Notes
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On notera à cet égard un important investissement d’espoirs dans Copernic très attendu comme solution aux multiples problèmes de l’informatique du Minéfi.
1De la Mission 2003 à « Bercy ensemble », d’une réforme se voulant un basculement massif et instantané à une réforme plus progressive, les personnels du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie se voient, de façon continue, invités à se prêter au changement. Chaque direction connaît des opérations de réorganisation, dont l’ampleur est variable et qui alimentent la chronique du changement. Ces opérations plongent les directions dans une activité permanente de gestion portant, à la fois, sur les sacrifices demandés aux personnels (abandon de missions, de certaines conditions matérielles de travail...) et sur la construction des nouvelles structures (refonte des services ou équipes, équipement en locaux, informatique et autres types de matériels, formation...).
2Ces deux aspects constituent une grande part de la gestion de projet plus générale de ces opérations. Ils ont été pris en compte avec la conscience qu’ils pouvaient être à l’origine de comportements réactifs de la part des agents allant potentiellement du manque de coopération au conflit ouvert en passant par une atmosphère frondeuse. Ils ont notamment été anticipés à travers les résistances éventuelles des cultures de chacune des directions et de leurs agents et en évaluant les sacrifices imposés, les seuils d’acceptation possibles et – notamment par les relations avec les organisations syndicales et le déploiement de groupes de travail – les compensations, atténuations, compromis susceptibles de faciliter cette acceptation.
3En réalité, les sources possibles de réactivité sociale sont apparues plus insaisissables, difficiles à enfermer dans cette représentation. Les cadres se sont révélés exister non sous la simple forme du maillon transmettant et appliquant les réformes mais d’une population susceptible de manifester son malaise, solidairement avec leurs agents. Ceux-ci, quant à eux, n’ont pas adopté la posture de la menace du conflit, le retranchement derrière le bastion de leurs cultures, qui aurait eu l’avantage de la clarté, et lui ont préféré une forme d’humeur chagrine moins aisée à cerner.
4Si on lui donne l’occasion de se dire, le malaise en question attire l’attention sur des aspects liés à la réorganisation de l’activité de travail et au management du changement. Les moyens donnés au travail réorganisé pour se faire sont évalués par les agents et leur hiérarchie sous l’angle des empêchements ou des limitations qu’ils imposent à l’activité exigée, à la performance requise, aux possibilités d’un travail bien fait. Faire avec une informatique adaptée aux temps d’hier et non à ceux de demain n’est pas seulement devoir patienter mais, plus activement, devoir démultiplier son engagement alors que celui-ci reste largement invisible à l’évaluateur (hiérarchie ou contribuable) [1]. La formation est également perçue comme de faible secours compte tenu de son insuffisance, de sa mauvaise programmation et surtout de sa contribution très partielle à la professionnalisation. Plus généralement, une mauvaise capacité d’organisation de la part de l’institution est ressentie par les agents et leur hiérarchie comme retombant sur eux, obligés de combler cette insuffisance, de remédier aux problèmes créés, avant de pouvoir se consacrer à leur nouvelle tâche. Les cadres sont au cœur de ce malaise par les charges d’organisation que fait peser sur eux leur propre hiérarchie et les attentes d’organisation venant des agents. Chacun gère quelque peu isolément sa propre montée en compétence d’organisateur et le vit avec plus ou moins de bonheur.
5L’engagement pour faire avancer les réorganisations malgré toutes les difficultés, pour surmonter de trop nombreuses entraves, semble donc contribuer au malaise, et non pas la résistance au changement. Ces conditions finissent, en effet, par rendre très coûteux les réajustements d’identités professionnelles. Celles-ci présentent une plasticité certaine, mais qui ne doit pas être confondue avec une malléabilité sur commande. Elles demandent des ouvertures pour que les individus et les groupes maîtrisent un tant soit peu leur redéploiement, faute de quoi elles risquent de précipiter en cultures réfractaires à tout compromis.
6En fait de résistance au changement, on rencontre donc plutôt une certaine disposition à s’engager mais non pas inconditionnelle. Un droit est revendiqué à une transaction entre le contenu des réformes et la renégociation des identités personnelles et notamment professionnelles. Un échange social est en jeu : il ne se réduit pas au schéma trop statique d’un compromis entre une réforme et des cultures professionnelles. Le redéploiement des identités professionnelles ne peut s’opérer que dans un ajustement progressif entre les nouvelles attentes de l’administration et l’espace de transaction laissé au travailleur. Les personnes sont ouvertes aux évolutions, elles attendent de voir ce qui se présente à elles et la manière dont cela se présente. Après quoi, elles se prêtent au jeu ou se désengagent selon qu’il leur est ou non possible de contribuer, individuellement et collectivement, à la production du sens dans leur nouvelle activité de travail.
