1Deux idées aujourd’hui dominantes, qui s’affichent même volontiers comme des évidences, seront ici mises en débat. Peut-être vais-je un peu étonner, provoquer même, en exprimant ces deux idées… en espérant malgré tout ne pas apparaître gratuitement iconoclaste. La première idée concerne le consensus actuel sur la nécessité d’une différenciation pédagogique puisque, nous dit-on à l’envi, les élèves sont de plus en plus différents, les classes sont de plus en plus hétérogènes. C’est bien le discours dominant de l’institution comme de la formation, même quand on ne sait pas exactement ce qu’il faudrait faire, ni comment il faudrait pratiquement le faire. Mais d’abord et plus fondamentalement, y a-t-il une unité de vue sur ce que recouvre le terme « différencier » ? Je montrerai que derrière une façade convenue peuvent se cacher des finalités éducatives foncièrement différentes, si ce n’est opposées.
2La seconde idée que je discuterai est celle d’une trop grande saturation psychologique du discours et des références actuelles de la pédagogie différenciée. Je ne nie d’aucune façon la pertinence d’une approche par la diversité des styles cognitifs. Mais nous verrons que les recherches en didactiques proposent une autre voie, par laquelle la différenciation prend une dimension plus épistémologique. Il s’agira de procéder à une analyse de contenu de chacun des savoirs enseignés pour rechercher des formulations différenciées, valides sur le plan disciplinaire tout en étant adéquates aux possibilités cognitives des élèves actuels.
Consensus et jeu des idéologies scolaires
3Depuis maintenant une quinzaine d’années, la nécessité d’une différenciation pédagogique s’est donc installée dans le paysage pédagogique comme une évidence, au-delà des difficultés reconnues pour la mettre en œuvre. L’heure est peut-être venue d’y regarder de plus près, pour savoir exactement de quoi l’on parle en évoquant la différenciation.
Les clones tristes
4Je dirai d’abord combien m’étonne toujours le fait que l’hétérogénéité soit seulement vue comme un problème, une difficulté à réduire, comme si l’idéal était celui de l’homogénéité. On perçoit parfaitement le ressort d’une telle demande en termes de confort professionnel des maîtres, mais il n’est pas sûr qu’on ne prive pas ainsi le système de quelque chose d’important. On pourrait tout autant faire l’apologie de la diversité et prôner, avec Albert Jacquard, un « éloge de la différence ». Tous les groupes humains, professionnels, familiaux, amicaux ne sont-ils pas hétérogènes, cela n’est-il pas vécu comme une richesse des échanges et confrontations ? Pourquoi seule l’école chercherait-elle ainsi les « clones » ? C’est d’ailleurs une évolution récente du système, à l’échelle de l’histoire de l’éducation, la classe à plusieurs niveaux ayant longtemps été la norme.
5Mais je voudrais aller plus loin et mettre à profit la parution d’un petit ouvrage d’Alain Kerlan auquel on n’a pas prêté à mon sens toute l’attention qu’il mérite. Il nous invite à distinguer deux lectures des pratiques et des enjeux de la différenciation, correspondant en réalité à deux modèles idéologiques largement concurrents. Leur confusion contribue au développement d’une « langue de bois » politiquement correcte, avec ce que cela gomme de débats nécessaires. Je partage son point de vue selon lequel il s’agit là d’un enjeu majeur pour nos systèmes éducatifs, dans la période qui vient :
Toutes les formules, nous dit-il, par lesquelles on tente d’occuper le terrain de la diversité recouvrent de profondes divergences et hésitations. De la différenciation pédagogique aux trajectoires d’excellence individualisées, en passant par les parcours diversifiés, les projets personnalisés et autres parcours individualisés, les différences et les choix ne relèvent pas seulement de l’opportunité pédagogique, mais bien de la conception qu’on a du défi démocratique dans l’école de la diversité
Divergences et hésitations
