1Que les mouvements sociaux ou mouvement tout court opèrent un déplacement, un portage, tombe sous le sens ou plutôt est compris dans la définition. La nature de ce qui est déplacé, le poids de ce qui est porté, cela demeure en revanche plus obscur et moins trivial. Qu’il appartienne comme son propre, sa marque distinctive, à un mouvement et a fortiori au mouvement social de faire du sens social, rien aussi que de très normal. Mais à propos, si un mouvement fait sens, donc signe de quelque chose vers autre chose, que signe-t-il, de quoi est-il signe, vers quoi fait-il signe ?
2Il peut aujourd’hui par sa seule existence ou consistance souligner paradoxalement l’absence de lien social dans la temporalité commune. Il signalerait la scansion d’un silence ou d’un vide. Curieuse épochè collective, qui opère une suspension terriblement efficace des fils intentionnels de l’institué. D’ordinaire, on le décrit : on examine avec une distance souvent pleine d’affectation ou en tout cas de précautions oratoires, ce qu’il énonce ; puis on le rapporte à d’autres ordres, notamment à des champs de force censés expliquer son émergence, sa puissance de rupture, sa durée et son devenir prévisible. Après une phénoménologie intemporelle, suspendue, il y aurait place à l’interprétation. Ainsi un mouvement s’inscrirait dans une tendance : il la contrarierait, l’accélérerait, contribuerait à l’équilibre d’un système, le déséquilibrerait, le rééquilibrerait. Mais à propos, pourquoi ne pas évoquer aussi dans la description complète, l’exact inverse : cette immersion fusionnelle où l’on s’interdit la distance parce qu’elle nuit à l’action et au plaisir, suivi par la mémoire beaucoup plus complexe que la linéarité de la tendance ?
3L’incontestable mouvement social qui s’est manifesté depuis Seattle est finalement un événement relativement simple dans son apparaître (apparaître dans la sphère publique, un événement détaché de tout contenu, une forme pure a priori de la sensibilité politique) ; mais il est pourtant fortement opaque dans sa direction : peut-on parler d’une intentionnalité du mouvement, comme s’il était doté d’une personnalité grammaticale ? Quand une partie significative des désobéissants italiens « du mouvement et dans le mouvement » parle du « mouvement des mouvements », le désarroi de l’herméneutique est à son comble. En mauvaise part, la question est rhétorique et traduit surtout un déni de l’événement, même le plus flagrant, mais aussi, en bonne part : souligner l’ambivalence du mouvement, de tout mouvement (y compris le progrès qui est une forme de mouvement), qu’est-ce à dire sinon que si l’on peut avancer, l’on peut aussi reculer, que tout pas en avant peut nous conduire deux pas en arrière, ou que tout recul n’est pas une débâcle ? La difficulté est de comprendre comment l’asymétrie, le déséquilibre produisent dans cette mise en forme du corps politique.
4La dialectique a longtemps paru le moteur logique du mouvement et du devenir, dans une vulgarisation généralisatrice de Hegel. Appliquée à la mondialisation, cette petite mécanique, qui est répandue chez les moins philosophes des chroniqueurs, a donné l’explication suivante : un mouvement, certes vigoureux, s’oppose à la mondialisation, mais cette dernière traduit elle-même le mouvement, visible dans ses effets dévastateurs, de la puissance souvent abstraite des flux monétaires, des bilans des sociétés financières. Face à cette transformation, la gauche, lieu géométrique du mouvement et de la modernité, se serait ainsi pervertie. Dans cette nouvelle gigantomachie, les vrais modernes, sur lesquels est ainsi jeté l’opprobre, affronteraient les partisans de gauche de l’immobilité, devenus des anti-modernes. Ce plaidoyer sait tirer parti de quelques proximités troubles des anti-mondialistes avec les souverainistes ; sur un plan philosophique, il s’appuie sur la forte critique de la notion de « progrès » dans la tradition républicaine anglaise et américaine (Christopher Lasch), ainsi que sur la crise de la modernité des avant-gardes nées de la Révolution d’Octobre.
