Notes
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Le corpus est constitué d’observations de quatre classes d’arts plastiques, de 6° et 5° pendant deux ans, complétées par des observations plus ponctuelles de onze classes ; des entretiens avec des enseignants et élèves ; ainsi que l’analyse des productions plastiques des élèves : cf. Fabre, 2013.
Les arts plastiques (AP), entre discipline et « éduquer à »
1Analyser les phénomènes scolaires à partir de leur organisation disciplinaire permet d’articuler des finalités éducatives, des objets de savoir et des pratiques d’enseignement. Les disciplines donnent à penser ensemble une sédimentation de discours et de dispositifs, en interrogeant la manière dont une tradition éducative se reconduit et se renouvelle, dans la spécificité des situations d’apprentissage-enseignement. Pour penser ensemble discours et pratiques, intentions et conditions de mise en œuvre, le cas des AP est significatif des tensions que manifestent les disciplines. En effet, il s’agit d’une discipline jeune et « mineure » au sein du système éducatif français, qui hésite sur sa place au sein de l’institution comme sur ses spécificités didactiques. Si un enseignement consacré aux pratiques du champ visuel existe depuis les débuts de l’Ecole Républicaine, sa dénomination a évolué, manifestant les incertitudes de son identité. L’enseignement obligatoire des pratiques plastiques dans l’enseignement secondaire s’est d’abord intitulé « dessin », puis « dessin et arts plastiques » (1953), avant que ne s’impose l’expression « arts plastiques » lors de l’instauration d’un CAPES en 1972, et d’une Agrégation en 1976 : ces changements traduisent la pluralité des finalités possibles, pour un enseignement qui se situe à la jonction entre un pôle technique et un pôle artistique.
2Comment articuler ces deux dimensions ? Comment instituer dans le champ éducatif des valeurs qui semblent plutôt s’opposer à un enseignement collectif et obligatoire ? L’observation des évolutions récentes du domaine confirme la difficulté d’une institutionnalisation et d’une didactisation des enseignements. Certes, les discours en faveur d’une relance de l’éducation artistique sont récurrents, et l’instauration de « parcours d’éducation artistique et culturelle » (Circulaire du 5 mai 2013) en est une dernière forme. Pour autant, les déclarations qui prônent l’importance de l’éducation artistique semblent, loin d’aider à une réflexion sur l’action des enseignants et formateurs, contribuer à opacifier les enjeux comme les modalités didactiques précises d’une telle action. En particulier, l’appel au partenariat attendu avec les artistes ou les institutions culturelles s’inscrit dans une perspective de politique institutionnelle qui estompe les modalités précises d’action du formateur, quel que soit son statut. L’« espérance éducative et formative » placée dans les arts (Kerlan, 2003, p. 120) correspond à une recherche de valeurs et de finalités qui met les savoirs et les moyens de les transmettre au second plan. En somme, si les AP renvoient à des valeurs de créativité, d’originalité, d’affirmation et de développement de la personnalité, il reste à savoir par quelles voies didactiques y conduire les élèves. Comment donner à un projet éducatif l’assise de savoirs déterminés et de pratiques d’enseignements stabilisées ? Si l’on caractérise une discipline, après Chervel (1988), par la donnée d’un objet de savoirs, d’un corpus d’exercices, de pratiques motivationnelles et d’outils d’évaluation, il est permis de douter que les AP soient à proprement parler une discipline. Ces incertitudes renvoient d’ailleurs à la résistance des enseignants, qui ont rarement « souhaité […] théoriser sur leurs pratiques pédagogiques » (Gaillot, 1997, p. 9). Cette difficulté à engager un travail de rationalisation peut se comprendre par le caractère fortement personnalisé de la pratique d’enseignement dans ces domaines –, au fait que l’on enseigne « en artiste », à partir de sa propre expérience de pratique artistique : les AP se caractérisent par une faible désyncrétisation qui limite le processus de transposition didactique et de disciplinarisation. Les AP pourraient donc apparaître comme un « éduquer à » des valeurs artistiques ; mais une telle conception conduirait à négliger les apports d’un siècle de recherches et d’interrogations, d’une somme d’expérimentations qui nourrissent les enseignants. Comment relier finalités et pratiques d’enseignement ? Comment mettre en œuvre un projet éducatif cohérent ? En maintenant une perspective disciplinaire, il est possible de viser une cohérence entre des conceptions éducatives, des savoirs et des modalités d’enseignement. En particulier, la notion de matrice disciplinaire est utile pour élaborer les incertitudes et soutenir une réflexion commune aux différents acteurs.
