Notes
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[1]
Pour une étude exhaustive de la technologie éducative, le livre classique d’Éric Bruillard, disponible en ligne, Les machines à enseigner, 1997, offre une synthèse très complète sur la conception et l’utilisation d’artefacts divers pour enseigner.
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[2]
Au sens de l’enseignement programmé.
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[3]
Cet institut, héritier du Musée pédagogique fondé en 1879 par Ferdinand Buisson, est l’ancêtre de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), qui a lui-même donné naissance, après délocalisation à Lyon à l’actuel Institut français de l’Éducation (IFÉ).
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Contexte
1Une ambiguïté ancienne sous-tend les débats de société sur les différents avatars de ce que l’on appelle aujourd’hui couramment « numérique » à l’école : on y considère globalement des approches en réalité en tension. La principale tension oppose ce qui relève de l’utilisation par les apprenants d’instruments divers sous la supervision des enseignants à ce qui est relatif aux outils destinés à faciliter la transmission de connaissances par les maîtres, éventuellement en déléguant des responsabilités d’enseignement à des machines. C’est sur ce dernier point, qu’on désigne souvent par l’appellation technologie éducative, ou technologie de l’éducation, que se concentrera ce texte [1].
2Pour quiconque a connu le domaine pendant assez longtemps, un fait est frappant : la récurrence, de la part des décideurs, mais aussi de praticiens et de chercheurs, d’arguments déjà entendus : les technologies, par exemple, conduiraient à changer le rôle de l’enseignant, qui deviendrait davantage un coach qu’un magister, le gain de temps réalisé lui permettrait de se concentrer sur des tâches vraiment importantes. De manière symétrique, du côté obscur en somme des technologies, on entend aussi des mises en garde répétées : leur usage excessif pourrait conduire à l’apathie voire à l’addiction des jeunes. Peut-être même, elles saperaient les fondements traditionnels des systèmes éducatifs (Cordes & Miller, 2000).
3Des changements sont en tout cas en cours et on peut se demander comment va évoluer le rôle des enseignants. S’achemine-t-on vers une société où la transmission de connaissances sera largement informelle et finalement peu organisée par des écoles ?
4Une telle idée n’est pas récente. C’est en effet en 1971 qu’est paru le livre d’Ivan Illich, Une société sans école. Dans ce plaidoyer contre l’institution scolaire qui fit quelque bruit, l’auteur prône la naissance de nouvelles institutions éducatives organisées autour de 4 réseaux : le premier mettant à disposition du public des objets éducatifs, le deuxième constituant un service d’échange des connaissances, le troisième étant un ensemble d’organismes facilitant les rencontres entre pairs et le quatrième un réseau de services de références en matière d’éducateurs, ces derniers étant des professionnels indépendants (Illich, 1971). Désormais, avec internet, de tels réseaux ne pourraient-ils pas se développer et jouer un rôle déterminant ?
5Dans cette contribution, j’entreprends de revisiter l’histoire récente de la technologie éducative en m’appuyant sur la lecture d’une série de textes classiques, pour la plupart disponibles en ligne, dont la vertu me semble être d’offrir des points de repère utiles et dont je présenterai d’amples citations. Mon choix de textes est directement lié à mon expérience du domaine et très centré sur la France. Il a un caractère à la fois incomplet et un peu arbitraire ; d’autres illustrations auraient été possibles. J’ai privilégié les contributions ayant eu un retentissement à l’époque de leur parution.
6La segmentation temporelle adoptée est la suivante : la naissance des premières idées et réalisations, à la fin du XIXe siècle ; la constitution d’une technologie éducative marquée par les médias dans les années 1960 ; la réorientation des années 1980, avec le déferlement des ordinateurs individuels munis de progiciels ; puis le développement du « numérique » en réseau à la fin des années quatre-vingt-dix, avec la place croissante occupée par internet.