5Face à un capitalisme qui a toujours su se présenter comme le vecteur du mouvement, de la mobilité, l’opposition logique et systématique ne doit-elle pas revendiquer l’immobilité ? Quand débuta ce qu’il faut bien appeler désormais une période de crise longue en 1974-1975 du capitalisme et du Mouvement ouvrier, avec son cortège de délocalisations d’usines, on vit fleurir en France le slogan « vivre et travailler au pays » ; l’opposition radicale au capitalisme, à ses exigences rationnelles, ne devait-elle pas se rassembler derrière le drapeau du « j’y suis, j’y reste », donc d’une résistance forte parce que immobile ? La revendication de l’immobilité devenait le critère du caractère non récupérable du mouvement social face à un véritable marketing de la flexibilité et du risque. Cet argumentaire fut développé par Jean-Paul de Gaudemar dans sa thèse La Mobilité du capital. Si l’indifférence du travail abstrait à toute forme de travail concret constitue la source de la valeur, le refus de la force de travail à devenir marchandise et sur travail résidait dans son ancrage dans un territoire, un « pays ». La territorialisation était classée entièrement du côté anticapitaliste tandis que la déterritorialisation basculait entièrement de l’autre côté. Ce faisant, on glissait du caractère révolutionnaire du « nous voulons tout, tout de suite ! » italien, de l’opposition du ici et maintenant si souvent entendu en mai 1968, à une stratégie de conquête de la durée (de la survie ?) par l’immobilité. Face à la mobilité du capital, le contraire de la mobilité devenait révolutionnaire : le slogan des horlogers de Lip, (« on produit, on vend, on se paye ») et le « gardarem lou Larzac » (les bergers contre les terrains de manœuvre de l’armée) se trouvaient promus, chacun dans son ordre, pointes les plus subversives du mouvement social. Que les choses fussent un peu plus complexes, c’est ce que les analyses de G. Deleuze et F. Guattari avaient fait apparaître dès l’Anti-Œdipe puis dans Mille Plateaux avec une fondation philosophique du nomadisme. Si le capitalisme mondial intégré du second et le passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle illustraient la conquête par le capital de la catégorie de mouvement et l’effet de résistance que pouvait représenter une territorialisation archaïque, elles mettaient aussi en garde sur la fixation paranoïaque d’une telle dyade et sur ses implications réactives et/ou réactionnaires : la voie de la subversion, d’une libération qui ne se figerait pas dans une hypostase paralysante, se trouvait plutôt dans une autre déterritorialisation, celle du corps sans organe, d’un usage et d’un déplacement des agencements machiniques qui n’étaient jamais unilatéralement orientés vers le contrôle. Il y avait même dans l’analyse deleuzo-guattarienne un primat philosophique du mouvement sur l’immobilité. Le pouvoir du capitalisme et de ses dispositifs de contrôle se déployait beaucoup plus dans le ré-encodage, la re-territorialisation, la coupure des phylums que dans la fluidification ou le décodage, phénomènes ambivalents en eux-mêmes. Dans un autre filon de pensée, l’un des rares rameaux verts du vieux tronc du marxisme occidental, l’opéraïsme italien, nous trouvons la même tendance. Mario Tronti, dans son ouvrage majeur, Ouvriers et capital (1966), expliquait qu’il fallait lire le secret du dynamisme du rapport de production capitaliste dans les mouvements… non de l’accumulation, mais de la classe ouvrière. Les rapports de classe précèdent les rapports de production – historiquement, logiquement et politiquement. Dans l’opéraïsme, le primum mobile part du pouvoir de socialisation des brassiers, du prolétariat, de la classe ouvrière, qui est supérieur à celui des conditions du travail (le capital). Voir tout le capital dans la classe ouvrière, tel est le point de vue ouvrier, qui suppose en même temps la possibilité d’un autre point de vue, celui de la science académique et des sociologues d’entreprises qui présentent toujours toute la classe ouvrière dans le capital, qui subordonnent ses mouvements aux espaces déterminés par le « développement des forces productives ». De façon provocatrice, Tronti indiquait que dans le rapport de production, la classe ouvrière peut être exploitée (et encore pas toujours), mais pas dominée au sens d’un assujettissement, d’une interpellation effective et que la socialisation croissante de la relation salariée traduisait le besoin de contrôler par la société puis par le pouvoir de la science, une relation nécessaire instable, asymétrique.
