).
Bien que l’ensemble des bases assimilant la résiliation amiable du contrat de travail au licenciement pour motif économique aient été ainsi posées au tournant des années 2000, cette modalité d’organisation des départs est restée longtemps relativement confidentielle, limitée aux seuls plans de départs volontaires. Ce n’est qu’à l’occasion de la crise récente, en 2008, qu’une innovation apparaît : l’utilisation de la résiliation amiable dans le cadre de plans de licenciements laissant une place au volontariat. Cette modalité d’organisation des départs s’est généralisée depuis lors. Il n’est plus guère actuellement de plan de licenciement collectif qui ne prévoie une période de volontariat au cours de laquelle les volontaires admis au départ sont invités à conclure une convention de résiliation amiable de leur contrat de travail.
Cette modalité particulière de rupture du contrat de travail en situation de restructuration doit une part de son succès récent à la sécurité juridique qu’elle apporte à l’employeur. En effet, aux termes de la convention de résiliation amiable conclue entre les parties, le salarié ne peut contester ni le motif économique de la rupture, ni, a fortiori, le choix qui se serait porté sur lui pour qu’il quitte l’entreprise.

II.2 – Un réel volontariat ?

11L’individualisation de la relation de travail n’est certes pas un thème nouveau et il fait l’objet d’une littérature critique déjà ancienne. Cultivée par les employeurs depuis une vingtaine d’années, l’individualisation de la relation de travail participe d’un appel croissant à la responsabilisation des individus (Noël, Schmidt, 2011). A l’occasion de la crise, il ressort que cette modalité est désormais intégrée par les travailleurs eux-mêmes : il n’existe plus guère de restructuration sans revendication du volontariat au départ (Bourguignon, Guyonvarc’h, 2010). La notion de « volontariat » demeure cependant ambiguë puisque cette démarche du salarié s’inscrit dans le cadre d’un projet à l’initiative de l’employeur. Dès lors, la frontière entre mobilité subie et choisie se brouille, les départs inscrits dans un plan de départs volontaires se situant en tension entre ces deux pôles. Il se peut par exemple qu’un salarié saisisse l’occasion d’un tel plan pour entamer une mobilité professionnelle déjà envisagée, ou encore qu’il se sente contraint de se porter volontaire. Cela pose notamment la question de la définition et des conditions de contrôle de ce caractère « volontaire » des départs et, au-delà, des conditions de régulation sociale de ces pratiques individualisées. En tout état de cause, l’appel au volontariat permet à l’employeur, et aux salariés et à leurs représentants, d’éviter l’épreuve de sélection des salariés devant partir. Les préretraites avaient jusqu’à présent, d’une autre façon, permis d’éviter cette épreuve en plaçant l’âge comme critère (objectif) de choix tout en rencontrant une forte demande sociale ; suite à l’assèchement de ces mesures, le recours aux départs volontaires semble constituer une tentative pour retrouver une modalité consensuelle de réduction des effectifs.

II.3 – Les trajectoires des « volontaires au départ » : une absence de recherche empirique

12En raison de l’absence de données permettant de saisir les trajectoires des salariés connaissant une mobilité liée à un départ volontaire, aucun élément ne permet d’objectiver ce discours qui laisse penser qu’il est préférable pour les salariés de partir dans le cadre du volontariat. En revanche, il convient de rappeler (De Larquier, Remillon, 2008) que la mobilité professionnelle au sein de l’emploi demeure stable, tandis que s’accroissent les allers-retours entre période d’emploi et de chômage. L’individualisation des modes de gestion des ruptures d’emploi, plus ou moins subies/choisies, n’est en outre pas sans lien avec la montée dans le débat social des risques psycho-sociaux. Symptômes d’intériorisation des tensions vécues dans ces contextes [6], ils le sont peut-être d’autant plus si l’individualisation est synonyme d’absence de soutiens et de cadres collectifs. Dès 2005, Fayolle rend compte du dilemme auquel les travailleurs se trouvent confrontés : « La banalisation des restructurations, à la fois implicite et recherchée, dénie la réalité du conflit irréductible logé dans un processus de restructuration, lorsque la logique d’entreprise, quand bien même justifiable par l’évolution des technologies, des marchés, des exigences de compétitivité, et les projets de vie des salariés s’affrontent durement. Elle entend dissoudre cette dimension conflictuelle dans la rapidité du dénouement et la dispersion de ses protagonistes, renvoyés à leur destin individuel » (Fayolle, 2005). Pour autant, depuis lors, les départs volontaires s’accélèrent et deviennent plus nombreux avec la crise. Il est possible que celle-ci, en inscrivant le volontariat au départ comme modalité consensuelle de gestion des réductions d’emplois, ait ainsi contribué à défaire le lien entre perte d’emploi et négation des compétences, mais aussi entre investissement subjectif dans l’emploi occupé et résignation lorsqu’il se trouve mis en cause.

III – Anticipation, employabilité, accompagnement des salariés

13Si les employeurs sont, depuis les années 1990, enjoints à « anticiper » les évolutions que pourraient connaître leur entreprise, notamment pour préparer leurs salariés à l’éventualité d’une transition professionnelle, il semble que, ces dernières années, la logique d’accompagnement des salariés ait reculé face à celle de leur indemnisation.

III.1 – L’anticipation, une préoccupation partagée ?