Penser les disciplines à partir de leur matrice disciplinaire
3L’exemple des AP conduit à défendre l’intérêt d’une réflexion qui porte sur la matrice des disciplines. Le terme métaphorique de matrice (nom commun de l’utérus) manifeste le « principe d’intelligibilité d’une discipline donnée » (Develay, 1992, p. 43), voire son principe d’engendrement :
Interroger la matrice d’une discipline appelle à un travail de clarification et de négociation du sens. La notion rappelle que « les savoirs scolaires ne sont pas un décalque appauvri des savoirs savants » (ibid., p. 15), et permet l’articulation entre une ambition éducative et l’identification de savoirs précis. Son ambition normative élargit donc la didactique vers le didactique, en tant qu’il « paraît susceptible de réconcilier la rationalité modélisatrice de la didactique, le souci de l’éthique et l’intérêt pour l’ingénierie pédagogique » (ibid., p. 90). De plus, en rapportant le projet éducatif à un domaine délimité et des objets saisissables, elle aide à l’avènement d’un sujet didactique, pour autant que celui-ci « ne se constitue véritablement qu’en tant qu’il est conscient du cadre disciplinaire où il s’inscrit et qu’il construit ses pratiques » (Reuter, 2007, p. 63). Comment favoriser l’avènement de ce « sujet didactique », qu’il soit élève ou enseignant ? La notion de matrice disciplinaire aide à clarifier le cadre d’action en élaborant les spécificités d’une discipline, en particulier dans le cas d’un domaine aussi peu stabilisé dans ses pratiques et ses références que le sont les AP.Une matrice disciplinaire nous paraît constituée par le point de vue qui, à un moment donné, est porté sur un contenu disciplinaire et en permet la mise en cohérence. Ce point de vue est constitué par le choix d’une identité pour la discipline considérée. Il entraîne à privilégier, de fait, certains concepts, certaines méthodes, certaines techniques, certaines théories, certaines valeurs, et amène en dernier ressort à valoriser certains objets d’enseignement.
Pluralité et indétermination des matrices disciplinaires en arts plastiques
4Poser la question des matrices permet une approche historique et épistémologique qui interroge la solidité des références en circulation parmi les acteurs de la discipline. En AP, ce qui peut avoir le statut de matrice est désigné comme « l’artistique » : l’expression s’impose dans les années 80 et 90, et renvoie à un ensemble de valeurs et de modèles d’enseignement qui reste prégnant chez de nombreux enseignants. Or cette notion résiste à une définition explicite ; comme l’indique un de ses promoteurs, l’expression est un groupement de mots, une invention langagière et syntagmatique qui produit un effet « troublant, difficile à cerner et un peu magique » (Pélissier, 1995, p. 24), et qui sollicite l’imagination théorique et pratique. Il s’agit de reconsidérer la spécificité de l’activité en art, caractérisée par sa dimension de créativité : on insistera sur l’imprévisibilité du résultat, mais en mettant aussi en garde contre le mythe d’une « créativité spontanéiste ». A l’inverse, l’artistique veut rapporter cette pratique à des références culturelles, en montrant la complémentarité entre des savoirs, des valeurs et des œuvres. Gaillot (1997, pp. 71 sq.) formule bien cette ambition en donnant à la discipline le projet de « rendre raison de l’art ». Mais cette raison résiste à son analyse, et le caractère artistique risque de se réduire à ce qui ne peut être qualifié, « l’inexplicable reste […] après que l’on en ait tout dit » (Roux, 1999, p. 146). Dès lors, si la référence à l’artistique est prégnante dans les discours, sa valeur de guidage d’une action didactique précise reste incertaine. Chanteux et Saiet (1995, p. 17) insistent sur le succès du terme et son caractère intuitif qui engage les conceptions personnelles des enseignants :
Ce terme, un adjectif substantivé, se retrouve de texte en texte, et ce qu’il recouvre semble bien être aujourd’hui la préoccupation centrale de nombreux professeurs sans pour autant donner immédiatement lieu à des définitions claires pas plus qu’à des positions explicitées. Tout se passe comme si chacun avait l’intuition d’une dimension particulière de cet enseignement, comme si l’on était au seuil de quelque nouvelle compréhension.