6Les limites de cette « opposition » systématique se sont pourtant révélées au fur et à mesure des progrès foudroyants de la mondialisation, qui a cantonné le refus des délocalisations dans des batailles toujours plus défensives pour la sauvegarde de l’emploi. Est apparu progressivement le soupçon que l’adversaire le plus consistant de la mondialisation pourrait bien être non pas le refus de la mondialisation mais une « autre mondialisation ». Le bon argument contre le fameux TINA « there is no alternative » de Margaret Thatcher n’était peut-être pas : À bas la mondialisation ! mais le slogan des manifestants du second forum social mondial de Porto Alegre de février 2002 : Otro mundo è possivel ! (un autre monde est possible !). Dès lors, les adversaires de la mondialisation néolibérale ont revendiqué le terme d’altermondialistes pour éviter le faux dilemme où l’on voulait les enfermer. Cette revendication d’une autre globalisation est sensible dans le slogan écologiste : Une seule planète ! pour revendiquer un traitement global des questions de pollution, de réchauffement climatique, de gaspillage irréversible de ressources rares non renouvelables. À la totalisation fictive et idéologique, s’oppose alors la globalisation entendue comme la prise en compte de ce qui a été escamoté dans un extérieur bien commode, ce que les économistes appellent les effets externes. D’autre part, le mouvement altermondialiste bien vivace sur le plan politique peut-il ancrer théoriquement le concept de résistance dans une compréhension cinéthique où la résistance est un frein, une dissipation d’énergie qui ralentit le mouvement sur sa trajectoire ? Certes, si l’on admet que l’humaine politique évolue dans un champ multigravitationnel, dans un espace-temps courbe plus proche des géométries non euclidiennes que dans l’espace vide de la balistique terrestre, une résistance « cinéthique » peut produire des effets bien plus puissants qu’un freinage du mouvement, déterminer une trajectoire imprévisible et non plus le simple prolongement d’une tendance rectiligne uniforme ou la résultante d’un simple couple de forces. Mais comme l’a souligné la mathématicienne Tatiana Roque, sortir de la dialectique du mouvement de la « cinéthique » suppose de trouver un concept positif de la résistance. Celui de résistance électrique qui produit de la lumière paraît intéressant parce qu’il nous fait échapper à l’emprise d’une dialectique mouvement/immobilité.
7Quel est en effet l’enjeu de cette transformation vécue plus sur le plan global et mondial que sur le plan national ou local ? Rien moins que le passage à une théorie différentialiste, non dialectique, de la transformation sociale et politique. Le devenir autre de la mondialisation est une perspective transformatrice : réforme, révolution, révolte et subversion, exploitation et libération, ces couples hérités du XIXe siècle y sont nécessairement refondus. Comment exprimer ce mouvement qui procède par différenciation bien plus que par opposition binaire ? Dans le cas de la mondialisation, on ne saurait opposer le monde initial noté M1 (d’un capitalisme archaïque, habité encore par la contradiction) au monde final M2 du « capitalisme mondial intégré » (F. Guattari) en faisant de la mondialisation le passage, la transition entre les deux. Dans ce cas, comme le remarquait Ulrich Beck, toutes les formes d’opposition à la mondialisation sont en fait comme l’opposition de sa Majesté et non à sa Majesté, elles sont fonctionnelles, servant à la mondialisation et contribuant à l’accélérer. Dans ce schéma dialectique, la mondialisation constitue la thèse, le mouvement anti-globalisation l’antithèse, et la mondialisation accélérée (Beck) ou passage au Monde 2, la synthèse. Une synthèse bien sage. La contestation du mouvement social joue le rôle d’un agent catalysant. Peu importent sa constitution, sa composition : ces dernières se retrouvent inchangées au terme de la réaction ou bien reconstituées telles quelles, tandis que la mondialisation ou globalisation n’en constitue que la fausse discontinuité par laquelle les sociétés conservatrices surmontent leur propre immobilisme.
