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Article de revue

Les savoirs didactiques d’enseignants de langue novices à l’épreuve du tutorat en ligne

Pages 71 à 87

Notes

  • [1]
    L’article 8 de l’arrêté du 27 août 2013 fixant le cadre national des formations dispensées au sein des masters MEEF impose pour ces masters « un enseignement visant la maîtrise d’au moins une langue étrangère en référence au niveau B2 du cadre européen commun de référence pour les langues. Cet enseignement est sanctionné par l’attribution de crédits. Ces crédits ne peuvent être obtenus par compensation ». Le niveau B2 du CECRL, aussi appelé « avancé » ou « indépendant », suppose en compréhension orale de « comprendre le contenu essentiel de sujets concrets ou abstraits dans un texte complexe, y compris une discussion technique dans sa spécialité » (CECRL : 25).
  • [2]
    Nous caractérisons ces représentations à partir de leurs réponses écrites sur une fiche, juste avant leur entrée en fonction début septembre, aux questions « Etre professeur c’est… » et « Enseigner l’anglais c’est… ».

1Les dispositifs de formation en ligne pour l’enseignement des langues se sont multipliés ces dernières années, dans l’enseignement supérieur surtout (Nissen, 2019). Dans notre cadre universitaire, nous avons décidé de mettre en place des classes virtuelles pour soutenir des étudiants de master MEEF 1er degré (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) ayant des difficultés en compréhension de l’oral en anglais. En fin de semestre 1, ces étudiants qui se destinent à être professeurs des écoles, doivent en effet réussir un examen comportant une épreuve de compréhension orale avancée [1]. Nous avons proposé à d’autres étudiants, en MEEF anglais 2ème année, de tutorer et accompagner ces étudiants en difficulté, sous forme de classe virtuelle. On sait que le dispositif en ligne peut modifier le rapport de l’enseignant à son action didactique (Guichon, 2017). Ferone & Lavenka (2015) notent aussi des modifications de rapport enseignant-enseigné dans ce dispositif. Nous avons donc voulu savoir comment les tuteurs accompagnateurs avaient mené leurs classes dans ce dispositif à distance et ce qui pouvait expliquer leur agir, ainsi que l’impact que cette modalité de tutorat en ligne avait pu avoir sur leurs savoirs didactiques en construction.

Cadre théorique

Logiques d’action

2Selon Marsollier (2014, p. 33), les actions des enseignants suivent différentes logiques qui permettent de caractériser leur enseignement. Certains agissent selon une « logique de programmation » : l’enseignant est centré sur sa progression didactique, il peut avoir tendance à s’occuper des meilleurs élèves, car ils lui permettent d’avancer. D’autres fonctionnent selon une « logique d’efficacité didactique » : l’enseignant recherche une démarche didactique qui permette aux élèves de surmonter les obstacles et d’accéder aux connaissances et compétences visées. D’autres enseignants suivent une « logique d’aide » : le professeur porte une attention particulière à chacun et essaie de trouver des modalités de remédiation personnalisée. Enfin, certains enseignants peuvent parfois agir selon une « logique de confort personnel » en cherchant à limiter le coût personnel des actions entreprises.

3Pour Piot (1997), les logiques et actions d’enseignants peuvent aussi être comprises en regardant le profil dominant dans lequel s’inscrit le professeur. Il distingue cinq modèles d’enseignant : le « planificateur », qui cherche à orienter le comportement et est globalement dans une logique de programmation. « L’animateur » est plutôt centré sur les interactions sociales. Le « transmetteur de savoir » est centré sur le traitement de l’information, il agira dans une logique d’efficacité didactique. Le « médiateur » s’intéresse plus à la réussite de l’apprenant et cherchera donc à aider celui-ci, tandis que la « personne ressource » s’intéresse surtout au développement de la personnalité de l’élève et cherchera donc davantage à le rendre autonome plus qu’à lui apporter de l’aide. Chez les enseignants débutants, Piot constate que les profils les plus fréquents sont ceux de médiateur et transmetteur de savoir.

