Couverture de RDLI_049

Article de revue

Les travailleurs hautement qualifiés travaillent-ils partout plus longtemps ?

Une analyse des durées hebdomadaires du travail des hommes et des femmes selon la qualification dans quatre pays

Pages 69 à 91

Notes

  • [*]
    Universität Freiburg, Departement Sozialarbeit und Sozialpolitik.
  • [1]
    D’autres raisons sont avancées : la nature de plus en plus informelle du temps de travail des plus hautement qualifiés et la forte demande de personnels qualifiés dans une société de la connaissance. En l’absence d’une politique de formation appropriée, des pénuries apparaissent en ce domaine, elles ne peuvent être résolues que par l’accroissement du temps de travail des salariés les plus hautement qualifiés. Une autre explication possible des longs horaires de ces catégories de salariés est en définitive leur mode de travail contra cyclique : en période de difficultés économiques, l’allongement de leurs horaires est une aide à la survie de leurs entreprises qui traversent une passe difficile.
  • [2]
    Il n’existe pas de données selon la qualification pour 1998.
  • [3]
    Il n’existe pas de données selon la qualification pour 1998.
  • [4]
    Cela ne veut pas dire bien entendu que dans chaque pays ce facteur est configuré de façon à engendrer le plus haut niveau possible de qualité. Le modèle d’Etat-providence décide plutôt d’un équilibre entre égalité et inégalité.
  • [5]
    Ce sont : les caractéristiques individuelles, la situation de l’emploi, la situation du ménage, la position économique, la réglementation et l’organisation du travail.
  • [6]
    La liste des déterminants qu’il serait possible d’ajouter est sans fin. Elle pourrait inclure par exemple la situation familiale, le revenu, le mode de garde des enfants, le modèle sociétal de famille, etc.
  • [7]
    Pour une description détaillée des cadres législatifs, cf. les sites web de la Fondation Bertelsmann (www.reformmonitor.org) et de l’Observatoire européen des relations industrielles (www.eiro.eu-rofound.ie). Le premier décrit l’état actuel de la situation, le second s’intéresse aux changements de la réglementation des temps de travail.
  • [8]
    Plus il y a de temps partiel, plus la durée moyenne du travail est faible.

1L’une des évidences indiscutables du marché du travail allemand est que les titulaires de diplômes professionnels employés sur des postes de management ont des horaires très longs. Travailler 50 heures ou plus par semaine semble être une caractéristique importante de ces emplois. Il est également indiscutable que le temps de travail moyen des femmes est nettement plus court que celui des hommes. Cela peut être dû par exemple aux taux élevés de temps partiel féminin, qui est lui même le résultat d’un mélange de sous développement des équipements de garde des enfants et de persistance d’une division du travail traditionnelle entre les sexes.

2Bosch (2001) et Wagner (2000) ont utilisé les données du panel socio économique (Sozio-oekonomische Panel, SOEP) pour montrer qu’en Allemagne de l’Ouest, les temps de travail augmentent fortement avec le niveau de qualification. Pour expliquer cette corrélation, plusieurs facteurs s’ajoutent, le principal étant que les entreprises cherchent à amortir rapidement leur investissement sur les qualifications de leurs salariés en allongeant le plus possible « les heures d’utilisation de l’intelligence » [1]. On explique les durées de travail plus courtes des salariés peu qualifiés par le taux élevé de temps partiel chez les ouvriers non qualifiés ou semi qualifiés (Bosch, 2001). Les résultats empiriques et les explications données conduisent Bosch à cette conclusion : « Les temps de travail des salariés de niveaux d’éducation différents évoluent chacun de leur côté » (Bosch, 2001 : 148).

3Bielinski et al. (2002) ont montré que dans les Etats membres de l’UE, il y a aussi une différenciation entre les horaires hebdomadaires des hommes et des femmes. Selon cette étude, les femmes travaillent entre 5 et 13 heures de moins que les hommes, selon les pays. Dans chacun des 15 Etats membres, la durée hebdomadaire moyenne des femmes est de façon significative plus basse que celle des hommes.

4Dans ce contexte, il est intéressant d’étudier les différences de temps de travail selon la qualification et le genre, c’est à dire de rechercher si différents modèles de temps de travail peuvent être observés dans des cadres institutionnels différents, et quelles corrélations entre qualification et genre peuvent être identifiées. Mon hypothèse est que, avec ces deux variables fortement discriminantes, les caractéristiques nationales des temps de travail peuvent être identifiées et les différences mises en évidence. Les pays retenus sont l’Allemagne (Ouest), la Grande-Bretagne, l’Italie et la Suède. Ce sont des Etats membres de l’UE qui diffèrent nettement les uns des autres du point de vue des déterminants de la durée hebdomadaire du travail.

5Dans la section 2 suivante, on identifie les caractéristiques de temps de travail selon les niveaux de qualification pour les 4 pays de l’étude. Dans la section 3, une analyse multi variée des horaires hebdomadaires habituels permet d’analyser les corrélations entre temps de travail hebdomadaire, niveau de qualification et genre, tout en contrôlant certaines variables. La section 4 étudie les raisons des différences qui séparent les caractéristiques du temps de travail des pays de l’étude. La section finale tire quelques conclusions concernant par exemple les réglementations du temps de travail.

I – Temps de travail et qualification

6Pour chacun des 4 pays de l’étude, les distributions du temps de travail par qualification sont décrites en termes de durées hebdomadaires moyennes, de 1988 à 2002, et de distributions (%) par tranches de durée hebdomadaire. L’objectif est de vérifier l’hypothèse que les cadres institutionnels nationaux produisent des distributions spécifiques du temps de travail.