7Ainsi, la thèse managériale courante de la résistance au changement se retourne : les opérationnels relèvent surtout les empêchements au changement, les entraves placées de fait par les décideurs, sous la forme de schémas théoriques que l’on impose – de façon plus ou moins rigide – sans voir le re-travail, coûteux en énergie et en bonne volonté, qu’ils impliquent. Les personnes jugent l’équilibre ou le déséquilibre entre ce qui est demandé et les conditions pour le faire. La réactivité cristallise l’accumulation des impressions négatives, la manière dont le changement se poursuit (arrivée d’une exigence supplémentaire…), elle intègre aussi des évolutions du contexte (comme le discours récurrent et appuyé sur les effectifs de fonctionnaires). Elle peut conduire à des réactions, aussi bien à ce que les changements finissent par passer ou, au contraire, butent sur une explosion sociale.
8Dès lors, si la réactivité sociale ne peut, au ministère comme ailleurs, être rabattue sur une résistance au changement, de quoi peut-il s’agir ? Les univers de travail, les milieux professionnels, ne s’emparent pas tous de la même manière d’un projet de refonte de leur activité. Dans tous les cas, on ne se rend disponible pour le changement, pour relativiser le coût subjectif de reconstruction d’un apprentissage, que si l’organisation prend ses responsabilités en matière d’élaboration de nouvelles compétences individuelles et collectives et, d’autre part, si la finalité donne du sens à l’effort demandé. On a vu les limites fréquentes de la conception des réformes sur le premier point.
9Ce déficit de ressources dans l’organisation trouve son pendant dans la référence aux effectifs. Ceux-ci jouent alors comme un équivalent général, une façon de rassembler les nombreuses difficultés générées par l’insécurisation dans la réforme. Le discours public sur la nécessité de réduire les emplois de fonctionnaires accroît le désarroi dans la perception de la réforme. Il vient en permanence biaiser cette possibilité de construction du sens de l’activité par le rappel constant d’un objectif qui dévalorise l’engagement dans le travail. Lorsque des gains de productivité manifestes sont constatés à travers les réformes (le cas du CPS par exemple), l’administration ne rencontre guère de difficulté à les redéployer dès lors surtout qu’ils apparaissent comme générant de la souplesse et pas seulement de la contrainte.
10Les syndicats jouent sur le registre des effectifs. Ils se posent là en garant de la fierté professionnelle des agents, l’allocation des emplois signant la reconnaissance que la collectivité apporte à leur contribution. Mais ce faisant, ils reflètent aussi la faible culture organisationnelle d’un milieu où le recours aux effectifs a longtemps joué le rôle de substitut à l’organisation. La référence spontanée aux effectifs est également un effet du dispositif statutaire qui détermine la relation d’emploi dans la fonction publique et notamment de la prégnance des corps dans la fonction publique de l’Etat. Les pratiques d’administration du personnel, liées au système des corps et de la carrière, construisent peu de lien fonctionnel entre le travail, l’organisation du travail et l’emploi. Les effectifs, traduction budgétaire de « l’emploi », se présentent en pratique comme le principal vecteur d’intervention dans « l’administration des personnels ». Les effectifs tendent, dès lors, par effet de miroir, à organiser également la perception des agents, leurs réactions aux réformes et influent fortement sur le répertoire d’action des syndicats.
11Si les syndicats montrent peu d’adhésion aux transformations qui affectent le Minéfi, ils ne sont pas, au début de 2005, de réels obstacles au changement. Par-delà le rappel des principes, ils se posent, en tout cas au niveau local, en guetteurs du déroulement des réformes, en facilitateurs occasionnels, en censeurs potentiels si trop d’erreurs devaient être commises. L’indétermination du résultat (le passage ou la rupture) encourage la posture de l’entre-deux mais leur attitude ne saurait être appréciée à la seule aune de leur discours au sein des enceintes institutionnelles. Le dense réseau des échanges de toutes sortes qui irriguent les relations sociales dans les directions locales montre une participation effective à la vie des services y compris (voire surtout) lorsque ceux-ci connaissent des transformations. Sur les recompositions du travail et de l’activité, lieu nodal, nous l’avons dit, où se jouent les réformes, ils ne sont qu’un point d’appui partiel pour les agents. Ceux-ci d’ailleurs s’y résignent non sans le regretter parfois.
12Au total, la situation rencontrée dans les services à la fin de 2004 signale des tensions mais éclaire aussi les chemins possibles des réformes. Les agents réagissent. Leur disposition à agir, relevée au début de ce rapport à propos de la conflictualité, se retrouve dans les divers engagements de l’activité de travail. Convenablement appréhendée, elle constitue une ressource et non un frein dans les processus de transformation en cours au Minéfi.
Références bibliographiques
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Notes
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On notera à cet égard un important investissement d’espoirs dans Copernic très attendu comme solution aux multiples problèmes de l’informatique du Minéfi.