4Bien entendu, les enseignants agissent rarement en fonction d’une seule logique, mais certaines catégories peuvent être dominantes, à certains moments du moins.

Construction de savoirs didactiques chez les enseignants débutants et dans l’enseignement en ligne

5Les enseignants débutants vivent des tensions entre les connaissances acquises en formation, leur action imaginée en classe, et les connaissances construites lors de leur action en classe ; ces tensions les amènent à générer une « dynamique d’adaptation » (Ria et al., 2004, p. 550) dans laquelle ils construisent de nouveaux savoirs didactiques.

6Dans un dispositif à distance, on peut supposer que ces tensions seront plus fortes encore. La situation d’enseignement en ligne suppose en effet des compétences complexes et différentes de la salle de classe comme le montre l’ouvrage dirigé par Guichon & Tellier (2017) : que ce soit pour construire une présence en ligne, gérer sa posture, ou faire face aux imprévus techniques.

7Vignes (2019) rapporte que la classe virtuelle a un effet déstabilisant pour les enseignants de langue, la communication étant asymétrique. Son étude montre aussi qu’une fois passé le temps de la déstabilisation, les animateurs ont développé des stratégies d’ajustement pour rétablir la communication. Ils ont également utilisé d’autres outils permettant de contourner l’enseignement magistral qui leur apparaissait comme un problème.

Méthodologie

Éléments de contexte

845 étudiants de master MEEF 1ère année se sont portés volontaires et ont été sélectionnés en raison de leur faible niveau en anglais. Dix tuteurs appartenant à deux groupes de master MEEF anglais se sont de leur côté portés volontaires pour tutorer ces étudiants, chacun ayant ainsi un groupe de quatre à cinq étudiants attribués, pour 4 à 5 séances qui devaient se tenir entre mi-octobre et fin décembre. Les étudiants en MEEF anglais étaient des professeurs d’anglais débutants qui venaient de réussir le CAPES (Concours d’Aptitude Pédagogique à l’Enseignement Secondaire), stagiaires en alternance entre leur collège ou lycée, et poursuivant leur formation didactique et pédagogique à l’INSPE (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation). Une séance d’une heure environ a été proposée aux tuteurs sur le logiciel de classe virtuelle utilisé (Classilio), quelques explications leur ont été données sur le public qu’ils allaient tutorer. Les étudiants de part et d’autre ne se connaissaient pas, chaque tuteur avait la charge de contacter ses étudiants pour fixer le calendrier. Le contenu des classes virtuelles a été vu avec les tuteurs (cibler un entraînement à la compréhension de l’oral), des documents audio et vidéo leur étaient proposés, mais ils étaient libres de mener ces classes à leur convenance.

9Les données rapportées ici ont pu être recueillies de manière suffisamment fiable sur un seul groupe de cinq tutrices, qui ont été retenues en raison de leurs profils hétérogènes.

Tableau 1 : profil des 5 tutrices [2]

Tutrice :Age :Parcours antérieurProfesseure stagiaire enReprésentations sur le métier
T122 ansEtudiante master MEEF 1ère annéeCollègeTransmettre, faire apprendre
T227 ansEtudiante master MEEF 1ère annéeLycéeEtre compréhensif, poursuivre sa formation d’angliciste
T322 ansEtudiante master MEEF 1ère annéeLycéePartager des connaissances, former les adultes de demain
T445 ansAutre (Enseignante en école primaire pendant 20 ans)CollègeEnseigner, former, éduquer, enseigner une langue et culture
T545 ansAutre (Formation d’adultes en instituts privés)CollègePartager son savoir, aider les élèves, pratiquer une « langue d’amour »
figure im1

Tableau 1 : profil des 5 tutrices [2]

Méthodologie de recueil de données

10Les données de la recherche ont été recueillies lors d’entretiens semi guidés. Le chercheur (nous même) enseigne la didactique des langues au sein de l’INSPE ; comme cela pouvait constituer un biais dans le recueil de données, nous avons garanti l’anonymat aux répondants, et insisté sur notre neutralité dans ce recueil de données. Ces précautions prises, une telle position qui nous permet de connaître les tutrices, avec lesquelles nous partageons des connaissances et un langage commun, nous a en revanche aidée à interpréter leurs discours.