Encadré. Données et méthodes

L’Enquête communautaire sur les Forces de Travail (EFT) est une source incontournable, particulièrement pour ceux qui s’intéressent au monde du travail. L’EFT a de nombreux avantages : un échantillon important dans la plupart des pays couverts par cette étude, sa périodicité annuelle et l’usage de nomenclatures pertinentes, comme l’ISCO [1], la NACE [2], et l’ISCED [3]. De plus, les données sont fondées sur des questions clairement formulées, dont le contenu est assez bien précisé [4].
Les données utilisées couvrent la période 1988 – 2002 pour l’Allemagne de l’Ouest, la Grande-Bretagne, l’Italie et la Suède [5]. La variable clé de l’étude est la durée habituelle du travail. Les autres variables utilisées sont le niveau d’éducation (ISCED), le genre, l’emploi à temps plein ou à temps partiel, le secteur d’activité économique (NACE) et l’âge.
L’analyse se déroule en deux étapes. 1. On décrit le temps de travail hebdomadaire, dans les 4 pays et pour les très hauts niveaux de formation selon la définition de l’ISCED, en utilisant les valeurs moyennes puis les distributions de fréquence des durées hebdomadaires selon les tranches de durée. 2. On développe un modèle multi varié de la durée hebdomadaire. On estime les régressions linéaires entre la « durée habituelle du travail », considérée comme variable dépendante, et les variables indépendantes mentionnées ci-dessus. On s’intéresse ici à la question des effets du niveau d’instruction sur la durée hebdomadaire du travail, question que l’on élargit à celle de l’influence de la variable genre sur le temps de travail et aux corrélations entre le genre, le niveau d’instruction et le temps de travail. Un modèle complexe contrôle ces corrélations pour des conditions variées. Les calculs portent sur l’année 2002 pour les 4 pays étudiés.
La variable « très haut niveau d’instruction » a été modifiée deux fois sur la période étudiée. Les changements de codage ont engendré un grand nombre de petits glissements de sens au niveau des codages individuels. Dans certains pays, il y a eu également des difficultés dans la mise en œuvre des nouvelles instructions. Toutefois, malgré ces problèmes, la comparabilité est assurée, puisque l’enquête continue à se fonder sur l’ISCED. Pour éliminer les distorsions, on a adopté pour cette étude un codage dichotomique : qualifications faibles et intermédiaires [6] / qualifications élevées [7].
L’objet de cette étude est la durée hebdomadaire du travail des salariés. On suppose en effet que les résultats seraient différents pour les travailleurs indépendants ou les travailleurs familiaux. Cela exigerait une analyse distincte.

I.1 – Le Royaume-Uni

7Au Royaume-Uni, en moyenne (graphique 1 [2]), les salariés hautement qualifiés ont des durées de travail beaucoup plus longues que les salariés de niveau d’instruction faible ou intermédiaire. De plus, sur toute la période d’observation, les niveaux absolus sont très élevés pour les standards européens (1988 : 38,3 heures par semaine ; 2002 : 37,1 heures). Les différences entre qualifications s’accroissent considérablement. En 1988, la différence entre les deux niveaux de qualification était de 2,8 heures ; à la fin de la période, l’écart atteint 4,7 heures. Cet accroissement est totalement attribuable au déclin de la durée hebdomadaire des qualifications faibles et intermédiaires (1988 : 37,8 heures ; 2002 : 35,6 heures). La durée du travail des hautes qualifications reste presque constante (1988 : 40,6 heures ; 2002 : 40,4).

Graphique 1

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationRoyaume-Uni

Graphique 1

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationRoyaume-Uni

8Le graphique 2 donne la distribution en tranches de durées hebdomadaires pour le Royaume-Uni en 2002 et selon les deux catégories de qualification. La part des salariés à qualifications faibles et intermédiaires travaillant jusqu’à 35 heures par semaine est significativement supérieure à celle des salariés à haut niveau d’instruction. Bien plus, la part des salariés hautement qualifiés qui travaillent 40 heures ou plus est nettement plus élevée que celle des salariés à qualifications faibles et intermédiaires. Les différences sont particulièrement grandes pour les tranches de 42 à 44 heures, 45 à 48 heures et plus de 48 heures. Tandis que jusqu’à 29 heures, les durées hebdomadaires du travail sont une chasse gardée des qualifications faibles et intermédiaires, les parts des salariés hautement qualifiés sont presque sans exception plus élevées au delà de 41 heures. Cela explique l’existence de durées moyennes de travail nettement plus longues pour les salariés à hautes qualifications.

Graphique 2

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationRoyaume-Uni, 2002

Graphique 2

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationRoyaume-Uni, 2002

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

I.2 – Allemagne

9Dans l’ensemble, en Allemagne [3], la durée hebdomadaire moyenne du travail se réduit de 3 heures (1988 : 38,0 heures ; 2002 : 34,8 heures). Pour les hautes qualifications elle se réduit de seulement 1,9 heures (1988 :39,5 ; 2002 : 37,6). Pour les qualifications faibles et intermédiaires, elle chute de 37,7 heures à 34 heures. Ainsi, l’écart entre les durées hebdomadaires moyennes des deux catégories de qualification fait plus que doubler sur la période étudiée (1988 : 1,8 heures ; 2002 : 3,7 heures). Cela confirme les résultats de Bosch, qui se fondent sur les données SOEP, et selon lesquels en moyenne hebdomadaire, les salariés hautement qualifiés travaillent plus longtemps que les salariés à qualifications faibles et intermédiaires.

