Cet article essaie de répondre à deux questions qui n’ont cessé d’occuper les chercheurs concernant Le Neveu de Rameau : 1. Quelle est la date de rédaction de l’ouvrage ? 2. Pourquoi Diderot n’a-t-il jamais voulu le publier, même dans la Correspondance littéraire ? Si un premier jet du Neveu a peut-être existé dès le début des années 1760, la plus grande partie, tous les passages qui concernent la philosophie en particulier, ne peuvent dater que du milieu des années 1770, lorsque Diderot a fini par comprendre que la morale esquissée dans la Lettre à Landois (1756), qui est basée sur le principe que la vertu assure le bonheur de l’homme, est valable sur le papier, mais contredite dans les faits. Certains hommes trouvent leur bonheur en dehors de la vertu, comme Rameau qui justifie sa conduite peu honorable avec les principes mêmes de la doctrine fataliste. MOI a beau marteler que la vertu fait le bonheur de l’homme : LUI lui rétorque sans difficulté que les exemples du contraire sont légion. La conclusion est sans appel : dans la société telle qu’elle est, le méchant est quasi nécessairement heureux. Le comportement du Neveu est l’incarnation de la norme sociale, mais d’une norme qui rend caduque, voire dérisoire, la morale austère du philosophe. Certes, le Neveu n’est qu’un gueux exposé à toutes sortes d’humiliations, mais avec un personnage moins méprisable que LUI, le dialogue aurait probablement tourné à l’apologie de la méchanceté que Diderot redoutait tant. Il ne lui restait qu’une solution : enfouir Le Neveu au fond d’un tiroir...
Le Neveu de Rameau or the impossibility of morality
This article attempts to answer two questions which hâve continually preoccupied students of Le Neveu de Rameau: 1. At what date was the work written ? 2. Why did Diderot never want to publish it, even in the Correspondance littéraire ? A first draft of the work may hâve existed in the early 1760s, but most of it, in particular ail the passages about philosophy, can only date from the middle of the 1770s, when Diderot finally understood that the morality sketched in the Letter to Landois (1756), based on the principle that virtue ensures human happiness, while valid on paper, is contradicted by the facts. Some people find their happiness without being virtuous, like Rameau, who justifies his dishonourable behaviour on principles drawn from fatalism. However much MOI insists that virtue leads to human happiness, LUI replies with no difficulty that there is no lack of contrary examples. The undeniable conclusion is that in existing society, the wicked are almost necessarily happy. The Nephew’s behaviour embodies social norms, which render the philosopher^ austere morality outdated, even ridiculous. Of course, the Nephew is only a beggar exposed to ail sorts of humiliations, but with a less despicable character than LUI, the dialogue would probably hâve turned into the apology for wickedness that Diderot feared so much. The only solution was to hide the Neveu away in a drawer.