8Mais si l’on explore un schéma a-dialectique, (j’entends la prise en compte des effets de la fuite et non de la négation comme je l’ai exploré à propos de la genèse du salariat à partir de la fuite des esclaves) on arrive à une autre conception un peu plus complexe, moins binaire.
9Comment refuser ce cadre dialectique ? Certainement pas de façon dialectique. Penser le mouvement a-dialectiquement à partir de la différence et de la répétition créatrice tardienne par exemple, ce n’est pas pour autant se glisser (et se laisser piéger ?) dans le moule de la « pensée faible » ou d’un postmodernisme qui traquerait toute détermination ou direction comme un insupportable totalitarisme. De façon plus serrée, le combat du maître et de l’esclave n’est pas une lutte à mort pour la reconnaissance, mais une lutte pour la sur-vie, la vie qui commence au-delà des frontières du Royaume de Pharaon, une fuite, un magistral « non » à l’invitation maligne au combat, un refus de combattre quand ce dernier ne peut au mieux que vous fixer face au Commandeur, à Parménide. Non pas la figure individuelle d’Antigone, de la transcendance d’un ailleurs et au-delà de l’État, mais l’immanence de la fuite de milliers d’agents qui passent outre. La prière-injonction adressée à Pharaon est de laisser le peuple s’en aller, et ainsi de le laisser quitte de lui : au-delà de l’obéissance et de la désobéissance, au-delà de la loi. Exode, exit, la sortie comme un « acquis pour toujours ». Le peuple hébreu ne veut pas du statut d’une minorité, ni devenir majorité. Le Dieu des Hébreux, qui seul combat dans l’affaire, ne cherche pas à s’imposer sur le territoire de l’Égypte. Moïse ne veut pas d’une nouvelle loi en Égypte qui aurait réparé l’injustice en reconstruisant la totalité historiale de la servitude, de son abolition et de sa réconciliation. Sa seule totalité est l’intensité de la libération absolue même au prix du désert pour s’enfoncer dans le Sinaï. L’acte de sécession est fondateur. Pour l’esclave individuel ou collectif, le maître ne saurait être ni l’ami, ni l’ennemi, encore moins l’adversaire ; car à l’adversaire, il convient de faire face, et ce face à face est la construction d’un rapport d’égalité sur une inégalité radicale. Avant la politique de l’égalité de Rancière, au royaume de l’esclavage par quoi commence plus ou moins toute nature, accepter l’égalité des preux, du combat des adversaires, qui vise à rendre vivable donc durable le combat, serait l’erreur irrémédiable. Le laisser être, cette sérénité sur laquelle viennent buter toutes les tentatives d’inclusion, ne se gagne pas par la lutte sur place, mais par le mouvement vers la configuration de terrain où il devient possible. Si en Égypte, dans l’habitation des plantations, derrière les murs d’enceinte de la fabrique, dans l’étroite Europe des XVIIe au XXe siècles, le terrain est contraire, la forme la plus haute de la lutte sera de la refuser, de fuir ailleurs. Et tous les appels à la voie de la prise de parole ne résisteront pas à l’appel du grand large. L’esclave sait, bien avant les règles de la guérilla du Général Giap, que l’égalité du combat est une ruse grossière de la raison. Que la prise de parole est l’amorce de la domestication. Que ce qui commence par la lutte à mort réelle dans la guerre, simulée dans la paix, se termine dans l’homologie et la répétition sans différence. La seule transcendance dans le non initial de l’esclave est cette région de dissimilitude infinie (le désert) vis-à-vis des voies dialectiques de la lutte, de la controverse. L’autre n’est pas le contraire, encore moins le contradictoire. Il commence à côté, légèrement décalé et pourtant abyssalement distant ; il est d’un autre ordre.