Graphique 3

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationAllemagne

Graphique 3

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationAllemagne

Source : Eurostat, Enquêtes sur les forces de travail.
Graphique 4

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationAllemagne, 2002

Graphique 4

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationAllemagne, 2002

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

10Pour l’Allemagne, la distribution des durées hebdomadaires peut être décrite de la façon suivante. Pour les qualifications faibles et intermédiaires, la part de ceux qui travaillent 14 heures par semaine ou moins est considérablement plus élevée que pour l’autre niveau de qualification. Les proportions de ceux qui travaillent de 20 à 25 heures ou de 30 à 35 heures hebdomadaires sont plus élevées dans les deux niveaux de qualification. En 2002, ces deux tranches de durée sont plus importantes pour les qualifications faibles ou intermédiaires que pour les qualifications élevées. Cette même année, la part de ceux qui travaillent 38 heures par semaine est à peu près identique pour les deux groupes. La part de ceux qui travaillent 39 heures est un peu plus importante, pour les qualifications faibles et intermédiaires. Pour les tranches au delà de 40 heures, deux choses émergent. Premièrement, la part des travailleurs hautement qualifiés travaillant 45 heures par semaine est plus élevée que celle des travailleurs à qualifications faibles et intermédiaires. Deuxièmement, la différence entre les 2 groupes est encore plus grande dans la classe des 48 heures et plus.

11Les proportions de salariés travaillant 29 heures hebdomadaires ou moins tendent à être plus élevées pour les qualifications faibles et intermédiaires. Pour les classes de 30 à 39 heures, les proportions ne sont que faiblement différentes pour les deux niveaux de qualification. A partir de 40 heures, la part des hautes qualifications est considérablement plus élevée, particulièrement pour la tranche des 48 heures et plus. C’est l’une des principales raisons du niveau élevé des durées moyennes hebdomadaires que l’on observe pour les hautes qualifications.

I.3 – Suède

Graphique 5

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationSuède

Graphique 5

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationSuède

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

12En Suède, les salariés à hautes qualifications travaillent en moyenne plus longtemps que les salariés à qualifications faibles et intermédiaires. Toutefois, la différence entre les moyennes se réduit sur la période d’observation (1995 : 2,5 heures ; 2002 : 2,0 heures). Ceci est entièrement imputable à l’allongement des horaires pour les qualifications faibles et intermédiaires (1995 : 35,0 heures ; 2002 : 35,8), puisque les horaires du groupe des plus hautes qualifications ne s’accroissent que faiblement (1995 : 37,4 heures ; 2002 : 37,8). La durée hebdomadaire moyenne de l’ensemble des salariés s’accroît un peu sur la période (1995 : 35,7 ; 2002 : 36,4). Globalement, en moyennes hebdomadaires, les durées suédoises sont peu différentes des durées allemandes.

Graphique 6

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationSuède, 2002

Graphique 6

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationSuède, 2002

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

13L’un des aspects les plus frappants de la distribution des horaires hebdomadaires en Suède est la forte proportion de salariés travaillant 40 heures. La fréquence est pratiquement la même pour les deux groupes de qualification. Bien plus, au delà de 40 heures, la part des salariés hautement qualifiés est élevée pour les tranches des 45 heures et un peu plus faibles pour les 49 heures et plus. Dans les tranches de moins de 36 heures, c’est entre 20 et 35 heures que les fréquences des deux groupes de qualification sont les plus élevées. Dans les tranches entre 20 à 29 heures les qualifications faibles et intermédiaires sont plus présentes que les qualifications élevées.

14Jusqu’à 35 heures, il n’y a de différence claire entre les niveaux de qualification que pour la classe des 20-24 heures. Pour la classe des 40 heures, la différence est minime. Pour la classe des 45 heures et plus, il y a une nettement plus grande part de salariés à haut niveau de qualification.

I.4 – Italie

15L’examen des durées hebdomadaires moyennes italiennes par niveau de qualification montre des différences marquées entre les groupes. Les salariés à haut niveau de qualification ont des durées significativement plus courtes que ceux des qualifications faibles et intermédiaires. Mais l’écart se réduit avec le temps (1988 : 6,7 heures ; 2002 : 3,7 heures). Le seul pays montrant des différences d’une telle amplitude (mais de signe opposé) est la Grande-Bretagne. La raison de la convergence des durées hebdomadaires moyennes des deux groupes tient à un accroissement des durées des plus hautement qualifiés (1988 : 31,6 heures ; 2002 : 33,9 heures). Par dessus tout, la durée moyenne s’est réduite de 0,8 heures sur la période (1988 : 38,0 : 2002 : 37,2). L’hypothèse que les salariés à plus haut niveau de qualification ont des durées plus longues ne se vérifie pas pour l’Italie. Les qualifications faibles et intermédiaires ont des durées moyennes nettement plus longues. À vrai dire, la différence s’accentue plus lentement avec le temps mais elle reste à un très haut niveau.

Graphique 7

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationItalie

Graphique 7

Durée hebdomadaire moyenne selon la catégorie de qualificationItalie

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

16Fait unique au sein des 4 pays, les distributions de fréquence italiennes sont caractérisées par l’importance des tranches de 15 à 24 heures pour les plus hautes qualifications. 22 % des salariés de ce groupe ont de tels horaires. Cette caractéristique spécifiquement italienne s’explique par la durée hebdomadaire des enseignants (une profession très féminisée) qui se trouvent dans cette tranche. La tranche des 36-38 heures compte une forte proportion des deux groupes de qualification. Les différences entre les deux groupes y sont très minces. Cette tranche inclut entre autres les fonctionnaires, ce qui explique une partie de son importance. Les durées du travail supérieures à 40 heures sont relativement peu fréquentes. La tranche des 48 heures a une plus forte proportion de salariés à qualifications faibles et intermédiaires, la tranche des 49 heures et plus a une plus forte proportion de salariés à qualifications élevées.

17Pratiquement aucun salarié de l’un ou l’autre niveau de qualification n’a de durée inférieure ou égale à 14 heures. Il y a une part significativement plus grande de salariés hautement qualifiés dans la classe des 15-24 heures. A peu près 1/5è de l’ensemble des salariés des deux groupes travaille 36 heures par semaine. 46 % des qualifications faibles et intermédiaires, seulement 26 % des qualifications élevées travaillent 40 heures par semaine. Dans les tranches de plus de 40 heures, c’est seulement au dessus des 48 heures qu’il y a de plus fortes proportions de salariés. Mais globalement, ces dernières tranches ne jouent qu’un rôle mineur.