11Nous avons reçu les cinq tutrices au mois de janvier, les entretiens individuels ont duré entre 20 et 32 minutes, ont été retranscrits, puis analysés. À l’origine, ces entretiens devaient se dérouler en auto confrontation avec la vidéo ; aucune des tutrices n’a cependant souhaité utiliser la fonction enregistrement de la classe virtuelle, nous avons respecté cette liberté. Les entretiens ont tous débuté par une question ouverte destinée à recueillir le sentiment global de la tutrice sur l’expérience. Nous avons ensuite cherché à leur faire expliciter leurs logiques d’action (Marsollier, 2014) et leurs modèles d’enseignant (Piot, 1997).

12Pour analyser les entretiens, nous avons dans un premier temps souhaité faire une analyse lexicale du contenu, afin de mieux cerner le non-dit et les représentations des tutrices (Bardin, 2003). Nous l’avons complété avec une analyse lexicométrique à l’aide du logiciel ALCESTE (Analyse des Lexèmes Cooccurents dans les Énoncés Simples d’un TExte), qui permet une approche plus objective pour appréhender et comparer les modes de représentation des locuteurs (Reinert, 1990) entre eux. En effet, en découpant le texte en UCE (Unités de Contexte Élémentaire) qui ne sont pas déterminées par le chercheur mais repérées par le logiciel sur la base de leur ordre de grandeur (en repérant les mots les plus significativement présents), le logiciel repère les co-occurences significatives des mots. Il calcule les liens entre les classes deux à deux à l’aide d’un khi2, c’est-à-dire qu’il permet de regrouper dans des classes les réponses des sujets en fonction de la ressemblance de leur vocabulaire. Le logiciel ALCESTE opère une classification descendante qui permet de créer des classes en fonction des ressemblances et dissemblances dans le vocabulaire utilisé, selon les variables décidées par le chercheur. Dans notre cas, 80 % des UCE ont été classées par le logiciel, ce qui permet de donner une fiabilité à cette classification ; nous avons choisi comme variables le sujet (chaque tutrice) et le parcours antérieur, afin de voir si des différences ou ressemblances pouvaient apparaître entre les tutrices, et en fonction de leur parcours antérieur (MEEF ou autre).

13Notre méthodologie repose donc sur l’idée que les discours réflexifs que les enseignants tiennent sur leur pratique permettent d’éclairer leur agir enseignant et les modalités de constitution du « répertoire didactique qui sous-tend cet agir » (Bigot & Cadet, 2011 : 22).

Résultats

Logiques d’action

14Pour comprendre comment les tutrices avaient mené leurs classes, en lien avec leurs profils et logiques d’action, nous avons cherché à percevoir des éléments significatifs dans le discours. Pour cela, nous avons tout d’abord pris en compte les mots répétés par les tutrices dans les questions où elles décrivaient leur action, puis les avons regroupés en catégories.

Tableau 1 : récurrence de termes

Termes :T1T2T3T4T5
Aide(r)261141
Méthode / méthodologie591534
Stratégie(s)07100
Examen001250
figure im2

Tableau 1 : récurrence de termes

15Des préoccupations différentes apparaissent ainsi d’emblée : si les cinq tutrices semblent avoir eu à cœur de permettre aux tutorés de développer une méthodologie ou des méthodes chez les apprenants pour comprendre un document à l’oral, c’est un élément plus significatif pour trois d’entre elles. Nous allons essayer de comprendre pourquoi, en nous appuyant sur les « logiques d’action » de Marsollier (2014) et les « modèle enseignant » de Piot (1997). Nous allons d’autre part voir que la satisfaction ressentie vis-à-vis de l’expérience dépend largement du modèle d’enseignant qui était le leur.