Première fondation : une grande confiance dans les possibilités de la technique
7L’utilisation de supports pédagogiques est sans doute aussi ancienne que l’instruction. Comme l’indique Jacques Perriault dans une synthèse récente en ligne (2012), on trouve trace d’utilisation par les jésuites de la lanterne magique pour la catéchèse dès le milieu du XVIIe siècle. S’agissant de « nouvelles technologies » cet auteur, dans son livre La logique de l’usage, paru en 1989 et réédité en 2008 (Perriault, 2008), souligne l’importance à la fin du XIXe siècle de productions pédagogiques utilisant comme vecteur la lanterne magique, destinée à montrer, aussi bien à enseigner qu’à divertir. Un grand nombre des plaques de verre conçues dans une perspective d’enseignement sont actuellement conservées au musée national de l’Éducation à Rouen.
Exemple de lanterne magique sophistiquée : Projecteur à gaz à deux objectifs
Exemple de lanterne magique sophistiquée : Projecteur à gaz à deux objectifs
8Parmi les grands textes d’anticipation sur les évolutions probables dans l’avenir figurent ceux d’Albert Robida, dont les ouvrages délicieusement illustrés manifestent une pénétration étonnante. Il pressent ainsi, dans son ouvrage La vie électrique : le vingtième siècle (Robida, 1883, p. 54) un appareil appelé téléphonoscope :
L’ancien télégraphe électrique, cette enfantine application de l’électricité, a été détrôné par le téléphone et ensuite par le téléphonoscope, qui est le perfectionnement suprême du téléphone. L’ancien télégraphe permettait de comprendre à distance un correspondant ou un interlocuteur, le téléphone permettait de l’entendre, le téléphonoscope permet en même temps de le voir. Que désirer de plus ?
10Dans un ouvrage postérieur d’une dizaine d’années, il envisage explicitement l’utilisation de ce moyen pour la mise en œuvre de formations à distance :
Estelle, depuis l’âge de douze ans, suivait les cours de l’Institut de Zurich, sans quitter sa famille, uniquement par Télé. Précieux avantage pour les familles éloignées de tout centre, qui ne sont plus forcées d’interner (sic) leurs enfants dans les lycées ou collèges régionaux. Estelle avait donc fait toutes ses classes par Télé, sans sortir de chez elle, sans bouger de Lauterbrunnen. Elle suivait aussi de la même façon les cours de l’École centrale d’électricité de Paris ct prenait, en outre, des répétitions par phonogrammes de quelques maîtres renommés. Par malheur, elle n’avait pu passer ses examens par Télé, les règlements surannés s’y opposant, et, devant les maîtres examinateurs, une timidité qu’elle tenait un peu de son père lui avait nui.
12Comme le montre l’illustration ci-dessous, son intuition l’amène même à penser de nouvelles formes d’apprentissage mobile, comme le podcast.
Robida, 1892
Robida, 1892
13On est alors dans une problématique de supports et de moyens d’enseignement, qui ne cessent d’évoluer. Comme l’a expliqué Larry Cuban dans son livre classique Les enseignants et les machines depuis 1920 (1986) on a assisté au déferlement de vagues successives de nouveaux types d’équipements, donnant lieu à des opérations politiques ambitieuses sous-tendues par l’espoir d’un renouveau qui, malheureusement ne se manifeste jamais que très discrètement, nourrissant ainsi des critiques et des désillusions avant qu’une nouvelle génération d’équipements ne vienne relancer l’espoir de changement : l’instruction visuelle, puis audio-visuelle, avec la création d’une véritable industrie du film éducatif, puis plus largement des médias audiovisuels, en particulier la télévision (Saettler, 1968).
La fin des années 1960 : vers une technologie éducative multi-media
14Les années 1960 ont été, du point de vue des médias, une décennie de basculement. On est dans une situation de fort accroissement des flux d’élèves entrant dans l’enseignement secondaire. Les pays colonisés accèdent à l’indépendance et doivent organiser rapidement des systèmes éducatifs et former leurs maîtres. L’augmentation de la productivité des systèmes éducatifs est à l’ordre du jour.