7Pour simplifier, je nommerai respectivement ces deux visées : le « défi démocratique » et le « marché scolaire ». D’un côté, la différenciation est au service du partage généralisé des savoirs, de la recherche des meilleures voies d’accès aux compétences de base pour chacun, quelle que soit son insertion socio-familiale, quels que soient les avatars de son histoire personnelle. La différenciation apparaît ici comme l’ambition démocratisante par excellence, d’où le terme de « défi » que l’école se doit de relever. C’est dans cette lignée que s’inscrivent les travaux pionniers de Louis Legrand, dès les années soixante-dix, expérimentant longuement, contre l’institution de l’époque, les modalités d’un fonctionnement plus démocratique du collège pour tous. Dois-je préciser que c’est dans ce contexte et sous sa direction que j’ai été formé à la recherche en éducation ? De même et plus récemment, c’est à cette veine que se nourrit le postulat d’éducabilité formulé par Philippe Meirieu (1984) :
Rien ne garantit jamais au pédagogue qu’il a épuisé toutes les ressources méthodologiques, rien ne l’assure qu’il ne reste pas un moyen encore inexploré, qui pourrait réussir là, où, jusqu’ici, il a échoué. Même si la fatigue, le découragement, les contraintes institutionnelles imposent le renoncement, cela ne doit pas faire oublier qu’il aurait dû être possible d’aller plus loin […]. Certains pourront voir dans cette attitude une fuite des réalités, d’autres signaler qu’il y a là quelque chose qui relève d’une pensée magique, qui croit faire disparaître le handicap par sa simple négation verbale… C’est oublier qu’il n’est pas question ici de nier le handicap, mais de chercher à le comprendre et à le surmonter ; qu’il ne peut jamais être question de faire comme si les obstacles n’existaient pas, mais toujours comme s’ils étaient dépassables.
9Mais une autre lecture est possible, même si elle est souvent moins assumée comme telle et plus implicite, qui envisage la différenciation sur un mode « naturalisé » du réalisme scolaire. Puisque les élèves, ai-je déjà dit, sont plus divers aujourd’hui qu’hier, l’institution scolaire se doit de s’adapter à cette nouvelle donne, à ces nouveaux publics, et nous avec elle. Au précédent sursaut d’exigence active succède ici la référence plus passive à la nécessité « molle » d’une adaptation au réel. Il n’est pas question de nier, ni même de soupçonner dans ce cas la générosité et la sincérité souvent grande des acteurs, mais il est clair que ces deux logiques ne se confondent pas. La seconde risque à tout moment d’exacerber les particularités, de provoquer une dispersion individualiste, avec un risque d’éclatement de l’école en fin de compte inégalitaire, au grè des conditions, de circonstances et des jeux de pouvoirs.
La « quadrature du siècle »
10Voilà qu’au lieu de la direction obligée qu’on nous exhorte à emprunter, nous voici face à un choix alternatif. Il faut donc le dire clairement, conclut Kerlan (1998) : « prendre en charge la diversité reconnue des élèves », n’est pas une simple définition, mais bien une ambition de l’école démocratique, une ambition et un défi. Pas plus que la démocratie, elle ne va de soi. Elle ne peut faire l’économie d’une réflexion approfondie sur ses buts, ses exigences, ses difficultés. Cette école-là est autant à penser qu’à construire. Les questions qu’elle pose en appellent à la philosophie politique. Il reprend la formule d’Alain Touraine, séduisante mais trop facile : « Vivre ensemble à la fois égaux et – différents, n’est-ce pas la quadrature du cercle ? ».
11Et il en décortique finement les mots ; en montrant comment une simple inversion d’ordre peut être grosse de conséquences quant à la visée de l’école :
Égaux et différents : telle me semble être la formule de la différenciation pédagogique ; une volonté d’inscrire la prise en charge des différences dans le cadre de l’école unique, de l’école pour tous, de l’école de l’égalité des chances, d’une égalité posée au fondement.
Différents et égaux : ce renversement situe le choix de la diversification. L’égalité y est postulée, espérée… à l’arrivée. Les nouvelles formes scolaires se cherchent entre ces deux rivages. L’école qui vient avec elles
13Autrement dit, la diversification, appelée de tous les vœux, n’ouvre pas nécessairement la voie d’une différenciation authentique. Derrière des mots proches, volontiers interchangeables, se profilent deux projets d’école et de société. Yves Schwartz parlerait ici de « subversion infinitésimale ». Bref, la différenciation n’apparaît plus ni come un fait de société qui s’impose à nous, ni comme une solution prête à appliquer, mais bien plutôt comme un « chantier », comme une problématique ouverte.