14Une autre thématique s’affirme au cours des années récentes : celle de l’employabilité, articulée à la notion d’anticipation (Bruggeman et al., 2012, dans ce numéro). L’injonction d’anticipation, présente dans les discours et recommandations sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) dès le début des années 1990, prend un nouvel essor au début des années 2000 dans nombre de rapports publics sur les restructurations (Aubert, 2002). Elle est entendue à la fois comme une demande adressée aux employeurs de partager, de façon anticipée, leurs informations sur les difficultés ou choix stratégiques pouvant avoir des conséquences sur l’emploi et comme une nécessité de préparer les salariés et les territoires aux conséquences des restructurations accompagnées de suppressions d’emplois. Dans ses deux formes, l’anticipation repose donc sur le fait de ne pas attendre la mise en œuvre de la restructuration pour informer les parties prenantes des projets de l’entreprise, et pour préparer les salariés concernés à l’éventualité d’une transition professionnelle (Beaujolin-Bellet et al., 2007). Elle implique une sincérité de l’information produite par les employeurs et dépend plus généralement de l’intérêt que les parties prenantes ont à faire vivre cette démarche anticipatrice (Kerbourc’h, 2007). Derrière ces invitations répétées à anticiper les restructurations, qui relèvent parfois d’incantations, les différents acteurs mettent toutefois des représentations et des attentes différentes voire opposées. Pour les organisations syndicales, il s’agit souvent d’éviter les suppressions d’emplois (le « P » de la GPEC relevant alors davantage de la prévention). Pour les employeurs, il peut s’agir de les nommer autrement et de les conduire sans heurts (le « P » de la GPEC relevant alors plus de la préparation ou de la planification). De fait, plusieurs freins à l’anticipation peuvent être mis en évidence (Beaujolin-Bellet et al., 2007) : l’appréhension des employeurs à émettre des signaux négatifs qui pourraient alarmer leurs clients, fournisseurs et financeurs ; la réticence des directions à reconnaître la légitimité d’acteurs tiers dans des processus de gestion dont l’employeur serait seul juge ; la crainte des organisations syndicales de se trouver associées à des décisions de réductions d’emplois…

15En 2005, les débats portent encore largement sur la recherche d’un équilibre entre liberté d’entreprendre et droit à l’emploi ainsi que sur les innovations à apporter au droit du licenciement pour motif économique. Au plan législatif, ils débouchent sur les dispositions de la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale. Fayolle (2005) évoque à cet égard trois thèmes clés : l’obligation de négocier ; les responsabilités de reclassement et les accords de méthode. L’obligation pour l’employeur de négocier le contenu de l’opération de restructuration vient en contrepoint de la proposition de Cahuc et Kramarz (2005) selon laquelle l’entreprise qui licencie devrait s’acquitter d’une « contribution de solidarité » sans autre obligation. Les responsabilités de reclassement sont partagées entre les exigences imposées aux entreprises et le « besoin d’un service public de l’emploi disposant de capacités d’anticipation, de coordination et d’évaluation suffisamment affirmées pour faire de l’accès à un dispositif performant de reclassement un droit effectif ». Enfin, les accords de méthode viennent d’être pérennisés et Fayolle se demande s’ils constituent « la voie privilégiée pour déroger à des dispositions légales ou conventionnelles protectrices pour les salariés ou s’ils ouvrent une voie pour que travailleurs et syndicats acquièrent une certaine influence sur les choix stratégiques » (Fayolle, 2005).

III.2 – D’une logique de reclassement à une logique d’indemnisation ?

16Mais, au cours des années récentes, la crise a conduit à affaiblir la négociation du contenu de l’opération de restructuration ainsi que les débats autour de la « contribution de solidarité » qui devrait être portée à la charge des entreprises. Les dispositifs de reclassement ont par ailleurs perdu de leur crédibilité, voire de leur effectivité, dans un contexte de restructuration du service public de l’emploi lui-même. Enfin, l’accord de méthode s’est institutionnalisé à son seuil d’étiage et les travailleurs et les syndicats ont plus que jamais du mal à peser sur les choix stratégiques des entreprises. En parallèle, les débats sur la flexisécurité, l’anticipation et la sécurisation des parcours professionnels se sont multipliés. En France, ces dimensions sont au cœur des négociations de l’accord national interprofessionnel du 21 janvier 2008 qui donne lieu à la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail. Or, l’innovation majeure de la loi de 2008 est la rupture conventionnelle du contrat de travail et l’instauration d’une indemnité légale unique de rupture du contrat, que son motif soit ou non qualifié d’économique. Elle se situe dans la continuité du mouvement de banalisation de la rupture du contrat de travail et de l’individualisation de la relation de travail. Pour Noël et Schmidt (2011), cette évolution est à rapprocher d’une résurgence de la revendication indemnitaire, marquant le retour de formes de négociation distributives, à défaut, peut-être, de compromis sociaux satisfaisants sur les dispositifs de reclassement. En effet, ces dispositifs produisent au fil des décennies de restructurations des résultats décevants (Bruggeman, 2005). Ils sont insuffisamment généralisés (Cavaco et al., 2004, sur les conventions de conversion) ou demeurent parcellaires. Pour qu’un éventuel compromis collectif porte sur des dispositifs de reclassement, il convient qu’une restructuration soit a minima perçue comme légitime par les salariés et leurs représentants (Beaujolin-Bellet et al., 2012). Si les conditions de l’instauration effective de ces garanties collectives ne sont pas réunies, les individus ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer leur avenir professionnel. Ils mobiliseront alors leur capacité à conserver ou retrouver un emploi au travers de leur employabilité. Pour autant, la perte d’emploi demeure une épreuve identitaire lourde, qui conduit à s’interroger sur le fait que la mobilité soit érigée comme exigence des salariés (Guyonvarc’h, 2008 ; Mercier et al., 2012). D’autant que cette exigence suppose que des emplois soient effectivement à pourvoir. Individualisation de la relation d’emploi et injonction de mobilité suscitent ainsi une montée des revendications indemnitaires (Bourguignon, Guyonvarc’h, 2010) mais aussi, paradoxalement, une nouvelle demande d’intervention de la puissance publique, sous des formes renouvelées.