15L’audiovisuel et tout particulièrement la télévision comme media de masse est considéré comme une solution possible de renfort, qui a déjà fait, dès les années 1950, l’objet d’expérimentations prometteuses et de premiers développements. En 1963, Georges Friedmann, dans un article de synthèse sur l’école et les communications de masse, s’appuyant sur le fait que l’on voit se développer une véritable « école parallèle », où « l’enfant puise toutes sortes de nourritures intellectuelles et affectives », soutient une idée qui sera souvent reprise par la suite, en particulier par le mouvement de l’éducation aux médias : l’image télévisée ne peut devenir un moyen d’enseignement sans être également un objet de culture et d’enseignement (Friedmann, 1963).
16À cette époque, l’enseignement programmé, qui vise à optimiser la transmission de connaissances, est en expansion. Fondé sur les travaux de psychologues behavioristes, il est mis en œuvre à travers la diffusion de livres brouillés et de machines à enseigner mettant en œuvre des programmes organisant des apprentissages de manière individuelle. Des expériences d’enseignement assisté par ordinateur sont également menées (Bruillard, 1997). L’accent n’y porte pas sur la communication de masse mais sur la gestion automatisée de parcours éducatifs individuels. Le rôle de l’enseignant est alors questionné.
17Une autre idée est alors dans l’air. En 1967, Lê Thanh Khoi, économiste de l’éducation, publie un livre considérable : L’industrie de l’enseignement (Lê Thanh Khoi, 1967). Un des chapitres de l’ouvrage s’intéresse aux méthodes et techniques pédagogiques, qui sont perçues comme complémentaires d’enseignants opérant dans une société déjà saturée d’informations diffusées par les mass-media. On y trouve abruptement énoncée une assertion qu’on retrouvera plus tard sous une forme moins directe : « un bon programme [2] remplace avantageusement une multitude d’enseignants médiocres et réduit de façon sensible les délais (et donc les dépenses de formation) » (p. 228). L’utilisation de l’enseignement programmé est conçue comme susceptible de libérer le professeur de tâches répétitives, ce qui lui permet de « consacrer davantage de temps à des tâches à plus forte valeur pédagogique ajoutée », comme guider individuellement les élèves, animer des groupes de discussion… (p. 229). Cette idée d’enseignant coach, en net décalage par rapport à ce qui existe, apparaît donc déjà nettement.
18Vers la fin de la décennie, un certain désenchantement se produit à l’égard de l’audiovisuel, dont on comprend qu’il ne conduit pas forcément à de grands bouleversements. Dans un article de la revue Media, en 1970, Étienne Brunswic, chef de la division des applications expérimentales au Département de la recherche pédagogique de l’Institut pédagogique national [3], relève que les moyens audiovisuels ont pénétré « de manière parcellaire et isolée » dans le système éducatif, en restant le plus souvent de simples « auxiliaires » audiovisuels.
Nous avons connu en France, des générations de fanatiques : les pionniers du film d’enseignement, puis les partisans de la radio vision, du radio-montage, maintenant il y a des fervents de la télévision, mais en général, tel qui se sert de la télévision n’utilisera pas le film, ni le radio-montage, chacun s’enferme dans une technique particulière. À telle enseigne qu’on peut dater les vagues successives de pénétration des différentes techniques. En 1970, les experts en enseignement programmé n’ont que dédain pour la télévision.
20Le même auteur, dans un texte paru la même année (Brunswic, 1970b), relève que, dans un contexte d’accès de tous à l’enseignement secondaire, l’introduction des « moyens industrialisés » dans l’enseignement n’est pas « l’effet d’une mode de technologie, audio-visuelle, électronique ou cybernétique ». Son article décapant analyse une série d’obstacles, de résistances, de contraintes à l’industrialisation de l’enseignement. Dans sa conclusion, après avoir attiré l’attention sur les surcoûts provoqués par la co-existence de plusieurs systèmes d’organisation, il plaide pour la nécessité d’une restructuration radicale du système, sans néanmoins dire comment y parvenir.