16Le tableau montre l’importance des termes autour de la méthode dans les discours T1, T2, T3, montrant que leur logique d’action est portée par l’efficacité didactique.

17Le modèle d’enseignant de T1 est celui de planificateur, comme le montre le verbatim ci après. L’absence de motivation qu’elle a ressentie chez les étudiants tutorés est venue heurter cette logique puisqu’elle ne pouvait pas faire avancer ses étudiants :

18

J’avais l’impression qu’elles étaient blasées […]. Je ne vais pas leur sortir les mots, du coup c’était… Parce que avec les 6ème 5ème, les compréhensions orales c’est facile, ils arrivent à aller là où on veut aller. Tandis que là je me suis rendu compte, avec les plus grands, ben s’ils trouvent pas, ils trouvent pas, et on juste là, ah, ah…

19De même, l’efficacité didactique amène T2 à privilégier un travail sur la méthodologie qui apparaît clairement dans le tableau 1. Nous voyons ci après qu’elle s’est centrée sur la méthodologie de la compréhension de l’oral. Son modèle enseignant étant proche du médiateur (au sens de Piot, 1997), pouvoir remplir cette fonction lui a apporté une certaine satisfaction :

20

Je ne sais pas si ça m’a apporté grand-chose […]. Je m’attendais peut-être à plus d’entrain, plus de motivation, sachant que, quand elles étaient là, elles participaient […]. Je leur ai donné une méthodologie appliquée, vu qu’on avait quatre cours il fallait être efficace dès la première séance, je leur ai donné mes fiches méthodo.

21T3 exprime une certaine satisfaction sur l’expérience car elle a pu mettre en œuvre sa logique d’action centrée sur l’efficacité didactique, d’où une centration sur les aspects méthodologiques, très présents dans son discours comme nous l’avons vu dans le tableau 1 :

22

En discutant avec les étudiants, on s’est rendu compte qu’il fallait surtout de la méthodologie pour qu’elles elles aillent plus vite aussi et que ce soit plus efficace.

23Le tableau 1 montre que T4 avait une logique d’action différente, très fortement centrée sur l’aide. L’expérience a été positive pour elle car elle a le sentiment d’avoir été la personne ressource qui a pu mener à bien sa mission :

24

J’ai trouvé ça très intéressant. Je pense qu’effectivement c’est enrichissant ; ça a été enrichissant pour moi et pour les étudiants qui sont venus en classe. D’ailleurs elles ont dit et m’ont dit qu’à chaque fois elles avaient la sensation d’avoir progressé […]. J’espère que ça les aura vraiment aidées.

25Le tableau ne fait pas apparaître pour T5 une logique d’action très saillante. Elle a ressenti une forte frustration à ne pas pouvoir mettre en œuvre le modèle d’enseignant animateur auquel elle semble aspirer comme le montre le verbatim ci-dessous les interactions entre les étudiants ayant été limitées :

26

C’est intéressant mais ce n’est pas forcément ce que je retiendrai moi comme pratique […]. Il n’y a pas eu du tout d’interaction entre eux. C’est à dire que l’interaction c’est moi qui l’ai menée […]. J’essayais de stimuler l’interaction : « Qui est d’accord ? Qu’en pensez-vous les autres ? » et l’interaction ne fonctionnait pas.

Impact du dispositif sur les savoirs didactiques

27La formation en didactique des langues reçue par ces enseignantes novices à l’Inspé est largement basée sur le Cadre Européen Commun de référence pour les langues, auquel sont adossés les programmes de l’enseignement scolaire des langues en France, amenant les apprenants à communiquer et développer une compétence d’action (Ollivier, 2019). Dans ce dispositif particulier où les tutrices devaient accompagner des étudiants en difficulté vers la réussite à un examen, ces objectifs ne pouvaient pas apparaître de manière prioritaire, nous n’avons donc pas choisi de les étudier.