Les différences, contraintes ou ressort ?
14Le tableau page suivante permettra de formaliser tout ce qui sépare ces deux conceptions de la différenciation : comme ambition démocratisante d’une école qui projette d’être la même pour tous en prenant appui sur l’hétérogénéité, ou comme acceptation d’une gestion des différences qui se veut « réaliste » sur le marché scolaire.
15Ces deux projets sont, on le comprend, la manifestation tangible de deux idéologies, même quand elles ne sont pas revendiquées comme telles par ceux qui les portent et les expriment. Je parle moins ici de « systèmes idéologiques » que d’idéologies souterraines et implicites (mais toute idéologie ne vise-t-elle pas à l’invisibilité pour fonctionner sans attirer le soupçon ?). S’il est vrai que l’idéologie libérale est aujourd’hui dominante, elle risque constamment de contaminer les acteurs à leur insu, y compris ceux-là même qui la combattent. Faut-il préciser ici, sans pouvoir le détailler ici, que les positions citées de Legrand et Meirieu, au-delà de la clarté des principes, ne sont pas toujours dépourvues d’ambiguïtés dans leurs prises de positions pratiques ? Là est peut-être la source de malentendus persistants, et de certaines oppositions à leurs projets officiels pour transformer le système éducatif français à presque vingt ans d’intervalle.
Projet démocratisant | Projet libéral |
---|---|
Égalité comme conquête active | Égalité comme adaptation passive |
Postulat d’éducabilité | Talents personnels |
Défi démocratique (Construire la chance) | Marché scolaire flexible (Laisser sa chance) |
Volontarisme « dur », exigeant | Réalisme « mou », conservateur |
Trajectoires nécessaires | Itinéraires possibles |
Acculturation par le jeu du rapport au savoir | Le savoir, moyen du développement de la personne |
Dialectique de la différence et de l’unité | Valorisation des différences pour elles-mêmes |
École plurale | École multiple |
Médiations didactiques calculées | Accompagnement emphatique tolérant |
« Faire avec les représentations pour aller contre » (Prise en charge du réel) | « Faire avec les représentations » (soumission au réel). |
16À grands traits, je distinguerai ainsi :
- - une idéologie « républicaine », héritière des Lumières, pour laquelle le savoir est considéré comme libérateur et émancipateur en lui-même,
- - une idéologie « libérale », dérivée du pragmatisme anglo-saxon et de l’Habéas corpus, qui met au premier plan la pleine réalisation individuelle de chacun.
18Des raisons contrastées peuvent conduire républicains et libéraux à prôner la différenciation, mais ils peuvent aussi la refuser à des motifs différents. Pour les premiers, c’est en vertu d’une « indifférence aux différences » dont certains se sont faits les chantres comme prix à payer de l’ambition républicaine. Pour les seconds, c’est en vue d’une dérégulation et d’une flexibilité encore plus grandes du système éducatif, comme du système économique.
19Il importe bien de réaliser que le sujet considéré de part et d’autre n’est pas le même. Et l’élève non plus, ce qui n’est pas sans importance si l’on se reporte à la question : « Une école à la mesure de l’élève ? » (Le point d’interrogation est essentiel). Quel élève ? D’un côté, il est envisagé à l’école comme petit citoyen à promouvoir, pour lui donner des chances égales et « faire mentir » s’il le faut son hérédité sociale. De l’autre, il est considéré comme une personne singulière à respecter dans la plénitude de son autonomie, de ses projets, dont l’école vise l’épanouissement optimal.
Le silence du réel
20On pourrait dire que le premier sujet est abstrait et générique, quand le second est réel et concret. Mais la question de savoir ce qui est « réel », ou non, est en définitive une question philosophique et idéologique, au cœur de ce débat. Philippe Meirieu (1984) parle utilement sur ce point de silence du réel, en affirmant :
Si je crois le projet possible, je cherche dans le « réel » des points d’appui pour mon action. Et puisque le « réel » est un immense réservoir de faits, je finis toujours par en trouver. En revanche, si j’ai décidé que le projet est irréalisable, je cherche les résistances et j’y parviens de la même manière, à coup sûr. L’éducabilité n’est déductible d’aucune connaissance sur les personnes puisqu’elle est précisément à la source de la connaissance sur ces personnes.
