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Article de revue

La forme scolaire : débats et mises au point

Second entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves Reuter

Pages 127 à 143

Notes

  • [1]
    Guy Vincent est professeur honoraire de sociologie de l'université Lumière - Lyon 2, fondateur du GRS (Groupe de Recherche sur la Socialisation).
  • [2]
    Bernard Courtebras et Yves Reuter sont respectivement maître de conférences et professeur de sciences de l'éducation à l'université Charles de Gaulle - Lille 3, et membres de l'équipe Théodile CIREL (ÉA 4354).
  • [3]
    Revu en novembre 2010 et en février-mars 2011.
  • [4]
    Vincent Guy (2010) Formes sociales et formes d'historicité, Paris, éditions Publibook.
  • [5]
    Merleau-Ponty Maurice (1945) Phénoménologie de la perception, Paris, éditions Gallimard, p. 50 et sq.
  • [6]
    Thin Daniel (1998) Quartiers populaires l'école et les familles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon Thin Daniel, Millet Mathias (2005) Ruptures scolaires L'école a l'épreuve de la question sociale, Paris, Presse Universitaires de France
  • [7]
    London Jack (2001) La Route, les vagabonds du rail, Paris, Phebus
  • [8]
    Centre de Recherches sur la Formation, l'Éducation et l'Enseignement - Université Montpellier 3
  • [9]
    Socialisation républicaine et socialisation démocratique Considérations epistémologiques, dans Les Cahiers du CERFEE, n° 15, Vers une socialisation démocratique, Publications de l'Université Paul Valéry-Montpellier 3, 1998 L'éducation a la citoyenneté : actualité ou modernité, dans Les Cahiers du CERFEE, n°18, L'éducation à la citoyenneté, Publications de l'Université Paul Valéry - Montpellier 3, 2002.
  • [10]
    Monjo Roger (2002) L'éducation à la citoyenneté, socialisation républicaine ou socialisation démocratique,
    http://recherche.univ-montp3.fr/cerfee/article.php3?id_article=204 (consulté le 24 mars 2012).
  • [11]
    Fumat Yveline (1984) Travail Propriété Pouvoir L'idéologie des manuels de morale et Instruction civique des débuts de la Troisième République, Thèse d'état, Paris Sorbonne.
  • [12]
    Vincent Guy (2004) Recherches sur la socialisation démocratique, op cit p. 100.
  • [13]
    Piaget Jean (1935-1966). « Éducation et instruction », 2e partie, section A, chapitre 2, tome 15, Encyclopédie pratique de l'éducation en France
  • [14]
    Charrier Charles (1938). Pédagogie vécue. Cours complet et pratique. Préface de Ferdinand Buisson. Paris, Librairie classique Fernand Nathan. Dans les mêmes collections, on trouve des manuels offrant aux élèves du secondaire des « modèles » d'explication littéraire. L'élève n'a plus qu’à imiter, copier des modèles.
  • [15]
    Foucault Michel (1975) Surveiller et punir, Paris, éditions Gallimard
  • [16]
    La discussion dans l'enseignement et la formation, Les Cahiers du CERFEE, n° 19, Publications de l'Université Paul Valéry-Montpellier 3, 2003.
  • [17]
    Rappel de la question : Ne peut-on considérer qu'un des problèmes fondamentaux attachés au concept de forme scolaire (et qui peut rendre compte aussi bien de certaines de ses variations que de certains malentendus qu'il a suscités) est son caractère duel ? On pourrait peut-être considérer qu'il agglomère deux concepts. Ainsi, d'un côté, il permettrait d'éclairer comment, sur plusieurs siècles, dans « nos » sociétés, l'école va prendre de plus en plus d'importance et s'imposer, en quelque sorte, comme une forme de transmission fondamentale. De ce point de vue, la constitution d'un espace spatio-temporel distinct, d'un sujet spécifique (l'écolier), la prédominance d'un mode d'apprentissage dissociant savoirs et faire, les découpages en disciplines et en cursus, l'imposition d'une discipline... sont fondamentales. Et, d'un autre côté (à un autre niveau ?), il traiterait des formes de l'enseignement, des apprentissages et de leurs relations (en fait, des variations du pédagogique) en permettant de distinguer deux grandes modalités de fonctionnement (forme scolaire vs instruction publique) qui subsumeraient, au moins tendanciellement, l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogies dites alternatives.
  • [18]
    Bouveresse Jacques (2003) Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone.
  • [19]
    Le passage auquel il est fait référence dit en fait : » Quand on me demande ce que j'ai appris en lisant Bourdieu et pourquoi j'ai envers lui une dette aussi importante [...], je suis tenté de répondre qu'il m'a obligé justement non pas à penser comme lui, car, sur bien des questions, j'ai toujours pensé et continue à penser d'une autre façon que lui, mais à penser davantage par moi-même, autrement dit à penser plus librement. »

1 Cet entretien, réalisé à Lyon le 22 juin 2010, fait suite au premier publié dans le numéro 13 de Recherches en Didactiques qui avait permis à Guy Vincent de revenir sur sa définition du concept de forme scolaire, sa genèse, ses références théoriques, explicites ou implicites, ainsi que sur ses désaccords avec certains usages de ses travaux. Ce second entretien a permis de prolonger cette réflexion en précisant notamment les réseaux conceptuels au sein desquels s'inscrit le concept de forme scolaire (instruction publique, modes de socialisation, socialisation démocratique, socialisation républicaine...), et en abordant les questions des rapports entre disciplines scolaires et ordre (scolaire, moral, social...) et des relations entre scolarisation et savoirs

QUESTIONS ENVOYÉES À GUY VINCENT

2 Y.R. Dans le cadre de l'étude de la socialisation et des modes de socialisation, ne serait-il pas intéressant de préciser encore les différentes manières d'être au monde et à autrui ?

3 B.C. Considérez-vous pertinente la distinction élaborée par les chercheurs du CERFEE entre socialisation démocratique et socialisation républicaine ? Est-ce que l'instruction publique n'aurait pas à voir avec la socialisation démocratique et la forme scolaire avec la socialisation républicaine ? Ce qui permettrait de structurer un modèle d'analyse des modes de socialisation et ensuite des modes de transmission ?