6L’artistique peut-il alors constituer une matrice pour les arts plastiques ? En tant que valeur, il conduit à des choix didactiques : le dispositif du « cours par proposition » incite les élèves à une production plastique en réponse à une phrase courte, ou à quelques mots, qui éveillent l’imagination et font explorer des problématiques plastiques. Des situations dont on recherche la variété et l’originalité permettent d’expérimenter une pluralité de matériaux ; peinture et volume font explorer des effets de matière multiples. Enfin, l’évaluation se fonde sur la « verbalisation », où c’est l’analyse de la pratique qui est prise en compte, plus que la pratique même. Il s’agit donc bien d’inscrire dans l’espace scolaire une pensée exploratoire et réflexive, nourrie par une pratique plastique. Mais cette perspective réduit la programmation et l’identification des savoirs : il s’agit plus de viser des attitudes que des connaissances, et le développement du cours dépend pour beaucoup de la vie de la classe, telle que l’analyse l’enseignant. Le risque est alors réel que la discipline ne parvienne pas à produire des effets d’apprentissage effectifs, faute de savoir où conduire les élèves, et comment. Peut-être faut-il considérer que c’est « précisément, la condition du professeur d’AP d’être confronté en permanence au vide » (Gaillot, 1997, p. 274). Mais une telle définition fait de l’enseignement un art de rebondir sur les propositions des élèves, et elle limite les possibilités d’organisation disciplinaire des savoirs en les confiant aux seules qualités personnelles des enseignants.
7Face à une notion qui se présente comme une matrice, mais qui manque de force organisatrice, d’autres matrices sont en concurrence : celle du dessin, d’abord. Darras (1996) développe une critique acerbe des illusions que manifestent les AP. La prétention à un enseignement artistique, et de l’artistique, enferme selon lui dans une idéologie de la créativité qu’il rapporte à mai 68. Cette idéologie détournerait d’une visée précise d’enseignement, et elle conduirait à un élitisme. Il conviendrait au contraire de revenir à une approche qui viserait le développement d’une « alphabétisation visuelle », et l’éducation pour tous. Une nouvelle matrice est proposée, qui se fonde sur un dessin qui ait valeur d’outillage de la pensée, d’instrument cognitif permettant d’élaborer le rapport visuel au monde, en interrogeant les types de représentations produites, leur degré de généralité, et la modélisation qu’elles apportent, pour des usages aussi bien scientifiques qu’artistiques. Dans ce cas, l’enseignement s’organise à partir de la notion de représentation, que ce soit celle d’objets sensibles ou d’idées ; le matériel se réduit aux moyens d’inscription (papiers et crayons principalement) ; l’évaluation se fait par confrontation entre les objets représentés et leurs représentations, en fonction de critères de ressemblance et de pertinence. Une maîtrise plus grande devient possible, mais selon un enseignement qui se détourne des visées créatives et artistiques.
8Enfin, un paradigme qui progresse, peut-être face aux difficultés de légitimer un enseignement fondé sur la pratique plastique, est celui représenté par l’histoire des arts. L’émergence de cet enseignement fait concurrence à la formation par la pratique, en limitant le temps qui devrait être consacrée à celle-ci. Le développement de l’histoire des arts peut s’interpréter comme la tentative d’imposer aux arts une nouvelle matrice : celle d’une approche culturelle des œuvres. Les AP se définiraient alors comme une scolarisation de l’histoire de l’art, où les activités de production auraient principalement une valeur préparatoire à la rencontre avec les œuvres. L’enjeu serait ici le rapport aux œuvres, avant la recherche d’un développement de l’élève et de sa personnalité. La matrice didactique de cette conception conduit à réduire considérablement le temps de pratique au profit du commentaire langagier des œuvres. Les moyens de l’activité sont les reproductions d’œuvres, et exceptionnellement les œuvres mêmes. L’évaluation porte sur la pertinence des commentaires, et leur capacité à articuler connaissances factuelles, concepts de l’histoire de l’art ou de l’esthétique, et marques d’une implication subjective.