Il ne suffit plus aujourd’hui d’ajouter de nouveaux équipements à la panoplie des moyens dont disposent les maîtres, il faut provoquer une transformation complète et radicale du système, action qui doit viser simultanément les institutions, les hommes, les locaux et les équipements. Certes, une telle mutation, qui fera de l’enseignant un professionnel, de l’établissement scolaire une entreprise, ne sera pas aisée : elle a contre elle toute la pesanteur de l’ancien système dont cette génération est encore imprégnée. Seule une action conjuguée de toutes les parties intéressées à cette transformation, la rationalisation des politiques de formation et d’équipement, la révision des procédures administratives, bref un immense effort général, pourra ménager une transition sans crises.
22Sa contribution se situe dans le cadre d’une réflexion mondiale sur la place de la technologie éducative naissante. Les évolutions ultérieures montreront des évolutions modestes en ce sens, au moins dans l’enseignement scolaire français. Car les années 1970 vont voir les premières expérimentations d’ordinateurs dans l’enseignement, avec déjà deux orientations en tension qui seront bien identifiées au début des années 1980 : une qui relève de l’outil d’enseignement (Enseignement assisté par ordinateur) et l’autre de l’informatique comme objet d’enseignement.
Les années 1980 : informatique et multimédia, des enseignants pleinement acteurs
23Les années 1980 sont surtout remarquables par la diffusion des ordinateurs et la venue au premier plan de l’informatique. Celle-ci, pour les pouvoirs publics, représente la modernité et fait l’objet de promesses et de prédictions enthousiastes. On sait que, là encore, les promesses n’ont pas été exactement tenues. Mais sur le moment il y a de l’effervescence, d’autant qu’une alternance politique vient de se produire en 1981 avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand et que de nouvelles voies semblent non seulement souhaitables mais encore possibles. Fait tout à fait important et à ma connaissance sans équivalent ailleurs dans le monde, le gouvernement, à partir de 1981 (année d’une alternance politique), investit massivement en formation longue d’enseignants dont le rôle d’acteur majeur est pleinement reconnu. La situation changera progressivement après 1985 (année du plan informatique pour tous) : les formations longues, prises en charge désormais au niveau des régions académiques, s’éteindront progressivement une fois que l’option informatique lancée en 1981 sera mise elle aussi en extinction (Baron & Bruillard, 1996).
24C’est dans ce contexte qu’en 1982, Henri Dieuzeide, un des pionniers de l’audiovisuel, qui a dirigé dans les années 1950 la radio-télévision scolaire et a une très importante expérience internationale, publie dans les actes d’un colloque organisé à l’École normale supérieure de Saint Cloud une remarquable contribution qui a conservé toute sa fraîcheur : Marchands et prophètes en technologie de l’éducation (Dieuzeide, 1982).
25En voici ici le début :
Ma contribution à cette réflexion n’a aucune ambition scientifique. Je voudrais seulement porter témoignage de la difficulté d’être qu’éprouve le décideur, le chercheur, ou l’utilisateur de la technologie éducative, laminé qu’il est entre les marchands et les prophètes dans un domaine où l’innovateur industriel vient proposer des solutions dont il reste encore à inventer le problème. L’innovateur industriel dit à la société « prenez : ceci est nouveau, donc bon ». Ici débute une ambiguïté tragique. L’innovation est ici présentée comme progrès inéluctable pour la société alors qu’elle s’inscrit en fait dans une logique industrielle sans référence à des objectifs sociaux. Son application sociale reste à inventer.
27Dans cette situation, il plaide pour un « devoir d’insoumission, au nom des objectifs sociaux, et des valeurs que nous sommes supposés servir et qui affirment la spécificité des objectifs éducatifs au service du développement individuel » et pour la réflexion nécessaire afin de « tracer une route originale entre le laisser-faire industriel et commercial, et le triomphalisme technocratique ».
28Au même colloque, Guy Berger, également pionnier des médias et de la technologie en éducation, enseignant innovateur devenu universitaire, livre une analyse toujours actuelle : Technologie et behaviorisme, une rencontre essentielle et malencontreuse (Berger, 1982).