IV – Place de l’acteur public et nouvelles formes de régulation sociale

17Fayolle, dans sa synthèse de 2005, retrace les différentes étapes du retrait progressif de l’Etat et de la perte d’influence qu’a subie son intervention autour des restructurations : des nationalisations décidées par le gouvernement Mauroy, après l’alternance politique de 1981, aux vagues successives de privatisation ; de la reconstitution de champions nationaux et de noyaux durs (c’est-à-dire des grandes entreprises inscrites dans un réseau de participations croisées sous l’égide de l’action de l’Etat) à l’ouverture aux capitaux étrangers et à la multinationalisation des centres de décision des grands groupes privés, de l’intégration à la généralisation d’organisations en réseau. La complexité de la chaîne de valeur, c’est-à-dire la décomposition des tâches entre plusieurs opérateurs, et l’instabilité intrinsèque à une gouvernance guidée par le principe d’optimisation de la valeur actionnariale mettent alors à mal la légitimité et la rationalité des décisions de restructuration en même temps que la capacité d’action de l’acteur public. C’est dans ce contexte que les effets dévastateurs de la crise sur l’emploi consacrent, un peu partout en Europe et notamment en France, la nécessité d’un retour de la puissance publique dans le champ des politiques d’emploi, selon des modalités défensives difficilement imaginables en 2005 : convention de reclassement personnalisée bonifiée, contrat de transition professionnelle étendu, fusion de ces deux dispositifs dans le contrat de sécurisation professionnelle sur la base bonifiée, révision du dispositif de chômage partiel, mise en place de l’activité partielle de longue durée… C’est aussi dans ce contexte que les politiques industrielles, qui semblaient oubliées, refont surface. Pendant longtemps, l’accent a été mis, sous le contrôle de la Commission européenne, plutôt sur la politique de la concurrence que sur la politique de réindustrialisation, aujourd’hui largement débattue.

18Si les entreprises les plus puissantes mettent en place des moyens et outils d’anticipation en matière de gestion de l’activité et de l’emploi, il n’en va pas de même des entreprises moins bien placées dans la chaîne de valeur. L’extraordinaire adaptabilité des grands groupes internationalisés contraste alors avec l’impréparation et le désarroi des PME, des travailleurs et des territoires. Cette situation n’est acceptable, économiquement et socialement, que si l’on croit qu’une fois la crise passée, un nouvel équilibre se mettra naturellement en place, tout particulièrement en termes d’emploi. Mais, localement, chacun comprend que cette hypothèse a peu de chances de se trouver vérifiée, ce qui conforte l’actualité des politiques industrielles et d’emploi associées et la recherche de formes nouvelles d’actions collectives pour soutenir l’emploi, notamment au niveau local, et éviter des pertes excessives de compétences.

19Il s’agit là d’un défi considérable aux niveaux national, local et européen. La crise fonctionne comme un puissant révélateur du degré d’intégration auquel l’Union européenne est parvenue. Elle révèle aussi les failles d’une zone monétaire avec des spécialisations différenciées et un défaut de coordination des politiques économiques et sociales (Artus, Virard, 2011). A cet égard, la résilience des grands groupes internationalisés en dépit de l’ampleur de la crise témoigne aussi des contradictions politiques au niveau européen : les performances de ces grands groupes (qui s’appuient en particulier sur les politiques commerciale et fiscale européennes) sont-elles compatibles avec la compétitivité et l’emploi dans les autres entreprises de l’Union (qui renvoient plus particulièrement aux politiques économique et sociale européennes) ou avec les nouveaux modèles de développement que celle-ci cherche à promouvoir (qui relèvent notamment des politiques énergétique et environnementale) ? Le « modèle européen » entend en effet reposer sur des politiques de promotion de l’innovation et de montée en compétences de sa main-d’œuvre. Ainsi, la communication de la Commission européenne du 31 mars 2005, intitulée « Anticiper et accompagner les restructurations pour développer l’emploi : le rôle de l’Union européenne » se conclut déjà en indiquant que « des politiques qui se traduiraient par une baisse de l’employabilité des salariés pèseraient gravement sur la croissance potentielle et la cohésion sociale ». Ce « modèle » subit, toutefois, des tensions, et de nombreux pays européens renforcent leurs politiques de baisse du coût du travail.

V – Vers de nouveaux enjeux des modes de gestion des restructurations

20Les articles de ce numéro s’inscrivent dans le fil des grandes évolutions que nous venons de tracer.