4 B.C. Est-ce qu'un facteur de malentendus dans l'usage du concept de forme scolaire ne viendrait pas du fait que, fréquemment, à l'école, il y aurait un mixte entre forme scolaire et instruction publique. Par exemple, dans la vie quotidienne d'une classe, on peut parfois trouver des moments où le modèle de l'instruction publique est mobilisé (démarche de questionnement en sciences, situations-problèmes en mathématiques...) et d'autres moments où c'est le modèle de la forme scolaire qui est mobilisé (exercices décontextualisés et répétitifs en grammaire...).

5 Y.R. Ne peut-on considérer qu'un des problèmes fondamentaux attachés au concept de forme scolaire (et qui peut rendre compte aussi bien de certaines de ses variations que de certains malentendus qu'il a suscités) est son caractère duel ? On pourrait peut-être considérer qu'il agglomère deux concepts. Ainsi, d'un côté, il permettrait d'éclairer comment, sur plusieurs siècles, dans « nos » sociétés, l'école va prendre de plus en plus d'importance et s'imposer, en quelque sorte, comme une forme de transmission fondamentale. De ce point de vue, la constitution d'un espace spatio-temporel distinct, d'un sujet spécifique (l'écolier), la prédominance d'un mode d'apprentissage dissociant savoirs et faire, les découpages en disciplines et en cursus, l'imposition d'une discipline sont fondamentales. Et, d'un autre côté (à un autre niveau ?), il traiterait des formes de l'enseignement, des apprentissages et de leurs relations (en fait, des variations du pédagogique) en permettant de distinguer deux grandes modalités de fonctionnement (forme scolaire vs instruction publique) qui subsumeraient, au moins tendanciellement, l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogies dites alternatives.

6 B.C. Vous semble-t-il possible - avec ou sans problèmes - d'utiliser les concepts de forme scolaire et d'instruction publique dans le cadre d'autres institutions et / ou d'autres activités (activités périscolaires, conservatoires, clubs sportifs...) ?

7 Y.R. Dans le cadre de votre approche, les disciplines sont tendanciellement réduites à des adjuvants contribuant à l'élaboration de la discipline, de l'ordre scolaire, de l'ordre social... Mais n'est-ce pas réducteur au regard de l'enseignement et des apprentissages des contenus et au regard du caractère formateur (et potentiellement émancipateur) de certains savoirs ? Complémentairement, peut-on considérer de manière univoque que la scolarisation des savoirs est tendanciellement négative ?

ENTRETIEN N°2 [3]

8 Y.R. Dans le cadre de l'étude de la socialisation et des modes de socialisation, ne serait-il pas intéressant de préciser encore les différentes manières d'être au monde et à autrui ?

9 G.V. Je pourrais répondre longuement mais je vais essayer de le faire en mobilisant quelques exemples. Dans mon dernier ouvrage, Formes sociales et formes d'historicité[4], j'ai décrit différentes manières d'être au monde et d'être à autrui. Certaines sont empruntées à la littérature : Camus pour les jeunes d'Oran (ou d'Alger). Il décrit une manière persistante ou renaissante, qui renvoie à l'Antiquité méditerranéenne. Leur langage fait partie de cette manière (« Se taper un bain », comparer aux « mouettes » les jeunes filles prenant un bain de soleil sur les rochers...). La couverture de mon livre (« Les roulottes » de Van Gogh) évoque le refus de sédentarité des Gitans dont on essaie de scolariser les enfants sans détruire l'itinérance qui est au cœur de leur culture.

10 L'ethnologue analysant les différences entre cultures, entre peuples, entre tribus, passe son temps à étudier ces différentes manières. Le sociologue aussi : ruraux et urbains, bourgeois et ouvriers (cf. la belle analyse de Merleau-Ponty : « j'existe ouvrier » ou « j'existe bourgeois », et, en allant plus loin, « je suis un fermier ou un ouvrier agricole » à la fin de la Phénoménologie de la perception[5]). Soulignons : j'existe, et non pas je suis. Pas d'être social, déterminé par ses conditions de vie, comme le serait une chose. D'où l'importance de la temporalité, des formes d'historicité. Les manières d'être au monde et à autrui sont des manières d'être un être historique, de se rapporter au passé et à un avenir que l'on se donne. Ces différences de temporalités, visibles dans le langage, différencieraient des cultures, celles-là même que distingue l'ethnologue ou le sociologue. Faisons enfin une place à l'historien et au psychologue : il y a des situations historiques où des hommes, des femmes sont tentés de renoncer à exister, à se donner un avenir, à faire des projets. L'héroïne de la Storia d'Elsa Morante est proche de cette limite.

11 Enfin aux différentes manières d'être au monde et à autrui sont liées des formes de transmission. On peut analyser (l'a-t-on assez fait ?) les refus et révoltes de jeunes comme des résistances des cultures populaires à la forme scolaire. Cela va jusque dans le détail : songeons que ce qui est dicté en premier à l'écolier est... l'emploi du temps. Les résistances des élèves et des familles ont été très bien analysées comme telles (bien qu'elles soient souvent vécues comme inaptitudes) par Daniel Thin [6].

12 Pour « préciser encore » (mais on pourrait multiplier à l'infini) j'ai opposé dans la dernière partie de mon livre l'écolier et le vagabond. Historiquement (Ariès, Chartier) le premier succéda au second et au XIXe siècle le vagabond Jack London opposait un refus à tous les aspects de la civilisation (culture) industrielle et capitaliste [7].

13 B C Au sujet de la question des formes de rapports à l'avenir, est-ce que l'on ne peut pas établir une distinction entre avenir immédiat, par exemple ce qui va se passer dans quelques heures, et avenir à plus long terme en termes de projets ?

14 G.V. Oui et j'abonderai dans votre sens : il y a ceux qui sont contraints de vivre au jour le jour et qui construisent sur cette base une manière de vivre, ne voyant pas trop loin : pourvu qu'on mange demain on verra après, on fera des petits boulots...