29Il explique que l’introduction en France de la technologie éducative s’est effectuée dans l’ignorance des racines théoriques la fondant aux USA, au sein d’un système très différent qui « ne s’est jamais perçu lui-même comme un système de production, mais comme un système culturel ». La spécificité française réside alors dans l’alliance passée avec les méthodes actives, la distance prise avec les notions fondatrices de rationalité, de productivité, d’efficacité, la dimension critique en somme. Répondant à H. Dieuzeide, il se demande si « par un paradoxe intéressant, la technologie de l’éducation peut participer dans la société française et ailleurs à faire obstacle à la transformation du système éducatif en un système technique productiviste ? ».
30Au niveau mondial, la plupart des tentatives de développement de la technologie éducative fondées sur l’utilisation privilégiée des médias de masse ne se sont pas révélées durables, encore que ce soit pour un très large spectre de raisons. Dans son article de 1986 « Repenser la technologie de l’éducation », Henri Dieuzeide remarque ainsi :
En revanche, d’autres [projets ambitieux de technologie éducative] ont connu des conséquences inattendues : certains ont été arrêtés en plein élan. Le cas le plus connu est celui de la Côte d’Ivoire qui en élevant brusquement le niveau de sortie de l’école primaire rénovée sur l’ensemble du territoire national a gonflé de façon aussi démesurée que soudaine la demande pour un enseignement secondaire qui n’a pas été en mesure de l’absorber. L’orientation initiale ouverte (développement communautaire rural) avait été ramenée en cours de route à des objectifs scolaires traditionnels sans que les conséquences de cette conversion aient été exactement mesurées.
32Prenant acte du développement de la micro-informatique, il conclut son article par l’idée, toujours actuelle de la nécessité de formation des jeunes à une culture :
Dépasser la conception instrumentale des medias utilisés comme auxiliaires pédagogiques pour adopter une approche plus culturelle et plus globale de la communication. Il s’agit de préparer les jeunes à maîtriser la communication et à en tirer parti dans la vie quotidienne. Un enseignement critique (media education, computer literacy) succède à un emploi utilitaire : l’éducation à la technologie précède et évince parfois la technologie dans l’éducation.
Réseaux et internet : l’enseignant comme coach dans des formations industrialisées ?
34Depuis le milieu des années 1990, on a assisté au développement étonnant d’Internet et en particulier du Web et de ses différentes déclinaisons (Web, Web 2.0…). Cela a considérablement renouvelé la donne s’agissant de formations entièrement ou partiellement à distance, que ce soit dans le supérieur ou dans la formation continue. Cette importance accordée à la distance – en fait aux différents types de distance (Jacquinot, 1993) et à la mise en place d’actions de formation reposant sur des plates-formes techniques sophistiquées est sans doute un fait majeur des dernières décennies.
35Dans ces années, de nombreux textes d’ingénierie, relatifs à la méthodologie de conception de cours en ligne, ont été publiés dans le domaine dit du learning design et de nombreux systèmes de conception d’environnements informatisés ont été conçus et mis en œuvre (Paquette, 2002). Ils reposent effectivement sur une modélisation très fine d’un apprentissage à distance, une programmation didactique qui, si elle se situe dans une perspective constructiviste, entretient cependant toujours des liens avec des théories comportementalistes (Baron, 2011).
36La question de l’industrialisation de la formation est ainsi revenue au premier plan. Elle a donné lieu à de nombreux travaux, dès les années 1990, en particulier autour de Pierre Moeglin et du séminaire Industrialisation de la formation (SIF). Dans une synthèse de 2005, cet auteur caractérise l’industrialisation par trois processus interdépendants :
Le premier de ces processus consiste dans le recours à des systèmes techniques faisant, partiellement ou totalement, l’économie de la force et du temps de travail humain. Le deuxième processus tient à l’adoption de méthodes d’organisation et de gestion accompagnant l’introduction de ces systèmes techniques et destinés à en favoriser l’optimisation. Quant au troisième processus, il correspond à l’avènement d’un état d’esprit, ou à ce que, faute de mieux, j’appellerai « une mentalité entrepreneuriale », privilégiant l’utilisation de tous les moyens humains et techniques pour concourir au rendement et à la productivité. Si un système de formation adopte peu ou prou ces trois processus (technologisation, rationalisation, idéologisation), il peut, me semble-t-il, être tenu pour industriel.