21L’article de Bruggeman, Gazier et Paucard (2012, dans ce numéro) est issu d’une étude européenne réalisée en 2011 pour la Direction générale de l’emploi de la Commission européenne, qui s’interroge alors sur l’opportunité d’une nouvelle directive encadrant les restructurations. Elle illustre le retour des acteurs des politiques publiques suscité par la crise, manifeste au niveau national, plus hésitant, mais néanmoins bien réel, au niveau européen. L’article reprend d’abord les grandes lignes qui se dégagent de l’analyse de 16 études de synthèse sur la gestion des restructurations réalisées à la demande de la Commission au cours des dernières années. Elle révèle une forte convergence vers un modèle organisé autour de la notion d’employabilité : les mutations économiques entraînent des restructurations qui produisent des « effets indésirables » sur les hommes et les territoires, qu’il s’agit d’accompagner pour que des transitions se dénouent par des mobilités professionnelles sans heurts. Si elle n’est pas nouvelle, cette séquence simple gagne en cohérence. Dans ce « modèle », où la question de la mobilité professionnelle occupe une place centrale, ce n’est plus le droit d’occuper un (même) emploi qu’il s’agit de restaurer, mais la faculté d’occuper un (autre) emploi qu’il s’agit de préserver. Or, l’employabilité se prépare et s’entretient dans la durée quand le droit à l’emploi se vérifie dans l’instant. De fait, les auteurs observent que toutes les études examinées mettent désormais l’accent sur l’anticipation des restructurations. Par ailleurs, l’employabilité revêt nécessairement une dimension individuelle, chaque travailleur étant porteur d’un potentiel différencié quand le droit à l’emploi est réputé équivalent pour tous. Pour autant, les études examinées considèrent qu’il s’agit d’un enjeu collectif et se rejoignent pour préconiser une anticipation et une gestion multi-acteurs des restructurations. Partant de ce constat, l’article s’interroge sur les « fonctionnalités » dont il conviendrait de doter le marché du travail pour faciliter de telles transitions. Il en propose trois, en appui réciproque, qui renvoient à autant de registres d’action : la régulation, qui fournit un cadre aux comportements et aux modes de coordination des acteurs ; la politique d’emploi et de formation, orientée vers la faculté de passer d’un emploi à un autre ; la politique économique, déterminante dans son rapport à la politique d’emploi, fortement marquée par sa dimension territoriale. Chaque fonctionnalité est dédoublée en « fonctions » articulées entre elles, l’une relative à l’anticipation, l’autre à la gestion des restructurations, « cette articulation constituant à la fois une difficulté à résoudre et l’enjeu de la bonne marche de la fonctionnalité ». Ces six fonctions sont passées en revue à la lumière des dispositifs présentés et des préconisations recueillies dans les études analysées. Il en découle une proposition méthodologique qui permet de dégager une « feuille de route » au niveau européen et d’envisager « la traduction d’un pays vers un autre de dispositifs et mécanismes existants dans un pays et jugés attractifs dans un autre ». La méthode fournit aussi une grille d’analyse qui peut être appliquée aux dispositifs en vigueur dans un espace donné et propose une démarche afin de les compléter ou d’en améliorer l’efficacité.

22Ce premier article s’attache d’abord à décrire le cadre dans lequel l’action collective pourrait se déployer, tant du point de vue de la conception des politiques publiques que de la transcription de règles ou de la traduction de dispositifs dans des espaces institutionnels variés. Un tel cadre est bien entendu déterminant pour qu’une action collective prenne corps, mais il n’aborde pas la manière dont elle pourrait concrètement s’organiser. Les autres articles de ce numéro abordent plus particulièrement ces questions : ils traitent des jeux d’acteurs sous l’emprise des évolutions de la gestion de l’emploi, des difficultés que l’action collective rencontre et doit alors surmonter et des ressources qui, parfois, permettent d’y parvenir.

23L’article de Xhauflair et Pichault (2012, dans ce numéro) aborde les jeux d’acteurs dans leur dimension territoriale en revenant sur le cas du bassin de Liège confronté depuis plusieurs années à la restructuration de sa filière sidérurgique. Longtemps cité en exemple pour avoir annoncé dès 2003, soit six ans à l’avance, la fermeture de ses haut fourneaux, Arcelor, devenu entre-temps ArcelorMittal, est revenu sur cette décision avant d’annoncer de nouveau, à la faveur de la crise récente, l’arrêt de la phase à chaud. Cette conjonction d’une annonce précoce de fermeture de l’activité structurante de la région, suivie, quelques années plus tard, d’une promesse de pérennisation de cette activité, conduit à une situation inédite : des démarches de reconversion d’ampleur engagées au milieu des années 2000 côtoient un puissant mouvement social porté par l’espoir de préserver l’existant. L’article décrit d’abord ce que cette réaction doit à l’histoire et les difficultés des acteurs politiques et sociaux à s’affranchir d’une dynamique séculaire. Les auteurs mobilisent alors le concept de « tercéisation » pour saisir comment les acteurs locaux peuvent « sortir du sillon » dans lequel ils sont inscrits. Ils définissent la « tercéisation » comme « l’opération d’auto-transformation qu’accomplit une des parties prenantes d’un processus collectif lorsqu’elle réalise un déplacement par rapport à ses propres représentations », déplacement considéré comme nécessaire pour imaginer un avenir nouveau. L’analyse de deux exemples de dispositifs prospectifs multipartites mis en œuvre en 2004 et 2012 les amène à pointer les limites des processus purement délibératifs : le recours à des experts délivrant des théories alternatives à des acteurs institutionnels lestés du poids de leurs appartenances n’a pas permis d’initier une mise en mouvement collective. Ils observent en revanche qu’une initiative urbanistique engagée au lendemain de l’annonce de fermeture de 2003 a débouché sur un projet, le Master Plan de la vallée serésienne, qui commence à produire des résultats concrets en termes de redéploiement territorial. Portée par l’agence de développement économique de la ville de Seraing, il est le fruit d’une profonde dynamique multi-acteurs. Cette dynamique procède, selon les auteurs, de trois opérations conjointes : le recadrage du problème, en termes urbanistiques plutôt qu’économiques ; la recomposition régulière du collectif, association d’acteurs institutionnels et non institutionnels ; l’expérimentation, avec la concrétisation rapide de chantiers limités soumis à évaluation. Dans ce dispositif, l’agence de développement économique locale joue un rôle particulier, celui de tiers « tercéisateur », attentif à la formulation de théories alternatives, à la composition du collectif, à l’évaluation des expérimentations…