15 B C Considérez-vous pertinente la distinction élaborée par les chercheurs du CERFEE[8] entre socialisation démocratique et socialisation républicaine ?[9] Est-ce que l'instruction publique n'aurait pas à voir avec la socialisation démocratique et la forme scolaire avec la socialisation républicaine ? Ce qui permettrait de structurer un modèle d'analyse des modes de socialisation et ensuite des modes de transmission ?

16 G.V. Je ne peux pas dire que je sois tout à fait d'accord avec Roger Monjo et surtout avec un certain nombre des membres de son équipe. Il y a eu un premier colloque qui a donné lieu à publication dans une des revues du CERFEE. Ce qu'il y a de bien avec les gens du CERFEE c'est qu'ils ne se cachent pas : ils publient ce qu'ils écrivent et donc je me réfère à ce colloque sur la socialisation démocratique dont les actes ont été publiés dans Les Cahiers du CERFEE en 1998. Roger Monjo a republié en 2002 un assez long article intitulé « L'éducation à la citoyenneté, socialisation républicaine ou socialisation démocratique » [10]. Je suis d'accord avec cet article, je n'ai pas de désaccord complet mais dans les colloques j'ai toujours eu l'impression que au fond eux non plus, et malgré la date, 1997-98, n'avaient pas saisi quelle était la spécificité de ma position sur ce que j'appelle la socialisation démocratique. C'est-à-dire ce que j'entendais par l'idée que tout groupement se socialise. Donc, malgré ou à cause de leur formation, ils reviennent à une conception durkheimienne de la socialisation au sens de la socialisation passive : c'est la société qui socialise l'individu et qui fait de l'individu un être social, lui impose ses valeurs, les valeurs du groupe en particulier, et de la société de manière plus générale.

17 En plus j'ai appris un peu tardivement qu'Yveline Fumat, qui est un membre de l'équipe, avait fait sa thèse sur les civilités [11]. J'ai écrit, avec beaucoup de peine, un article sur les civilités : cela m'intéressait parce que je voulais travailler de manière critique sur Elias. J'avais trouvé, je pense chez Chartier, une référence à l'un des rares auteurs qui, au XVIIe siècle, avait écrit sur les civilités, en faisant des règles de civilité non pas des règles que l'on impose aux individus, mais des règles qui sont fondées sur des raisons. Non plus enseigner les civilités en faisant apprendre et en imposant, parce que les règles de civilité chez les Frères des écoles chrétiennes c'était cela : on apprenait à lire dans la civilité, donc finalement on apprenait par cœur et puis on ne cherchait pas plus loin. C'était ce qu'il fallait faire. Or il y eut un auteur (L.-M. Henriquez) [12], à la période révolutionnaire, qui avait écrit un livre de civilités qui se présentait sous forme de dialogues entre un père et ses enfants. Ce père leur enseignait l'utilité de suivre certains usages et de respecter certaines règles : pourquoi faire comme cela plutôt qu'autrement. Il existait au fond deux manières d'enseigner la civilité, peut-être même deux civilités qui correspondaient à deux modes de transmission, et l'être éduqué, si l'on peut encore dire, est un être qui réfléchit, qui justifie et qui au besoin objecte. Si après discussion il n'est pas d'accord alors il peut contester. C'est ce qui m'a donné l'idée, dans Recherches sur la socialisation démocratique, de rechercher jusque dans le monde des soldats tout ce qui avait trait à la discipline, « la discipline faisant la force principale des armées », et j'avais eu le plaisir un jour de voir que finalement même le soldat pouvait contester : après coup, d'accord, mais il pouvait contester. C'est autour de cette réflexion que je me suis aperçu, en lisant la thèse de Yveline Fumat, que cela elle ne l'avait pas lu ou qu'elle l'avait oublié : donc la civilité c'était imposé, subi, et c'était cela le processus de socialisation ou de civilisation pour parler comme Elias. Donc il y a quand même des désaccords avec les membres du CERFEE et ensuite, dans les autres colloques, puisque je suis allé à d'autres colloques, y compris le colloque sur la discussion qu'ils ont eu le mérite d'organiser, il restait ce désaccord un peu tu, pas reconnu comme tel... Alors je suis presque d'accord avec vous pour dire que la socialisation républicaine, si on peut employer ce terme, il faut la mettre plutôt du côté de la forme scolaire. Mais alors c'est un peu ennuyeux parce que... je me demande s'il ne vaut pas mieux ne pas employer le terme « socialisation » dans ce cas parce que ce n'est pas dans ce sens-là que je le prends en général et surtout la socialisation républicaine n'est pas la socialisation démocratique au sens où je la définis. L'école de Jules Ferry a certes apporté une rupture, c'est indéniable, mais ce n'était quand même pas à nouveau l'école de la Révolution. Et ce qui le prouve c'est que les écoles normales de Jules Ferry n'étaient pas les écoles normales dont avait rêvées, et aux trois-quarts réalisées, la Révolution française. Comme toujours dans l'équipe de Jules Ferry, il faut distinguer. Si vous lisez le Nouveau dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson surtout dans la deuxième édition (Hachette, 1911), il y a des gens qui sont des protestants, et les protestants demandent non pas d'apprendre par cœur les textes sacrés mais de les méditer, de les réfléchir et, à la limite, le pasteur protestant, pour autant que je sache, ne fait pas réciter un catéchisme : il médite avec des fidèles ; c'est la méditation au sens de Descartes, la méditation métaphysique. Donc je serais assez d'accord avec vous, mais je me demande s'il ne vaudrait pas mieux, car sinon ce sont à nouveau des confusions, parler de l'école de la Troisième République, par exemple, donc de l'institution républicaine et pas de socialisation républicaine.