28La formation insiste également fortement sur le fait de développer des compétences pour les élèves, qui passe par un travail sur des méthodes, permettant de développer chez les apprenants des stratégies transférables d’une activité à l’autre, de rendre les élèves acteurs de leur apprentissage, grâce à une approche explicite. Comme nous l’avons vu avec le tableau 2, l’importance des termes « méthode », « méthodologie » dans leur discours montre que ce savoir didactique reçu en formation est utilisé de manière variable selon les tutrices.

29Ainsi T1 rapporte-t-elle la méthode par laquelle elle a entraîné les étudiants, qui reprend des éléments acquis en formation :

30

A la première séance, j’ai expliqué pourquoi on faisait ça dans tel ordre […]. A la fin de la première écoute, elles devaient choisir quelle organisation elles allaient prendre pour la prise de notes, si elles faisaient un tableau, des couleurs, selon le document […]. Là [contrairement au travail suivi en classe avec les collégiens] on fait pas d’anticipations.

31T2 valide également un savoir didactique, en expliquant des choix didactiques différents dans ce dispositif : la présence de « on », « ça », et « c’est » de généralité, ainsi que de modalités déontiques (« il faut », « ils sont censés ») montrent qu’elle a intégré ce savoir, posé comme un dogme :

32

Ҫa a confirmé ce que je pensais, c’est à dire que du frontal, ça ennuie tout le monde […]. Le frontal c’est ennuyeux, parce que c’est moi qui dis ce qu’on doit faire et ça, je ne le fais pas du tout, je ne l’ai jamais fait ni avec mes secondes ni avec mes premières parce qu’effectivement eux je les ai toute l’année […]. Les élèves, ils sont censés ne pas se rendre compte quand on leur donne des stratégies transférables. Elles, elles étaient là pour ça.

33T3 valide le même savoir didactique, en expliquant qu’elle a dû faire d’autres choix que ceux vus en formation et appliqués avec ses élèves en classe. Elle met bien en évidence que ce dispositif différent l’a amenée à se poser d’autres questions :

34

Là j’ai vraiment axé sur tout un travail de méthodologie de comment prendre ses notes, que prendre en notes, à quel moment etc. C’est un travail qu’on fait moins en classe. Et du coup ça m’a demandé un autre travail en amont. Savoir comment les conseiller, quelles consignes vraiment leur donner.

35Un autre savoir didactique acquis en formation est celui de l’usage de la langue cible en cours de langue. Or, les tutrices ont globalement choisi d’utiliser le français dans ces classes virtuelles. Certaines d’entre elles justifient l’emploi du français avec suffisamment de véhémence pour montrer qu’il s’agit d’un savoir validé, puisqu’elles choisissent une autre méthode consciemment, principalement par souci d’efficacité didactique. Ainsi T1 :

36

Là c’est pas pareil [qu’en classe] ; là je trouvais ça bien le français parce que c’est surtout pour un apport méthodologique et d’organisation. Vu que c’est des adultes, pour leur expliquer pourquoi on fait ça, pour qu’elles comprennent pourquoi ça a du sens, je trouvais ça plus logique en français.

37De même T2 :

38

Au lycée je fais du tout anglais. Et là j’ai fait du tout français. Clairement. Les consignes étaient en français. J’ai essayé de distiller quelques consignes en anglais par ci par là, en faisant des gestes. Mais je sentais que qu’elles-mêmes n’étaient pas à l’aise avec ça. Et du fait du format de quatre séances je me suis dit, ok tant pis, on fait du français.