24L’article de Bourguignon et Garaudel (2012, dans ce numéro) s’intéresse quant à lui aux dynamiques collectives au sein des organisations en restructuration sous un angle qui a pris récemment une importance singulière, celui de l’organisation de départs volontaires de l’entreprise. Rédigé à la suite d’une étude statistique qui a révélé l’ampleur du phénomène lors de procédures de licenciement accompagnées d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), l’article s’appuie sur l’analyse de contenu de 22 PSE organisant des départs volontaires. Le principe du volontariat semble régler la question de la légitimité comme de l’objectivité du choix de la personne appelée à quitter l’entreprise. Mais la mise en place de départs volontaires nécessite de maîtriser deux risques que les procédures collectives cherchent habituellement à circonscrire : la perte excessive de compétences (point de vue de l’employeur) et les difficultés de retour à l’emploi (point de vue des salariés). Pour autant, les auteurs observent que les dispositifs mis en place dans les PSE examinés comportent des cadres collectifs visant à limiter ces risques. Le débat porte alors sur la définition du périmètre d’éligibilité au départ volontaire, sur le droit de veto accordé à la direction ou sur le degré d’exigence concernant la nature et la crédibilité du projet professionnel des volontaires au départ. La précision de ce dernier point, tel qu’il est rédigé dans les PSE, fait d’ailleurs l’objet d’une attention particulière de la part de l’administration du Travail, soucieuse d’éviter le risque de chômage. Sans doute la notion de volontariat, dans le contexte d’un plan de licenciement, est-elle ambiguë, et on peut penser que, concrètement, l’organisation des départs laisse place à une variété de pratiques plus ou moins conformes à l’esprit, si ce n’est à la lettre, des dispositifs prévus. Il semble cependant que les salariés eux-mêmes, à titre individuel ou collectif, parviennent à peser sur la conception comme sur la mise en œuvre du dispositif d’encadrement des départs volontaires. Porteurs d’une revendication autonome, ignorée par le débat sur le contrôle collectif des risques, ils invoquent une nouvelle source de légitimité, la liberté de choix individuel, qui témoigne autant qu’elle participe de l’individualisation de la relation de travail. L’article appelle à poursuivre les recherches sur les motivations individuelles, l’aspiration au départ pouvant exprimer une fuite de l’entreprise face à des conditions de travail dégradées, comme une véritable adhésion au principe de mobilité professionnelle désormais largement inscrit dans les représentations collectives.

25L’article de Béthoux et Jobert (2012, dans ce numéro) examine plus spécifiquement l’acteur syndical, confronté aux situations de restructuration permanente. Ces situations prennent désormais la forme d’un processus continu de réorganisation de l’entreprise qui donne lieu à un débat récurrent et multiforme sur les questions d’emploi. L’article s’appuie sur une enquête réalisée en 2010-2011 auprès de 12 équipes syndicales CFDT dans des entreprises variées mais toutes confrontées à des restructurations continues, en prêtant une attention particulière aux pratiques les plus innovantes en termes de stratégies d’emploi. Les auteures s’attachent dans un premier temps à qualifier les conceptions de l’emploi dont ces équipes sont porteuses, dans un contexte où les incitations légales et réglementaires aux négociations sur l’emploi se sont multipliées, avec pour logique la prévention et l’anticipation des restructurations plus que la protection de l’emploi qui prévalait jusqu’alors. Ces conceptions peuvent s’expliquer en particulier par l’histoire, le secteur d’activité et la place de l’entreprise dans la chaîne de valeur, comme par les apprentissages individuels et collectifs développés par l’équipe au fil de son expérience. Les auteures distinguent ainsi deux grands types de stratégies syndicales sur l’emploi. La première, dite « stratégie intégrée », repose pour l’essentiel sur la négociation collective et le dialogue social dans une perspective de long terme. La seconde, dite « stratégie d’accompagnement », privilégie l’assistance individuelle aux salariés, au plus près du terrain, en fonction des opportunités ouvertes par les réorganisations. La première stratégie témoigne de l’ambition « d’être un acteur reconnu et légitime des transformations en cours » et passe par une action auprès des salariés pour les convaincre qu’ils peuvent, au travers des dispositifs négociés, « renforcer leur employabilité dans des contextes marqués par l’incertitude ». La seconde, plus modeste, vise « à défendre au quotidien les salariés dont l’emploi est menacé, ou soumis à de nouvelles contraintes et règles de gestion très difficiles à supporter ». Si ces stratégies procèdent de l’histoire des équipes et des compétences qu’elles ont accumulées, elles apparaissent également fortement contingentes, en fonction de la qualité du dialogue social et des moyens de l’entreprise.