18 B.C. Il faut toujours rapporter le concept de socialisation à sa définition. Dans l'expression « socialisation républicaine », le mot socialisation est défini à partir des notions d'extériorité et de contrainte : la socialisation est subie. La socialisation désigne ici le procès par lequel un individu est contraint d'agir et de penser en conformité avec la communauté qui l'accueille : il s'agit d'une socialisation moralisatrice. Alors que dans l'expression « socialisation démocratique », le mot socialisation doit être entendu comme processus sans cesse renouvelé de manières d'être ensemble et d'être au monde. L'individu se socialise dans des formes sociales non préalablement constituées mais qui s'élaborent à partir du déjà-là. Il est sollicité par un ensemble d'événements auxquels il peut ou non donner un sens et qu'il peut éventuellement saisir en les infléchissant de manière à se construire un avenir. La socialisation est, ici, recherche tâtonnante de sens. Donc il n'est sans doute guère pertinent d'évoquer ensemble les deux concepts, socialisation républicaine et socialisation démocratique, dans la mesure où le mot même de socialisation ne peut pas être pris dans le même sens.

19 G.V. Oui et inversement, on peut passer à côté du sens fort de l'expression socialisation démocratique en oubliant ce qu'en a dit Claude Lefort par exemple et en faisant comme si l'éducation civique était une socialisation démocratique lorsqu'elle consiste à apprendre par cœur la Déclaration des Droits de l'Homme et à observer les devoirs du bon républicain. J'ai lu pas mal de livres d'instruction civique. À l'intérieur, il n'y a rien, pas même un atome de socialisation démocratique. C'est : « Qu’est-ce qu'un bon républicain ? C'est un individu qui fait ses devoirs de bon républicain, c'est-à-dire qu'il va voter, et qui vote pour ceux pour lesquels il faut voter, c'est-à-dire pour les gens instruits qui pourront voter les lois à sa place parce qu'eux ils ont le savoir alors que nous, qui devons nous contenter de déposer un bulletin, nous ne l'avons pas. »

20 B.C. Donc on peut difficilement élaborer un modèle théorique qui articulerait modes de transmission et modes de socialisation : forme scolaire et socialisation républicaine d'une part, forme instruction publique et socialisation démocratique d'autre part. Ce n'est pas possible précisément parce que le mot socialisation n'a pas le même sens dans ces deux expressions. Est-ce qu'il ne nous manque pas un concept à associer à celui de forme scolaire ? Par ailleurs, est-ce qu'un facteur de malentendus dans l'usage du concept de forme scolaire ne viendrait pas du fait que, fréquemment, à l'école, il y aurait un mixte entre forme scolaire et forme instruction publique. Par exemple, dans la vie quotidienne d'une classe, on peut parfois trouver des moments où le modèle de l'instruction publique est mobilisé (démarche de questionnement en sciences, situations-problèmes en mathématiques...) et d'autres moments où c'est le modèle de la forme scolaire qui est mobilisé (exercices décontextualisés et répétitifs en grammaire...).

21 G.V. Qu’est-ce qui nous empêche d'ajouter un adjectif au mot socialisation ? D'ailleurs aujourd'hui il y a beaucoup de travaux sur le thème république et démocratie. Il faut qu'un modèle conceptuel soit cohérent. Chaque concept a sa définition et depuis que j'ai travaillé sur les textes de Weber, notamment sur Confucianisme et taoïsme, j'insiste sur le fait qu'un type est pur parce que c'est une construction abstraite. C'est par référence à ce type pur qu'on comprend ce qui est mixte dans la réalité. Il ne faut pas chercher un mixte entre forme scolaire et forme instruction publique mais il faut chercher, dans une institution donnée, ce qui relève de manière un peu contradictoire de la forme scolaire et de la forme instruction publique. Bien sûr qu'il y a des choses qui relèvent de ces deux types : l'école publique a toujours dû tenir compte des élèves « pas très bons » qu'elle contraignait à apprendre par cœur et à faire des exercices-type, etc. pour qu'ils réussissent le certificat d'études. Les parents ne voyaient que cette finalité, donc les instituteurs faisaient apprendre par cœur des leçons aux élèves, leur imposaient des exercices d'arithmétique et de grammaire. Donc on construit une typologie, en référence à Weber, de types opposés, à la limite définis l'un par rapport à l'autre et à la rigueur un type intermédiaire, non pas en ce sens qu'il serait un mixte ou un mélange mais plutôt en ce sens qu'il n'est ni l'un ni l'autre. Si on prend les types d'éducation, il y a deux opposés. Le premier type consiste à éveiller le charisme, la grâce, etc., et la finalité de ce type nous permet d'en comprendre les méthodes parce qu'un « don », on ne peut pas faire autre chose que l'éveiller. Le type opposé, c'est la formation du spécialiste. Alors Weber nous dit lui-même : dans la réalité les spécialistes peuvent avoir besoin d'un certain nombre de « dons ». Donc dans la réalité il y a des mixtes, mais ce n'est pas tout à fait l'intermédiaire : l'intermédiaire c'est ce qu'il appelle la pédagogie de la culture, plus exactement la pédagogie de la « cultivation » : cultiver un élève ou faire en sorte qu'il se cultive avec des textes, etc. : il doit y avoir 5-6 pages dans Confucianisme et taoïsme sur cette question.

22 Et là, y compris Passeron, on a été tellement influencé par la typologie weberienne de l'autorité, elle-même confondue avec une typologie du pouvoir, alors que Weber refuse le concept de pouvoir, qu'on a appliqué purement et simplement la typologie de l'autorité à la typologie de l'éducation, ce que Weber refusait explicitement.

23 Ce que j'essaie de faire, c'est de construire des types purs. C'est en rapportant des institutions de différents pays, de différentes époques à ces types que l'on peut démêler et « comprendre » la réalité. Est-ce qu'on peut couvrir tout le champ ? Je ne sais pas. Peut-être pas si on prend le terme éducation. Si on prend le terme transmission c'est quand même plus facile de couvrir tout le champ historique et social. Mais enfin pour la période qui modestement m'intéresse, c'est-à-dire en gros du Moyen-Âge à nos jours, cela suffit.