Du psychologique vers l’épistémologique
22La seconde idée qui vient facilement lorsqu’on parle de pédagogie différenciée, c’est qu’il est d’abord question des différences entre élèves. Différences qu’on peut dire psychologiques, si l’on inclut sous ce terme aussi bien leurs performances cognitives que leur style personnel d’apprentissage et les aléas de leur histoire individuelle et familiale.
Le mythe de l’homogénéité perdue
23Historiquement, c’est d’ailleurs bien sous la pression de l’hétérogénéité croissante des classes (vécue comme source de problèmes pédagogiques à la gestion impossible) qu’est né le succès de l’idée de différenciation. Comme si l’idéal scolaire était de rechercher, d’une façon ou d’une autre, à restaurer l’homogénéité perdue, ou à rétablir, comme l’a montré Philippe Perrenoud (1979) un « traitement standard » plus sophistiqué :
La rationalité bureaucratique forme des classes d’objets, d’événements, de cas, de personnes, suffisamment homogènes pour justifier un traitement standard […]. Une organisation bureaucratique tend à se dissimuler les différences qui subsistent… parce que, pour faire face à de telles différences, elle répond par une classification plus fine encore.
25Le risque est évidemment celui d’une réification des différences entre élèves, en oubliant, comme le dit encore Meirieu, qu’il faut tenir la dialectique de la différence et de l’unité, en proposant à l’élève « une pédagogie à sa mesure » tout en lui permettant « de se mesurer à d’autres pédagogies, de se confronter à l’altérité pour pouvoir se dépasser ». À défaut, on risque sans toujours s’en rendre compte, de réactiver le délire classificatoire sur l’autre, hérité des sciences humaines du XIXe siècle, dont les différentes caractérologies ont pourtant montré les limites.
26Sans nier encore une fois l’existence de styles cognitifs différents au sein d’une classe, les didactiques contemporaines insistent davantage, elles, sur une diversification des voies d’accès à un savoir scolaire, dès lors que son appropriation est jugée désirable par la noosphère et la société. En effet, chaque contenu est trop souvent enseigné de façon canonique et standardisée :
- - en partant d’un exemple paradigmatique supposé accessible et déclencheur, pour en dégager par voie inductive une notion, une règle, une loi, un théorème, une compétence,
- - et appliquer ensuite par voie déductive cet invariant conceptuel ou méthodologique à de nouveaux exemples.
28Une telle procédure laisse jouer à plein les célèbres effets Topaze et Jourdain (Brousseau, 1986) par lesquels le maître travaille souvent davantage que les élèves, ceux-ci étant réduits à une fonction plus « dialogale » que « dialogique ». Rappelons que, dans la lignée linguistique de Bakhtine, le « dialogal » concerne la forme alternée de l’échange, même quand un seul discours est en réalité tenu (on peut ainsi facilement remplacer les répliques successives d’un dialogue pédagogique par une phrase unique dont certains composants ont été introduits par le maître, les autres par les élèves). Le « dialogique » suppose qu’existent de surcroît deux discours cohérents et distincts qui entrent en débat. Or cette procédure d’évitement multiplie donc ce que j’ai appelé les « moments-clés fugitifs », qui paradoxalement accélèrent les épisodes didactiques les plus délicats, quand il faudrait ralentir.
Apprendre, ici et maintenant
29Plus rhétorique et scolastique que fondé sur une efficacité constatée, ce type fréquent de pratiques aboutit à des systèmes d’évitement didactique, en renvoyant toujours ailleurs le moment décisif de l’apprentissage :
- - soit en amont (problématique des prérequis),
- - soit en aval (problématique de la simple approche),
- - ou encore latéralement (problématique du soutien et de la remédiation).
31Bref, ici et maintenant, ce n’est jamais le lieu ni le moment décisif où l’enseignant va prendre à bras-le-corps la conceptualisation et ses problèmes, va s’affronter aux erreurs des élèves et à leur traitement effectif.