II – Analyse multi variée de la durée hebdomadaire du travail

18Dans la section précédente, on a caractérisé les durées hebdomadaires moyennes des deux niveaux de qualification et on a analysé la distribution des durées de chacun des deux groupes de qualification. En estimant des régressions linéaires qui utilisent la durée hebdomadaire comme variable dépendante, pour les 4 pays et pour 2002, deux objectifs peuvent être atteints. Premièrement, un modèle multi varié peut contrôler l’influence des autres variables sur la durée hebdomadaire. Pour cela, en plus de la durée hebdomadaire, variable dépendante, et du niveau de qualification (variable indépendante), on utilise des variables indépendantes supplémentaires : le genre, l’âge, le secteur d’activité, ainsi qu’un effet supposé d’interaction entre le genre et le niveau de qualification. Le résultat doit montrer si l’effet de qualification se produit à cause des caractéristiques du groupe des hautes qualifications (âge, genre, etc.), ou si on a affaire à un véritable effet de qualification. La corrélation entre le genre, la qualification et la durée hebdomadaire doit être également étudiée avec un plus grand détail. De plus, la régression linéaire permet de quantifier l’effet de la variable indépendante sur la variable dépendante. Cela permet en retour non seulement de décider s’il existe ou pas une telle corrélation, mais également de quantifier dans le modèle l’effet sur le nombre d’heures.

La variable qualification est construite comme une variable factice. Deux groupes sont identifiés, « hautes qualifications » et « qualifications faibles et intermédiaires », ce dernier constituant le groupe de référence. Pour la variable genre, « femme » est codé 1, « homme » est codé 0. La variable âge est constituée de 3 groupes pour prendre en compte d’éventuelles corrélations non linéaires, dont l’existence peut être supposée ici. Les groupes sont nommés « faible » (15-29 ans), « intermédiaire » (30-49 ans) et « élevé » (50 ans et plus). Le groupe de référence est le groupe « faible ». Pour la variable secteur d’activité, on distingue les services, l’industrie de transformation et l’agriculture. Les services constituent l’activité de référence. En définitive, l’effet d’interaction qualification/genre teste si un niveau de formation élevé introduit un effet additionnel sur le temps de travail des femmes. Ici également, la combinaison femme/haute qualification est codée 1. Pour les variables, on spécifie le coefficient non standardisé B, le R2 comme mesure de la variance expliquée et F comme mesure de la qualité de l’ajustement. La variable dépendante « haute qualification » et l’effet d’interaction qualification/genre décompose l’effet qualification selon le genre et le contrôle pour le secteur d’activité, l’âge et le genre.

19L’influence de la qualification sur la durée hebdomadaire s’avère différente pour les hommes et pour les femmes (tableau 1). Au Royaume-Uni, les hommes hautement qualifiés travaillent 23 heures ½ de plus que les hommes à qualification faible ou intermédiaire. Pour les femmes la différence dépasse 7,5 heures. La prise en compte du coefficient de la variable genre, clairement négatif (-11,5), conduit à la conclusion qu’au Royaume-Uni le temps partiel est dominé par les salariées femmes de qualifications faibles ou intermédiaires, puisque le coefficient de la variable genre doit être interprété comme l’expression de la différence entre hommes et femmes sur les qualifications faibles et intermédiaires. D’un autre côté, les hommes hautement qualifiés ont tendance à avoir de longues durées avec une différence de durée hebdomadaire entre hommes et femmes hautement qualifiés considérablement plus faible (-4,1).

Tableau 1

Régression linéaire sur la variable dépendante « durée habituelle du travail » pour 4 pays, 2002*,**

Tableau 1
Royaume-Uni Allemagne Suède Italie Constante 39,746** 38,860** 36,043** 39,305** Femmes -11,542** -8,879** -4,369** -4,530** Age intermédiaire 1,750** -1,098** 2,182** -1,310** Age élevé -2,983** -2,865** ,242 -2,083** Industries de transformation 3,752** ,775** 1,922** 2,483** Agriculture 4,269** ,740 2,222 2,082** Hautes qualifications 2,452** 2,291** 1,298** -1,393** Interaction hautes qualifications / Femmes 4,999** 1,107** 2,399** -1,953** R2 ,223 ,174 ,095 ,146 N 24 978 27 026 3 883 15 785 Qualité de l’ajustement 927,776** 788,967** 58,899** 382,395**

Régression linéaire sur la variable dépendante « durée habituelle du travail » pour 4 pays, 2002*,**

*<0.05 ; **<0.01
Source : EFT (Eurostat).

20En Allemagne, les hauts niveaux de qualification ont une influence similaire sur les durées hebdomadaires des hommes. Selon le modèle, les hommes hautement qualifiés travaillent 2,3 heures de plus que les hommes de qualifications faibles et intermédiaires. Mais l’influence de la qualification y est significativement différente de ce que l’on observe au Royaume-Uni. La corrélation y est positive, mais beaucoup moins forte qu’en Grande-Bretagne. Par ailleurs, selon le modèle, les femmes hautement qualifiées travaillent 3,4 heures de plus que les femmes de qualifications faibles et intermédiaires. Ainsi, même si la différence parmi les femmes reste beaucoup plus petite qu’elle ne l’est au Royaume-Uni, il y a une différence claire entre les qualifications même quand le genre, l’âge et le secteur d’activité sont contrôlés. Toutefois, les coefficients de la variable genre montrent aussi que la différence entre hommes et femmes de qualifications faibles et intermédiaires est très élevée (-8,9), comme au Royaume-Uni, mais décroît significativement pour les hautes qualifications (-5,5). Pour les hautes qualifications, la différence entre hommes et femmes est plus importante en Allemagne qu’en Grande-Bretagne.