38A la même époque Patrick Guillemet (2004) analyse les différents mouvements d’industrialisation dans la formation et d’industrialisation de la formation. Il s’intéresse en particulier à la mise en place d’un « modèle postfordiste basé sur la production de petites séries avec un haut degré d’autonomie des opérateurs » (p. 109).
39Très récemment, la perspective de l’industrialisation des formations a tendu à être mise en question. Pour Christian Depover (2012) par exemple, une approche artisanale peut être adaptée pour mieux correspondre aux attentes du public en mettant au centre de l’approche le tutorat.
40L’idée de la mise en réseau généralisée de tout ce qui est information et connaissances s’est répandue jusqu’à devenir une évidence. Mais elle peut reposer sur deux modèles bien différents : le premier, collaboratif et libertaire trouve une inscription dans le mouvement dit du « libre », popularisé historiquement par des auteurs comme Richard Stallmann (2001), qui prône en particulier le copyleft par rapport au copyright. La seconde orientation, raisonnant en termes de marchés, est ouvertement libérale ; la question peut même être posée de savoir dans quelle mesure on va vers un véritable capitalisme cognitif (Lamarche, 2006).
41Du point de vue de la recherche, le plus intéressant, sans doute, est la diffusion très large de ressources de différents types dont le principe de légitimation n’est pas lié à une autorité hiérarchique mais au consensus d’une communauté, comme c’est le cas avec Wikipedia. Des formes nouvelles de formation, adaptées aux possibilités de la technique et à l’air du temps, du type massivement parallèle et largement informelles apparaissent.
42La dernière vague en date, récemment apparue, est celle dite des MOOC (cours en ligne massivement ouverts), gonfalons de la modernité, susceptibles d’aller dans un sens résolument connectiviste, où les apprenants interviennent massivement comme acteurs. Cette théorie, qui entend dépasser le cognitivisme et le constructivisme, est en résonance avec les positions d’Ivan Illich. Selon elle, l’apprentissage est « un processus se déployant dans des environnements nébuleux fondés sur des éléments variables dans le temps, qui ne sont pas entièrement sous le contrôle des individus », qui « peut résider en dehors de nous-mêmes (dans une organisation ou une base de données), [qui] est focalisé sur la connexion d’ensembles spécialisés d’information et [où] les connexions qui nous permettent d’apprendre davantage sont plus importantes que notre état courant de connaissances » (Siemens, 2005).
43Pour Cisel et Bruillard (2012), qui présentent une synthèse récente du phénomène MOOC, il s’agit de cours en ligne « proposant un ensemble cohérent de ressources pédagogiques, de modalités d’interactions, d’exercices et d’examens conduisant éventuellement à une certification ». Ce sont la mise à disposition de ressources et la mise en réseau des apprenants qui sont au cœur de l’entreprise.
44Cette nouvelle forme de cours (sans doute faudrait-il utiliser le pluriel), trouve une origine dans une initiative du Massachusetts Institute of Technology – MIT, aux Etats-unis, au début de la décennie 2000, visant à mettre en ligne gratuitement des captures vidéo de certains cours de cette institution (Abelson, 2005). Depuis, de nombreuses initiatives ont été prises dans ce sens, tant dans l’enseignement supérieur que l’enseignement scolaire. On peut en particulier mentionner pour ce niveau la Khan Academy, organisation sans but lucratif, fondée en 2008 par Salman Khan, ancien gérant d’un « hedge fund » dont le site indique : « Toutes les ressources du site sont accessibles à tous, que vous soyez étudiant, enseignant, scolarisé à la maison, principal [directeur d’école], adulte revenant aux études après 20 ans ou un alien amical essayant de placer un pied dans la biologie terrestre. Les ressources de la Khan Academy vous sont accessibles gratuitement » [4].