32Or, le point de vue didactique consiste justement à s’arc-bouter délibérément sur les contenus désignés, en multipliant autant que nécessaire les entrées permettant leur appropriation ; j’ai montré ailleurs comment le pilotage diversifié des séquences didactiques selon leur mode de commande, et le renoncement à l’homogénéité des progressions d’enseignement au profit d’un curriculum nécessairement multi-référencé, était une voie possible de la différenciation didactique. J’ai aussi distingué un large éventail des possibilités du travail par groupes d’apprentissages, chacun ayant sa logique propre à respecter et sa dérive inscrite à surveiller. Pour illustrer différemment mon propos, et me limiter à un exemple assez circonscrit, je m’appuierai ici sur le cas d’une activité scientifique, concernant la fin de l’école primaire (Plé, 1997), mais qui aurait encore toute sa place à l’école moyenne.
L’air à l’école primaire
33L’activité commence comme une intrigue puisqu’on demande aux élèves d’apporter en classe des gaz… ou tout au moins les moyens d’en obtenir. Ils viennent avec de nombreux objets et idées, mais évidemment, il ne s’agit jamais d’air (!), celui-ci n’étant généralement pas considéré comme un gaz, même s’il peut en « contenir ». Cette entrée en matière permet l’enrôlement des élèves, prêts pour la suite d’activités qui leur est proposée.
34L’eau monte-t-elle dans un verre vide ? Un verre, au fond duquel est collé un sucre, est renversé bien verticalement sur un récipient rempli d’eau, et enfoncé progressivement. La classe est invitée à prévoir si l’eau va monter jusqu’en haut du verre et dissoudre le sucre, puis à confronter prédictions et résultats expérimentaux. Cela entraîne des discussions et des désaccords : certains déclarent voir monter l’eau jusqu’en haut, d’autres estiment qu’on ne voit pas bien, d’autres encore admettent que le sucre n’est pas mouillé mais contestent la conclusion : « Peut-être que l’eau monte à ras du sucre sans le mouiller ».
35Et pourtant elle ne monte pas. Puisque objection il y a, la classe est mise au défi de trouver elle-même des expériences probantes, en rendant mieux perceptible ce qui l’était mal dans celle de la maîtresse. A la surprise générale, tous les essais vont à l’encontre des prévisions ! Le problème devient alors vraiment l’affaire de la classe.
36Faire monter l’eau… quand même. On leur suggère alors de trouver moyen, par groupes, de faire entrer l’eau dans le verre. Ils sont prêts à percer des trous pour faire entrer l’eau… mais pas pour laisser sortir l’air ! Ils semblent penser que c’est seulement la paroi de verre qui empêche l’eau de rentrer et ne mobilisent plus l’idée que l’air a assez d’existence pour s’opposer à l’eau. Certains iront jusqu’à se pencher sur le récipient pour sentir physiquement l’air qui sort avec leur joue.
37Le « canon à patate ». Voilà maintenant un tube transparent, fermé aux deux bouts par des « bouchons » découpés dans une pomme de terre. Ils doivent anticiper par écrit ce qui va se passer quand on poussera sur l’un des deux bouchons avec un crayon. Les prévisions sont très partagées. La propulsion des bouchons réjouit évidemment la classe, mais certains « canons » ne fonctionnent pas et les élèves sont invités à trouver la panne : « il y a des fuites dans le bouchon, ou un trou dans le tube ». Ces interprétations sont récusées par une élève qui s’étonne que l’air sorte du tube pour aller vers la classe, et non l’inverse.
38L’air pèse ! A la question maintenant posée : « Est-ce que l’air pèse ? », seuls deux élèves répondent affirmativement. La vérification expérimentale ne sera pas contestée mais créera une grande surprise : « Mais alors, on en a lourd sur les épaules », « C’est bizarre qu’on ne le sente pas quand on bouge », ou encore plus fondamentalement : « Oui, mais l’air c’est quoi ? ». Ce sera le moment choisi pour introduire l’idée que l’air est de la matière et pour restructurer tous les acquis en dépassant l’anecdotique et l’émotionnel des expériences précédentes.