9Ces évolutions sont perçues par les professeurs d’AP comme des menaces à l’encontre de leur identité professionnelle, et l’on peut comprendre que ce qui se propose soit bien un changement profond de la discipline. Peut-on éviter d’osciller entre enfermement dans un ensemble de valeurs résistantes à toute scolarisation, et abandon de ces valeurs –, comme cela apparaîtrait dans un retour au dessin ou dans l’histoire des arts ? Il nous parait possible d’interroger à nouveau le projet des arts plastiques, dans une réflexion sur la matrice disciplinaire qui favorise une meilleure compréhension des actions d’enseignement. La réflexion sur l’artistique peut alors être approfondie d’un point de vue didactique en la redéfinissant comme « expérience du phénomène normatif ».
La proposition d’un nouveau paradigme : les arts plastiques comme expérience du phénomène normatif
10Notre proposition de redéfinition de la matrice disciplinaire s’appuie sur notre recherche sur l’enseignement des arts plastiques. En tant que non-spécialiste de la discipline, notre projet est de comprendre comment celle-ci répond au projet d’une scolarisation de l’art, en mettant en relation discours sur la discipline et sur le domaine, pratiques d’enseignement et activités des élèves [1]. Ce matériau conduit à prendre la mesure des évolutions et des tâtonnements de la discipline. Face à la pluralité des références que nous avons précédemment mise en évidence, une élaboration notionnelle rend compte de ce qui se cherche ; elle veut éclairer le sens des propositions d’enseignement, en même temps que la manière dont celles-ci peuvent être interprétées par les élèves. La réflexion sur l’expérience normative aide donc à ressaisir la question de l’artistique, en montrant comment elle est mise en œuvre, et à l’épreuve, dans les classes. En lui donnant le statut de matrice didactique, nous cherchons à en faire un levier d’intelligibilité du domaine, que ce soit pour l’observateur ou le praticien.
11Lauret (2008, p. 497) remarque que « l’activité artistique introduit un autre rapport à la norme ». La notion de norme, dans son acception technique, juridique, ou biologique, rend compte de l’ensemble, diffus et complexe, des processus qui provoquent des effets dans le champ humain et social. Une action se déploie sous l’influence de normes, qui la déterminent ; mais en retour, elle manifeste une créativité qui traduit le pouvoir d’invention de normes de l’homme, sa normativité : comme le montre Schwartz (1992), à la suite de Canguilhem, même les situations les plus contraintes mettent en évidence la normativité inhérente au travail. Introduire un autre rapport à la norme, c’est donc ne plus seulement la subir, mais en prendre conscience en devenant apte à en jouer : si l’Ecole et les disciplines sont nécessairement normées, l’art pourrait être le lieu d’une prise de conscience de ces phénomènes normatifs, pour eux-mêmes, permettant de modifier le rapport aux normes scolaires. L’art n’a donc pas seulement une visée de créativité, mais de compréhension de la dialectique entre norme et normativité. Cette normativité se joue dans des débats de normes, entre normes antécédentes du sujet, et normes propres aux situations. Ces débats se produisent ordinairement de manière non consciente, mais le sujet peut intensifier ceux-ci, en se situant dans un « horizon d’usage de soi par soi » (Schwartz, 1992, p. 59). Dans une perspective didactique, on avancera donc qu’un « savoir des normes » consiste en une connaissance de l’existence des normes, des débats de normes, et de la possibilité d’intensifier ces débats. Si cette connaissance concerne la généralité des phénomènes humains, une spécificité des AP serait de clarifier le phénomène normatif, par une production où il s’inscrit dans le registre, plastique, de l’émergence de formes visuelles. Ce registre est limité, mais ce caractère permet son exploration, et il aide à une expérimentation qui n’est pas bornée par des enjeux « externes » – par exemple de l’ordre de l’efficacité ou de la vérité. Précisons certains des ordres que mobilisent :
- une normativité technique. Tout instrument (pinceau, crayon…) a ses caractéristiques propres, qui imposent leurs effets. La technique prend acte de l’existence de contraintes et de règles, au risque d’échouer à produire les effets souhaités. Mais il reste possible de choisir de nouveaux instruments ou d’en faire des usages inédits. La puissance normative que signifie l’artistique tient à ce pouvoir de modifier les usages, de rompre avec le métier, d’essayer d’autres manières de faire ; un tel pouvoir d’invention s’appuie sur une première « maîtrise » des outils, montrant une dialectique entre appropriation et contestation des normes. L’art est savoir-faire, mais aussi dépassement de ce savoir-faire au nom d’une recherche d’effets inédits ; il prend acte de contraintes initiales (de nature chimique ou physique par exemple), des habitudes culturelles qui ont pu figer des manières de faire, et enfin, d’une puissance de renouvellement par la contestation des habitudes. L’expérience normative tient à cette triple découverte : de ce qui s’impose, de ce qui paraissait évident, et des changements possibles.