21En Suède, la différence entre les niveaux de qualification est considérablement plus réduite chez les hommes. Selon le modèle, les hommes hautement qualifiés travaillent 1,3 heure de plus que les hommes à qualifications faibles ou réduites. Par ailleurs, pour les femmes salariées, la différence entre les qualifications est à peu près de même ampleur qu’en Allemagne (3,6 heures). Dans les qualifications faibles ou intermédiaires, la différence entre hommes et femmes est néanmoins significativement plus réduite qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne. En Suède, les femmes de qualification faibles ou intermédiaires travaillent seulement 4,4 heures de moins que les hommes de même niveau de qualification, la différence étant de 8,9 heures en Allemagne. En Suède également, la différence entre les durées du travail des hommes et des femmes se réduit considérablement avec l’accroissement du niveau de qualification (-1,5). Au total, cela signifie que comme les différences entre les sexes sont plus réduites, il y a aussi moins de différences entre les qualifications dans le cas des hommes, et significativement plus dans le cas des femmes.

22Par contraste, en Italie, les durées du travail des hommes comme des femmes se réduisent avec l’accroissement de la qualification. Selon le modèle, les hommes à qualifications élevées travaillent 1,4 heure de moins que la catégorie de qualification de référence, tandis que les femmes hautement qualifiées travaillent 3,4 heures de moins que les femmes de qualification faible ou intermédiaire. En conséquence, concernant l’Italie, la corrélation inverse entre durée hebdomadaire et niveau de formation que l’on observe directement sur les données est confirmée à la fois pour les hommes et pour les femmes.

23Il est intéressant de noter que la corrélation entre genre et durée hebdomadaire pour les qualifications faibles ou intermédiaires va dans la même direction que dans tous les autres pays. Ainsi, selon le modèle, les femmes à qualification faible ou intermédiaire travaillent 4,4 heures de moins que les hommes de même niveau de qualification. Pour les salariés hautement qualifiés, cette différence s’élève à 7,9 heures ! L’Italie est le seul pays de cette étude où les hommes hautement qualifiés ont des durées hebdomadaires plus courtes que celles des hommes à qualification faible ou intermédiaire. Bien plus, l’Italie est le seul pays où les femmes hautement qualifiées ont des horaires plus courts que les femmes à qualification faible ou intermédiaire. Enfin, la différence entre hommes et femmes de hautes qualifications s’accroît.

IV – Temps de travail et cadre institutionnel

24L’explication des différentes configurations du temps de travail que l’on a analysées ci-dessus est basée sur la variété des cadres institutionnels. Un facteur important qui influence le développement de ces différentes configurations est la réglementation. Elle contribue à façonner le temps de travail de tous les salariés. En plus de ce facteur, qui a un effet direct, deux éléments de l’environnement sociétal ont un effet indirect et doivent également être pris en compte. Le premier de ces deux éléments est le système national de relations industrielles, qui décide si les normes de travail sont ou non correctement réglementées. On peut s’attendre à ce que concernant les durées hebdomadaires du travail, il y ait de plus grandes différences dans les systèmes peu régulés, décentralisés, que dans les systèmes fortement régulés, centralisés. Enfin, le modèle d’Etat-providence qui prédomine est également important, puisque l’égalité [4], spécialement en terme de genre, en est un élément clé.

25Les déterminants sélectionnés ne sont évidemment pas les seuls qu’il était possible de choisir. Bielinski et alii (2002), par exemple, listent six ensembles de facteurs [5] concernant à la fois l’individuel et le structurel. Les déterminants que l’on a choisis ici pour analyser dans une perspective comparative le lien entre la durées hebdomadaire, le niveau de qualification et le genre, l’ont été parce qu’ils révèlent les différences structurelles entre les pays. Ils permettent alors d’identifier les configurations nationales spécifiques en matière de temps de travail. Les déterminants ne peuvent révéler la structure complète, mais ils donnent un cadre structurel pour le développement de la durée hebdomadaire du travail [6].

26Avec ses longs horaires et ses énormes différences selon le genre et le niveau de qualification, la configuration britannique des temps de travail peut être expliquée hors du cadre structurel mentionné ci dessus. Bien que le temps de travail soit statutairement régulé dans les quatre pays [7] les principales différences tiennent aux exceptions accordées à certains groupes. En Grande-Bretagne, les cadres dirigeants et les équipes managériales ne sont pas concernés par la réglementation du temps de travail. Mieux, c’est uniquement en Grande-Bretagne qu’il n’y a pas de règles statutaires sur le temps de travail, ce qui est évidemment important pour la durée du travail. Dans les quatre pays, les règles statutaires ne sont pas obligatoires, au moins en partie, c’est à dire que les acteurs sociaux peuvent négocier des accords qui dévient des règles de loi. Cela démontre clairement l’influence des relations industrielles sur le temps de travail. Selon Crouch (1996), le système britannique de relations industrielles est représentatif d’un modèle à négociation collective organisée de façon approximative et décentralisée, ce qui se reflète dans la faiblesse des normes de travail.

27Il paraît à peu près évident que la combinaison d’une faible réglementation des temps de travail et de normes de travail (également) faibles conduit à de longues durées de travail, ce qui est le cas en Grande-Bretagne (cf. Lehndorff, 1997 : 153). Dans ce pays, les énormes différences de durée de travail entre les genres et les groupes de qualification peuvent s’expliquer au moins en partie par le type d’Etat-providence britannique.