39Les phases successives de cette séquence montrent qu’il ne suffit pas de prendre conscience de l’existence de l’air, même quand on en a senti les effets sensibles contre sa joue, pour en saisir les caractéristiques et en comprendre la nature. Les élèves butent sur chaque conséquence nouvelle, telle que sa capacité à résister à l’eau, à pousser de la matière solide (« canon à patate ») et, a fortiori, son caractère pesant. Leurs dernières interrogations dubitatives à ce sujet montrent d’ailleurs que, jusqu’au terme, la conceptualisation restera problématique. Elle nécessitera d’ailleurs un grand nombre de réorganisations cognitives jusqu’au collège inclus, comme l’avait déjà montré la thèse de Marie-Geneviève Seré (1982). Mais la séquence joue sur des images fortes et paradoxales, qui donnent du sens aux raisonnements, introduisent une dimension ludique (et même jubilatoire) dont on escompte qu’elle laissera des traces, sans résoudre magiquement toutes les difficultés.
Démontrer, démonter
40Cet exemple n’est qu’un essai didactique parmi d’autres, sans valeur aucune de modèle, mais il permet de pointer tout ce qui sépare une différenciation épistémologique d’une différenciation psychologique. On varie certes les dispositifs (le travail étant tantôt individuel, tantôt par groupes, l’expérimentation pratique alternant avec les échanges oraux et les traces écrites individuelles…), mais en les finalisant toujours par rapport à un problème scientifique à résoudre, problème coriace dont on ne viendra à bout, et encore, qu’en multipliant les entrées et les angles d’attaque. Ce qui est au cœur de l’activité didactique, ce n’est donc pas ici la diversité cognitive des élèves qu’on cherche à résorber, mais les difficultés qu’éprouvera avec plus ou moins d’intensité tout apprenant qui s’y affronte (par exemple la difficulté à appréhender le gaz comme l’un des états de la matière, et à considérer que l’air soit un gaz).
41Même en suivant docilement les propositions magistrales et les conclusions auxquelles elles conduisent, il y a fort à parier que les élèves resteront prisonniers d’obstacles épistémologiques, tels que celui de l’« aperception des gaz », qui empêche de les considérer facilement comme étant de la matière. L’expérience quotidienne, et même la langue maternelle, associent en effet « naturellement » matière à dureté et résistance. Le dictionnaire Littré ne définit-il pas la matière comme étant « tout ce qui se touche et a corps et formes ; ce dont une chose est faite » ? Même le célèbre Emile Littré, tout aussi cultivé qu’il fut, est resté bêtement prisonnier toute sa vie, évidemment sans s’en douter, de cet obstacle somme toute basique. On le voit, les difficultés d’apprentissage, avant d’être référées aux modes de raisonnement des élèves supposés approximatifs ou défaillants, renvoient à une analyse fine de chaque contenu enseigné, et des résistances auxquelles se heurte son apprentissage.
42Si l’en est ainsi, on pourrait a contrario, rechercher des situations « cruciales » visant à extraire l’obstacle pour en purger l’esprit. L’enseignement serait ainsi conçu comme une mise au point d’objections imparables, censées contraindre les élèves à s’incliner et à « rendre les armes ». Dire comme on l’entend si souvent, que les élèves « manquent de logique » correspond à une sous-estimation systématique de la résistance naturelle des obstacles, telle que l’avait pourtant décrite Gaston Bachelard (Fabre, 1995). C’est oublier qu’il existe bien des moyens pour un sujet d’ignorer, de minorer ou de fuir (volontairement ou involontairement) ce que l’enseignant perçoit comme une obligation cognitive. La « preuve » apportée par l’argumentation didactique ne peut obliger l’esprit de l’élève à s’y soumettre et il faut donc questionner notre propension à élaborer des progressions construites comme des « pas » logiques de raisonnement.
Les caprices de l’apprendre
43Ne pouvant donc enseigner efficacement ni par présentation d’un modèle à appliquer, ni par contre-argumentation logique, il faut se résoudre à des apprentissages plus heuristiques, avec de déstabilisations provisoires et des retours, avec des constructions conceptuelles partielles et évolutives. Aussi insatisfaisant que cela apparaisse aux maîtres, toujours soucieux de la « bonne forme » académique de leur enseignement, l’apprentissage est capricieux, procède par zigzags, par bonds et retours assez largement imprévisibles. Toutes les activités ne jouent d’ailleurs pas sur le même plan et le questionnement se déplace constamment. Ce qui fait sens ou preuve pour l’un laissera un autre de marbre (le sucre au fond du verre, la pesée de l’air ou le « canon à patate »), et inversement.