24 Y.R. Ne peut-on penser qu'un des problèmes fondamentaux attachés au concept de forme scolaire (et qui peut rendre compte aussi bien de certaines de ses variations que de certains malentendus qu'il a suscités) est son caractère duel ? On pourrait peut-être considérer qu'il agglomère deux concepts. Ainsi, d'un côté, il permettrait d'éclairer comment, sur plusieurs siècles, dans nos sociétés, l'école va prendre de plus en plus d'importance et s'imposer, en quelque sorte, comme une forme de transmission fondamentale. De ce point de vue, la constitution d'un espace spatio-temporel distinct, d'un sujet spécifique (l'écolier), la prédominance d'un mode d'apprentissage dissociant savoirs et faire, les découpages en disciplines et en cursus, l'imposition d'une discipline sont fondamentales. Et, d'un autre côté (à un autre niveau ?), il traiterait des formes de l'enseignement, des apprentissages et de leurs relations (en fait, des variations du pédagogique) en permettant de distinguer deux grandes modalités de fonctionnement (forme scolaire vs instruction publique) qui subsumeraient, au moins tendanciellement, l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogies dites alternatives.

25 G.V. Je pense avoir déjà un peu répondu à cette question mais je peux essayer de distinguer un plus grand nombre d'objections que celles que j'ai pu faire incidemment tout à l'heure. Comme je vous le disais, il me paraît difficile de parler ainsi parce que si le concept de forme scolaire est bien un concept, il a l'unité d'une forme. N'importe quelle Gestalt a des aspects, des caractères différents par lesquels on la décrit en la définissant. Par exemple dans l'article paru dans la revue canadienne, je suis parti d'une description simple et rapide et puis j'ai approfondi les différentes caractéristiques de la forme scolaire. C'est bien ce que vous faites quand vous évoquez l'espace distinct, le sujet social spécifique et au fond façonné pour cet usage, comment la forme scolaire produit un « écolier ». Mais à la fin de votre question, vous parlez d'un « autre côté » qui subsumerait l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogie alternative. Alors un autre côté qui subsumerait ce concept qui déjà a une unité, j'avoue que je ne vois pas bien... Par contre j'ai retrouvé des choses que j'avais plus ou moins dites il y a longtemps sur la pédagogie traditionnelle et sur les pédagogies nouvelles, actives. C'est sur ces points que j'ai essayé de construire ma réponse en pensant que peut-être cela pourrait rejoindre votre préoccupation concernant cette opposition. Donc il y a plusieurs objections que l'on peut faire à une dualité du concept de forme scolaire. C'est d'abord celle que je faisais, c'est-à-dire qu'il y a deux types opposés et à la rigueur un type intermédiaire mais on ne peut pas dire que le concept de forme scolaire agglomère deux concepts ou alors ce n'est plus un concept. Par contre, l'opposition entre forme scolaire et instruction publique est une vraie opposition entre deux concepts : on peut certes les trouver plus ou moins mixés dans des réalités institutionnelles ici ou là et à différentes époques. L'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogies alternatives, elle aussi, s'est construite historiquement comme étant l'opposition d'un ensemble de pratiques considérées comme traditionnelles au sens courant du terme, c'est-à-dire ce qui se fait, ce qu'on faisait autrefois, ce qu'on a toujours fait, à la limite ce qu'il est bon de faire, ce que font les bons pédagogues. Si on veut faire autre chose, c'est contre cela, c'est contre les caractéristiques de cela que l'on va définir cette autre chose, c'est-à-dire cet autre ensemble de pratiques et d'idéologies. C'est ce qui justifie que l'on parle de pédagogies alternatives. Pourquoi ne dit-on pas pédagogies nouvelles, pédagogies actives ? C'est sur ce point que j'ai consulté l'Encyclopédie pratique de l'éducation et je me suis aperçu qu'on n'y parle pas de pédagogies alternatives ; il est question de pédagogies nouvelles justement par opposition au traditionnel, mais aussi pour bâtir un concept : pédagogies actives. Pourquoi ? Parce qu'au lieu de soumettre l'élève, de lui faire apprendre, on va laisser pour ainsi dire libre cours à tout ce qui, chez l'enfant, est curiosité, avidité de savoir. Donc ce sera l'activité de l'intelligence, mais ce sera aussi, voir le passage dans un long article de Piaget [13], la pédagogie de groupe comme s'opposant à la contrainte par l'adulte. C'est le groupe des enfants qui se donne ses règles de fonctionnement pour pouvoir bien vivre, ne pas se battre... Piaget et ses collaborateurs avaient pensé tout cela ; ils avaient essayé de le réaliser à la « maison des petits » à Genève en faisant appel aussi à toute une série de pédagogues qu'ils connaissaient bien, c'est-à-dire un certain nombre d'américains dont Dewey, et puis Montessori, Freinet, etc. Donc on pourrait penser que, dans cette encyclopédie, on met dans les mêmes catégories, pédagogies actives ou pédagogies nouvelles, tous ces gens qui présentent tout de même un certain nombre de différences. Oui bien sûr car en effet il y a des traits qui les rapprochent, notamment ils font appel à l'activité. L'intelligence de l'enfant se développera pour autant que l'on fera appel à elle. Du même coup cette pédagogie dite active ou nouvelle par rapport à la traditionnelle, se caractérise par l'appel qu'elle fait à des savoirs qui sont en train de se développer, en particulier la psychologie de l'enfant, la sociologie à un moindre titre parce que Durkheim et la pédagogie active cela ne va pas bien ensemble, même si Durkheim ne les avait pas directement attaquées. Mais il avait dû les attaquer contre justement le caractère plus ou moins spontanéiste de certaines pédagogies dites nouvelles. Ce qui caractérise ces pédagogies, malgré une certaine diversité de leurs pratiques, parce qu'on peut quand même y trouver une unité, c'est qu'elles s'appuient toutes sur des sciences en plein développement et en particulier la psychologie de l'enfant. Piaget est tout heureux de cette émergence et d'autre part, certains pédagogues ont fait appel aux développements de certains aspects de cette psychologie.