28La Grande-Bretagne appartient au groupe décrit comme « Etat-providence libéral » (Esping-Andersen, 1990). Pour qualifier les pays de ce groupe, on a aussi utilisé l’expression de « régime résiduel de politique sociale » (Leibfried, 1990 : 25). L’idée est que le marché l’emporte sur les institutions de l’Etat-providence. La relative inactivité de l’Etat en matière de protection sociale force les acteurs à prendre eux-mêmes leurs responsabilités. Les fonds publics ne sont disponibles que pour ceux qui n’ont pas les moyens d’accéder aux fonds privés distribués par les systèmes d’assurance volontaire qu’encourage la puissance publique. Pour de tels régimes, le rôle de l’Etat concernant les politiques du marché du travail est restreint à une fonction de coordination et de réglementation et exclut toute intervention plus vaste pour corriger les effets du marché. Une conséquence de ce rôle restreint de l’Etat est de placer les acteurs individuels sur le marché du travail sous une forte pression pour rechercher un emploi, puisque la position des acteurs sur le marché du travail, du côté offre, est en permanence affaiblie par les défaillances de l’intervention étatique. « Le libre jeu des forces entre acteurs du marché égaux seulement de façon formelle, met à nu de façon particulièrement révélatrice les déséquilibres sociaux et les effets d’exclusion » (Lessenich, 1994).

29Avec cette analyse de l’Etat-providence britannique, on peut expliquer par le libre jeu des forces entre les acteurs du marché, les profondes différences de temps de travail entre hommes et femmes ou entre qualifications faibles ou élevées. Les déséquilibres sociaux et les effets d’exclusion ne sont pas seulement notables en termes de chômage, de salaires et de rémunération, mais aussi en termes de temps de travail, l’une des variables importantes de la participation au marché du travail.

30La réglementation allemande du temps de travail est forte, mais comme en Grande-Bretagne, les cadres dirigeants et le personnel de management ne sont pas couverts par cette réglementation. Concernant les relations industrielles, les modèles suédois et allemand sont en revanche caractérisés par des standards élevés. Pour Crouch, la différence entre les deux modèles tient d’abord au contraste entre la décentralisation (relative) du corporatisme allemand et la centralisation qui caractérise le corporatisme suédois. Ensuite, l’Allemagne relève d’un modèle décrit comme dominé par les employeurs, alors que la Suède relève d’un modèle caractérisé par un mouvement syndical fort. Il est évident que ce sont les fortes réglementations du temps de travail et les relations industrielles qui expliquent l’existence de plus courtes durées de travail.

31A coté des cas d’exemption aux règles du temps de travail que l’on a mentionnés ci-dessus, le type d’Etat-providence paraît tout spécialement important pour rendre compte des différences entre hommes et femmes aussi bien qu’entre l es ni v e aux d e qualification. Selon la typologie d’Esping-Andersen, l’Allemagne appartient au g roupe décrit comme « Etat-providence conservateur ». Ce groupe a de fortes caractéristiques paternalistes et traditionalistes, l’Etat lui même n’est pas directement responsable du bien-être. Une telle responsabilité est dévolue à des institutions subalternes, comme celles qui constituent le système d’assurance sociale au sein de l’Etat-providence allemand. « Ce système témoigne d’une attitude fondamentalement conservatrice concernant la protection du statut économique des individus et les différences entre les statuts individuels, en attachant la protection sociale au système d’emploi et en reproduisant au sein des diverses institutions de la protection sociale, la position sur le marché du travail » (Lessenich, 1994 : 228). Dans ce type de régime, la politique du marché du travail est fortement adaptée à la relation d’emploi dite « standard ». Selon Lessenich (1994 : 230) cela engendre, d’un côté, une marginalisation permanente de la sphère du non travail, et de l’autre une hiérarchisation de la législation sociale et du travail, fondée sur une caractéristique de proximité à la norme légale. Le régime du marché du travail est fortement adapté au travail salarié et a pour résultat un marché du travail borné et segmenté. Les ajustements aux changements économiques s’opèrent principalement par l’exclusion des surplus de travail, qui se trouvent transférés sur la protection sociale, au sein de la famille, du système d’éducation et de formation, hors de la sphère du marché du travail.

32Le cadre institutionnel allemand, avec son marché du travail segmenté, conduit à des différences plus réduites qu’en Grande-Bretagne, concernant le genre pris dans son ensemble. Mais avec l’accroissement des niveaux de qualification, ces différences selon le genre ne se réduisent pas de la même façon. On peut admettre qu’il y a d’un côté une égalité de base plus élevée sur le marché du travail et en termes de temps de travail, parce que l’exclusion s’opère principalement par la marginalisation vers les sphères du non travail. D’un autre côté, il y a une capacité beaucoup plus faible à ce que les hautes qualifications égalisent les différences, comme c’est le cas en Grande-Bretagne.

33En Suède, les règles du temps de travail sont fortes, et contrairement à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne, les exemptions n’existent pas. Bien plus, on l’a dit, les relations industrielles sont caractérisées par des normes de travail élevées, et un corporatisme centralisé avec une forte influence du mouvement syndical.

34Le cadre institutionnel de la Suède engendre des durées moyennes de travail plus faibles qu’en Grande-Bretagne mais plus élevées qu’en Allemagne. Les faibles différences entre hommes et femmes aussi bien qu’entre les niveaux de qualification sont explicables par les caractéristiques de l’Etat-providence suédois.

35La Suède relève du 3è modèle d’Esping-Andersen l’« Etat-providence social démocrate ». Il est de nature universaliste et égalitariste. L’Etat est le mécanisme clé de contrôle. Dans ce régime, les institutions de l’Etat-providence poursuivent un objectif de « dé marchandisation » et donc d’émancipation des contingences du marché. En principe, les Etats-providence de ce type sont caractérisés par un système de financement public, fondé sur la citoyenneté, au sein duquel chaque individu a le même droit de bénéficier d’un large éventail d’avantages sociaux. L’objectif est moins de traiter les problèmes sociaux lorsqu’ils surviennent que d’empêcher qu’ils prennent la première place, grâce à un système généralisé de financement économique et social. Dans ce modèle, l’élément clé du régime du marché du travail est l’objectif de plein emploi, avec les efforts déployés pour obtenir un taux de participation au marché du travail aussi élevé que possible, en insérant toute la population en âge de travailler au sein du système d’emploi. Un autre objectif clé est l’égalisation des situations individuelles. Le plein emploi est considéré comme un élément central pour atteindre cet objectif, puisqu’il agit contre le modèle sexué traditionnel de comportement sur le marché du travail (cf. Meidner, Hedborg, 1984 : 51).