39T5 a utilisé les 2 langues, il s’agit pour elle aussi d’un choix didactique :

40

J’ai fait tout en anglais, j’ai fait comme je fais en classe sauf la première séance préliminaire où on était en français ; mais sinon, c’était quasiment tout anglais sauf quand vraiment il y avait des blocages et où là ils ne m’entendaient pas ou ne comprenaient pas. Et comme c’était 4 fois 1 heure, et puis il y avait vraiment un objectif temporel important, je voulais qu’ils comprennent tout de suite, et que ce soit efficace tout de suite.

41L’expérience de tutorat en ligne a donc bien permis aux jeunes enseignantes d’utiliser les savoirs didactiques enseignés en formation. En explicitant leur travail dans ces entretiens, elles assument ce savoir et donc le valident. Nous allons cependant voir maintenant que les tutrices n’ont pas vécu cette expérience de la même manière, et pour quelles raisons.

Influence du parcours

42La classification hiérarchique descendante des UCE (Unités de Contexte Elementaires) utilisées dans le discours, opérée par le logiciel ALCESTE et représentée ci-dessous, permet de voir que le parcours antérieur et l’âge sont des facteurs déterminants. En effet, l’opération effectuée permet de faire apparaître trois classes.

Tableau 2 : résultats de la classification descendante opérée par le logiciel ALCESTE

Classe 1Classe 2Classe 3
Répartition des lexèmes (arrondie)55 %32 %14 %
Khi2Parcours MEEF : 11 Sujet T1 : 14 Sujet T2 : 0 Sujet T3 : 0Parcours Autre : 24 Sujet T4 : 23 Sujet T5 : 2 Sujet T2 : 0 Sujet T3 : 0Parcours MEEF : 8 Sujet T2 : 37 Sujet T5 : 0 Sujet T3 : 0
figure im3

Tableau 2 : résultats de la classification descendante opérée par le logiciel ALCESTE

43Les trois jeunes tutrices suivant un parcours MEEF se retrouvent dans les classes 1 et 3, tandis que la classe 2 montre le poids fort de la variable « parcours autre » pour les deux tutrices T4 et T5.

44La classe 1 caractérise des énoncés centrés sur les aspects organisationnels : les mots les plus significatifs sont « mail(s) », « envoyer », « stage », « semaine », « heure », « attendre », « réponse », ayant un khi2 compris entre 10 et 60. En citant ses aspects, les trois plus jeunes tutrices ont sans doute trouvé l’organisation requise par le dispositif plus difficile. La classe 1 fait ressortir la particularité de la tutrice T1, qui a un discours plus négatif vis-à-vis de l’expérience que les autres.

45Pour la classe 2 qui regroupe des énoncés surtout présents chez T4 et T5 ayant eu un parcours autre que MEEF, les mots significatifs sont centrés sur les aspects langagiers, visant la compréhension du document. Il s’agit des mots « écouter », « mot », « fois », « compréhension », « document », ayant un khi2 compris entre 7 et 10. Cet aspect est particulièrement saillant pour T4 (khi2 = 23), qui avait à cœur d’aider les apprenants à comprendre.

46La classe 3 comporte des énoncés qui renvoient à un travail avec une méthode directive, avec des mots significatifs comme « donner », « forcément », « rendre compte », « travail », ayant un khi2 compris entre 11 et 16. Ceci rejoint les préoccupations méthodologiques qui apparaissaient dans le tableau 2 et le fait que les logiques d’action de T1, T2, T3 étaient centrées sur « l’efficacité didactique » (Marsollier, 2014). Le discours de la tutrice T2 est le plus représentatif de cette classe.