10En décalage endémique, mais imprévisible, ce mouvement affecte la société. La transformation sociale se produit au moins autant par un décollement continu des conventions, des contrats, de la langue mythologique de la lutte de classe, surtout lorsque cette dernière se trouve inscrite en lettres d’or au frontispice des régimes « révolutionnaires ». Partons de l’état de mondialisation atteint par le monde du capitalisme historique. Il s’agit d’un ordre international (le concert des Nations dès le XVIIIe siècle, devenu l’assemblée des Nations et des peuples au XXe). Le devenir Empire esquissé sous domination nationale au XIXe siècle, réamorcé après la faillite de la Société des Nations, puis celle du contre-Empire socialiste, affecte durablement aujourd’hui l’ordre international et particulièrement en Europe en train de s’unifier depuis une cinquantaine d’années. Mais de même que la naissance des États-Unis peut être lue comme le résultat de la fuite extérieure de l’Europe par 70 millions d’hommes entre 1620 et 1920 (dont 50 entre 1820 et 1920), la naissance de l’Union Européenne procède, elle, d’une fuite intérieure de l’État national et des valeurs portées depuis les croisades, la conquête du Nouveau Monde et enfin la colonisation européenne.
11Ainsi l’« internationalisation du capital » marquée par l’émergence de firmes transnationales qui ne se confondent plus avec l’espace, ni avec la gouvernementalité de l’État Nation, et celle d’ensemble pluri-nationaux qui bousculent les lisières traditionnelles du fédéralisme et du confédéralisme, ne peut pas être conçue comme un mouvement du capitalisme sponte sua. Ce dernier ne possède pas en lui-même les ressources de son propre mouvement. L’internationalisation surgit parce qu’elle offre la solution à un double problème de contrôle : le recours à la restructuration technologique (la voie royale de la modification des rapports de pouvoir au sein de l’entreprise) implique l’introduction permanente du progrès technique ; mais ce dernier implique des investissements de plus en plus lourds qui ne deviennent rentables qu’en fonction d’un volume de production donnée que les économistes appellent les « économies d’échelle ». La concurrence entre les capitalistes n’est pas le primum mobile de la recherche d’économies d’échelle ni de la course à la croissance ; la théorie économique a montré deux résultats qui sont à peu près admis par presque toutes les chapelles intellectuelles : 1) la recherche de la maximisation du profit ne se confond pas avec la maximisation de la taille de l’entreprise ou du marché ; 2) la conquête de position de monopole ou d’oligopole constitue une tendance bien plus représentative que le modèle walrasien d’une myriade de petits producteurs de poids égal subissant les prix sans capacité de les faire. On retrouve l’idée que le capitalisme ne se confond pas avec le marché dans les plus deux plus puissantes analyses synthétiques du capitalisme comme phénomène historique ; aussi bien chez Marx que chez Fernand Braudel. Il faut distinguer le marché comme mécanisme d’allocation de ressources abstrait obéissant aux cinq conditions dégagées par l’analyse néo-classique (dont la condition d’atomicité des agents et d’absence d’interactions) et le marché comme forme et idéologie du pouvoir. Le marché est à la firme monopoliste et transnationale ce que la souveraineté est à l’État Nation : son attribut symbolique par excellence, la marque insigne de son pouvoir d’exercer sur autrui et ses sujets ce qu’il ne s’applique pas à lui-même. De la même façon, la partie la plus nouvelle de notre travail sur l’esclavage, le marché du travail et le salariat, est d’avoir mis en rapport la concurrence avec l’intensité de la fuite des salariés.
12Sur un plan plus empirique, le mouvement qui travaille le monde des nations et l’ordre international, dès les années soixante, est essentiellement un mouvement de fuite, de défection bien plus qu’un mouvement de résistance frontale. Ce mouvement a-dialectique parce qu’il se refuse au jeu facile de l’homologie, produit des mouvements d’imitation, répétition, déformation, contournement. Ces mouvements affectent l’équilibre du système, sa stabilité, sa profitabilité (c’est-à-dire l’espérance stable ou prévisible de profit sur tout investissement). La réaction capitaliste est à son tour soit dialectique (frontale : élimination, ou cooptation après neutralisation) soit différentialiste mimant à son tour le mouvement différentialiste du mouvement social (la mithridatisation paraît un assez bon exemple, mais la fuite des capitaux, la délocalisation paraissent aussi des pratiques courantes). Néanmoins, il existe une différence, une asymétrie qui demeure. Laquelle ?