- une normativité corporelle. L’anatomie osseuse ou la musculature déterminent certains gestes : ainsi le mouvement des outils plastiques s’appuie-t-il sur les mouvements de compas de la main, du poignet, de l’épaule. Ces contraintes corporelles, comme l’a bien souligné Mauss, sont prises en charge par l’éducation qui instaure des « techniques du corps », en tant que « montages physio-psycho-sociologiques de séries d’actes » (Mauss, 1950, p. 384). Des contraintes initiales, d’ordre physique, deviennent donc normes par l’effet social de l’éducation et de l’habitude. La pratique artistique conduit à expérimenter ces montages par une modification des conditions d’exercice. En agissant sur la gestuelle, sur la posture (la distance par rapport au support ; la station, assise ou debout…), le sujet varie les conditions physiques de la pratique et expérimente les effets de ces changements.
- une normativité visuelle. Comme Darras (1996) l’a bien montré, la perception est structurée par des systèmes d’attente qui orientent la saisie et l’appréciation du visible. La perception impose ses formes ; l’œil est gêné ou satisfait, et ces expériences manifestent l’emprise de normes visuelles. L’expérience esthétique consiste à rencontrer ces normes, sur le mode de la satisfaction ou de la gêne visuelle, et à découvrir d’autres normes de perception et d’appréciation. Il y a normativité dans la possibilité de saisie des normes perceptives, par des explorations qui peuvent conduire à leur contestation ainsi qu’à la proposition de nouvelles normes.
12Les trois dimensions évoquées ici n’épuisent pas le domaine, mais elles suffisent à montrer combien l’analyse des apprentissages selon une matrice disciplinaire du « savoir des normes » peut aider à clarifier la spécificité des AP. Cette analyse donne un contenu plus précis à la portée éducative des AP et indique la place de ces enseignements dans le système scolaire ; en retour, elle outille la réflexion sur les modalités d’enseignement, et en favorise l’élucidation. Elle aide à l’analyse, par exemple, de la diversité des propositions d’enseignement pour mieux expliciter les finalités données aux situations de production.
Vers une élucidation des propositions d’enseignement
13Entre évocation des valeurs de l’artistique, formation d’un répertoire de sujets que les enseignants jugent « intéressants », et qui « marchent » auprès des élèves, emprunts aux sites internet de mutualisation professionnelle, et référence plus ou moins réfléchie aux Programmes, le choix des propositions de pratique traduit la multiplicité des influences que connaissent les AP, et leur difficulté à construire des parcours cohérents. Mais il est possible de situer les différentes propositions par rapport aux effets d’ordre normatif qu’elles engagent : la référence à une matrice disciplinaire permet l’analyse du matériau empirique et organise une typologie.
Construire des normes
14Un premier ordre d’actions d’enseignement vise à permettre la construction de normes par les élèves. Comme l’affirme un enseignant, « la question des 6° c’est les outils… C’est assez basique parce qu’ils sont démunis ; un élève ne sait pas construire un quadrillage, tracer un cadre… On introduit aussi la gouache, la tenue du pinceau, pour un geste plus fin… ça prolonge ce qui aurait dû être fait au primaire, et qui souvent n’est pas fait. Les maîtres au primaire disent simplement ‘applique toi’, mais ils ne repèrent pas les postures, ça manque de précision ».