26L’article éclaire ainsi une première tension entre l’injonction légale de négocier, notamment autour de l’anticipation et de l’employabilité, et la probabilité de la voir aboutir. Il examine ensuite les positions et pratiques syndicales au regard de la formation professionnelle et de l’employabilité, du recours à l’emploi précaire, de l’information et de la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences. Plusieurs initiatives originales sont relevées, qui permettent notamment de dépasser les frontières de l’entreprise dans lesquelles sont trop souvent confinées les politiques d’emploi internes. Mais il révèle aussi un second niveau de tension autour des modalités concrètes de mise en œuvre des outils de l’employabilité et de l’anticipation au sein des entreprises. Les auteures constatent ainsi que, même dans le cadre d’une stratégie intégrée, la participation syndicale à la gestion de l’emploi « reste encore fragile et réversible, dépendante de décisions de l’employeur, y compris là où il se montre le plus ouvert au dialogue social ».

27L’article de Beaujolin-Bellet (2012, dans ce numéro) aborde une autre facette de l’action syndicale : celle de la construction d’un rapport de forces sous l’angle des compétences mobilisées par des leaders syndicaux ayant mené des conflits contre des projets de restructuration. L’approche n’est cette fois pas collective, mais individuelle, grâce à l’analyse de 48 récits de vie. L’article s’attache dans un premier temps à qualifier ces compétences : compétences de communication (de prise de parole et d’expression orale et écrite), compétences techniques (notamment en droit du travail et en gestion), compétences sociales (gestion d’un collectif, d’un rapport de forces, d’une négociation) et compétences de gestion des émotions. Mais les récits de vie montrent également le sentiment d’isolement et d’impréparation qui domine nombre des personnes interrogées, le sentiment d’échec, aussi, éprouvé par certaines d’entre elles. L’auteure s’interroge alors sur les ressources qu’ils ont été à même de mobiliser – ou non – afin de faire face à la situation. Il en résulte une typologie qui fait émerger quatre configurations associées chacune à un type d’expérience formatrice : les « professionnels du militantisme », qui ont mobilisé toute la palette des ressources internes et externes disponibles, les « catapultés qui se révèlent dans l’action », qui ont principalement mobilisé des ressources externes, les « expérimentés tétanisés », qui ne sont pas parvenus à réinvestir leur « capital militant » et ont mobilisé peu de ressources externes, les « sous-équipés isolés », qui ne sont parvenus à mobiliser aucune des compétences qu’ils estimaient primordiales. Le résultat paradoxal tiré de cette typologie concerne les catégories des « catapultés qui se révèlent dans l’action » et des « expérimentés tétanisés ». Alors que les premiers ne disposaient d’aucune ressource a priori, ils ont su se saisir, dans l’action, de situations formatrices ; à l’inverse, les seconds, qui disposaient en apparence de l’expérience nécessaire, ne sont pas parvenus à prendre appui sur ce capital pour affronter la situation. L’auteure suggère que la dimension de la gestion des émotions a pu jouer un rôle déterminant dans cet état de fait. Mais on peut supposer aussi que, dans le nouvel environnement créé par l’individualisation des relations d’emploi et des perspectives professionnelles, les repères militants préétablis ne sont pas suffisants, ni même parfois nécessaires, pour faire face à la situation. Il y faudrait en plus une capacité à sortir de ce cadre, seul ou collectivement, en s’appuyant notamment sur des ressources externes, parcours que l’expérience syndicale accumulée peut au contraire entraver.

28Des évolutions décrites par ces articles émerge ainsi une conception sensiblement modifiée de l’articulation entre la place des individus et celle de l’action collective. L’opposition traditionnelle entre liberté d’entreprendre et droit au travail se déplace en faveur du premier terme. L’affaiblissement de cet équilibre de principe entre droits symétriques laisse les individus démunis. La marginalisation de l’objet « restructuration », en dehors d’éclats médiatiques, n’en est qu’un des symptômes. On peut même se demander si la vigueur de ces éclats n’est pas proportionnée à l’ampleur de ce qui est devenu invisible, livré aux aléas des devenirs individuels. Car tous les salariés ne sont pas égaux devant l’épreuve de la réintégration dans le marché du travail. Au-delà de la notion générale d’employabilité, l’analyse des profils identitaires montre qu’une part importante de la population en emploi est porteuse d’identités « hors travail » ou « de métier » [7] qui l’exposent aux plus grandes difficultés ou au déclassement en cas de perte d’emploi (Mercier et al., 2012). En l’absence de cadres collectifs en mesure de prendre en considération ces trajectoires, le nombre des exclus du marché du travail peut enfler démesurément et conduire à des « incapacités » individuelles à réintégrer le marché du travail, comme le montre l’analyse des échecs du dispositif britannique d’incitation au retour à l’emploi des « adultes handicapés » (Angeloff, 2011).

29Derrière les notions, à présent consensuelles, d’anticipation et d’employabilité se cachent par ailleurs des tensions. Anticiper une restructuration n’est certes pas l’empêcher, mais ce n’est pas non plus la dissimuler par une variété d’artifices qui permettent de passer « sous le radar ». De même, l’employabilité ne peut pas être indispensable en général et dispensable pour ceux qui occupent un emploi. Car les deux notions renvoient bien à l’entreprise : c’est en son sein qu’il est possible d’anticiper ; c’est aussi en son sein que l’employabilité s’étiole ou se construit. Pour la puissance publique, il s’agit là d’une implication majeure des transformations en cours : dans ce nouveau paradigme, les politiques d’emploi sont vouées à l’impuissance si elles ne parviennent pas à se rapprocher de l’entreprise. Pour elles, il s’agit de définir les points d’ancrage d’une forme renouvelée de progrès social, en termes de maîtrise individuelle des mobilités professionnelles d’une part et de réduction des inégalités des salariés face à ces mobilités d’autre part.