47L’analyse lexicométrique permet aussi de relever des marqueurs de modalisation (tels que « je pense », « je crois », « peut-être », « quand même ») qui marquent à la fois l’engagement de celui qui parle et une prise de distance par rapport à ce dont il parle. Les marqueurs relevés viennent confirmer les résultats antérieurs : la classe 3 représentée principalement par T2 est marquée par une absence significative de modalisation (le rapport d’analyse indique un khi2 = -7) ainsi que la classe 1 représentée principalement par T1 (khi2 = 0), tandis que la classe 2 représentée principalement par T4 est marquée par une présence significative de modalisation (khi2 = 8). Les discours de T4 (et T5 dans une moindre mesure) semblent donc montrer une position plus affirmée, plus personnelle et plus nuancée, comme par exemple T4 :

48

Moi j’ai trouvé ça plutôt plutôt agréable, différent mais agréable. C’est vrai qu’on échangeait beaucoup. Romane, je sentais qu’elle était présente et qu’elle était intéressée. Après j’ai trouvé ça… C’est vrai que j’ai trouvé ça dommage que les autres ne viennent pas.

49Tandis que T2 et T1 (et dans une moindre mesure T3), ont davantage recours à des savoirs didactiques validés par l’institution pour affirmer une posture professionnelle moins stable, comme T2 :

50

J’ai commencé à les vouvoyer et je me suis dit que ce n’était pas le but, que ça… Enfin, le but n’était pas d’avoir une distance et une posture professionnelle purement professionnelle avec elle parce qu’elles le savaient déjà. Elles savaient pourquoi j’étais là, alors qu’avec les élèves ce n’est pas la même chose.

Discussion

51A travers cette expérimentation, nous avons voulu savoir quelles logiques d’action pouvaient expliquer la façon dont les tutrices avaient mené leurs classes virtuelles et quel impact le dispositif avait pu avoir sur les savoirs didactiques de ces enseignantes en formation.

52Nous pouvons constater dans les visites de classe que la situation plus normée de la classe traditionnelle amène les professeurs stagiaires en formation à avoir des agir proches, se conformant relativement aux attentes de l’institution qui les forme et les évalue. La situation de la classe à distance décrite ici où leur liberté était aussi plus grande, a permis de constater que les tutrices n’utilisaient pas le même répertoire didactique.

53Nous avons vu que les façons d’agir des tutrices n’ont pas tant été déterminées par l’outil ou le dispositif que par des facteurs individuels, liés à leurs logiques d’action, elles mêmes liées à des modèles d’enseignant, sans doute ancrés dans leurs représentations. L’action des enseignants est en effet largement menée selon les schèmes d’un idéal incorporé, constitué de l’idéal que l’on vise mais aussi la représentation de ce qui est en cours (Cicurel, 2015).

54Ces enseignantes ont pu s’adapter à la situation particulière du tutorat comportant un objectif précis (aider des étudiants à réussir un examen, dans un temps limité). Le fait que le tutorat s’adressait à des étudiants faibles a sans doute joué un rôle dans les choix didactiques opérés par les tutrices, pouvant expliquer l’insistance sur les aspects méthodologiques de la compréhension de l’oral. Néanmoins, elles ne se sont pas adaptées de la même manière : l’analyse de contenu a montré que T1, T2, T3 se sont davantage appuyées sur des savoirs didactiques qui avaient été travaillés dans leur formation antérieure, en particulier la nécessité de développer des méthodes d’entraînement chez les apprenants. Elles se sont davantage centrées sur des dimensions techniques de la didactique. L’analyse lexicométrique du logiciel ALCESTE, qui prend en compte l’ensemble des entretiens, a confirmé l’importance du facteur « parcours antérieur » et âge. Ainsi l’expérience vécue par T1, T2, T3 semble avoir été plus difficile en raison des aspects organisationnels du dispostif. T4 et T5 se sont elles davantage appuyées sur des dimensions psycho affectives : apporter de l’aide, développer des interactions. Il reste difficile de dire si cela provient du fait qu’elles n’avaient pas reçu la même formation didactique dans leur parcours antérieur, ou de leur mâturité affective liée à leur âge.