36Nos résultats montrent clairement que l’objectif d’égalisation des situations individuelles ne conduit pas seulement à une égalisation en termes de taux d’emploi élevé pour les femmes ou les travailleurs à qualification faible ou intermédiaire. Il réduit également les différences de temps de travail entre hommes et femmes aussi bien qu’entre les qualifications (Daune-Richard, 1998 : 227).

37Le contexte institutionnel italien se distingue considérablement de celui des autres pays étudiés. D’un côté le temps de travail est en Italie plutôt fortement réglementé. D’un autre côté, dans cette étude, l’Italie représente un système rudimentaire, pour l’essentiel non réglementé, dominé par les employeurs. Cela conduit ainsi, finalement, à des normes de travail faibles. De façon contradictoire en un sens, ce cadre institutionnel engendre une durée moyenne du travail plutôt élevée. Il faut dire que le nombre de salariés à temps partiel est en Italie plutôt réduit, ce qui a évidemment un impact sur les durées moyennes de travail [8].

38A côté de ce cadre institutionnel et de ses contradictions, le modèle de l’Etat-providence italien a une large influence sur les différences de durée du travail entre hommes et femmes et entre qualifications. L’Italie est représentative d’un 4è type d’Etat-providence qui, selon les auteurs, est appelé « Etat latin périphérique » (Liebfried, 1990), « régime post autoritaire » (Lessenich, 1994) ou « Etat-providence sud européen » (Ferrera, 1997). L’élément clé de ce modèle est la tension entre d’un côté l’incomplétude du système de protection sociale et le faible niveau des allocations étatiques et de l’autre côté l’objectif déclaré de réduction voire de suppression des différences qui le séparent des standards de politique sociale des Etats-providence continentaux européens ou scandinaves, quoique avec un cadre institutionnel beaucoup moins développé. De surcroît, des structures profondément enracinées, créées par une combinaison de productivisme, de paternalisme, de clientélisme et de répression, continuent à exercer leurs effets. On dit aussi qu’une caractéristique additionnelle distingue le modèle, un haut niveau de « particularisme » au sein du système (Ferrera, 1997 : 87). Pour cette raison, on le désigne également par le qualificatif de « régime à politique sociale rudimentaire ».

Graphique 8

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationItalie, 2002

Graphique 8

Distribution des durées hebdomadaires par tranche de durée et par catégorie de qualificationItalie, 2002

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

39Le régime du temps de travail est un mélange d’effets de ces structures profondément enracinées et de discriminations au détriment des femmes, aussi bien que de faibles taux d’activité féminine et d’une faible proportion de plus hautes qualifications. Cette combinaison spécifique de déterminants du temps de travail produit les plus petites différences de temps de travail entre hommes et femmes salariés pour les qualifications faibles ou intermédiaires, que l’on peut observer sur les quatre pays étudiés. Toutefois, par contraste avec les trois autres pays, la différence est significativement plus élevée pour les hautes qualifications. Parmi ces hautes qualifications, deux groupes émergent. Le premier est constitué des fonctionnaires, dont les horaires conventionnels sont de 36 heures par semaine. Le second est celui des enseignants, dont un grand nombre travaille entre 15 et 20 heures par semaine (cf. ISTAT, 2004 : 25). Ces deux groupes, que l’on peut clairement identifier sur le graphique 8 ci dessus, comptent pour la plus grande part de faibles durées de travail que l’on observe parmi les qualifications élevées en Italie. L’effet sur le temps de travail est encore renforcé parmi les femmes par leur faible taux d’emploi, et pour tous les salariés par le faible poids des hautes qualifications. En conséquence, le modèle italien de temps de travail est caractérisé par une fragmentation considérable, qui trouve son origine d’un côté dans des privilèges établis depuis longtemps, de l’autre dans des pratiques discriminatoires indélogeables. Il en résulte que se développent des « îlots de temps de travail » pour certains groupes de salariés.

5 – Conclusions

40Le tableau 2 (ci-après) résume les déterminants du temps de travail et les régimes de temps de travail qui en résultent.

Tableau 2
Tableau 2
Allemagne Grande- Bretagne Italie Suède Réglementation du temps de travail Forte (avec exceptions) Faible Forte Forte Relations professionnelles Dominées par les employeurs, corporatisme relativement décentralisé Faibles, négociations collectives décentralisées Rudimentaires, non régulées, système dominé par les employeurs Corporatistes, centralisées, mouvement syndical puissant Type d’Etatprovidence Conservateur Liberal Clientélisme/ particularisme Social démocrate

41Les analyses présentées ici différencient clairement les régimes de temps de travail des quatre pays étudiés. La Grande-Bretagne est caractérisée par des durées hebdomadaires moyennes très longues. Dans ce pays, les différences de durées entre hommes et femmes sont très élevées, même si elles se réduisent considérablement quand le niveau de qualification s’accroît. De même, les différences entre les niveaux de qualification sont plus grandes et plus élevées parmi les femmes que parmi les hommes. Les durées de travail sont très variables en Grande-Bretagne : les femmes de basses qualifications sont plus tôt rassemblées en bas de l’échelle, et les hommes à hautes qualifications tout en haut. La durée du travail s’accroit avec la qualification, pour les hommes comme pour les femmes. Au total, la Grande-Bretagne a les plus longues durées de travail de tous les pays étudiés ici.