VI – Quelles implications ?

30Dans ce contexte, les implications des nouveaux modes de gestion des restructurations appellent, selon nous, des évolutions autour de trois axes : les politiques d’emploi, la régulation et l’action syndicale.

31En premier lieu, ces évolutions interrogent la pertinence des objets de politiques de l’emploi face aux restructurations. Se concentrer sur les seuls licenciements économiques accompagnés d’un PSE, comme s’ils résumaient la question des restructurations, ne semble plus envisageable. L’objectif essentiel doit désormais être de sécuriser les trajectoires des salariés (préparer, accompagner, protéger). Au-delà de la question de la rupture du contrat de travail, c’est ainsi plus largement celle des mobilités professionnelles qui se trouve posée. Ce n’est alors pas tant la qualification de la rupture du contrat de travail qui importe que l’adéquation des outils de prévention et de gestion des transitions professionnelles aux caractéristiques des personnes concernées en termes de nature de contrat de travail, de qualification, d’âge, d’ancienneté ou de genre (Duhautois et al., 2012). Cela signifie probablement remettre sur le métier la question des dispositifs de formation professionnelle, de reclassement, de reconversion indépendamment des statuts et des raisons qui ont mené à la perte d’emploi. Et d’aborder celle, plus délicate encore, de la protection des salariés les moins mobiles, les plus éloignés d’un nouvel emploi s’ils venaient à perdre celui qu’ils occupent ou après qu’ils l’ont perdu. Il s’agit par conséquent de construire des dispositifs de reclassement et de reconversion à géométrie et contenu variables qui tiennent compte des différences entre populations et individus concernés, y inclus en termes d’hétérogénéité de profils identitaires (Mercier et al., 2012).

32Ensuite, la régulation sociale connaît en France des évolutions majeures qui débouchent sur une diversification des modes de gestion de l’emploi. Il s’agit d’une tendance lourde qui emporte des évolutions gestionnaires mais aussi légales et réglementaires, qui se développent depuis une quinzaine d’années : précarisation de l’emploi, annualisation de la durée du travail, substitution du licenciement pour motif personnel au licenciement pour motif économique, rupture conventionnelle, développement de la résiliation amiable, etc. En matière de gestion des restructurations, ces tendances restent occultées par les débats sur le renforcement du contrôle et de l’accompagnement du licenciement pour motif économique, toujours prégnants dans le débat public. Mais elles appellent à revenir sur les objets de la régulation sociale : les organisations syndicales devraient pouvoir intervenir sur la GPEC dans toutes ses dimensions plutôt que sur les seuls PSE, y compris dans leur volet d’individualisation des pratiques de GRH. La négociation triennale sur la GPEC est nécessaire mais loin d’être suffisante pour imposer une responsabilité en matière de transparence sur les perspectives et les choix de l’entreprise comme en matière de gestion de l’emploi. Dans ces conditions, l’espace accordé à la régulation collective, tant du point de vue des alternatives industrielles que du réinvestissement des compétences collectives et individuelles, se trouve réduit à la portion congrue. De même, la régulation sociale des pratiques individualisées de gestion des mobilités et des rapports entre flexibilité et sécurisation des trajectoires professionnelles doit s’opérer dans les murs de l’entreprise et « hors des murs ». « Hors des murs », le cadre collectif n’est pas défini ; « dans les murs », il est d’une extrême fragilité, susceptible à tout moment d’être remis en cause, lorsqu’il existe. Il y aura donc à penser et à concevoir des configurations hybrides de modalités de régulation sociale entre « collectif » et « individuel » ; entre action « dans » et « hors des murs » de l’entreprise. La nature et le rapport que ces actions entretiennent entre elles dépendent des moyens de l’entreprise : c’est donc une approche différenciée selon le type d’entreprise qu’il s’agirait de concevoir. A cet égard, la statistique publique offre une ressource nouvelle avec l’adoption de la recommandation européenne 2003/361/EC du 6 mai 2003 qui rompt avec la logique juridique en vigueur pour épouser une logique économique [8]. En effet, elle permet de distinguer le champ de la régulation des PME et micro-entreprises, des autres (tableau 1).

Tableau 1

Entreprises et unités légales en 2009 selon les catégories du décret n° 2008-1354

Tableau 1
Grandes entreprises ETI 1 PME hors microentreprises Microentreprises Total Nombre d’entreprises Total 217 4 576 131 253 2 555 003 2 691 049 UL 2 hors groupes 3 s 490 100 900 2 545 918 2 647 308 Groupes français 148 2 806 25 781 7 324 36 059 Sous contrôle d’un groupe étranger 69 1 280 4 572 1 761 7 682 Effectifs salariés des entreprises Total 3 986 077 2 877 952 3 529 842 2 377 504 12 771 375 UL hors groupes s 166 842 2 077 727 2 336 584 4 581 153 Groupes français 3 395 746 1 763 368 1 232 986 33 463 6 425 563 Sous contrôle d’un groupe étranger 590 331 947 742 219 129 7 457 1 764 659 Nombre d’UL en France Total 24 937 40 141 188 686 2 565 147 2 818 911 UL hors groupes s 490 100 900 2 545 918 2 647 308 Groupes français 22 040 31 893 80 081 17 095 151 109 Sous contrôle d’un groupe étranger 2 897 7 758 7 705 2 134 20 494

Entreprises et unités légales en 2009 selon les catégories du décret n° 2008-1354

s : secret statistique.
1. ETI : entreprises de taille intermédiaire.
2. UL : unités légales.
3. Il y a moins de trois unités légales hors groupes de taille « grandes entreprises », qui ont été regroupées avec les groupes français pour des raisons de secret statistique.
Note : Seules les entreprises ayant un chiffre d’affaires positif en 2009 sont retenues (ce qui écarte environ 140 000 unités légales).
Champ : entreprises non agricoles (mais y compris celles du secteur des activités financières et d’assurance) hors auto-entrepreneurs et hors administrations publiques.
Source : Insee, Esane et Lifi, 2009.