13Aucun des mouvements antagonistes ne recourt à un seul type d’opposition ; mais dans l’agôn (le combat) indéfini à partir duquel se constituent les protagonistes, comme dans la lutte de classe marxienne (à la différence de la lutte de classes de l’historien Augustin Thierry), les deux classes sociales ne préexistent pas à l’affrontement, les places ne sont pas interchangeables au décalage temporel près (comme dans le combat du maître et de l’esclave dans lequel l’esclave d’aujourd’hui est le maître de demain et reprendra exactement la même séquence). Pourquoi cette irréversibilité de place, quel que soit le décalage temporel ? Parce que l’opposition différentialiste reste la forme dominante, stratégique du mouvement social, tandis que l’opposition dialectique demeure la forme par excellence du capital comme mouvement de contrôle. Pour les formes secondaires, elles ne jouent qu’un rôle subalterne, conditionné et tactique. Le mouvement social, en tant que mouvement, c’est-à-dire porteur d’une dynamique d’innovation ou de progrès, ne fait qu’un usage instrumental de l’opposition dialectique ; un usage méthodique et formel, un usage par conséquent non hégélien. Je crois que c’est là le secret de la fonction tribunicienne du Parti communiste, si justement relevé par Georges Lavau. Un parti d’opposition qui récuse d’avance l’exercice du pouvoir comme compromis et reconnaissance de l’adversaire, peut ne pas compromettre sa fonction principale différentialiste. Si la dialectique perd sa place subalterne et devient dominante, il est prévisible que l’opposition deviendra un moment de la dialectique du maître (en l’espèce le capital comme système de domination probable). Réciproquement, le capital, comme contrôle d’un rapport social, ne fait qu’un usage tactique d’une imitation différentialiste du mouvement social. Lorsqu’il se laisse trop entraîner sur la voie du mimétisme différentialiste, on a ces rares mais explosifs moments où les exploités dominent le rapport social ; ces quelques phases révolutionnaires ou de réformisme accéléré qui ne parviennent plus à remettre en route la dialectique du pouvoir du maître.
14Si nous reprenons la célèbre distinction d’Hirschman entre la voie de la défection (Exit) et la voie de la prise de parole (Voice), nous constatons que l’asymétrie s’approfondit. Si nous considérons les mouvements du capitalisme comme système de pouvoir global, ce qui fonctionne de façon dominante à l’opposition dialectique, c’est la voie de la prise de parole qui est la plus fréquente, une prise de parole sur injonction et son résultat est une régulation politique. La voie de la défection, de la soustraction à la prise de parole est plus accidentelle ou occasionnelle ; mais elle peut comprendre les régimes autoritaires ou contre-révolutionnaires qui passent des compromis implicites avec le mouvement social sans jamais lui reconnaître le droit à la prise de parole. Dans le cas beaucoup plus rare et tactique où le capitalisme fonctionne de façon différentialiste dans la relation d’opposition, nous trouvons un usage partagé (cela veut dire qu’aucun ne l’emporte nettement) des voies de la prise de parole et de la défection. La première produit de la séduction, immunise le système en lui inoculant de façon homéopathique les facteurs de subversion du corps social, apprivoise et co-opte de façon permanente des leaders des mouvements sociaux. Elle intègre sociologiquement là où la voie dominante dialectique le fait par la reconnaissance à l’accès à des droits politiques. La seconde, particulièrement pratiquée en ces temps de mondialisation accélérée, cherche à esquiver le caractère frontal, dialectique, des affrontements sociaux et produit deux détours : la financiarisation de l’économie qui permet de couper court aux instances de régulations implicites et explicites démocratiques ; la délocalisation et la fuite en avant dans les économies d’échelle.