26 Alors du même coup on prend conscience que la pédagogie traditionnelle était quasiment dépourvue de philosophies qui l'auraient fondée et justifiée. Ce qui m'avait frappé, c'était un livre de Ch. Charrier intitulé Pédagogie vécue[14], pédagogie vécue et donc surtout pas pensée. Il s'agissait de recettes traditionnelles empruntées aux meilleurs éducateurs que Charrier (inspecteur) avait rencontrés, qu'il citait, des inspecteurs qui avaient donné des instructions aux instituteurs sur le thème « quelles sont les meilleures manières de faire ». Mais sans autre justification que celles relatives aux objectifs à atteindre. On chercherait vainement des penseurs qui ont essayé de définir et de justifier des pratiques, des techniques par des conceptions plus ou moins élaborées soit de la nature humaine, soit de la spontanéité, soit de la sensibilité, encore plus rarement de l'intelligence. Donc pour dépasser ce niveau traditionnaliste, il faut aller jusqu’à Piaget ou alors, et là aussi l'exemple m'a bien servi, à Merleau-Ponty qui avait été chargé de faire le cours à la Sorbonne qu'avait fait Durkheim aux futurs enseignants non pas du primaire mais du secondaire puisqu'ils étaient agrégés ou du supérieur. Merleau-Ponty s'appuie sur Piaget et sur Wallon tout en les critiquant. Cela nous intéresse parce qu'il y avait des différences de pensée et d'idéologie entre Piaget et Wallon. Cet ouvrage avait été publié dans la petite collection des Cours de la Sorbonne et a été repris dans deux volumes qui s'appellent Parcours unet Parcours deux aux éditions Verdier. Merleau-Ponty était davantage intéressé par la question du développement de l'enfant, de la perception de l'enfant, de la causalité chez l'enfant que par les questions de pédagogie. On dispose donc de ces deux exemples, Piaget et Merleau-Ponty, mais on peut aussi remonter jusqu’à Condorcet. Il faudrait quand même se souvenir que Condorcet avait écrit un traité qui reprenait le programme d'un enseignement qu'il considérait comme devant être unique et dans lequel il se demandait comment et si il fallait enseigner matière par matière notamment l'arithmétique. Dernière chose que j'ai trouvée chez Merleau-Ponty, l'idée réaffirmée de ne plus séparer les différentes sciences de l'homme : psychologie, histoire, psychanalyse et ne plus les séparer de la philosophie telle qu'il l'entendait, c'est-à-dire une phénoménologie elle-même définie par le retour au monde vécu. Quand on dit sciences de l'éducation, je crains toujours que l'on veuille rétablir les frontières, les coupures, les luttes que j'ai vécues à la faculté des lettres et des sciences humaines de Lyon entre les psychologues, les psycho-sociologues et les sociologues, la lutte des psycho-sociologues contre les sociologues avec des arrière-plans idéologiques non avoués. Si vous consultez le tome 15 de l'Encyclopédie pratique de l'éducation en France vous verrez que lorsqu'il est question de la formation morale de l'enfant, Piaget oppose la contrainte adulte qu'il rejette à la coopération entre enfants et, à ce propos, il emploie le terme de socialisation. Piaget ne parle pas de socialisation démocratique, tout au moins dans ce texte, mais il y a une opposition entre socialisation par la contrainte de l'adulte et socialisation qu'effectuent les enfants dans et par leurs interactions.

27 Y.R. Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec vous mais... je vais y réfléchir.

28 B.C. Vous semble-t-il possible - avec ou sans problèmes - d'utiliser les concepts de forme scolaire et d'instruction publique dans le cadre d'autres institutions et/ou d'autres activités (activités périscolaires, conservatoires, clubs sportifs...) ?

29 G.V. Oui bien sûr ne serait-ce que parce que beaucoup d'institutions périscolaires étaient dépendantes de l'école. Au sujet du sport, voyez les travaux de Jean Camy en particulier ceux qu'il a publiés dans le cadre du GRS.

30 Y.R. Dans le cadre de votre approche, les disciplines sont tendanciellement réduites à des adjuvants contribuant à l'élaboration de la discipline, de l'ordre scolaire, de l'ordre social... Mais n'est-ce pas réducteur au regard de l'enseignement et des apprentissages des contenus et au regard du caractère formateur (et potentiellement émancipateur) de certains savoirs ? Complémentairement, peut-on considérer de manière univoque que la scolarisation des savoirs est tendanciellement négative ?

31 G.V. Premier point : il y a eu un moment, et cela a pu coïncider avec l'époque de ma thèse, où la référence à Foucault était massive et où tout était discipline : l'armée, la prison, les châtiments, la lecture, l'écriture... C'était tentant de voir les liens étroits qui pouvaient exister entre les apprentissages des savoirs et des savoir-faire et puis d'autre part ce qu'on appelle couramment la discipline. Ensuite cela s'est compliqué parce qu'il y a eu des chercheurs, comme Chervel, qui ont précisé un certain nombre de choses, justement sur les disciplines. Foucault s'est bien aperçu qu'il papillonnait quelque peu : sur la sexualité, il a changé au moins trois fois de théories ou d'approches. La première fois que j'ai découvert Foucault, c'est quand Deleuze, qui était assistant à la faculté de Lyon, l'a fait venir à la société lyonnaise de philosophie : c'était au moment de Surveiller et punir[15]. Je ne crois pas avoir dit que les disciplines étaient réduites à des adjuvants contribuant à l'élaboration de la discipline, c'est-à-dire de l'ordre scolaire, c'est-à-dire de l'ordre social. Ou alors je généraliserai la proposition, et c'est peut-être ce que vous faites dans la deuxième partie, en disant que les manières d'enseigner et d'apprendre qui sont différentes et qui tendanciellement s'organisent autour de l'opposition entre forme scolaire et forme instruction publique, ont parfois pour finalité explicite d'obtenir un autre ordre social ; voir l'exemple de la Révolution française qui malheureusement a été vite enterré. Non seulement de contribuer à un autre ordre mais constituer un ordre fondé sur la discussion. Lorsqu'il y a eu le colloque à Montpellier sur la discussion [16], j'en ai profité pour réunir des textes où différents auteurs, depuis le Platon de La République jusqu’à l'époque révolutionnaire et à Condorcet, ont établi un lien étroit entre enseigner et discuter dans la rue : après tout c'est Platon qui a écrit les dialogues socratiques. Historiquement on part de Platon, après il y a les exemples révolutionnaires, tout à l'heure je parlais de la civilité, le rôle du dialogue et de la discussion et cela va jusqu’à Claude Lefort puisque sa définition de la socialisation démocratique est axée là-dessus, à savoir la discussion et la remise en cause incessante du présent qui empêche aussi bien le fascisme que l'enfermement dans le conservatisme étroit. Lefort fait observer à juste titre qu'en prétendant définir et imposer la figure de « l'homme nouveau », le fascisme mettait fin à l'histoire. L'ordre nouveau c'est nous ; les autres, au sens fort du terme, il faut les tuer, ceux qui ne veulent pas se ranger ; les résistants, il faut les tuer, etc. À l'opposé, la remise en cause de toute proposition d'avenir faisait partie des principes de fonctionnement de la Révolution. Les décisions des assemblées sont prises après discussion et peuvent toujours être remises en cause. C'est cela la socialisation démocratique qui, du coup, est toujours en train de se faire, de se défaire, et de se refaire autrement : ne jamais refuser le « autrement ». À votre question, je réponds : tout dépend de la manière dont est enseigné un savoir ; la scolarisation des savoirs est tendanciellement négative parce qu'on enferme dans des formules apprises par cœur. C'est dans les manuels, donc c'est vrai. C'est contraire à l'esprit scientifique, Bachelard l'avait bien montré. C'est contraire à la démarche même de la science et la science doit être enseignée comme une science, c'est-à-dire comme quelque chose qui est sans arrêt remis en question. Dans le domaine scientifique, il y a la recherche incessante d'un accord. Dans le domaine politique, c'est la même démarche. Et de ce point de vue, il y a eu une grande régression qui a été, au XVIIIe siècle, celle du rationalisme au positivisme. Or l'école de Jules Ferry était une école positiviste. C'est pour cela qu'elle ressemble, de manière ennuyeuse, aux écoles qui sont sur le modèle de la forme scolaire.