33Selon cette statistique, le tissu industriel français est constitué de 217 grandes entreprises (plus de 5 000 salariés) employant près de 4 millions de salariés en France [9]. Concrètement, ces entreprises peuvent faire l’objet d’un suivi individuel de leurs pratiques de gestion de l’emploi. Viennent ensuite quelque 4 500 ETI (250 à 5 000 salariés) employant près de 3 millions de salariés en France. Ces entreprises disposent des moyens de mener des politiques de gestion de l’emploi responsables, notamment dans les relations qu’elles entretiennent avec les acteurs locaux des territoires où elles sont implantées et en termes de droits syndicaux. De nouvelles obligations et incitations devraient donc être envisagées au regard de ces deux dernières dimensions (concertation et échange d’informations, accès aux salariés les moins qualifiés, prime à la négociation, etc.). Les PME (moins de 250 salariés) représentent près de 6 millions de salariés, dont 2,5 pour les micro-entreprises (moins de 10 salariés). Leurs situations sont sans doute très diversifiées, mais il est probable que la plupart ne disposent ni de ressources suffisantes en matière de gestion de l’emploi, ni d’une présence syndicale significative. Des dispositifs collectifs, territorialisés, seraient par conséquent les mieux adaptés.

34Enfin, ce qui se développe est gris, sous-terrain, difficile à repérer et à saisir en l’absence de cadres permettant d’en débattre. Cela complexifie encore l’action syndicale face aux restructurations. Invisibilité et individualisation mettent à mal l’action syndicale au fil de processus de restructuration continue. Avec ces développements, la légitimité de l’action syndicale est, par principe, mise en cause. Elle ne résulte plus seulement de la communauté des intérêts des salariés que l’organisation est réputée représenter, mais aussi de la connaissance de la diversité des enjeux auxquels ces salariés sont individuellement confrontés. De même, en matière d’action collective, sa légitimité ne provient plus seulement de la force des revendications dont elle est porteuse, mais aussi de sa capacité à contribuer à la conception et à la mise en œuvre effective des solutions qu’elle préconise. Les implications pour l’action syndicale sont complexes : elles soulèvent des questions culturelles, mais aussi d’organisation et de ressources disponibles. Il est peu probable que les organisations syndicales soient en mesure, seules, d’y faire face. En particulier, leur action reste largement structurée par la défense des intérêts des salariés en CDI dans les grandes entreprises. La question de leur présence et de leur capacité de négociation dans l’ensemble des PME et plus encore au niveau des territoires se trouve ainsi clairement posée. De même, leur capacité contributive à la gestion de l’emploi passe par la prise en charge des différentes formes de salariés précaires et l’acquisition d’un large panel de compétences techniques et relationnelles portées par des individus dédiés à ces fonctions syndicales nouvelles. Les organisations syndicales disposent, cependant, au moins potentiellement, d’une compétence clé indispensable au déploiement de nouvelles formes de politiques d’emploi : la relation directe aux salariés et, à travers la négociation d’entreprise ou les institutions représentatives du personnel, à leurs employeurs. A elles de le faire valoir auprès de pouvoirs publics à la recherche de leviers politiques qui permettraient d’outiller sérieusement l’anticipation des restructurations et le développement de l’employabilité pour tous.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Artus P., Virard M.-P. (2011), La France sans ses usines, Paris, Fayard.
  • Aubert J.-P. (2002), Mutations structurelles des entreprises, mode d’emploi, Rapport pour le Premier ministre.
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Notes

  • [1]
    Reims Management School et IAE de Paris (GREGOR – Chaire MAI) ; IRES ; Syndex.
  • [2]
    Alors directeur de l’IRES.
  • [3]
    Ce numéro fait suite à un séminaire de Syndex organisé le 6 juillet 2011 sur le thème « Le volontariat au départ en situation de restructuration ».
  • [4]
    Cette situation n’est pas spécifiquement française. Ainsi, le European Restructuring Monitor a mis en exergue l’importance des annonces de suppressions d’emplois dans l’administration publique dans les pays européens en 2011.
  • [5]
    On entend par reconstruction identitaire la transition à accomplir par un individu pour passer d’une identité au travail, produit de divers processus de socialisation, à une autre.
  • [6]
    Le lien entre restructurations et menaces pour la santé des individus est maintenant un véritable sujet de préoccupation (Kieselbach, 2008).
  • [7]
    Selon les auteures, l’identité « hors travail » repose sur une perception instrumentale du travail, la perte d’emploi étant vécue comme une exclusion, voire une injustice, tandis que l’identité « métier » repose sur une perception experte des dimensions techniques du travail, la perte d’emploi conduisant à un blocage si le même emploi n’existe pas ailleurs.
  • [8]
    Insee Première, n° 1399, mars 2012.
  • [9]
    Ces effectifs sont exprimés en équivalents temps plein.
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