15Du côté des mouvements sociaux dont le régime ordinaire est, de façon dominante, différentialiste, c’est la voie de la défection qui l’emporte nettement par son caractère systématique, continu, pas son action sur le système juridique. Il s’agit d’une puissance constituante et non d’un pouvoir constituant qui obtient des modifications des régulations juridiques par sa non-participation, par son excès de fuite. On trouve un exemple de ce type de détermination, lorsqu’Eugène Genovese analyse dans son grand livre Roll on, Roll on Jordan, la façon dont on peut lire en creux, dans l’effroyable législation esclavagiste nord-américaine, le poids des Noirs dans le Sud, l’hommage du vice à la vertu. À l’autre extrémité, on trouve la libération de la domination. La prise de parole de cette forme d’opposition différentialiste est elle aussi systématique ; elle vise à la libération des esprits, de la mémoire, en sécrétant des représentations de la révolution passée ou à venir. Le fameux mythe sorélien, l’idéologie et la culture politique révolutionnaire ou réformiste relèvent de cette fonction tribunicienne. L’objectif n’est pas alors la prise du pouvoir pratique, de l’appareil d’État, mais la lutte pour la libération ou la préservation des espaces de la liberté des esprits.
16Il reste à préciser le rôle secondaire, mais non moins réel, de l’opposition de type dialectique dans les mouvements sociaux. La voie de la défection est encore dominante et systématique. Mais elle produit surtout une distance vis-à-vis de l’idéologie dominante, elle opère une déconstruction qui délégitime et subvertit la norme. La voie de la prise de parole est beaucoup plus rare (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas des effets considérables quand elle se produit). Le mimétisme décalé des institutions existantes aboutit parfois à une prise de parole non sollicitée qui se transforme en prise du pouvoir. En ce cas, la prise de parole n’est plus régulatrice mais révolutionnaire ; elle engendre un autre ordre.
17Ainsi on s’aperçoit que la dissymétrie des mouvements tient non seulement à la pondération inverse et complémentaire entre dialectique et différentialisme dans l’opposition, mais aussi au redoublement de cette asymétrie entre la pondération de la défection et de la prise de parole. Les mouvements sociaux recourent plus souvent et systématiquement à la voie Exit, et la lutte contre la domination est davantage leur pain quotidien que la lutte contre l’exploitation, même si la révolution représente une configuration extrêmement puissante, mais rarissime. Si l’on voit en Marx, non le plus doué des disciples de Hegel, mais l’analyste le plus aigu du capitalisme de son temps, le plus grand sociologue du capitalisme industriel (Raniero Panzieri dans L’Enquête ouvrière, anthologie des Quaderni Rossi), on sera amené à penser qu’une théorie des mouvements sociaux différentialistes demeure sans pertinence historiquement déterminée (tout à la fois interprétation et jugement de valeur) si son articulation ou son encastrement (embeddedness) se font avec une théorie indéterminée du mouvement de la société, et horresco referens, du mouvement du capitalisme actuel. Certes l’illusion du clerc est grande, surtout en ces temps de déclin des grandes idéologies et de retour de la sentimentalité religieuse sectaire (penser chaud dans un corps froid, dirait Sloterdijk) au centre et d’acmé des fondamentalismes aux marges (intensité des formes de vie, pauvreté des contenus), de voir passer la raison à cheval et d’assister tous les jours à la bataille d’Iéna. Mais le mouvement de la finance mondiale est finalement plus amusant à observer que les mouvements des divisions. Comprendre ce monde, rien que ce monde, ne pas pleurer, ne pas rire. Certes, c’est postuler qu’il y a quelque chose à comprendre, qu’un mouvement du monde est lisible. Que ce qui meut le monde mérite plus que les explications tout aussi tautologiques de l’appât du gain (l’homo œconomicus de l’accumulation), de l’accumulation du capital (la vertu dormitive de la mondialisation) ou encore la volonté de tout marchandiser. Il suffit d’ajouter un petit mot : le pouvoir. Allons regarder du côté des transformations de la population, du salariat, et acceptons l’idée d’une véritable mue corrélative du capitalisme, donc d’un troisième capitalisme historique et le mouvement de la mondialisation reprendra de l’ambivalence, des couleurs et des possibilités d’y intervenir autrement que comme le chœur de la tragédie grecque.