15Faute d’une maîtrise suffisante, le geste est maladroit, l’action entravée. Pouvoir agir demande une telle appropriation de normes en tant que soutien de l’action. Cette dimension d’apport de normes peut être cependant vécue comme contraire à l’esprit de la discipline, telle une condition nécessaire mais qui pose problème. Pour un enseignant, « on a fait des choses de type exercice… Avant, le mot exercice, ça donnait des boutons d’urticaire…, Mais il faut savoir, hein… ». Comment concilier apport de normes et normativité, importance de normes et constat de leur pluralité ? Faute d’une élucidation des tensions possibles, l’enseignement s’expose aux contradictions. Ainsi lorsqu’un enseignant distribue une photocopie d’une tête indiquant les proportions canoniques, et demande de la reproduire en utilisant les indications de construction, mais emmène la semaine suivante ses élèves au Musée des Arts Premiers du Quai Branly, où ils seront confrontés à des modèles de représentation humaine très éloignés des canons rencontrés en cours… Entre refus de l’académisme et souci d’outiller les élèves, la dimension normée de la discipline est à la fois refusée et constamment présente : face à un discours qui privilégie la créativité et l’exploratoire, cette dimension reste souvent confuse. La nécessaire complémentarité entre normes et normativité permettrait de clarifier les choix et les priorités.
Explorer des normes
16« Notre truc, c’est de faire travailler l’articulation théorie pratique en écho, pas en application » : l’essentiel du discours dominant en AP tient dans cette formule d’un enseignant. Une grande part des sujets consiste en incitations qui font rencontrer une question plastique ou artistique. La production permet une expérience, qui interroge l’expérience implicite quotidienne (Schubauer-Leoni, 2007) ; cette expérience cherche à faire prendre conscience des normes, avec la part de contraintes et de déterminations qu’elles imposent, mais aussi de possibilité de jouer avec celles-ci. Les sujets rencontrent différents ordres normatifs ; par exemple :
- Des expériences portant sur les normes corporelles et visuelles : Dessiner avec la main qui n’écrit pas, sans lever le crayon ; dessiner un bonhomme tête en bas, un lapin en trois secondes ; ou encore faire son autoportrait en fermant les yeux… Ces « jeux » rapides modifient les conditions du dessin, et amènent l’élève à prendre conscience de sa manière de dessiner, et de l’articulation ordinaire et inconsciente entre regard et geste. Ils lui permettent aussi de s’interroger sur les représentations qu’il juge acceptables ou non, de saisir ses propres critères de ressemblance ou de qualité plastique.
- Des expériences portant sur les normes visuelles liées à la perspective : Dans la « dictée graphique », l’enseignant demande de dessiner sur une feuille format A4 des objets, énoncés successivement (un personnage, une montagne, un oiseau, etc.). Ensuite, les objets sont découpés ; sur une feuille légèrement plus grande, les élèves doivent les coller pour qu’ils constituent un paysage en perspective, réaliste. Les différents objets sont donc de tailles très diverses (un personnage, dessiné en premier, sera très grand ; et une montagne petite, parce qu’il n’y avait plus de place sur la feuille). La demande de produire un paysage réaliste conduit à expérimenter le rapport entre taille et position dans la page. Les essais de positionnement sollicitent la vision qui juge réaliste ou non le résultat ; ils conduisent à la prise de conscience des normes qui font juger du réalisme d’une représentation.
- Des expériences portant sur les normes techniques inhérentes aux matériaux : Les élèves ont à leur disposition du café lyophilisé et du chocolat en poudre avec de l’eau et des pinceaux. Ils doivent peindre leur petit déjeuner en utilisant ces matériaux. Dans ce sujet, la production explore les qualités plastiques des matériaux : il y a un pouvoir normatif des matières en tant que produisant des « effets de matière », des effets colorés, voire olfactifs (café et chocolat ne se diluent pas de la même manière, et ont des teintes différentes). L’enseignant vise donc une réflexion sur ces qualités, mais aussi sur les moyens de la peinture même (on ne peint pas qu’avec des tubes de gouache).
17Dans ces sujets, la qualité des propositions tient donc à la manière dont la production permet l’expérience. En identifiant les normes en jeu, la réflexion sur l’élaboration des sujets peut se préciser en se donnant des contenus plus précis.