55D’autres facteurs pourraient expliquer cet agir différent qui n’ont pu être investigués, comme les compétences techniques et la familiarité de l’outil, la personnalité, le profil d’apprentissage, la capacité à faire face à des imprévus, en particulier techniques.

Concusion et perspectives

56Les facteurs individuels (modèles d’enseignement, âge et parcours, formation didactique reçue) semblent ici avoir déterminé la façon dont les tutrices ont mené leur tutorat en ligne. Des adaptations de leurs pratiques à la situation du tutorat en ligne ont pu être constatées mais le dispositif a plutôt conforté et non pas modifié le répertoire didactique des enseignantes, puisque ce sont bien les savoirs enseignés en formation qui ressortent dans les discours, et non pas de nouveaux savoirs comme on aurait pu l’imaginer dans cette situation inédite pour les tutrices.

57Le temps court consacré à l’expérience a sans doute limité la portée des effets qui pouvaient être attendus de ce dispositif différent de la classe traditionnelle. On peut penser qu’une expérimentation plus longue aurait permis des dynamiques d’adaptation comme celles constatées par Ria et al. (2004) ou Vignes (2019). Pour que cette dynamique se mette en place pour ces jeunes enseignants, ce dispositif devrait sans doute être intégré dans un travail de formation à part entière avec des séances permettant aux enseignants de prendre conscience de leur répertoire et habitus didactiques. Un travail d’auto confrontation aux enregistrements des classes, avec un formateur et le groupe pour analyser la pratique vécue semble nécessaire pour qu’un tel tutorat puisse être réellement formateur pour les enseignants débutants. D’autre part, cette expérience nous a montré que les enseignants novices engagés dans ce dispositif nouveau doivent être davantage accompagnés par des formateurs, car la déstabilisation initiale peut aussi entraîner le rejet comme cela a été le cas pour une des tutrices. Pour faire de ce tutorat un acte de formation, il faudra considérer les compétences complexes et variées des tuteurs en ligne soulignées par Blin (2017), demandant à la fois de maîtriser des dimensions psycho affectives, didactiques, et techniques.

Bibliographie

Références

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    • Piot Thierry (1997) Les représentations des enseignants débutants sur leurs pratiques. Une clé pour comprendre la construction de la professionnalité enseignante, Recherche & Formation, 25:1, 113-123.
    • Reinert Max (1990) Une méthode de classification des énoncés d’un corpus présentée à l’aide d’une application, Les cahiers de l’analyse des données, tome 15, 21-36. URL : http://www.numdam.org/item?id=CAD_1990RDID1_031_15_1_21_0
    • Ria Luc, Sève Carole, Durand Marc, Bertone Stefano (2004) Indétermination, contradiction et exploration : trois expériences typiques des enseignants débutants en Education Physique, Revue des Sciences de l’Education, 30(3), 535-554.
    • Vignes Laurence (2019) Comment devient-on animateur de classe virtuelle ? Vécus d’enseignants de français langue étrangère, Éla. Études de linguistique appliquée, n° 1/193, 25-42.

Notes

  • [1]
    L’article 8 de l’arrêté du 27 août 2013 fixant le cadre national des formations dispensées au sein des masters MEEF impose pour ces masters « un enseignement visant la maîtrise d’au moins une langue étrangère en référence au niveau B2 du cadre européen commun de référence pour les langues. Cet enseignement est sanctionné par l’attribution de crédits. Ces crédits ne peuvent être obtenus par compensation ». Le niveau B2 du CECRL, aussi appelé « avancé » ou « indépendant », suppose en compréhension orale de « comprendre le contenu essentiel de sujets concrets ou abstraits dans un texte complexe, y compris une discussion technique dans sa spécialité » (CECRL : 25).
  • [2]
    Nous caractérisons ces représentations à partir de leurs réponses écrites sur une fiche, juste avant leur entrée en fonction début septembre, aux questions « Etre professeur c’est… » et « Enseigner l’anglais c’est… ».
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