44Une différenciation didactique revient ainsi à multiplier les entrées pour éclairer différentes facettes d’un concept ou d’une compétence, et s’assurer ainsi au mieux de son acquisition. Nul ne sait exactement à l’avance laquelle sera décisive… et pour qui. Ainsi envisagée, la différenciation ne convoque pas les distinctions de la psychologie différentielle, telles que convergent-divergent, intuitif-systématique, visuel-verbal, dépendant-indépendant du champ, etc. Elle mobilise plutôt certains des concepts de didactique et de psychologie cognitive, parmi lesquels je retiendrai pour conclure ceux d’obstacles épistémologique, d’apprentissage multi-épisodique et de champ conceptuel.
45Le concept bachelardien d’obstacle épistémologique, déjà développé plus haut, a fait l’objet de nombreuses reprises didactiques. Il oblige notamment à conjuguer la conception conceptuelle nouvelle avec une déstabilisation des conceptions préalablement installées.
46L’idée d’apprentissages multi-épisodiques est dérivée des travaux actuels sur le fonctionnement de la mémoire qui montrent, de façon convergente avec ce qui précède, qu’une reprise conceptuelle, sous des angles multiples au cours d’épisodes distincts, est essentielle pour faciliter la rétention et la récupération, pour passer d’une mémorisation « épisodique » à une mémorisation « sémantique » (Lieury, 1997).
47La notion de champ conceptuel permet, elle, d’interpréter les réussites et échecs, curieusement contrastés, à des exercices scolaires qui semblent proches à l’expert. On est trop prompt par exemple, en mathématiques, à considérer que la soustraction est par principe plus difficile que l’addition, et parallèlement que la division est plus ardue que la multiplication, alors qu’on trouve des problèmes additifs bien plus complexes que certains problèmes élémentaires de division ! La conscience d’une telle diversité dans les performances est nécessaire pour comprendre qu’elles ne relèvent pas de catégories comme l’attention ou la motivation, mais sont déterminées par des différences objectives de structure entre des problèmes moins voisins qu’il n’y paraît (Vergnaud, 1990).
48Cette différenciation épistémologique ne se présente pas comme une alternative négatrice et exclusive, mais elle pointe, on l’aura compris, d’autres voies possibles pour la recherche et l’enseignement. Elle accorde toute la place qui est (qui devrait être ?) la sienne à l’analyse des contenus, au lieu que ces derniers soient traités comme une pâte amorphe et malléable, mise en forme par les habillages de surfaces dérivés de la psychologie.
Bibliographie
Références
- Astolfi Jean-Pierre (1991) Quelques logiques de construction d’une séquence d’apprentissage en sciences, Aster, n° 13, 157-186.
- Astolfi Jean-Pierre et Peterfalvi Brigitte (1997) Stratégies de travail des obstacles : dispositifs et ressorts, Aster, n° 25, 193-216.
- Brousseau Guy (1986) Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques, Recherches en didactique des mathématiques, n° 7-2, 113-115.
- Fabre Michel (1995) Bachelard éducateur, Paris, PUF.
- Kerlan Alain (1998) L’école à venir, Paris, ESF.
- Legrand Louis (1986) La différenciation pédagogique, Paris, Scarabée.
- Lieury Alain (1997) Mémoire et réussite scolaire, Paris, Dunod (3e éd., refondue).
- Meirieu Philippe (1984) Le choix d’éduquer – éthique et pédagogie, Paris, ESF.
- Perrenoud Philippe (1979) L’évaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Peter Lang.
- Ple Elisabeth (1997) Transformation de la matière à l’école élémentaire : des dispositifs flexibles pour franchir les obstacles, Aster, n° 24, 203-229.
- Seré Marie-Geneviève (1982) A propos de quelques expériences sur les gaz : étude de schèmes mécaniques mis en œuvre par des enfants de 11 à 13 ans, Revue française de pédagogie, n° 60, 43-49.
- Vergnaud Gérard (1990) La théorie des champs conceptuels, Recherches en didactique des mathématiques, Vol. 10, n° 2-3, 133-170.