Produire selon des normes inédites
18Sur une durée relativement longue, on demande aux élèves de réaliser une production qui n’est pas déterminée par avance, et qui doit permettre un engagement personnel plus fort. En tant qu’acte créatif, ce projet mobilise les normes propres aux élèves, et il devrait faire expérimenter leur normativité –, à savoir leur capacité à saisir et utiliser les normes, pour produire des normes d’action nouvelles. Ainsi dans le sujet « faites un petit jardin qui tient dans la main ». L’enseignant qui le propose le décrit ainsi : « Ils se projettent, dans le jardin, la fabrication. Certains ont fait des univers miniatures, avec des éléments en proportion les uns avec les autres. C’est très porteur […] C’est forcément imaginaire. Il y avait aussi tout l’intérêt de la fabrication. Et après, en les voyant, c’était encore une autre manière de les découvrir. Ils sont allés au bout de leur réalisation. C’est plastiquement très intéressant ». Concevoir un jardin, où l’on puisse se promener ou rêver, mais qui tienne dans la main : entre l’évidence du jardin et la contrainte « qu’il tienne dans la main », l’incitation renvoie à l’ensemble des échos que les mots peuvent éveiller chez l’élève. Sans viser un champ précis de normes, il convoque le fait même de pouvoir agir en réponse à des mots, et en mobilisant des ressources personnelles, quelles qu’elles soient. L’expérience normative se joue ici dans le rapport entre les évocations que suscite la consigne, l’anticipation d’un résultat matériel, et la pluralité des ressources possibles. Cette expérience se développe dans le présent de la production, ainsi que dans la fierté qui naît du plaisir de voir l’œuvre achevée. La réussite a donc pour condition que les élèves entrent dans un processus créateur de normes, mais en pouvant s’appuyer sur des ressources solides et mobilisables. Or nos observations montrent que, très souvent, les élèves n’ont pas ces ressources : ce risque montre à nouveau la complémentarité entre normes et normativité, et l’importance d’une construction curriculaire solide.
Conclusion
19Un intérêt des AP pour une réflexion didactique est bien le souci de la discipline de se définir et de se situer. Son exemple montre une réflexion explicite mais inachevée des acteurs sur leur discipline, et son caractère récent et incertain oblige à une élucidation à laquelle nous contribuons. L’étendue des savoirs –, techniques, esthétiques, et culturels –, oblige à une sélection et une hiérarchisation où la dimension épistémique rencontre une dimension axiologique qui fait débattre des valeurs à privilégier. Faut-il définir les AP par rapport à l’ambition d’un « art pour tous » (D’Enfert et Lagoutte, 2004), ou se concentrer sur les aspects épistémiques et techniques, ou encore culturels ? A un moment d’incertitude et d’hésitation, la référence à la notion de matrice disciplinaire aide à expliciter les choix possibles pour les rendre plus cohérents. Elle incite à une élucidation des consciences disciplinaires et à une réflexion partagée sur le projet de la discipline.
20De manière générale, une discipline se définit au croisement d’activités, de contenus de savoir, et de finalités. En AP, il apparaît que les élèves perçoivent principalement les activités, que les enseignants se centrent beaucoup sur les finalités, aux dépens des savoirs, ce qui apparente l’enseignement des AP à un « éduquer à ». Comment mettre en relation activités, contenus et finalités ? Le projet d’une matrice disciplinaire oriente vers l’unité et la cohérence ; elle outille une meilleure compréhension des enseignements par les élèves et les enseignants mêmes. Notre proposition, de caractérisation des arts comme « savoir du phénomène normatif » permet de traduire la « raison de l’art » dans une visée d’enseignement : cette proposition appelle une discussion qui donne une nouvelle impulsion au projet d’une didactique des AP.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : discipline, normes, matrice disciplinaire, pratique, arts plastiques
Mise en ligne 01/01/2018
https://doi.org/10.3917/rdid.019.0039Notes
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Le corpus est constitué d’observations de quatre classes d’arts plastiques, de 6° et 5° pendant deux ans, complétées par des observations plus ponctuelles de onze classes ; des entretiens avec des enseignants et élèves ; ainsi que l’analyse des productions plastiques des élèves : cf. Fabre, 2013.