42En Allemagne (de l’Ouest), on a observé également un écart hebdomadaire entre les durées du travail des hommes et des femmes. Par comparaison avec la Grande-Bretagne, cette différence est plus faible sur les qualifications faibles et intermédiaires, mais elle se réduit moins sur les qualifications élevées. Les différences entre les niveaux de qualification sont plus faibles qu’en Grande-Bretagne, pour les hommes plus que pour les femmes. Les régimes de temps de travail sont semblables en Allemagne et en Grande-Bretagne, même si les durées allemandes sont moins variables, et la moyenne générale plus basse. En outre, les différences de durée hebdomadaire du travail propres à chacun des sexes ne sont pas aussi grandes en Allemagne qu’en Grande-Bretagne et ne se réduisent pas autant avec l’accroissement des niveaux de qualification.

43En Suède, le régime de temps de travail est caractérisé par un haut degré d’égalité, relativement aux deux pays précédents. La différence de durée hebdomadaire du travail entre hommes et femmes au sein des qualifications faibles ou intermédiaires n’est que la moitié de ce qu’elle est en Allemagne, et est aussi considérablement plus réduite sur les hautes qualifications. Les différences entre les niveaux de qualification sont pour les hommes significativement plus faibles qu’en Grande-Bretagne, et pour les femmes elles sont de taille comparable. C’est ici que l’on observe le plus haut degré d’égalité à la fois pour les différences entre les sexes et pour les différences entre les niveaux de qualification, au moins concernant les hommes. Ainsi en Suède, avec la qualification, la discrimination selon le sexe se réduit plus qu’en Grande-Bretagne.

44Quant à l’Italie, les données sont contradictoires avec ce que l’on observe sur les autres pays. C’est l’Italie qui a les plus petites différences de temps de travail pour les hommes et les femmes aux niveaux de qualification faibles ou intermédiaires. Contrairement aux trois autres pays toutefois, cette différence devient plus élevée sur les hautes qualifications. Les structures de temps de travail des divers niveaux de qualifications diffèrent également de façon tout aussi fondamentale. Plus de salariés à qualification élevée ont des horaires nettement plus réduits que les salariés à qualification faible ou intermédiaire. Le régime italien de temps de travail est caractérisé par une fragmentation considérable qui prend sa source d’un côté dans des privilèges établis de longue date et d’un autre côté dans des pratiques discriminatoires très enracinées. En conséquence, des îlots de temps de travail se développent, concernant certains groupes de salariés.

45Quelles conclusions tirer de ces résultats quant aux régulations du temps de travail ? On a vu que des combinaisons particulières de déterminants permettent le développement de diverses configurations nationales de temps de travail. En d’autres termes, le cadre institutionnel possède une influence décisive sur l’émergence et le développement de ces configurations. L’observation que fait Bosch, que l’on a citée en introduction de cet article, observation selon laquelle les temps de travail des salariés de niveaux d’éducation différents évoluent de façon séparée, est certainement vérifiable dans le cas de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, mais ne s’applique que de façon limitée à la Suède. Elle n’est pas du tout confirmée pour l’Italie. Précisément dans la mesure où ces configurations spécifiques du temps de travail ont émergé de cadres institutionnels distincts, toute action politique qui chercherait à modifier les structures du temps de travail, pour arriver à des distributions plus égalitaires, devrait être fondée dans chaque cas sur des mesures spécifiques. En Italie, il faut donner la priorité à l’élimination des privilèges enracinés et des pratiques discriminatoires. En Allemagne et en Grande-Bretagne, les surplus d’heures effectuées par les salariés hautement qualifiés doivent être restreints. Cela s’applique également mais dans une moindre mesure à la Suède. Mais les quatre pays réclament tous d’autres mesures, si l’on veut mettre plus d’égalité entre hommes et femmes en matière de temps de travail.

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 02/01/2014

https://doi.org/10.3917/rdli.049.0069

Notes

  • [*]
    Universität Freiburg, Departement Sozialarbeit und Sozialpolitik.
  • [1]
    D’autres raisons sont avancées : la nature de plus en plus informelle du temps de travail des plus hautement qualifiés et la forte demande de personnels qualifiés dans une société de la connaissance. En l’absence d’une politique de formation appropriée, des pénuries apparaissent en ce domaine, elles ne peuvent être résolues que par l’accroissement du temps de travail des salariés les plus hautement qualifiés. Une autre explication possible des longs horaires de ces catégories de salariés est en définitive leur mode de travail contra cyclique : en période de difficultés économiques, l’allongement de leurs horaires est une aide à la survie de leurs entreprises qui traversent une passe difficile.
  • [2]
    Il n’existe pas de données selon la qualification pour 1998.
  • [3]
    Il n’existe pas de données selon la qualification pour 1998.
  • [4]
    Cela ne veut pas dire bien entendu que dans chaque pays ce facteur est configuré de façon à engendrer le plus haut niveau possible de qualité. Le modèle d’Etat-providence décide plutôt d’un équilibre entre égalité et inégalité.
  • [5]
    Ce sont : les caractéristiques individuelles, la situation de l’emploi, la situation du ménage, la position économique, la réglementation et l’organisation du travail.
  • [6]
    La liste des déterminants qu’il serait possible d’ajouter est sans fin. Elle pourrait inclure par exemple la situation familiale, le revenu, le mode de garde des enfants, le modèle sociétal de famille, etc.
  • [7]
    Pour une description détaillée des cadres législatifs, cf. les sites web de la Fondation Bertelsmann (www.reformmonitor.org) et de l’Observatoire européen des relations industrielles (www.eiro.eu-rofound.ie). Le premier décrit l’état actuel de la situation, le second s’intéresse aux changements de la réglementation des temps de travail.
  • [8]
    Plus il y a de temps partiel, plus la durée moyenne du travail est faible.

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