32 Y.R. Je ne suis pas sûr d'être d'accord mais j'entends bien la cohérence avec la position que vous développez à la question 4[17]. Mais du coup, et pour les mêmes raisons, je ne suis pas sûr d'être d'accord avec vous. J'ai peut-être un désaccord, une fois que j'ai enregistré que vos travaux m'avaient permis de progresser et d'avancer, sur l'agglomération entre forme scolaire et type(s) de pédagogie. Il me semble que là, le concept perd pour une part ses vertus heuristiques. C'est ma lecture ou ma manière de faire fonctionner, ou de trahir, ce que vous faites, que de considérer que l'on a l'élaboration d'une forme de transmission qui est la forme scolaire et qui peut plus ou moins admettre différents types de pédagogie. Tendanciellement, et je vous rejoindrai, ce qu'on appelle pédagogie traditionnelle ou ce que vous appelez forme scolaire dans le deuxième sens, est le plus congruent mais, pour moi, à l'intérieur de cette forme scolaire, de cette forme de transmission, il peut y avoir des pédagogies alternatives mais qui ne peuvent être que marginales dans ce cadre-là. Ce qui explique aussi leur marginalité. Mais je conçois que ce soit une manière de vous trahir puisque pour vous c'est absolument lié. C'est un premier espace de désaccord ou de discussion. Un deuxième espace de discussion serait que, pour moi, les disciplines peuvent avoir un pouvoir formateur, émancipateur, y compris telles qu'elles fonctionnent à l'école et y compris les savoirs tels qu'ils sont scolarisés. Parce que cela ouvre la voie à des appropriations qui, autrement, ne seraient peut-être pas réalisées et parce que cela ouvre la porte à des manières différentes de voir. Et cela quel que soit le milieu d'origine de l'élève. Parce que vous aviez souligné un point très intéressant qui m'avait beaucoup fait réfléchir, je crois que c'était dans L'éducation prisonnière de la forme scolaire, où vous insistiez sur le fait que la forme scolaire s'imposait à tous, et vous aviez fait une incise, si mes souvenirs sont exacts, y compris donc aux enfants de l'aristocratie. C'était intéressant parce qu'en général, on ne le disait que par rapport aux enfants du peuple. Et je trouvais que c'était intéressant notamment parce que cela permettait d'articuler cela avec le fait qu'un des intérêts des disciplines, qui ont aussi leurs limites, c'est de construire des manières différentes de voir le monde. Et donc à la fois de pouvoir échapper aux doxa, de pouvoir être souple en sachant qu'il y a toujours d'autres manières de construire le monde, ce qui à mon avis est quelque chose de prodigieusement formateur.

33 G.V. Et pourtant, il y a quand même la standardisation, le privilège de l'écrit, la hiérarchie entre intellectuel et manuel, entre les différentes manières de voir le monde...

34 Y.R. Oui mais... Je garde de mon attachement au marxisme la conviction qu'une des catégories les plus heuristiques, qui permet le mieux de penser, c'est la catégorie de contradiction qui est à l’œuvre partout et donc j'essaie de voir comment fonctionnent les contradictions et les effets différents qu'elles peuvent engendrer. Ce qui peut expliquer en partie des modes d'appropriation différents quelle que soit la standardisation. Peut-être que de ce point de vue-là, on ne peut pas raisonner de manière identique pour tous les types de savoirs. Parce qu'ils n'entrent pas tous au même moment à l'école, ils n'entrent pas tous au même niveau, dans les mêmes filières, pas tous de la même façon. Ils ne se prê-prêtent pas tous de la même manière à la standardisation scolaire. C'est par exemple un des problèmes qu'il y avait eu après les guerres avec l'éducation à la natalité qui pose un problème assez singulier. Qu’est-ce qu'on peut faire de cela ? Je généraliserais peut-être un tout petit peu moins que vous et puis il y a aussi autre chose. Historiquement, et dans nombre de pays, au-delà des effets d'assujettissement, la forme scolaire a aussi ouvert des portes, des horizons, à nombre d'enfants qui étaient dans la misère. Et c'est pour cela aussi que nombre de régimes dictatoriaux la combattent.