45En somme, on a comme la promesse d’une double rupture avec à la fois les formes traditionnelles de transmission d’information et les modalités informelles d’apprentissage (Henri, 2011). Il sera intéressant d’analyser le devenir de ces initiatives. Comme le remarque John Daniel (2012), le phénomène est complexe et on y trouve deux orientations sans doute incompatibles : des cMOOC (connectivistes) et des xMOOC (principalement à visée commerciale). La première repose sur la capacité des apprenants à s’auto-diriger, la seconde demande une programmation didactique stricte.
En perspective, une société sans école ?
46Larry Cuban dans un texte toujours d’actualité, publié en anglais en 1993 et traduit en français (Cuban, 1997) a présenté plusieurs scénarios d’évolution de l’école face aux technologies de l’information et de la communication : ceux des techno-réformateurs (les technologies sont un levier de changement en éducation), des techno-sceptiques (les technologies ne changent pas grand-chose) et des optimistes prudents, parmi lesquels il se range :
Ils pensent que le fait de mettre des ordinateurs dans les classes va entraîner un mouvement régulier mais très lent vers des changements fondamentaux dans l’enseignement et la scolarité. Les défenseurs de ce scénario le voient se dérouler lentement mais inexorablement, tout comme une tortue qui rampe vers sa mare. C’est lent parce que les écoles, en tant qu’organismes, mettent du temps à apprendre comment on utilise un ordinateur pour guider l’apprentissage des élèves.
48Récemment, des idées techno-réformatrices en rupture avec la réalité courante ont été énoncées aux États-Unis par Clayton Christensen et ses collègues.
49Pour ces auteurs, les écoles se sont plutôt bien améliorées face à des demandes ayant fortement évolué ; mais correspondant à un modèle standardisé, elles sont inadaptées aux styles personnels d’apprentissage. Dès lors, il apparaît en quelque sorte nécessaire de « customiser » les parcours en fonction des besoins individuels, ce que les technologies de l’information et de la communication, soutenues par un marché considérable, sont susceptibles d’accomplir. Ils prédisent une discontinuité du système éducatif liée à la création de marchés de diffusion de ressources complémentaires de ce que peuvent offrir les écoles et vont même jusqu’à modéliser la vitesse probable des changements (Christensen, Horn & Johnson, 2008). Va-t-on retrouver la problématique de la déscolarisation énoncée il y a 40 ans par Ivan Illich ?
50Deux auteurs réputés (Collins & Halverson, 2009) ont publié la même année un essai très intéressant sur l’évolution de l’éducation aux États-Unis. Analysant les changements survenus depuis le XIXe siècle en termes d’attentes, de finalités et de modalités, ils soulignent l’existence de trois grandes phases : de l’ère de l’apprentissage (au sens de l’apprentissage d’un métier) à celle de l’éducation universelle puis à celle de l’éducation tout au long de la vie. Entre chacune se sont produits des changements multiples : dans les responsabilités (primauté des parents, puis de l’état, puis des individus et des parents), les modes d’évaluation (de l’observation – évaluation formative aux tests standardisés puis aux évaluations continues pilotées par ordinateur), les lieux principaux d’éducation (la maison, l’école puis n’importe où), les relations avec les autres (avec des transitions entre des liens personnels, un rapport aux figures d’autorité, puis aux interactions médiées par ordinateur)…
51Pour eux l’enjeu est de repenser l’éducation dans le nouveau contexte qu’offrent les technologies, s’agissant en particulier de transitions entre apprentissage et travail, en gérant les tensions entre les besoins du marché et les exigences de l’équité. Après avoir remarqué que les écoles « ont jusqu’ici bricolé avec les technologies aux marges du système, par des innovations marginales (boutique innovations) laissant les pratiques fondamentales intactes » (p. 145), ils estiment que :
Les parents et les citoyens doivent commencer à appuyer cette vue plus expansive de la réforme éducative. Les chefs d’établissement et les enseignants auront besoin de comprendre comment les technologies d’apprentissage fonctionnent et comment elles changent les interactions entre enseignants et apprenants. Les responsables de la technologie devront travailler ensemble avec les éducateurs, non pas comme des missionnaires apportant des cadeaux magiques mais comme des collaborateurs en créant de nouvelles occasions d’apprentissage.
53La question fondamentale, bien entendu est celle du comment faire. Ce que sera l’avenir à long terme est difficile à prédire. Dans ce monde globalisé, où le courant impétueux du capitalisme financier fait peser une pression considérable sur les fonctions non directement rentables, des scénarios de rupture sont possibles. Mais il reste un espace de jeu que mettent à profit, s’agissant de production de ressources libres, ouvertes, des groupes et des communautés d’acteurs (et en particulier des enseignants attachés à la forme scolaire) qu’inspire à des titres divers une éthique du partage altruiste.
54Pour moi un des enjeux éducatifs les plus importants est celui de la perméabilité entre recherche didactique, conception pédagogique d’actions de formation et conception/adaptation coopérative avec les enseignants de systèmes techniques permettant de favoriser les apprentissages en réseau dans la continuité d’un cadre scolaire.
Références
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- Baron Georges-Louis, Bruillard Éric (1996) L’informatique et ses usagers dans l’éducation, Paris, PUF.
- Berger Guy (1982) Technologie et behaviorisme, une rencontre essentielle et malencontreuse, Actes du Colloque Les Formes médiatisées de la communication éducative, École normale supérieure de Saint-Cloud, http://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000771/fr/ (Consulté le 15 septembre 2009).
- Bruillard Éric (1997) Les machines à enseigner, Paris, Hermès, http://www.stef.ens-cachan.fr/annur/bruillard/mae_somr.htm.
- Brunswic Etienne (1970a) Hier, l’audiovisuel ; demain, la technologie de l’éducation, Media, n° 18, 15-23, http://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00576082/fr/.
- Brunswic Etienne (1970b) Système scolaire et innovation technologique en France, Revue française de pédagogie, n° 10, 5-15.
- Christensen Clayton, Horn Michael, Johnoson Curtis (2008) Disrupting Class. How Disruptive Innovation Will Change the Way the World Learns, New-York, McGraw Hill.
- Cisel Matthieu, Bruillard Éric (2013) Chronique des MOOC, STICEF – Sciences et technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation, n° 19, http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2012/13r-cisel/sticef_2012_cisel_13r.htm.
- Collins Allan, Halverson Richard (2009) Rethinking Education in the Age of Technology. The Digital Revolution and Schooling in America, New York, Teachers College Press.
- Cordes Colleen, Miller Edward (2000) Fool’s Gold. A critical Look at Computers in Chidhood, Alliance for Childhood, http://drupal6.allianceforchildhood.org/fools_gold.
- Cuban Larry (1986) Teachers and Machines. The Classroom use of Technology since 1920, New York, Teachers College Press.
- Cuban Larry (1993) Computer meets Classroom. Classroom wins, Teacher Record, n° 95, vol. 2, 185-210.
- Cuban Larry (1997) Rencontre entre la classe et l’ordinateur : la classe gagne, Recherche et formation, n° 26, Paris, ENS éditions, 11-29, http://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000797.
- Daniel John (2012) Making Sense of MOOCs : Musings in a Maze of Myth, Paradox and Possibility, Séoul, Korea National Open University, http://www.tonybates.ca/wp-content/uploads/Making-Sense-of-MOOCs.pdf.
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Mots-clés éditeurs : histoire des technologies en éducation, médias, métier : enseignant, apprentissage assisté par ordinateur, technologie éducative
Date de mise en ligne : 01/01/2018
https://doi.org/10.3917/rdid.016.0059Notes
-
[1]
Pour une étude exhaustive de la technologie éducative, le livre classique d’Éric Bruillard, disponible en ligne, Les machines à enseigner, 1997, offre une synthèse très complète sur la conception et l’utilisation d’artefacts divers pour enseigner.
-
[2]
Au sens de l’enseignement programmé.
-
[3]
Cet institut, héritier du Musée pédagogique fondé en 1879 par Ferdinand Buisson, est l’ancêtre de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), qui a lui-même donné naissance, après délocalisation à Lyon à l’actuel Institut français de l’Éducation (IFÉ).
- [4]