35 G.V. Sur le caractère émancipateur, sinon de l'école, du moins des savoirs, ou de certaines manières de transmettre, je crois qu'il ne faut pas aller trop vite et je suis peut-être allé trop vite... Mais vous avez raison : une dictature commence en brûlant les livres.

36 Y.R. C'est une discussion. Parce que je voudrais insister sur une chose. C'est que votre lecture m'a aidé à penser et c'est ce qui est important. Cela me fait penser au livre que Bouveresse a écrit sur Bourdieu[18]. C'est un très beau livre où Bouveresse dit à peu près (je cite de mémoire) : j'ai pu avoir des tas de désaccords avec Bourdieu mais toujours il m'a fait penser[19].

37 G.V. Et ce qu'il y a de plus fort, en ce qui me concerne, c'est que je suis parti non pas d'une position de pourfendeur de l'école laïque, de la forme scolaire, mais de l'inverse...

38 Y.R. Mais dans le livre issu de votre thèse, il y a un passage sur les variantes de la forme scolaire et, à mon avis, cela fonctionne parce qu'il y a les deux niveaux. Parce qu'il y a le niveau forme scolaire comme forme de transmission et à l'intérieur il peut y avoir différentes formes pédagogiques et donc quelque part je dirais que je suis fidèle à cette première formalisation qui a été la vôtre.

39 G.V. Alors je comprends mieux votre question.

40 Y.R. Peut-être aurais-je dû le préciser. Mais on va réfléchir : c'est cela qui est intéressant.

Notes

  • [1]
    Guy Vincent est professeur honoraire de sociologie de l'université Lumière - Lyon 2, fondateur du GRS (Groupe de Recherche sur la Socialisation).
  • [2]
    Bernard Courtebras et Yves Reuter sont respectivement maître de conférences et professeur de sciences de l'éducation à l'université Charles de Gaulle - Lille 3, et membres de l'équipe Théodile CIREL (ÉA 4354).
  • [3]
    Revu en novembre 2010 et en février-mars 2011.
  • [4]
    Vincent Guy (2010) Formes sociales et formes d'historicité, Paris, éditions Publibook.
  • [5]
    Merleau-Ponty Maurice (1945) Phénoménologie de la perception, Paris, éditions Gallimard, p. 50 et sq.
  • [6]
    Thin Daniel (1998) Quartiers populaires l'école et les familles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon Thin Daniel, Millet Mathias (2005) Ruptures scolaires L'école a l'épreuve de la question sociale, Paris, Presse Universitaires de France
  • [7]
    London Jack (2001) La Route, les vagabonds du rail, Paris, Phebus
  • [8]
    Centre de Recherches sur la Formation, l'Éducation et l'Enseignement - Université Montpellier 3
  • [9]
    Socialisation républicaine et socialisation démocratique Considérations epistémologiques, dans Les Cahiers du CERFEE, n° 15, Vers une socialisation démocratique, Publications de l'Université Paul Valéry-Montpellier 3, 1998 L'éducation a la citoyenneté : actualité ou modernité, dans Les Cahiers du CERFEE, n°18, L'éducation à la citoyenneté, Publications de l'Université Paul Valéry - Montpellier 3, 2002.
  • [10]
    Monjo Roger (2002) L'éducation à la citoyenneté, socialisation républicaine ou socialisation démocratique,
    http://recherche.univ-montp3.fr/cerfee/article.php3?id_article=204 (consulté le 24 mars 2012).
  • [11]
    Fumat Yveline (1984) Travail Propriété Pouvoir L'idéologie des manuels de morale et Instruction civique des débuts de la Troisième République, Thèse d'état, Paris Sorbonne.
  • [12]
    Vincent Guy (2004) Recherches sur la socialisation démocratique, op cit p. 100.
  • [13]
    Piaget Jean (1935-1966). « Éducation et instruction », 2e partie, section A, chapitre 2, tome 15, Encyclopédie pratique de l'éducation en France
  • [14]
    Charrier Charles (1938). Pédagogie vécue. Cours complet et pratique. Préface de Ferdinand Buisson. Paris, Librairie classique Fernand Nathan. Dans les mêmes collections, on trouve des manuels offrant aux élèves du secondaire des « modèles » d'explication littéraire. L'élève n'a plus qu’à imiter, copier des modèles.
  • [15]
    Foucault Michel (1975) Surveiller et punir, Paris, éditions Gallimard
  • [16]
    La discussion dans l'enseignement et la formation, Les Cahiers du CERFEE, n° 19, Publications de l'Université Paul Valéry-Montpellier 3, 2003.
  • [17]
    Rappel de la question : Ne peut-on considérer qu'un des problèmes fondamentaux attachés au concept de forme scolaire (et qui peut rendre compte aussi bien de certaines de ses variations que de certains malentendus qu'il a suscités) est son caractère duel ? On pourrait peut-être considérer qu'il agglomère deux concepts. Ainsi, d'un côté, il permettrait d'éclairer comment, sur plusieurs siècles, dans « nos » sociétés, l'école va prendre de plus en plus d'importance et s'imposer, en quelque sorte, comme une forme de transmission fondamentale. De ce point de vue, la constitution d'un espace spatio-temporel distinct, d'un sujet spécifique (l'écolier), la prédominance d'un mode d'apprentissage dissociant savoirs et faire, les découpages en disciplines et en cursus, l'imposition d'une discipline... sont fondamentales. Et, d'un autre côté (à un autre niveau ?), il traiterait des formes de l'enseignement, des apprentissages et de leurs relations (en fait, des variations du pédagogique) en permettant de distinguer deux grandes modalités de fonctionnement (forme scolaire vs instruction publique) qui subsumeraient, au moins tendanciellement, l'opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogies dites alternatives.
  • [18]
    Bouveresse Jacques (2003) Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone.
  • [19]
    Le passage auquel il est fait référence dit en fait : » Quand on me demande ce que j'ai appris en lisant Bourdieu et pourquoi j'ai envers lui une dette aussi importante [...], je suis tenté de répondre qu'il m'a obligé justement non pas à penser comme lui, car, sur bien des questions, j'ai toujours pensé et continue à penser d'une autre façon que lui, mais à penser davantage par moi-même, autrement dit à penser plus librement. »
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